Horizons

1À l’heure où triomphe, dans les médias, la nov’langue de la « gouvernance » actuelle, vouée aux sirènes du parler-clair et du penser-bref, ce numéro de Rue Descartes a voulu repenser à nouveaux frais le vieux différend entre le clair et l’obscur. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement/ et les mots pour le dire arrivent aisément » : ces vers de Boileau, au Chant I de son Art poétique, sont si connus que l’on finit par en oublier les problèmes redoutables qu’ils soulèvent, et, au premier chef, celui d’une clarté dont le concept ne saurait aller de soi. D’une part, la clarté génère son propre mythe national, celui de cette « clarté française » que l’on retrouvait, il y a peu, invoquée dans la Lettre aux éducateurs de Nicolas Sarkozy, reprenant l’antienne de la « tradition française de la pensée claire », couplée à ce que serait le « penchant si français pour la raison universelle ». Ensuite, la clarté ne saurait être confondue avec la simplicité, l’évidence, voire la transparence ou la limpidité... Être clair, pour les politiciens soucieux de se conformer aux attentes supposées des masses, c’est aujourd’hui « faire simple », de plus en plus simple, et c’est aussi faire bref, de plus en plus bref...

2Le couple du clair et de l’obscur fait office aujourd’hui de discriminant, servant à exclure et arraser tout ce qui, de l’abstrait à l’abscons en passant par le fumeux, le vague et le jargonnant, ne souscrit pas aux normes d’une communication formatée. Une certaine écriture journalistique constituerait, ici, un bon indice de la nov’langue actuelle. Quant au « jargon », ne renvoie-t-il pas, toujours, à l’opacité de l’autre, qu’il importe de stigmatiser pour mieux se défendre, peut-être, de son intolérable séduction ?

3La question requiert une archéologie de ces notions complexes que sont le « clair » et l’« obscur », indissociables d’une histoire et d’une politique de la langue. De cette « obscure clarté », Henri Meschonnic, naguère, formula l’aporie constitutive, tout en réinscrivant les débats du clair et de l’obscur dans leur fondamentale historicité [1]. Qu’un certain maniement de l’obscurité puisse être salvateur, lié à une économie des sujets en temps troublés, à un art d’écrire et à une forme d’invention de soi, c’est ce que montre Sophie Gouverneur au sujet de Léo Strauss. L’injonction de clarté, souvent issue d’un souci louable de démocratisation du savoir, se fait volontiers « tyrannie de la clarté », pour reprendre le sous-titre d’un livre stimulant d’Éric Méchoulan [2], tandis que la « mauvaise langue », à l’heure de la construction européenne et des débats sur l’identité nationale, tend à redevenir le sabir, le jargon, l’étrangeté de l’autre. Le corollaire d’une certaine clarté du discours, y compris philosophique, c’est, comme le montre ici Jean-Michel Rey, la mise en œuvre « d’un principe d’autorité sur la provenance duquel il faut s’interroger ».

4Simplifier à l’extrême la langue, et l’activité de pensée qui en est le corollaire, refuser ce qu’Hermann Broch nommait l’« obscurité de la profondeur », est-ce une opération de clarification ou un procès d’appauvrissement ? Prêtons l’oreille à ce qu’écrivait Chateaubriand dans ses Remarques sur la traduction de Milton : « Quand l’obscurité a été invincible, je l’ai laissée : à travers cette obscurité on sentira encore le dieu. » C’est qu’une certaine frappe de la lettre compose avec les prestiges et les profondeurs de l’obscur, comme semble l’avoir compris un certain XIXe siècle, indissolublement littéraire et philosophique. À preuve, cet admirable jugement de Baudelaire sur Hugo : « Non seulement il exprime nettement, il traduit littéralement la lettre nette et claire ; mais il exprime, avec l’obscurité indispensable, ce qui est obscur et confusément révélé [3]. » Alors, « Clair ? Obscur ? », pour reprendre le titre de l’article de Richard Rand, commentateur de Derrida lisant L’Arrêt de mort de Blanchot ?

5Mais il importe, là encore, de distinguer, soupeser, discriminer… clarifier ? C’est qu’il ne va pas de soi que le clair soit identifiable au simple, ni que la clarté figure encore, pour nous autres modernes, cette évidence immédiate qu’elle pouvait représenter pour Descartes écrivant, dans les Principes de la philosophie : « […] j’ai remarqué que les philosophes, en tâchant d’expliquer par les règles de leur logique des choses qui sont manifestes d’elles-mêmes, n’ont rien fait que les obscurcir. » Les articles d’Éric Méchoulan et de Bruno Clément, montrent comment un certain XVIIe siècle, joue un rôle central dans l’économie de la clarté. Pour Pascal, « la quête qui nous anime tient à l’ombre qui nous suit » (É. Méchoulan) ; quant à Descartes, la langue qu’il cherche à forger « langue inexistante donc, mais dont il postule la nécessité, permettra en un seul geste d’énoncer, de prendre en compte et de mettre en œuvre l’évidence, la simplicité, la “distinction” des idées dont les pensées humaines ne sont que la combinaison complexe » (B. Clément). Caroline Jacot-Grapa, pour sa part, analyse la présence du clair-obscur au cœur même de la pensée de Diderot, tout en étant attentive à la dimension picturale du clair-obscur [4].

6Le clair-obscur de la langue est au cœur des disputes philosophiques les plus actuelles. Il innerve le différend entre philosophies analytique et « continentale ». La polémique menée naguère par Sokal et Bricmont, lesquels prétendaient dénoncer les usages d’une langue philosophique réduite par eux, soit au « jargon » de la théorie, soit au démon de la métaphore, trouve sa généalogie dans le débat entre Philalèthe et Théophile, au chapitre X, « De l’abus des mots », des Nouveaux essais sur l’entendement humain de Leibniz : à Philalèthe-Locke, qui proscrit les mots auxquels « on n’[…] attache point d’idée claire », Théophile-Leibniz répond en considérant qu’« il y a, mais rarement, des obscurités pardonnables et même louables ». Rien de nouveau sous le soleil, même si le débat a gagné en âpreté, à l’heure où il est devenu de bon ton de conspuer la langue de la théorie, souvent assimilée à cette « pensée soixante-huit » dont Serge Audier, dans un livre récent, a déconstruit avec rigueur les attendus [5]. Ce qui fait défaut aujourd’hui, c’est une phénoménologie du comprendre. Car assimiler le complexe et l’obscur, n’est-ce pas risquer de perdre tout contact avec l’intraduisible à l’œuvre dans la langue ? Quid alors de textes comme ceux de Walter Benjamin, dont Antoine Berman, dans un de ses séminaires au Collège international de philosophie, disait : « À la limite, on ne les “comprend” jamais entièrement. Pourtant, les textes de Benjamin sont “illuminants”. De quelle nature est cette illumination liée substantiellement à l’obscurité ? […] Tous les textes de Benjamin sont écrits à ce niveau où le langage est magique, c’est-à-dire sans la médiation de raisons et d’éclaircissements [6] » ? Plus largement, qu’en est-il du processus même de la compréhension, envisagée dans son mouvement singulier, sa gestuelle spécifique ? Toute position sur la clarté engage alors une position sur l’être ou la motricité de la langue, voire sur le fait que « les mots ne contiennent pas assez », comme le dit le poète Jean-Louis Giovannoni, dans l’entretien qui lui est consacré.

7Et pourtant, on le sait bien, certain maniement de l’obscurité peut se faire effet de pouvoir, intimidation symbolique, exclusion des non-initiés. Transmettre, cela passe aussi par le fait de traduire en langue claire des notions complexes – et c’est bien là qu’il importe de distinguer clarification et simplification, obscurité et complexité, tout en faisant sa part à l’histoire des rapports complexes du clair et de l’obscur. Ce qui importe, c’est bien la « clairvoyance », comme l’établit Michel Deguy, réactivant un certain usage poético-pensant du schématisme kantien, et posant l’enjeu comme celui même du poème : « Ce qui est est intelligible. Mais de quelle intelligibilité se soucie la poésie, obstinément, par quel biais spécifique, non réduite au silence ? »

8Aussi ne trouvera-t-on, dans ce numéro, ni revendication de clarté pure, ni pur « éloge de l’ombre », pour paraphraser un texte de Tanizaki – le Japon est toutefois bien présent, avec l’article de Yuji Nishiyama –, mais bien plutôt une série d’interrogations sur les modalités d’un différend très actuel.

Notes

  • [1]
    H. Meschonnic, De la langue française : essai sur une clarté obscure, 2001, Hachette Littérature.
  • [2]
    É. Méchoulan, Le Crépuscule des intellectuels, de la tyrannie de la clarté au délire d’interprétation, 2005, Nota Bene, Québec.
  • [3]
    C. Baudelaire, « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains », in Œuvres complètes, éd. de la Pléiade, 1968, Paris, Gallimard, t. II, p. 704.
  • [4]
    Voir R. Verbraeken, Clair-obscur, histoire d’un mot, 1979, Librairie des arts et métiers édition. Je remercie Jeanette Zwingenberger de m’avoir communiqué cette référence.
  • [5]
    S. Audier, La Pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, 2008, Paris, La Découverte.
  • [6]
    A. Berman, L’Âge de la traduction, « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin, un commentaire, texte établi par I. Berman avec la collaboration de V. Sommella, 2008, Presses Universitaires de Vincennes, « Intempestives ».