Sécurité, terreur et paradoxe démocratique

Démocratie et sécurité

1Le terrorisme représente sans doute un défi d’un genre unique pour la démocratie quelle que soit la manière dont on le conçoit. Si les pays libéraux et démocratiques emploient les tactiques de bras de fer et que la police préfère l’action en réponse au terrorisme, cela voudra donc signaler la gloire des terroristes. Si de telles politiques sont acceptées par la société, alors vont apparaître des questions concernant la façon dont il faudra concevoir la justice, les droits de l’homme, l’application de la loi, les libertés civiles, etc. ; en quelque sorte une nouvelle façon de concevoir la culture politique de la société.

2En un mot, le terroriste vise la légitimité de l’État et la culture politique de la société.

3Dans plusieurs pays touchés par le terrorisme, le débat a pris la forme d’une dualité entre droits civils et sécurité. Quel que soit le fruit de ce débat, il sert à rappeler constamment que, pour une démocratie, une guerre contre le terrorisme sera une sale affaire. Elle touche au tissu moral de la société et met en question ses ultimes valeurs.

4Il existe dans les démocraties libérales une tension qui surgit entre les idéologies libérales et les valeurs démocratiques. Tandis que la liberté signifie l’application de la loi, les droits de l’homme et la liberté individuelle, la démocratie désigne l’égalité, la souveraineté du peuple, l’identité entre gouverneur et gouverné. Apparemment ces deux principes ne sont jamais complètement conciliables, ce qui engendre une tension politique qui devient difficile à maîtriser [1]. La nation exige que la liberté qui fut arrachée soit préservée à tout prix. Cependant, Carl Schmitt avance l’idée que si la doctrine libérale trouve que les individus et les nations peuvent vivre en paix dans le respect mutuel de leurs autonomies respectives, le libéralisme ne provoquera point une nouvelle organisation de la société pour faire face à une éventuelle menace [2].

5Les principes libéraux constituant la nation fondent toutes les valeurs dans la liberté individuelle et les droits des individus, mais aucune dans les exigences de la sécurité nationale.

6De toute évidence, l’individualisme libéral ne peut pas demander aux citoyens de se sacrifier pour la nation. Par contre, une des prémisses du libéralisme c’est qu’il peut appeler les individus à participer à une guerre uniquement si celle-ci se présente comme morale et juste. Cependant, de telles prétentions sont souvent des prétextes pour se préserver soi-même ou pour cacher d’autres motivations telles que la cupidité. Autrement dit, il existe au sein des démocraties libérales une intrication paradoxale entre la politique (préservation personnelle) et la norme. La coexistence contradictoire du moral et de l’immoral réside au cœur de la théorie du contrat social libéral, comme on peut le relever dans la rhétorique américaine de la guerre contre le terrorisme. Ainsi donc faudrait-il assumer « l’identité du peuple » comme étant intrinsèquement fractionnelle et aboutir ainsi à des idées conflictuelles sur ce qui menace l’existence de la nation, ou bien se baser sur l’argument de Schmitt qui considère que le peuple est une « entité » préexistante dont la présence est aussi évidente que celle d’un individu.

7À partir de cela, la nation/l’État devrait se souder pour accomplir son projet en protégeant ses membres d’une probable extinction. Un corollaire important de ce point de vue est que tous les moyens sont bons pour la préservation de soi, « le peuple » c’est « le soi » qui doit être préservé, et l’État est « l’agence » du peuple qui doit être renforcée pour le protéger.

Le terrorisme

8Depuis la fin du dix-huitième siècle, le concept de « terrorisme » a toujours existé en tant que catégorie du discours politique, mais il a atteint toute son acuité dans le monde de la politique des années 1970. Généralement, l’acte de terrorisme revient à l’utilisation de la violence à des fins politiques. Bien sûr, l’usage de ce terme inclut aussi le « terrorisme d’État » et la terreur semée par les gouvernements, mais cet usage devient de moins en moins fréquent avec la propagation de la démocratie, bien que ce ne soit pas hors de propos. Dans l’usage contemporain le terme renvoie généralement aux actes de terreur menés par des opposants aux gouvernements. De nos jours, quatre formes d’action tendent à être incluses dans la rubrique de l’acte terroriste : assassinats, explosions, prises d’otages, détournements d’avions.

9Dans les années 1970, le concept de « terrorisme international » fut introduit pour déterminer les actes commis par des groupes politiques hors de leur propre pays. Dans ce contexte, le concept de « terrorisme d’État » a pris un sens différent et fait référence aux actes de violence encouragés par l’État. Le terme « terrorisme » décrit généralement un type d’action violente destiné à engendrer la peur, l’extrême appréhension, etc. Le processus de terreur est le produit de trois éléments intimement liés : l’acte ou la menace de violence, la réaction émotionnelle, et les effets politiques et sociaux.

10Les systèmes de terreur peuvent être groupés en deux catégories principales : soit ils font partie de l’action de l’État, soit ils sont dirigés contre la structure du pouvoir dominant. Le premier type est orienté vers l’affaiblissement ou bien vise à renverser un système d’autorité, par exemple un État, et à mettre en vigueur d’autres lois. Son but en tout cas est de détruire le système d’autorité en créant une peur extrême à travers une violence systématique. Mise à part son orientation politique, un élément important dans le processus de terreur est l’acte spécifique ou la menace de violence qui induit la peur et produit un modèle de comportement réactif. Principal élément du processus de la terreur, la violence est à ne pas confondre avec la « force », la « coercition » et le « pouvoir », parce qu’il est important de comprendre de quelle manière le terrorisme diffère des pratiques politiques de coercition ordinaires.

11Vu que le terroriste de l’un est le combattant de la liberté pour l’autre, il devient très difficile de définir le terrorisme et le terroriste.

12Les définitions du terrorisme sont controversées pour des raisons autres que les problèmes conceptuels qu’elles posent. Le fait d’étiqueter les actions de « terrorisme » avantage la condamnation des acteurs, d’où le fait qu’une définition quelconque reflète généralement un penchant idéologique ou politique. Laqueur a avancé l’idée qu’« il n’existe pas de définition finale du terrorisme, et n’en existera point dans le futur proche [3] ». Avancer que le terrorisme ne peut pas être étudié sans une telle définition est manifestement absurde. Le vrai problème est que le terme a été employé comme une arme idéologique plutôt que comme un instrument d’analyse. Du point de vue idéologique, il est impératif que des précautions méthodologiques accompagnent le traitement d’un problème aussi complexe et délicat que le terrorisme. L’origine du mot « terrorisme » enveloppe une ambiguïté fondamentale du point de vue linguistique et de l’analyse politique. Les aspects descriptifs et prospectifs fusionnent de façon à ce point inextricable que, si l’on désigne comme « terroriste » un comportement d’un certain groupe politique, une interprétation est immédiatement suggérée. D’une façon ou d’une autre, quand une action est qualifiée de terroriste, sa structure est suggérée par la même occasion. Cette ambiguïté est en relation avec tous les problèmes de violence dans le domaine politique, exemplifié par les tentatives de distinguer la violence initiale et la contre-violence, la violence légitime et la violence non légitime, etc.

13Dans le cas du terrorisme, l’ambiguïté est nourrie par le fait que les groupes politiques peuvent trouver au moins un cas où la violence serait admissible (l’autodéfense par exemple), mais aucun groupe politique ne veut se qualifier de terroriste. Autrement dit, même si nous avons appris à vivre avec la violence, et si souvent nous la considérons comme incontournable, nous condamnons à l’unanimité le terrorisme. Le résultat est que décider qu’une action est terroriste ressemble plus à formuler un jugement social qu’à décrire une série de phénomènes que nous subissons. Dans la politique d’aujourd’hui, le terrorisme, vu comme un état de guerre qui se propage, a pour effet l’asservissement à la rhétorique de la sécurité par la tyrannie de la peur. La pensée libérale considère la tyrannie comme un état de guerre parce qu’elle est coercitive et aggrave l’asservissement de la population. Dans la rhétorique de la sécurité, tyrannie et terrorisme vont de pair. Le terrorisme donc est une violence qui vise à tyranniser le peuple, le priver de la liberté qui lui est propre et détruire implicitement « la paix ». La violence terroriste ne viole pas uniquement le contrat social mais elle le rejette aussi d’emblée. Cette violence, induite dans le domaine politique, ne peut plus être contenue par la politique.

Terreur et sécurité

14Dans l’une de ses conférences au Collège de France en 1978, Michel Foucault essayait de démontrer que le développement de la sécurité coïncide avec le développement de l’idéologie libérale. Depuis sa création, l’État moderne a placé la sécurité comme le principe fondamental de la politique de l’État. D’après Hobbes, la sécurité permet aux gens de vivre ensemble et former une société. Hobbes considérait la sécurité comme l’opposé de la peur, et la voyait efficace dans la promotion de la cohésion de la société.

15D’après Hobbes et Foucault, la sécurité est profondément impliquée dans la constitution de la modernité même ; elle vient marquer la différence entre les ordres sociaux modernes et tout ce qui se situe hors de ce cercle.

16Dans sa conférence sur « l’Appareil de sécurité », Foucault essaye d’expliquer le développement du paradigme de sécurité et l’émergence d’une série de problèmes spécifiques à la question de la population et à la problématique du gouvernement des hommes. Il a parlé de séries se composant de sécurité, population et gouvernement. Le principe de sécurité était opposé à la discipline et à la loi comme instrument de gouvernance. Comme le précise Agamben : « Tandis que le pouvoir disciplinaire isole et enferme les territoires, les mesures de sécurité mènent à l’ouverture et à la mondialisation. Tandis que la loi veut prévenir et prescrire, la sécurité veut intervenir dans des processus continus pour les diriger. En un mot, la discipline veut créer l’ordre alors que la sécurité veut guider le désordre [4] ».

17Foucault explique que cet intérêt pour la sécurité amené à l’introduction de mécanismes nouveaux caractérisés par un certain nombre de fonctions très différentes de la technologie disciplinaire. Cela inciterait à l’installation de mécanismes de sécurité autour de l’élément aléatoire inhérent à une population d’êtres humains de façon à optimiser un ordre donné. Ces mécanismes ne fonctionnent cependant pas en employant des tactiques disciplinaires mais en mettant en œuvre des méthodes régulatrices. Les mécanismes de sécurité tenteraient de contrôler les séries d’événements aléatoires qui pourraient se produire au sein d’une masse de gens. Ce type de mécanisme vise à établir une courte homéostasie non pas par l’exercice de mesures disciplinaires, mais par la production d’un équilibre mondial assurant la sécurité de tous contre les dangers internes.

18Foucault appelle cela technologie de sécurité, une technologie rassurante ou régulatrice par opposition à la technologie disciplinaire, ce qui va dans le sens de sa démonstration de l’existence d’une correspondance entre le développement des intérêts de sécurité et le développement de l’idéologie libérale.

19Cependant, de nos jours, nous pouvons observer des développements extrêmes et plus dangereux de ce paradigme de sécurité. Cela, parce que l’État moderne a progressivement abandonné ses tâches traditionnelles, dont la sécurité n’était qu’une parmi d’autres. À présent, la sécurité est devenue le principe essentiel à partir duquel un État puise sa légitimité. Comme le mentionne Agamben : « un État qui considère sa sécurité comme son unique tâche et la prend pour source de légitimité est une organisation fragile ; il peut à tout moment être sujet à la provocation du terrorisme et se transformer lui-même en terroriste [5] ». Dernièrement, un ex-conseiller non radical de Bill Clinton a observé que l’administration Bush a créé un gouvernement équivalent à « un État de sécurité nationale de torture, de détenus fantômes, de prisons secrètes, de transferts illégaux et d’atteintes à la vie privée [6] ». En transformant la sécurité en son occupation majeure, la loi et la violence sont devenues indissociables, et la souveraineté en est réduite à une guerre contre le terrorisme qui reproduit la terreur qu’elle prétend combattre. À travers cette notion de souveraineté, la violence d’État est organisée autour de forces de sécurité et de terrorisme se combattant et se déterminant mutuellement ; ils forment un unique système mortel par lequel ils justifient et légitiment leurs actions. Comme l’état d’urgence devient une loi plutôt qu’une exception, on voit surgir des tendances antidémocratiques qui commencent à menacer les perspectives de la démocratie. Avec la constante référence à l’état d’exception, les mesures de sécurité ont tendance à dépolitiser la société. De ce fait, à long terme, la réconciliation avec la démocratie sera impossible.

20Comme on peut le voir aux États-Unis, la guerre contre le terrorisme a produit l’expression d’antipathie la plus radicale. Les citoyens sont de plus en plus sous surveillance ; il y a de plus en plus de rapports sur les atteintes aux droits de l’homme et sur l’émergence de l’hypernationalisme alimenté par le racisme qui considère les immigrés comme une menace puisque la nation est de plus en plus obsédée par la sécurité nationale [7].

21Cet argument est étendu à la question de la sécurité mondiale que les États-Unis prennent comme étant de leur seule responsabilité, apparemment parce que le monde serait mort sans les États-Unis.

22Pourquoi donc ? Parce que cela résulte du fait que les États-Unis incarneraient les valeurs qui sous-tendent la paix dans le monde. Dans la rhétorique de la sécurité, donc, la survie des États-Unis, leur simple existence, devient le contenu même des valeurs libérales. Aussi longtemps qu’ils luttent pour le maintien de l’ordre mondial, les États-Unis demeurent à l’extérieur de cet ordonnancement, de même que le terrorisme demeure à l’extérieur de l’ordre mondial tant qu’il représente la menace d’un état de guerre universelle. En d’autres termes, sous la menace, les États-Unis demeurent externes à la norme des relations par lesquelles le reste du monde continue à être lié. La rhétorique de la sécurité trouve sa fin dans la mondialisation, l’idée d’un nouvel ordre mondial qui est sans doute le pire de tous les désordres. L’état d’exception, auquel nous assistons dans le cas des États-Unis, fait accélérer le processus de dépolitisation croissante de la société. En dernière analyse, cela est inconciliable avec la démocratie. Si toutes les démocraties dans le monde ont le droit de se défendre, faire de la sécurité le principe fondamental de la politique d’État aboutira en fin de compte à un régime où la loi et la violence deviennent indissociables. Ce principe imposé à la politique a des conséquences dangereuses qui doivent être réexaminées à tout prix. Ce doublement de la terreur au sein de la démocratie doit être révisé et ce paradigme doit être changé. La mission de la politique démocratique est de prévenir de tels désordres, et non de reproduire la terreur.

23Traduit de l’anglais par Mountaha Kobsi

Notes

  • [1]
    Chantal Mouffe, The Democratic Paradox, Verso, Londres, 2000.
  • [2]
    Carl Schmitt, The Concept of the Political, tr. George Schwab, University of Chicago Press, Chicago, 1996.
  • [3]
    Walter Laqueur, Terrorism, Weidenfeld and Nicholson, Londres, 1977, p. 5.
  • [4]
    Giorgio Agamben, « On Security and Terror », Theory and Event, volume 5, Issue 4, 2001.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Sidney Blumenthal, « Bush’s War on Professionals », http:// www. salon. com, 5 January 2006.
  • [7]
    Paul Gilroy, Postcolonial Melancholia, Columbia University Press, New York, 2005, p. 142.