La terreur et la sortie

1 Par la force de quelle imagination outrée les images du 11 septembre 2001 pourraient-elles être imaginées comme éclats du temps messianique ? Pourrait-on en effet imaginer ce qu’on appelle déjà l’événement du 11 septembre 2001 sans l’attentat, sans les victimes, sans les dégâts, sans la terreur, comme un événement de rupture sans contenu : la confusion totale, le dérèglement des sens et des médias, le sentiment momentané de suspension de l’enchaînement causal, l’incompréhensibilité absolue, l’interruption de l’ordre et la désorientation du pouvoir ? « Purifiées » de leur contenu de terreur, les images ralenties et muettes de la « catastrophe », telles que nous les avons vues tant de fois, dans la répétition figée des médias, ne seraient-elles pas les éclats de l’« a-présent », les « éclats du temps messianique » [1] ?

2 Cette terreur sans contenu serait-elle une image et un nom juste de l’Événement ? On peut supposer en effet que les événements de la plus grande terreur – l’extermination de millions d’êtres humains dans les camps de concentration nazis, le 11 septembre plus récemment – deviennent la matrice structurelle de la conception de l’événement. Si c’est le cas, ce ne serait pas « seulement » à cause de leur contenu mais à cause de sa démesure qui semble excéder toute représentation et abolir l’ordre de la loi et du sens. Le contenu de l’événement de la terreur évidé, il ne reste que l’événement lui-même, comme présence vide, sans accès possible.

3 Dans le texte qui suit je ne me propose pas d’affirmer une telle hypothèse fantastique mais de l’examiner de manière critique en abordant la condition de possibilité de sa formulation. Les enjeux concrets de cette analyse sont de démontrer, à travers la lecture de Benjamin, une aporie immanente à la recherche de sortie de la souveraineté et plus généralement du pouvoir politique, propre à une tendance majeure de la philosophie politique radicale de nos jours dont Benjamin était sans doute un des précurseurs. La notion de terreur a trait à cette aporie, elle se trouve en effet à son coôur même.

La violence fondatrice

4 Le programme politique radical de Benjamin qui traverse toute son œuvre, c’est d’en finir avec le pouvoir juridico-politique. En 1921, dans la « Critique de la violence », il assène ce programme ainsi : « Notre tâche est donc d’en finir avec elle [la force de droit/la violence mythique] » [2].Mais quels sont le mode et la structure de cette fin, ou de ce terme[3] ?

5 Benjamin propose un appareil conceptuel pour l’examen critique du lien immanent entre violence et politique, dont l’économie nous fournira le cadre pour penser ici la terreur, notamment comme excès de cette économie. Je m’arrêterai plus particulièrement sur trois oppositions benjaminiennes, reprises de nos jours par Agamben, qui ont une importance fondamentale pour l’analyse du lien constitutif entre politique et violence. Ces trois oppositions qui se superposent d’une façon complexe sont les suivantes : ordre du profane/ordre divin [royaume de Dieu], introduite dans « Fragment théologico-politique » ; état d’exception virtuel/état d’exception réel [« état d’exception »/véritable état d’exception] dans « Sur le concept d’histoire » ; et violence mythique/violence divine, introduite dans « Critique de la violence ». La notion de violence mythique a la vocation de mettre en évidence précisément la face « sombre », archaïque de la pensée politique moderne. Par elle Benjamin semble se proposer de mettre l’accent sur le caractère mythique de l’origine, sur le moment constitutif violent du politique – autrement dit, de retourner au mythe fondateur de la modernité politique, le mythe hobbesien. On le sait bien : la fin du contrat politique d’après Hobbes c’est d’éviter la violence brutale incontrôlée ou la terreur, si nous avons recours au mot qu’il utilise lui-même, de l’état naturel ou l’état de guerre de tous contre tous. Mais le contrat qui marque le début du politique n’est pas en mesure d’effacer la violence. Il ne fait que l’organiser et la totaliser en l’incarnant dans la figure monstrueuse du Léviathan, provoquant terror and awe. Le souverain monopolise ainsi la violence (« la violence légitime » précisera plus tard Weber). La logique de la modernité hobbesienne se fonde alors sur la supposition que l’origine du politique représente une violence contre la violence. Toute actualisation des puissances constitutives est une violence : le moment fondateur de la naissance du dieu mortel Léviathan. La violence mythique se voit incarnée dans le corps politique, elle est représentée par la loi. Ainsi Léviathan provoque-t-il la terreur, mais cette fois-ci c’est la terreur légitime de la loi.

6 La notion benjaminienne de violence mythique a donc le mérite de révéler justement la jonction de la violence immanente de la loi à la violence qui s’oppose à la loi et qui seule peut avoir une valeur constitutive. Sur un plan historique, la notion de Benjamin exemplifie un fait incontestable : la révolution, dont l’ombre d’hydre à cent têtes obsède la pensée de Hobbes, devient la figure majeure de la puissance constitutive du politique dans la modernité. En même temps le texte de Benjamin a le mérite réflexif évident de prendre conscience du mauvais infini de la violence mythique, dû à cette dualité constitutive : la violence fondatrice, qui est une violence contre la loi par excellence, est impossible sans la violence conservatrice de la loi. Or, cette notion installe la violence – c’est-à-dire la nature – en tant que fond négatif du politique. La violence c’est la nature elle-même dont l’immédiateté est relevée dans la médiation de la structure de l’État. En d’autres termes, la violence est le substrat même du politique. Évidemment, la thèse benjaminienne s’oppose au concept hobbesien-rousseauien du contrat et en ce sens elle procède du concept hégélien [4], tout en s’associant ou en s’opposant à la théorie du droit de Schmitt [5]. Schmitt tente de concilier, d’une manière arbitraire qui a des conséquences graves, Spinoza et Hobbes, en essayant de projeter le moment affirmatif spinozien (en identifiant la natura naturans avec l’idée de pouvoir constituant de Sieyès) sur le moment négatif hobbesien. C’est bien ce modèle constitutif absorbant le fond de négativité que reprend Benjamin sous la notion de violence mythique. En même temps il introduit dans son schéma – et c’est bien là le véritable enjeu de sa « Critique » – un élément « sauvage » qui excède radicalement l’emprise du droit et que Benjamin désigne en tant que violence divine. Ainsi la dichotomie sieyèsienne-schmittienne pouvoir constituantpouvoir constitué se transforme chez Benjamin en triade (violence mythique fondatrice/violence conservatrice de droit/violence divine).

7 La question se pose donc de savoir comment briser l’étreinte mythique du politique.

La violence ultime

8 Ce sont les pages terminales de la « Critique » que Benjamin consacre à la notion de violence divine, dans un développement assez elliptique. La violence divine est opposée à la violence mythique, la violence qui constitue la loi et en ce sens coïncide en dernière analyse avec la violence de la loi [6]. Elle détruit la loi ainsi que toute la sphère de la médiation au sein de laquelle seule l’articulation de la loi est possible. En un mot, la violence divine brise l’étreinte du pouvoir souverain et ainsi se présente en tant que violence souveraine : « Si la violence mythique est fondatrice de droit, la violence divine est destructrice de droit […]. C’est sur la rupture de ce cercle magique des formes mythiques du droit, y compris les pouvoirs dont il dépend, et qui dépendent de lui, finalement donc du pouvoir de l’État, que se fondera une nouvelle ère historique. […] À nouveau restent libres pour la violence pure divine toutes les formes éternelles que le mythe abâtardissait en les liant au droit. […] La violence divine […] peut être appelée souveraine [waltende]. » (p. 238-243). Une lecture triviale, littérale ne manquerait pas de noter le risque à l’œuvre dans cette notion. La notion de violence divine, ayant pour tâche de nommer le passage à une nouvelle ère historique, implique ni plus ni moins une réalité historique ultime – la guerre : « Dans la véritable guerre [wahren Kriege] elle [la violence divine] a pouvoir de se manifester, exactement comme le jugement de Dieu porté par la foule sur le criminel. » (p. 243). Cette guerre véritable est directement liée à la force expiatoire de la violence divine. L’idée d’une nouvelle époque, d’un nouveau siècle d’or après l’expiation, est, bien sûr, fondamentale pour l’eschatologie et le messianisme monothéique. Cette idée est ressuscitée par les idéologies mythifiantes, archaïsantes de l’anti-modernité où l’expiation est le plus souvent liée à l’idée de guerre, c’est-à-dire à la violence qui pourra résoudre la crise sacrificielle. Dans la violence sacrificielle la guerre est une purification. C’est pourquoi elle est la fin héroïque de l’humanisme antimoderne : elle permettra à l’humanité de se purifier du péché, une fois pour toutes : la guerre totale sera la dernière guerre. Au-delà d’elle s’étend le royaume de la paix éternelle, une idylle post-historique (on trouverait cette image chez Jünger, chez Janeff ou bien chez Caillois ; la fameuse interprétation de Kojève de la notion hégélienne de la fin de l’histoire n’en est peut-être qu’une des transformations symptomatiques).

9 Dans le contexte de la « Révolution conservatrice », l’engagement de l’idée de guerre avec celle de la vertu purificatrice et expiatoire de la violence divine chez Benjamin l’expose à des risques politiques graves [7]. Il est pourtant clair que Benjamin prend assez vite conscience de ce rapprochement redoutable. Dans sa période tardive, contemporaine du Troisième Reich, il tente systématiquement de se dissocier de tout discours métaphorique « mythique ». C’est dans ce contexte qu’on pourra entendre l’opposition état d’exception virtuel/état d’exception réel [« état d’exception » / véritable état d’exception], introduit dans le huitième chapitre de « Sur le concept d’histoire » : « La tradition des opprimés nous enseigne que l’“état d’exception” dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consiste à instaurer le véritable [wirklich] état d’exception ; et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme [8]. » Le fait que Benjamin mette entre guillemets la notion « état d’exception » témoigne de ce que le caractère extra-ordinaire de ce dernier reste toujours inscrit dans l’ordre (ce qui suggère également que Benjamin considère, parallèlement à Schmitt, la situation extra-ordinaire comme fondement de la souveraineté). En même temps ces guillemets ont incontestablement une implication historique concrète. Ils font penser à l’état d’exception duTroisième Reich [9], ce qui est confirmé par l’allégation que le véritable état d’exception amènera à la consolidation des positions dans la lutte contre le fascisme. Qu’en est-il alors du « véritable état d’exception » ? La lecture attentive de la partie terminale du compte rendu « Théories du fascisme allemand », datant de la même époque, où Benjamin s’oppose à la vision « mythique » de la guerre en usant de procédés rhétoriques analogues, nous fera mieux comprendre cette notion énigmatique : « Ceux-ci, de leur côté, donneront la preuve de leur sagesse à l’instant où ils refuseront de voir dans la prochaine guerre un surgissement magique, où ils découvriront plutôt l’image de la réalité quotidienne et la métamorphoseront par là même en une guerre civile, exécutant le tour de prestidigitation marxiste qui seul est capable de faire pièce à cet obscur sortilège runique [10]. » Ainsi le geste marxiste par excellence, le tour de prestidigitation marxiste, consistera dans la transformation de la guerre mythique en guerre civile, c’est-à-dire en violence révolutionnaire (évoquée déjà dans la « Critique de la violence » en tant que « la plus haute manifestation de la violence pure parmi les hommes », p.242). Par conséquent, nous n’aurons pas tort de supposer que dans l’économie de la terminologie de Benjamin le « véritable état d’exception » signifie la guerre civile, apothéose de la lutte des classes, dont le moment de violence révolutionnaire, de terreur révolutionnaire, interrompt l’ordre juridico-politique.

10 C’est le paradoxe fondamental : la sortie du cercle vicieux de la violence mythique, de l’archaïque du politique, se trouve liée chez Benjamin à la violence révolutionnaire, en un mot, à la terreur. Approchée dans la perspective du rapport constitutif entre violence et politique, la terreur révèle ainsi une aporie de base du concept moderne du politique. D’une part, dans la lignée hobbesienne, la prévention de la terreur révolutionnaire (ou de la guerre civile) représente la base immunitaire de la politique moderne. D’autre part, dans la lignée sieyèsienne-schmittienne la révolution serait le nom privilégié de l’événement constitutif du régime politique. La place ambivalente de la terreur (en tant que violence contre la loi et en tant que violence fondatrice) est alors le résultat d’une dynamique double, immanente à la notion de pouvoir constituant. De ce fait la terreur se présente à la fois comme l’excès du politique et comme l’événement politique le plus intense qui soit, comme l’extériorité radicale de la sphère du politique et comme son accomplissement. Mais alors, qu’est-ce qui garantit que la terreur révolutionnaire est la sortie de la souveraineté mythique ? Que sa violence sera la dernière ? Que c’est un terme ? Est-ce que la terreur révolutionnaire, l’expression d’un pouvoir constituant, est exemptée de la puissance fondatrice de la violence mythique ?

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32 Décembre Deuxième Acte, p. 21.
Enki Bilal © Casterman

La terreur sans contenu : la sortie de la souveraineté

11 La démarche conceptuelle d’Agamben à cet égard est aujourd’hui bien connue : il reprend la thèse de Benjamin en l’associant à la notion de guerre civile mondiale (qui – comme le remarque Agamben – est apparue la même année, 1961, chez Hannah Arendt et Carl Schmitt), notion qui nomme la finalité inévitable du monde actuel. La notion de guerre civile mondiale correspond par nécessité à celle d’état d’exception permanent, l’autre terme privilégié utilisé par Agamben pour nommer la situation actuelle [11]. Il s’avère alors, paradoxalement, que pour Agamben la guerre civile mondiale devient synonyme de « l’état d’exception » entre guillemets, c’est-à-dire de l’état d’exception du régime totalitaire, où l’exception s’érige en règle, tandis que pour Benjamin la guerre civile est le véritable état d’exception, la guerre civile qui suspend l’état d’exception virtuel de l’État totalitaire et la loi en général – la raison pour laquelle elle se rapporte à l’idée messianique. La logique des notions benjaminiennes connaît ainsi chez Agamben une mutation tout à fait particulière et symptomatique. Quelle serait alors, du point de vue d’Agamben, la réalité historique du véritable état d’exception qui pourrait annuler la terreur universalisée de la guerre civilemondiale, de l’état d’exception permanent ? En reprenant le fil d’Antonio Negri,Agamben s’approche de l’idée de la rétention du pouvoir constituant – de l’empêchement de son actualisation-fixation dans la loi et le pouvoir, c’est-à-dire dans la structure de la souveraineté – comme tâche du politique (ou plutôt comme sa finalité sans fin). À côté du scribe Bartleby, la figure privilégiée de cette non-actualisation pour Agamben réside dans l’événement messianique – l’événement-interruption de l’ordre, la révocation définitive de la loi, précieux aussi pour Benjamin. L’avenir du politique est apparemment messianique : « La tâche que le messianisme avait assignée à la politique moderne – penser une communauté humaine qui n’aurait pas (uniquement) la forme de la loi – attend encore les esprits qui s’en chargeraient [12]. » L’état de la loi révoquée par la venue du messie est bien l’état de rétention du pouvoir constituant, de non-fixation de la puissance. Mais il n’a pas le caractère de violence divine, c’est-à-dire de violence souveraine. Il révoque la loi non pas, comme chez Benjamin, par l’excès de la violence immédiate, la violence d’une guerre (civile), mais par la rétention de la puissance, par le retrait de la manifestation de la violence : ou bien par sa présence vide. Cet événement se présente donc comme une terreur pure ou vide : il n’a pas de contenu violent car il n’a pas de contenu. Il ne participe pas au mouvement historique, il l’excède radicalement : il en est le terme. Il n’est ni révolution ni attentat, mais ses effets sont comme l’écho de l’éclatement d’une bombe.

12 Ainsi l’événement messianique oriente-t-il vers l’annulation de la décision souveraine, c’està-dire vers la cession radicale de la structure elle-même du pouvoir souverain. De cette manière, indépendamment des ambivalences conceptuelles de son analyse, Agamben s’associe à la question majeure de bon nombre de penseurs radicaux du politique de nos jours, à savoir : comment penser le politique sans la souveraineté, sans le pouvoir ? C’était, évidemment, la question de Benjamin et de Bataille, même s’ils sont souvent passés sous silence en tant que protagonistes de la critique de la souveraineté. À cet égard Agamben est en effet plus proche de Bataille et Blanchot que de Benjamin. Même s’il était explicitement opposé à la thèse de Bataille sur la souveraineté dans Le langage et la mort[13], au bout du compte il semble la confirmer. La présence vide de l’événement messianique affirme, (d’)après Bataille : la souveraineté n’est rien. Pourtant, Agamben transforme la thèse bataillienne en projet (an)historique, en une finalité sans fin du politique, ou bien, plutôt, en une fin sans finalité. Chez lui la vision d’un état post-politique (ou bien politique au sens propre du terme dans la mesure où le politique commencerait là où se termine le pouvoir souverain) correspond au rien de la souveraineté, à une « souveraineté sans emploi » : « Un jour, l’humanité jouera avec le droit comme les enfants jouent avec les objets hors d’usage, non pour les rendre à leur usage canonique, mais pour les en libérer définitivement. Ce qui vient après le droit, ce n’est pas une nouvelle valeur d’usage plus propre et plus originelle, qui précéderait le droit, mais un nouvel usage qui naît seulement après lui [14]. » Mais si on suit les thèses d’Agamben à la lettre, on ne manquera pas de noter une correspondance surprenante. Même si Agamben insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’« une nouvelle valeur d’usage plus propre et plus originelle » (« non pas un état originaire perdu », enchérit-il dans la dernière phrase du livre), l’image des enfants qui jouent fonctionne inévitablement comme image rétro-utopique. La critique radicale de la « logique mythique » du politique se solderait-elle ainsi par une nouvelle vision mythique ? Un bref paragraphe de Moyens sans fins d’Agamben, qui reprend, en commentant l’Éthique à Nicomaque, une thèse déjà lancée dans Le langage et la mort, affirme : « La politique est ce qui correspond à l’inopérabilité [inoperosità] essentielle du genre humain, à l’être-sans-emploi radical des communautés humaines. La politique existe car les êtres humains sont argos – êtres qui ne sont définis par aucune opération qui leur est propre – c’est-à-dire, êtres de pure potentialité qui ne peuvent être épuisés par aucune identité ou vocation [15]. » Il s’avère alors que l’état post-juridico-politique ou proprement politique, décrit dans État d’exception, est pensable en fin de compte en tant que restitution d’une essence, d’un substrat ou d’une nature et par conséquent, malgré tout, d’un état originaire de l’homme (quoiqu’il soit renversé de manière paradoxale, en tant qu’une humanité sans emploi). On voit qu’Agamben, de toute évidence en complicité tacite avec l’interprétation nancienne de la notion de désœuvrement de Blanchot, notamment dans un registre politique, liée à son tour à l’interprétation que donne Kojève de la notion hégélienne de la fin de l’histoire, définit ce trait comme inoperosità : inopérativité, désoôuvrement, non-fonctionnalité. Ainsi Bataille, Blanchot, Kojève et Benjamin se retrouveraient chez Agamben, réunis pour la cause d’un travail, ou bien d’un désœuvrement commun.

13 Or, serions-nous en mesure d’identifier la terreur actuelle avec la violence divine ? Ressentons-nous aujourd’hui, à l’heure où la catastrophe – qui seule mondialise le monde – est peut-être déjà en cours, un souffle messianique ? Avons-nous le sentiment que le monde se trouve au seuil de l’exode salutaire ? Au fond, ces questions expriment de manière éloquente les conclusions paradoxales auxquelles risque d’amener la critique radicale de la souveraineté quand elle adopte une « logique de la sortie », c’est-à-dire pense le dépassement du pouvoir souverain en tant qu’interruption (messianique), en tant qu’événement – rupture mais sans contenu (« pure violence », intensité, terreur non-manifestée, « sans emploi »). Il faudrait en réponse affirmer que la logique de la sortie ne peut s’articuler que dans le régime mythique du politique. L’idée radicale de fin du régime mythique du politique, de la violence et du pouvoir, suppose déjà la violence comme substrat, c’est-à-dire comme nature du politique. En d’autres termes, cette idée pré-suppose un fondement anthropologique du politique, son moment constitutif, qui nécessairement pose la nature-violence comme fond ou ressource négative, comme violence du fondement. Donc l’essai de suppression, de sortie de la souveraineté ou du pouvoir politique en général est négativement surdéterminé par la logique mythique, il est inscrit dans son régime. De ce point de vue la terreur sans contenu n’est pas une issue, elle est l’excès du politique mythique.

14 Or, sortir de la logique mythique du politique, la soumettre à une critique radicale, est plus urgent que jamais. Ni la souveraineté de la loi ou des droits de l’homme, ni même la souveraineté du peuple ne semblent être en mesure de desserrer l’étreinte mythique du pouvoir souverain. Le politique est donc à venir. Mais il est à venir seulement au sens où il reste toujours à faire, à inventer dans ses modes singuliers. Sans aucun messie ou violence divine, le politique reste à faire dans ce monde dont le destin reste aujourd’hui en suspens.

Notes

  • [1]
    J’ai évidemment recours à un concept et à une figure fameuse de Benjamin. cf. Walter Benjamin, « Sur le concept de l’histoire », trad. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch, œuvres III, Gallimard, Paris, 2000, p. 443.
  • [2]
    Walter Benjamin, « Critique de la violence », trad. par Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz, œuvres I, Gallimard, Paris, 2000, p. 238.
  • [3]
    « [L]e royaume de Dieu n’est pas le telos de la dunamis historique ; il ne peut être posé comme but. Historiquement, il n’est pas un but, il est un terme. » (Walter Benjamin, « Fragment théologico-politique », trad. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch, œuvres I, op. cit., p. 263).
  • [4]
    « [L]’État n’est pas du tout un contrat (cf. § 75), et la protection et la sécurité de la vie et de la propriété des individus en tant qu’êtres singuliers n’est pas sans condition son essence substantielle ; il est, bien plutôt, l’élément supérieur qui a une prétention sur cette vie et propriété même, et en exige le sacrifice. » (Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. Jean-Louis Vieillard-Baron, GF-Flammarion, Paris, 1999, § 100, p. 167).
  • [5]
    Je renvoie à cet égard aux propositions originales de Giorgio Agamben dans le chapitre « Gigantomachie autour d’un vide » de son livre État d’exception (Le Seuil, Paris, 2003) – propositions qui exigent elles-mêmes un travail critique et une discussion ponctuelle, ce qui dépasse les tâches de cet article.
  • [6]
    « Bien loin de nous révéler une sphère plus pure, la manifestation mythique de la violence immédiate se montre très profondément identique à toute force du droit » (Walter Benjamin, « Critique de la violence », op. cit., p. 237).
  • [7]
    cf. la critique de Jacques Derrida dans Force de loi (Galilée, Paris, 1994, p. 141-143).
  • [8]
    Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 433.
  • [9]
    cf. Giorgio Agamben, État d’exception, op. cit., p. 99-101.
  • [10]
    Walter Benjamin, « Théories du fascisme allemande », trad. par Pierre Rusch, œuvres II, Gallimard, Paris, 2000, p. 215.
  • [11]
    « Devant l’irrésistible progression de ce qui a été défini comme une “guerre civile mondiale”, l’état d’exception tend toujours à se présenter comme le paradigme de gouvernement dominant dans la politique contemporaine. » (Giorgio Agamben, État d’exception, trad. par Joël Gayraud, op. cit., p. 12).
  • [12]
    Giorgio Agamben, « Dans cet exil », Moyen sans fins. Notes sur le politique, Rivages, Paris, 1995, p. 145-146.
  • [13]
    cf. Giorgio Agamben, Le langage et la mort, Christian Bourgois, Paris, 1997, p. 95-99 (« Excursus 4 »).
  • [14]
    cf. Giorgio Agamben, État d’exception, op. cit., p. 109. Il s’agit d’un commentaire des dernières pages de l’essai de Benjamin « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort ». cf. également Giorgio Agamben, L’Ouvert : De l’homme et de l’animal, Rivages, Paris, 2002.
  • [15]
    Giorgio Agamben, « In this Exile », in Means without End. Tr. by Vincenzo Binetti and Cesare Casarino, University of Minnesota Press, p. 140. Ce dernier paragraphe de la version américaine du livre d’Agamben n’existe pas dans sa traduction française. Je le donne donc dans ma traduction.