Terror/isme comme politique ou comme hétérogénéité

1Acquis avec difficulté par la création des Nations Unies et durant la guerre froide, l’équilibre garantissant le respect de règles internationales et préservant l’idéal généralisé de l’État de droit (the rule of law) a vécu. Le terrorisme d’État souvent apparenté à l’anti-terrorisme est maintenant justifié par avance comme étant au service d’objectifs défensifs. Mais il n’en va pas de même pour tous les États. Au sens large, le terrorisme d’État inclut la terreur para-étatique, les stratégies de contre-insurrection internationales, les guerres, la torture, les transferts spéciaux, l’extraterritorialité et l’extra-légalité de détention, la détention secrète, les sécheresses produites par l’homme, la pollution, les perturbations climatiques, les famines, l’émigration forcée, la terreur contre les femmes, le trafic d’humains, le tourisme sexuel, le racket armé, ainsi que les attentats-suicide comme forme de « résistance suicidaire », etc.

2Commençons par quelques définitions de la terreur. « Les pionniers du libéralisme considéraient que la terreur était une fonction légitime attribuée à l’État ». Les philosophes des Lumières accusaient la monarchie de régner par la terreur. Finalement, ce fut la chute ou bien l’échec démocratique de la Révolution française qui, en divisant la nation, a constitué le moment de l’histoire plus connu sous le nom de « Terreur » (entre autres épisodes de terreur). Le peuple devait être gouverné par la raison, et l’ennemi par la terreur. On oppose alors terrorisme et raison, bien qu’ils soient interdépendants. Quand l’État perpètre le terrorisme contre sa propre population, il s’agit pourtant bien de « terreur » [1]. L’État commence par terroriser le peuple, ce qui produit une homogénéisation nationale ou religieuse. La peur pour sa vie, sans aucune haine intrinsèque de l’autre, est à elle seule un déclencheur de violence [2].

3C’est sur le terrorisme que l’État assoit la légitimité de sa politique sécuritaire et de contre-insurrection, ainsi que celle du traitement plus favorable des nationaux par rapport aux ressortissants étrangers [3]. Le terrorisme et l’État évoluent ensemble dans un cycle entier d’interdépendances. Même si les morts enregistrés au sein de la population civile sont généralement comptabilisés comme dommages collatéraux, les « terroristes » ciblent souvent délibérément des civils afin de frapper l’État, un système politique, un gouvernement. Ils agissent dans un champ où la contestation démocratique est théoriquement possible mais ils ont plutôt choisi, ou ont été obligés, d’employer des moyens violents dans leur lutte. Ils préfèrent demeurer en marge de toute représentation politique. Qu’ils soient désignés comme « terroristes » signifie qu’on ne leur reconnaît aucun statut politique, et qu’ils essayent d’accéder au champ politique dans un contexte répressif. Il n’existe pas de « terroristes » connus (ou survivants) en régime totalitaire. Pour qu’ils puissent exister, il faut un minimum de démocratie ou d’espace politique, bien que ce dernier les exclue. Les « terroristes » considéreront toujours que ce minimum n’est pas suffisant.

4C’est l’étiquette même qui fait le « terroriste »[4], en plus de son acte, mais souvent même indépendamment de celui-ci. L’État, le système international fonctionnent dans un contexte de production, alimentation et lutte contre le « terrorisme » par l’instauration de régimes politiques et de périodes de terreur. De nos jours, le système agit par la terreur généralisée de plus grande envergure, s’étendant à l’échelle internationale sous forme de guerres vaines et préventives, imposant la démocratie par des moyens militaires, au nom de la sécurité nationale et mondiale [5].

5Dans ce double-bind, le « terrorisme (islamiste) » et la « guerre (occidentale) contre la terreur », se constituent mutuellement comme adversaires.

6Le terrorisme a toujours existé; les guerres aussi. Certains diront qu’il y a des guerres justes, mais pas de terrorisme juste. Une distinction absolue entre eux est cependant difficile. Toute définition d’une guerre juste demeure nécessairement arbitraire. Les guerres déciment les civils bien que ceci soit considéré comme l’apanage du terrorisme. Ce dernier, y compris « mondialisé », tue entre 1000 et 3000 civils par an à travers le monde. Les guerres en ont tué beaucoup plus [6], comme l’ont fait la pauvreté engendrée par l’homme, la maladie, le chômage et les catastrophes naturelles mal gérées [7].

7La désémantisation politique générale est le noyau et la source de la nouvelle situation de terreur généralisée. Elle chasse l’imagination politique, cruciale pour les projets de traduction sociopolitique nécessaires à la reconstruction du monde. La désémantisation est le signe de l’existence du politique et de l’hétérogénéité réduits au silence. L’exception permanente devenue la règle [8] – ou l’urgence – est l’autre visage de la terreur. Les exceptions permanentes sont des situations où la « solution » devient problème. La désémantisation générale provoque la rupture de la loi nationale aussi bien qu’internationale, et les entrave durablement par des opérations à échelle internationale telles que les « transferts spéciaux », l’assassinat « préventif » de J-Ch. de Menezes en 2005 à Londres par des policiers, l’arrestation « accidentelle » de Khaled el Masri en Macédoine, ensuite transporté et torturé en Afghanistan, puis libéré en Albanie, au nom de la lutte contre la terreur ; ou à échelle locale, comme la criminalisation d’une partie de la jeunesse des banlieues françaises qui a déclenché les émeutes de 2005. Le contre-terrorisme lui-même mine les systèmes constitutionnels, l’autorité légale ainsi que la loi internationale [9]. Une pensée unique sécuritaire se positionne au-dessus de tout système légal national ou international. À la lumière de tels exemples, il apparaît que la souveraineté de l’État finit par être exercée en dehors de la loi.

8On peut certainement reconnaître du désespoir chez les kamikazes palestiniens et dans ce qu’on appelle le terrorisme international. En dehors du fait que la situation en Palestine relève du fait colonial, tandis que le terrorisme international apparaît dans un monde à présent unipolaire, tous deux sont des situations réactives et relationnelles [10].Ainsi les avions-suicide du 11 septembre ne frappaient pas de l’extérieur des États-Unis ou de l’Occident. Pour certains, ces attentats expriment aussi une bataille à l’intérieur de l’Islam [11]. Dans un univers unipolaire, l’ennemi est partout, donc aussi « à l’intérieur ». Par conséquent, le combattre est également suicidaire. Sacrifier l’autre est toujours finalement se sacrifier soi-même, parce que soi-même est fait de l’autre [12]. Il n’est pas surprenant que Bush ait été incapable de définir les raisons de la guerre. La vraie « raison » religieuse serait le sacrifice paternel des États-Unis pour une humanité-enfant, les raisons économiques et politiques étant plus prosaïques et évidentes. L’Europe, elle, a fait un choix civilisationnel avec l’abolition de la peine capitale (principe fondamental cependant non soutenu par les religions institutionnalisées), avec l’État-providence à l’Ouest et le « maternage » étatique du socialisme (maintenant démoli) à l’Est. Hélas, les deux se sont érodés ou sont en train de l’être.

9Le dilemme est mis en acte dans le partage de la raison[13] qui sépare les raisons des uns de celles des autres. La modernité nous permet aussi de voir la profondeur abyssale de l’ontologique et constituante violence. Ainsi, le conflit semble être fondamental et impossible à éliminer comme principe (ce qui ne veut pas dire qu’il est inévitable !), coïncidant avec le politique. Il n’y a pas de doute que la discrimination et l’inégalité soient constitutives, bien que (et parce que) inavouables. Nous devons identifier les discontinuités qui font bon gré mal gré une continuité. L’histoire reçue aime voir le passé menant quasi inévitablement au présent et au triomphe du pouvoir en place, comme inévitable et comme le résultat d’une logique non conflictuelle. Les désaccords ont été rétrospectivement camouflés, des voix vouées au silence, et des conflits oubliés. En vérité le conflit possible apparaît « avant » toute politique, sans être une fatalité. Il existe toujours une injustice qui a besoin d’être réglée [14]. L’injustice du passé est réitérée par la légitimation subséquente du point de vue de l’histoire reçue [15].

10Depuis les attaques spectaculaires du 11 septembre, l’idée de « terrorisme » liée à l’Islam dans les faits ou par un débordement d’imagination a changé d’échelle aussi bien que de cadre sémantique. Le contexte de ces attaques est la fin de la Guerre froide, convergeant avec les effets du (post)colonialisme et de la mondialisation : on appelle cela transition. Mais cette « traduction/ translation » comprend aussi le non traduit et pose la question de l’(in)traductibilité [16].

11Le vrai problème concerne le terrain commun où apparaissent terreur d’État et terroristes. En nommant les terroristes, on les prédéfinit à tort comme étant antérieurs au processus. La mondialisation du terrorisme n’est pas uniquement accomplie par leurs actes, mais aussi à travers les réseaux de renseignement internationaux, la coopération des États et les lois sur la sécurité, par la dégradation de la citoyenneté, par la contre-insurrection et l’anti-terrorisme. Les États-Unis ont construit le « terrorisme mondial », renommé « terreur ». Les espaces de sécurité nationale, internationale et mondiale sont interconnectés. L’État répond à la création de tels espaces par des stratégies militaires et politiques. Il « déterritorialise » et externalise ainsi ses activités en les remettant à d’autres agents impossibles à localiser sur une base étatique territoriale. Les groupes ciblés, ainsi que la population, sont eux-mêmes considérés comme transnationaux, vaguement définis par des caractéristiques religieuses, ethniques ou raciales.

12Terreur et terrorisme apparaissent uniquement dans les démocraties à cause des lacunes de ces dernières. « L’exception » sur laquelle ils se basent se trouve dans le concept même de la démocratie, du moins comme une éventualité [17]. L’exception [18], c’est-à-dire les actes terroristes, ne contredit pas la démocratie en tant que telle. Les auteurs qui formulent un jugement définitif sur le terrorisme ne mettent pas la démocratie en question.

13Sans surprise, Bush a utilisé le terme générique de « guerre contre la terreur » pour qualifier l’intervention militaire en Afghanistan et en Irak, la violence par procuration en Palestine ou au Liban, ses projets pour un « Grand Moyen-Orient », de même que le maintien d’endroits comme Guantanamo. Tout cela sous le label d’un prétendu soutien de la part de la communauté internationale (par des pressions sur l’ONU et les États ; par l’OTAN, etc.) à une guerre supposée juste et défensive contre le « Mal ». Bush tient un discours idéologique de « la nation élue ».Trois éléments sont constants dans cette idéologie [19] : 1. L’idée que les États-Unis sont la nation choisie par Dieu. 2. Ils ont « une mission » à transformer le monde. 3. En accomplissant cette mission, ils représentent les forces du Bien contre le Mal. La mythologie de la nation élue, incluse dans la stratégie de la néo-bipolarisation [20], trouve son origine dans une particularité de l’histoire des États-Unis : le fait que, après la guerre civile entre les sécessionnistes du Sud et les États de l’Union au Nord, la condition pour une intégration au sein de la nation représentait une concession colossale au Sud esclavagiste. La ségrégation de la population noire fut imposée dans l’union entière comme prix « de la réconciliation nationale » après la guerre civile. Ceci sera fait en contradiction totale avec les intentions des amendements constitutionnels à venir, mais également dans le but d’effacer les raisons qui ont mené à une guerre civile pour l’émancipation. Le destin de la population autochtone en allait de même. Avec tout cet oubli à la base, le récit national construit la continuité de la nation (les États-Unis), la continuité de la soi-disant « résistance » internationale contre la terreur et tout qui va avec cette dernière – y compris les guerres préventives, les détentions illégales et les divers actes terroristes.

14Des actes terroristes isolés sont ainsi construits en un système mondial. Mis en scène par les États-Unis pour le « Bien » de la planète, le « sacrifice » fait également partie d’une économie d’efficacité prépondérante dans la (re)production du système capitaliste. Cela englobe tout depuis un savoir « spécial », pratiquement mystique, jusqu’à la déclaration de guerre. L’activité cognitive est elle-même désormais devenue un moyen de production ; il y a conversion entre une pauvreté de plus en plus persistante et des partitions/intégrations (ces dernières étant le revers de la médaille l’une de l’autre). La tendance néo-conservatrice est généralisée [21]. Elle a des sous-produits : des gens « inutiles » n’ayant pas de connaissance convertible en capital et non efficaces au combat. Le rapport de la connaissance et de l’éducation nationale avec l’État (nation), avec « la sécurité nationale » et avec les ambitions politiques et économiques mondiales ne devrait pas être oublié. La perte générale de l’universel, ou son dévoiement depuis 1989, semble se diriger vers la recherche d’une nouvelle totalité – incluse dans et à travers le langage – par l’intermédiaire de tentatives telles les intégrations régionales tout autant que par la constitution de nouveaux mini-États nationaux.

15Si « nous » avons raison et si nous sommes justes, alors « nous » menons une guerre définie comme juste à l’avance ; il y aurait des causes « justes » [22]. Le langage de la guerre prétendue juste, celui des puissants, est du domaine du précepte, du commandement, de la seule et unique vérité. C’est un raisonnement circulaire. Le langage totalitaire dans une démocratie est associé à la puissance avec pour ambition de devenir absolu et, de nos jours, mondial. Il est essentiel aux sociétés démocratiques d’avoir une ou plusieurs langues en commun, mais en même temps de cultiver la traduction, la transformation, la transition. Cela évite de rendre l’urgence permanente. Ironiquement, la plupart de ce qui a été imputé par le passé aux communistes, au bloc soviétique et aux autres pays socialistes en termes de langage politique faux, est maintenant adopté par le discours états-unien ainsi que par la vulgate néolibérale. Un pays tel que les États-Unis gardant Guantanamo ou transférant illégalement des personnes, pratiquant la torture, faisant la guerre dans le monde entier et se mettant au-dessus de la loi internationale, se permet maintenant de « représenter » un modèle de paix et de démocratie. La construction de la démocratie est de plus en plus difficile à distinguer de l’intervention militaire et de l’occupation, alors que le renforcement de la sécurité partout va à l’encontre de la justice, des libertés individuelles, de la souveraineté des États et de la démocratie. Le glissement langagier accompagnant ce processus contribue à la production de terroristes par la criminalisation internationale des migrants ou des propres citoyens, surtout des plus pauvres et défavorisés. Ceci n’empêche pas le fait que tous les systèmes juridiques soient établis sur l’exclusion. Le langage des droits sera insuffisant dans la mesure où aucun langage quel qu’il soit ne donne de garantie. Aucun langage ne peut échapper au mécanisme binaire de la pensée. Une politique du langage (« droits », « justice », « morale », etc.) préexiste nécessairement dans tout langage. La politisation peut être un outil contre la violence aveugle, mais hélas non une garantie, étant donné que le politique est « antérieur » et inhérent au langage. Il faudra apprendre à vivre dans l’incertitude et la modération.

16En employant le mot « terreur » plutôt que « terrorisme », en effaçant la différence significative entre ces deux termes, en oubliant la terreur exercée par l’État, on invente un terme générique indéterminé et un ennemi « absolu », finalement et fondamentalement un « pas-nous » : le terrorisme. Un déplacement important dans la signification et la structure du monde est opéré. « L’ère de la terreur » attribuée à quelques États (« États voyous »), est à présent également perçue comme une menace transnationale, dérivée d’une idéologie islamiste (comme le communisme autrefois). La déterritorialisation fait également partie du mode opératoire de la « terreur » et du « terrorisme ».

17Terrorisme et terreur sont projetés sur l’ennemi ; ils sont privés de contexte, de raison, de cause, d’histoire, restent inexplicables, irrationnels. Puisqu’ils sont attribués à l’autre, l’État est dégagé de tout soupçon de produire des terroristes ; il s’approprie la définition à la fois du « droit de la guerre » (jus in bello) et du « droit de faire la guerre » (jus ad bellum). Les attaques « terroristes » sont maintenant en grande partie exagérées. Le degré de puissance militaire destructrice occidentale « leur faisant face » est sous-évalué. La cause et le résultat sont inversés.

18Toute signification dépend de son contexte. Comme le montre très pragmatiquement R. Goodin, la distinction et « la déconnection entre le jus in bello et le jus ad bellum semble juste, civilisée, quand il s’agit de l’application standard de la doctrine de la guerre juste aux guerres ordinaires et aux combattants ordinaires. Mais transposer l’idée de la guerre juste au cas du terrorisme semble mener pour le moins à des conclusions inconfortables » [23]. Le « terrorisme », maintenant appelé la « terreur » selon le langage de Bush, est néanmoins créé et maintenu par l’État et sa propre violence dans un processus de réciprocité déclarée. Les États jouent le jeu des terroristes quand ils limitent les libertés et les droits de l’homme, quand ils dévaluent la citoyenneté, ce qui conduit à une érosion de la stabilité sociale et de la paix dans le monde. L’aspect le plus remarquable du comportement des terroristes est la recherche de la provocation par laquelle ils réorientent l’agression vers les populations elles-mêmes. Quelques États se conduisent également de cette façon.

19Il est utile de comprendre que les rapports « Orient/Occident », « Est/Ouest », « masculin/ féminin », « bien/mal » sont autant de formes de partage de la raison[24], puisqu’ils soulignent, notamment de nos jours, le fossé dans « la modernité fluide » [25] entre ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors : citoyens/migrants. J’ai suggéré à cet égard le concept de citoyen manquant[26]. Le conflit le plus nocif résultant d’une telle dynamique est actuellement le conflit généralisé entre l’Occident et le monde musulman. Il se traduit en termes mondialisés par la « guerre à la terreur » de quelques pays occidentaux contre l’idéologie islamiste extrémiste. Mais les cultures islamiques doivent remodeler et développer leur imagination politique autant que l’Occident.

20Les actes terroristes traduisent l’état d’esprit (des « terroristes »), un certain état des affaires politiques et matérielles, les espoirs des populations. Mais perpétuer la traduction désamorce la violence [27]. Nous devons surmonter l’actuelle impasse épistémologique de la planète [28] en redoublant l’effort de traduction. La crise actuelle des connaissances a certainement des origines multiples dont la fin de la guerre froide et de la division capitalisme/communisme, la condition post-coloniale et ses effets en retour [29]. Liées à ces dernières, des raisons historiquement plus profondes apparaissent au confluent de la suprématie des États-Unis, d’une certaine arrogance politique occidentale, des humiliations historiques et des actes terroristes spectaculaires, suivis d’une sécurisation mondiale nocive à la démocratie et à la paix. La terreur et le terrorisme qui convergent dans les « forces du mal » connues sous le nom de « terreur » viennent maintenant d’un supposé ailleurs extérieur absolu. Un refoulement a été opéré [30].

21Le terrorisme est une occasion de déplacement politique global vers la droite au moyen de stratégies antiterroristes répressives par lesquelles les États régiront les frontières et criminaliseront l’immigration [31]. Le lien entre la (dé)colonisation et les migrations, rendu visible en 2005 dans les banlieues, est généralement [32] ignoré. Il y a une résistance à voir ces événements comme politiques.

22On entend dire en France que l’Islam devrait être dépolitisé. Mais aucune religion ne peut l’être intrinsèquement. On a également trop attribué l’origine du terrorisme à la religion, alors que celle-ci semble être seulement un véhicule pour une large gamme d’idéologies [33]. Le politique, dans la mesure où il est ambivalence et tension, est « premier » et vient avec la vie elle-même. La religion est alors prétexte. Il n’existe certainement aucun « terrorisme » sans État(s) représentant tout à la fois son cadre, sa possibilité d’existence et son ennemi. Par le langage, on entreprend d’exclure la « religion » ou la « culture » de l’autre du domaine du respectable. Les mécanismes de tels conflits en tant que religieux, ethniques ou culturels sont l’identification et la dépolitisation, contribuant ensemble à cultiver la violence.

23Dans leur construction croissante comme « exception » durable, la « terreur » et le « terrorisme » répondent aux mêmes caractéristiques que n’importe quelle autre « exception globale » contemporaine. La construction de la généralisation et de la nouvelle règle est maintenue hors de portée de l’autre. Le langage doit naturellement être protégé de la traduction absolue du discours unidimensionnel politique, et son statut politique en tant que traduction devrait être reconnu : le langage et la compréhension ne peuvent fonctionner que si les significations et les lectures sont multiples, même si l’« original » est vu comme une traduction [34].

24Traduit de l’anglais par Mountaha Kobsi, adapté par l’auteure

Notes

  • [*]
    La version originale (anglais) du texte ici écourté a été publiée intégralement sous le titre « Terror/ism as the Political or as Heterogeneity » auprès de l’éditeur en ligne ACCEDIT : hhttp:// www. accedit.com/articles_fiche_gen.php?id=119
  • [1]
  • [2]
    R. Ivekovi?, Balcanizzazione della ragione, Manifesto libri, Rome, 1995; Autopsia dei Balcani. Saggio di psico-politica, Cortina, Milan, 1999.
  • [3]
    Voir les travaux de Saskia Sassen.
  • [4]
    Goodin (What’s Wrong with Terrorism?, Polity Press, Cambridge, 2006) donne une pléthore d’exemples de création de terroristes par simple qualification.
  • [5]
    cf. les articles de R. Samaddar et d’A. Brossat dans ce numéro.
  • [6]
    M. Bishara, « Des guerres asymétriques au “chaos constructif” », Le Monde diplomatique, oct. 2006, p.4-5.
  • [7]
    Vandana Shiva, interview « CODICE LIBERO », il manifesto, 29-9-2006, p. 14. cf. livres du même auteur.
  • [8]
    Voir l’article d’A. Brossat dans ce numéro.
  • [9]
    J. Large, « Democracy and Terrorism : The Impact of the Anti », in Judith Large and Timothy Sisk, Democracy, Conflict and Human Security, International IDEA, Stockholm, 2006; Philip S. Golub, « État d’urgence permanent. Cinq années de “guerre au terrorisme” », Le Monde diplomatique, sept. 2006, p. 18-19.
  • [10]
    G. Chakravorty Spivak : « La résistance suicidaire est un message inscrit dans le corps quand aucun autre moyen ne passe. C’est à la fois exécution et deuil, à la fois pour soi et l’autre, où vous mourez avec moi pour la même cause indépendamment du camp dans lequel vous êtes, avec l’implication qu’il n’y a rien de déshonorant en une telle mort partagée et innocente. C’est une égalité dans la disgrâce appelée par le refus de réponse, une “réponse” requérant si peu naïvement la dureté qu’elle n’en est même pas une, comme d’Israël à la Palestine » « Ethics and politics in Tagore, Coetzee, and certain scenes of teaching », in Diacritics 32.3-4, décembre 2004.
  • [11]
    C’est ce que R. Aslan pense selon P. Mishra dans « The Misunderstood Muslims », The New York Review of Books, 17 novembre 2005, p. 15-20.
  • [12]
    R. Ivekovi?, « La civilisation de la mort », Migrations littéraires n° 21, Paris, été 1992, p. 42-60; Balcanizzazione della ragione, op. cit.
  • [13]
    R. Ivekovi?, Le sexe de la nation, Léo Scheer, Paris, 2003; Dame Nation. Nation et différence des sexes, Longo, Ravenne, 2003; « De la traduction permanente », Transeuropéennes n°22, 2002, p. 121-145.
  • [14]
    J. Rancière, La Mésentente, Galilée, Paris, 1995.
  • [15]
    E. Varikas, Penser le sexe et le genre, PUF, Paris, 2006.
  • [16]
    R. Ivekovi?, « French Suburbia 2005 : the return of the political unrecognised », 17-11-2005, hhttp:// www. mondialisations. org/ php/ public/ art.php?id=21678&lan=EN
  • [17]
    Giorgio Agamben, Homo sacer, Stanford UP, Stanford, 1998. L’exception sous-tend toute construction politique de même que le paradoxe existentiel lui-même. Mais Agamben est abstrait. Voir Roberto Esposito qui travaille sur les aspects réparateurs de l’immunité ne menant pas à l’(auto-)destruction.
  • [18]
    D. Bigo nous met en garde contre la confusion de l’exception et de l’urgence ; mais celle-ci n’est-elle pas une forme d’exception? D. Bigo, « De “l’état d’exception” », NAQD n° 24.
  • [19]
    John B. Judis, « The Chosen Nation : the Influence of Religion on US Foreign Policy », in Policy Brief N°37, Carnegie Endowment for International Peace, March 2005; www. carnegieendowment. org/ pubs
  • [20]
    Terme de Balibar interviewé par Ida Dominijanni, il manifesto, 11-0-2002.
  • [21]
    Priyamvada Gopal, « Poisonous fairytale », The Guardian, 13 juillet 2006, p.13; Tom Judt, « The New World Order », The New York Review of Books, 14 juillet 2005, p. 14-18.
  • [22]
    Michael Walzer, Just and Unjust Wars, Allen Lane, Londres, 1977.
  • [23]
    Robert. E. Goodin, What’s Wrong with Terrorism?, op. cit., p. 16.
  • [24]
    R. Ivekovi?, « Reconnaître ou non le partage de la raison », Transeuropéennes 23, 2003, p 259-278.
  • [25]
    Z. Bauman, Liquid Life, Polity Press, 2005.
  • [26]
    R. Ivekovi?, « Gefärliche Klassen », Lettre International n°71, hiver 2005, p. 120-121; « Le retour du politique oublié par les banlieues », Lignes n°19, février 2006; « Banlieues, sexes et le boomerang colonial », Multitudes n° 24, printemps 2006; « French riots 2005 », Refugee Watch N° 27, 2006, MCRG, Kolkata.
  • [27]
    R. Samaddar, The Politics of Dialogue, Hants (GB), Ashgate, 2004.
  • [28]
    R. Ivekovi?, « Penser après 1989 avec quelques livres », Transeuropéennes n°17, 2000, p.152-162.
  • [29]
    Bartolomé Clavero, Freedom’s Law and Indigenous Rights. From Europe’s Oeconomy to the Constitutionalism of the Americas, University of California at Berkeley, 2005. Également : R. Samaddar : « Loi et terreur : le constitutionnalisme colonial », Diogène n° 212, 2005, p. 22-42.
  • [30]
    cf. l’article d’Artemy Magun dans ce numéro.
  • [31]
    R. Ivekovi?, « Ragione con-divisa, fra passione e ragione », in La Frontiera mediterranea. Tradizioniculturaliesviluppolocale, a cura di P. Barcellona e F. Ciaramelli, Dedalo, Bari, 2006, p. 63-73.
  • [32]
    Jim House & Neil Macmaster, Paris 1961. Algerians, State Terror and Memory, OUP 2006.
  • [33]
    J’en ai discuté avec F. Benslama au séminaire Partage de la raison II le 31 mai 2006, CIPh (« Religion et relations Est-Ouest »).
  • [34]
    A. Nadotti : « In the Infinite Labour of Translation an Impossible Map Emerges », hhttp:// translate.eipcp.net/transversal/1107