Dire la vérité de l'obscur : Pascal et la lecture

Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir,
d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ;
aujourd’hui je connais en partie,
mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu.
Épîtres de saint Paul, 13, 12.

1En bon moderne, Pascal sait que les choses ne sont plus étales sous nos yeux comme une plaine de haut contemplée, mais qu’elles apparaissent en fonction du regard qui les perçoit : nul savoir qui ne soit perspective [1]. Nul savoir donc qui n’implique des angles morts. Il s’agit alors pour lui de favoriser une perception ordonnée des angles morts du savoir – un regard par conséquent latéral et non panoramique, ou, plus précisément, oblique et circulaire, déterminant par l’obliquité des coupes transversales le cône du savoir moderne. Ces figures du savoir, Pascal en dessine l’ombre portée sur la vie de tous les jours. Car le savoir n’est pas simple affaire de lumières : il faut y discerner des leçons de ténèbres. Pascal recherche ce que l’homme rejette dans l’ombre, puisque l’ombre est ce qui rend humaine la lumière. Dieu seul est Lumière, mais il sait s’accommoder à nous, il entend se proportionner à notre état, pour mieux nous le faire voir et l’illuminer tout ensemble. C’est ainsi qu’il se révèle autant par ce qu’on en voit que par ce qu’il nous cache. À la passion de savoir doit s’accorder la générosité de l’ombre. La lumière n’est avant tout qu’un espoir, l’espoir d’être autre ; l’obscurité est le simple sentiment d’être – tous deux sont nécessaires et font l’humain : « S’il n’y avait point d’obscurité, l’homme ne sentirait pas sa corruption ; s’il n’y avait point de lumière, l’homme n’espérerait point de remède. Ainsi, il est non seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit caché en partie, et découvert en partie, puisqu’il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu [2]. » On doit céder à son ombre jusqu’au point où la vision s’y ordonne : kairos du point de vue dont il faudrait trouver l’organisation secrète. Ce point imperceptible n’est autre, pour Pascal, que le péché originel : « folie devant les hommes, mais on le donne pour tel [...] cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, “sapientus est hominibus”. Car, sans cela, que dira-t-on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. » (§ 589)

2Comme dans la peinture où progressent de silencieuses perspectives à partir des jeux d’ombre et de lumière, le clair-obscur des êtres n’apparaît que du point de vue de ce péché originel, par où se réverbère l’ancienne lumière paradisiaque sous les traits noircis de notre condition humaine. C’est ce clair-obscur des êtres, cette double nature de l’humain qui fonde toute connaissance comme perspective. Mais ainsi fondée, on perçoit bien la difficulté à en ordonner l’ensemble : quel peintre pourrait crayonner les innombrables et tortueux reliefs des êtres ? Quel œil pourrait légitimement contempler tout le cône du savoir et du non-savoir ? Ce ne peut être un seul regard de connaissance : comment connaître le non-savoir ? Il ne saurait donc être question d’user uniquement de la lumière étale de la raison. Pour Pascal, il y faut surtout l’ombrage accueillant de la charité. C’est pourquoi le modèle de celui qui se tient au sommet du cône, susceptible de discerner aussi bien l’illumination du savoir que la misère de la méconnaissance, est le Christ. En même temps, le Christ est reflet de notre double condition : à le regarder, nous pouvons exercer notre œil aux obstacles de la lumière et de l’ombre. À tout cône, à toute perspective, il faut un centre : « Jésus-Christ est l’objet de tout, et le centre où tout tend. Qui le connaît connaît la raison de toutes choses. » (§ 419) Le projet apologétique de Pascal est quête d’un centre, ordonnance d’une perspective, étagement des connaissances et des méconnaissances. Il ne donne pas un état du savoir (même chrétien), il assigne les conditions d’une recherche pour la formation d’un nouvel être : c’est bien d’une paideia chrétienne dont il s’agit [3]. Nul savoir n’est heureux s’il ne conduit à la déprise de soi, nulle méconnaissance n’est souhaitable si elle n’amène à la considération de sa faiblesse : tout ce qui permet de nous connaître décentré, concourt à notre reconnaissance d’un centre (à la façon dont on part en reconnaissance). C’est pourquoi les considérations épistémologiques cèdent devant les nécessités (que Michel Foucault, dans ses dernières recherches, appelait aléthurgiques) : dire la vérité des êtres, dire la vérité aux hommes, c’est prendre le risque de l’obscur.

3Notre misère est bien sûr ce qui nous aveugle : l’obscurité nous est cruelle et nous semblons désirer en être débarrassés, d’où les tentatives d’y voir clair, de projeter l’éclairage d’une science sur les incertitudes de notre monde. Pourtant la lumière jetée sur le monde n’assouvit bien souvent que notre désir de savoir, nous aveuglant de plus belle. La misère ne consiste pas seulement à nous méconnaître, elle tient aussi à la curiosité inquiète qui nous envoie sans cesse à la recherche des choses. Et l’on croit du coup les posséder, alors que « nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. » (§ 647) Les chercherions-nous que nous ne pourrions les tenir assujetties, à notre disposition : « toutes les occupations des hommes sont à avoir du bien et ils n’ont ni titre pour le posséder justement, ni force pour le posséder sûrement. De même la science. » (§ 702) Toute volonté de savoir suppose une assurance, et donc quelque part un savoir, de cette volonté. Alors que Pascal insiste sur la fragilité de nos assurances, la minceur de nos savoirs, les faillites de notre volonté. Et il est vain d’arguer d’un progrès des connaissances. Pascal fait par avance le procès d’un tel argument : « Tout ce qui se perfectionne par progrès périt aussi par progrès. » (§ 652) Nos connaissances pourrissent et meurent aussi bien que nos contemporains.

4L’exigence de clarté suppose souvent que la vérité n’est atteignable que par ce moyen. Pour Pascal, là est l’erreur, car « à la fin de chaque vérité il faut ajouter que l’on se souvient de la vérité opposée » (§ 493). Celui qui l’oublie trouve dans la clarté du savoir qu’il mobilise un plus exemplaire aveuglement. Encore une fois, c’est affaire d’ombre et de lumière ; une vérité ne vient jamais seule, sa puissance d’illumination l’engage à voiler la vérité contraire qui l’accompagne – comme son ombre. Prenons un exemple :

5Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance ; les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne, mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure.

6Ainsi se vont les opinions succédantes du pour au contre selon qu’on a de lumière. (§ 83)

7Face à une évidence d’ancien régime (honorer les Grands), ou face à sa contestation bientôt tout aussi évidente, on ne peut que suivre ce mouvement incessant des vérités du pour au contre : non simple jeu de paume des opinions, mais spirale de lumière et d’ombre. À leur niveau, les gens du peuple ont raison d’honorer les Grands, puisque ceux-ci doivent assurer leur protection et leur survie (telle est la vocation des Grands : qu’ils ne la respectent pas et on leur manquera bientôt de respect). Mais ceux qui réfléchissent reconnaissent vite que les hasards de la naissance ne font pas la personne de qualité, et donc les méprisent avec justesse. Cependant ils s’aveuglent en même temps sur une autre nécessité que les personnes plus habiles saisissent, à savoir la nécessité du respect pour la continuation de la paix sociale. Néanmoins, cette paix mondaine n’est rien eu égard au Royaume des cieux dont les dévots font leurs délices, et derechef on méprise ces Grands qui sont pécheurs et point assez zélés. Enfin, les chrétiens parfaits comprennent qu’il faut quand même les honorer par une autre lumière, celle de la charité. À chaque section du cône du savoir, une vérité s’établit qui a son point de justesse et son plan d’aveuglement. On s’élève dans l’ordre du savoir si l’on parvient à ne pas oublier toutes les vérités intermédiaires, si l’on arrive à conjuguer l’immédiateté de chaque vérité à la médiation de l’existence qui nous en fait parcourir les figures.

8Car, pour Pascal – il faut insister sur ce point tant cela semble aller contre nos habitudes de pensée –, ce n’est pas l’existence qui est immédiate et la vérité un procès de médiation, mais juste le contraire : c’est dans l’interminable médiation de l’existence, sous le couvert accueillant de l’existence, que les fragiles instants de vérité ont lieu comme autant de points d’irradiation qui diffusent leurs lumières propres : « Ces grands efforts d’esprit où l’âme touche quelquefois sont choses où elle ne se tient pas ; elle y saute seulement, non comme sur le trône pour toujours, mais pour un instant seulement. » (§ 677)

9Il faut donc prendre en compte la part de ténèbres qu’apporte chaque connaissance, mais aussi l’impossibilité de métamorphoser les individus par les seules vertus de la raison et du savoir. Toute transformation authentique passe par l’inscription dans le corps des nouvelles coutumes de la pensée. C’est, comme le dit Simone Weil dans un élan fortement pascalien, « un travail où le corps a toujours part, comme lorsqu’on apprend l’alphabet d’une langue étrangère : cet alphabet doit rentrer dans la main à force de tracer les lettres. En dehors de cela, tout changement dans la manière de penser est illusoire [4]. » Faire appel à la raison ne suffit pas pour transformer les êtres : une manière de penser est aussi une manière de vivre. Sinon on a vite affaire à une vérité essoufflée. « Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit. […] Quand on ne croit que par la force de la conviction, et que l’automate est incliné à croire le contraire, ce n’est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces, l’esprit par les raisons qu’il suffit d’avoir vues une fois en sa vie, et l’automate par la coutume, et en ne lui permettant pas de s’incliner au contraire. » (§ 671). La connaissance qu’apporte la raison n’est que méconnaissance du corps si elle oublie la force exercée par l’habitude. D’où le soin apporté par Pascal à analyser les puissances respectives de la coutume et de la raison. Il ne s’agit pas là de traditionalisme obtus, mais du souci de produire les effets les plus justes et les métamorphoses les plus vivaces, dans un monde que la vérité et la justice seules ne règlent pas. Il faut sauver le savoir de ses propres prétentions à faire la lumière sur tout et n’importe quoi.

10« La vérité est si obscurcie en ce temps, et le mensonge si établi, qu’à moins que d’aimer la vérité on ne saurait la connaître » (§ 627). Toute vérité est ombrageuse : elle fait de l’ombre à la vérité contraire. Mais il y a aussi une vérité de l’ombre, parce que précisément existe une misère de la vérité, une impuissance qui lui est propre. Nul n’y accède qu’à aimer la vérité – et non à la désirer ou à l’idolâtrer pour les bénéfices de la lumière qu’elle prodigue, que ce soit sur les objets qu’elle éclaire ou sur les sujets qui la découvrent (d’où les faux appétits de la gloire humaine). Pour l’idole de la vérité, il faut le temple de la science. Pour l’amour de la vérité, il faut l’ombre de la charité : « On se fait une idole de la vérité même, car la vérité hors de la charité n’est pas Dieu. » (§ 721) Les vérités savantes sont souvent des vérités malades, aveugles de s’être gavées de tant de lumières. Mais si l’on reconnaît que l’homme est ténèbres, alors aimer la vérité de ces ténèbres, c’est aimer l’autre et en respecter la vérité propre.

11Tel serait le mouvement de la paideia chrétienne, proche et cependant inverse de la logique savante qui ne sait pas voir que l’on peut abuser des vérités – « or l’abus des vérités doit être autant puni que l’introduction du mensonge ». La charité est ce qui permet à la vérité de ne pas sombrer dans la tyrannie, dans l’abus de pouvoir. Sans doute le savoir moderne s’instaure-t-il comme un instrument de lutte contre la tyrannie et l’abus de pouvoir, contre les méfaits de l’ignorance et des superstitions. Il n’en demeure pas moins qu’il s’aveugle sur ses propres dangers, faute de reconnaître la logique du clair et de l’obscur. À force de lutter, avec justice, contre l’obscurantisme, on risque de ne plus discerner les degrés de l’opacité ou de ne plus pénétrer les vertus de l’ombre.

12Traquer toutes les ténèbres pour en débarrasser le monde, faire une pleine lumière sur les moindres gestes et les plus obscures pensées est vœu de tyran. Prendre la mesure de notre opacité à nous-même ne signifie pas pour autant se satisfaire de notre méconnaissance ou de notre aveuglement. Juste au contraire, c’est le moyen d’une éducation des êtres qui leur permet de mesurer leur juste prix et de sonder la puissance inscrite en leur faiblesse :

13Contrariétés.

14Après avoir montré la bassesse et la grandeur de l’homme.

15Que l’homme maintenant s’estime son prix […] : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante.

16Je voudrais donc porter l’homme à désirer d’en trouver, à être prêt et dégagé de passions, pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s’est obscurcie par les passions ; je voudrais bien qu’il haït en soi la concupiscence qui le détermine d’elle-même, afin qu’elle ne l’aveuglât point pour faire son choix. (§ 110)

17En ce rejet des passions, on peut bien sûr voir l’obsession d’une époque. Au XVIIIe siècle, déjà, on sera convaincu qu’il est possible de les gérer et de les faire servir au bien individuel et collectif. Mais l’essentiel est de saisir cette logique de l’ombre et de la vérité, de l’obscurcissement et de la lumière. Le savoir, en jetant savoirs et pratiques du monde dans un grand livre manipulable rapidement par tous (au moins idéalement), n’impose pas forcément le meilleur rythme à notre lecture de la nature et des hommes. Nous sommes plongés trop vite dans le rapide courant des connaissances. Or « quand on lit trop vite ou quand on lit trop doucement, on n’entend rien » (§ 38). Le juste rythme de la lecture est celui qui nous balance de vérité en vérité contraire, de savoir en savoir opposé, afin de nous acheminer vers ce qui nous attend. Le clair-obscur est aussi affaire de vitesse.

18Qui veut trouver une assiette dans le flux des savoirs et des non-savoirs doit s’entraîner à la lecture, ou s’y laisser entraîner. Loin de chercher seulement les diverses écritures de la Nature, si Pascal a bien le souci du chiffre et des codes (« le Vieux Testament est un chiffre », (§ 259), il s’agit, pour lui, d’un moyen indispensable à la lecture du rapport entre vérité et figuration. « La vérité est bien dans leurs opinions [au peuple], mais non pas au point où ils se figurent. » (§ 85) S’il existe une vérité universelle, elle est seulement assignable localement. Pour le peuple, il y a de la vérité dans ce qu’il pense, mais non là où il la présente. Problème de perspective : se figurer, c’est tâcher de prendre la juste perspective, de calculer un rapport entre le lieu d’observation et l’objet observé quand le plan de la vérité coupe le cône du temps social. En ce sens, les demi habiles sont plus dangereux que le peuple (de même les dévots semblent plus dangereux que les habiles) : ils placent bien une vérité où elle doit se trouver, mais ils en usent mal pour la société, ils figurent mal faute d’une juste perspective. Pour le dire autrement, ils abusent d’une vérité ou d’une lumière jetée sur les affaires du monde faute de savoir en disposer les divers éléments.

19Pascal reprend ici la manière de saint Augustin, lorsque celui-ci conjoint l’administration divine des affaires humaines et la lecture des processus de figuration :

20Le Seigneur combat l’erreur des juifs, d’après qui le repos du septième jour était tel que, depuis, Dieu ne faisait plus rien. Or […] ce repos ne signifie pas que Dieu, une fois la tâche accomplie, ait fait une pause, mais qu’il a cessé de créer les choses de la nature dès qu’elles eurent reçu leur achèvement, sans laisser pour autant de les gouverner [in administrandis operetur] jusqu’à maintenant. Les juifs ne comprenaient pas les observances du sabbat […] et dans l’organisation de leur vie [pro temporum dispensatione] ils suivaient charnellement l’ombre dont le corps, pour ainsi dire, c’est-à-dire la vérité devait nous être donné. […] Ainsi donc, le Seigneur n’a point abrogé l’Ancien Testament, mais il nous force à le bien entendre [sed cogit intellegi] : il n’a pas aboli le sabbat pour détruire ce qu’il figurait [figurabatur], il l’a plutôt dévoilé afin de faire paraître ce qu’il cachait [tegebatur] [5].

21C’est toute l’administration divine qu’il s’agit de savoir lire, en ne la confondant pas avec la simple dispensation des signes du quotidien. Ou plus précisément en sachant lire derrière les diverses dispensations humaines les dispositions de la providence ou les dispositifs de vérité. Pourtant, il ne s’agit pas uniquement d’un processus herméneutique qui dévoilerait des secrets intangibles cachés dans les profondeurs mystérieuses du temps. L’économie divine réside tout entière dans les apparences qu’elle offre, il faut simplement parvenir à en lire les figures ponctuelles et à y reconnaître les vérités locales. Le verbe tego ne signifie pas seulement cacher, voiler, mais aussi protéger. La figure protège en fait la vérité : l’intelligence dévoile moins un secret qu’elle n’expose ce qui était protégé, prenant dès lors le risque de la vérité.

22Une vérité exposée peut, en effet, être mal prise (par ceux qui sont alors dévoilés) ou mal comprise (par ceux qui en refusent la nécessité), surtout si on la tourne de façon absolue ou universelle, en oubliant les autres vérités avec lesquelles elle doit entrer en liaison pour bien entendre et reconnaître l’ensemble d’un dispositif. Il en va de cette lecture comme des Grands dont le propre, pour Pascal, est justement de protéger, non de dominer. La domination tyrannique de la clarté tient à la postulation d’une seule vérité, tandis que la protection de l’obscurité permet d’exposer le processus graduel des vérités opposées. S’exercer à lire, voilà l’invite de Pascal, humble et charitable, face aux intimidations de l’écriture de la clarté, car le langage est plus opaque que transparent, plus équivoque qu’univoque : des voix y parlent.

23Pareil souci du langage est, entre autres, ce qui a valu à son œuvre d’être tenue dans la quarantaine du style, pour mieux esquiver le respect de la lecture et les libertés qu’il a prises avec la vérité des modernes. À la différence de ceux-ci qui voient surtout dans le langage l’espace géométrique d’un dialogue ou d’une représentation des mots aux choses, Pascal y souligne l’éminente relation au désir. Si l’encyclopédie moderne suppose une volonté de savoir, l’important, pour Pascal, tient plutôt à la connaissance du désir, puisque c’est celui-ci qui nous incite à y aller voir. Certes, au fond de l’œil du sujet se peint le tableau du savoir, mais le sujet n’est jamais un simple point géométrique, il fait aussi partie du tableau.

24Il y a comme un écho lacanien au propos de Pascal lorsque, dans le Séminaire XI, il est question du regard : « Le corrélat du tableau, à situer à la même place que lui, c’est-à-dire au dehors, c’est le point de regard [et non le point de vue !]. Quant à ce qui, de l’un à l’autre, fait la médiation, ce qui est entre les deux, c’est quelque chose d’une autre nature que l’espace optique géométral, quelque chose qui joue un rôle exactement inverse, qui opère, non point d’être traversable, mais au contraire d’être opaque – c’est l’écran [6]. » Ce que nous regardons aujourd’hui comme le « style » de Pascal (style d’écriture et style d’analyse) – et qui sert tantôt à disqualifier la profondeur conceptuelle et spirituelle des Pensées, tantôt à verser le propos théologique au compte courant de la littérature, toutes manières qui font en définitive « écran » sans réfléchir à la portée de cet écran – n’est pas tant le langage plié à la loi du désir que le désir révélant ce que le langage nous dit. Ce qui fait, au bout du compte, la médiation entre tableau et point de regard, c’est l’opaque immédiateté de l’écran.

25Pour Pascal comme pour saint Augustin, cette opacité est celle du Deus absconditus et cette tension du désir devrait renvoyer à l’amour de Dieu. Il serait, pourtant, illusoirement clair de réduire la portée de ces notations à des propos purement théologiques sans implication sur notre modernité laïque. Le risque de la vérité, dont parlait Michel Foucault, dans son dernier séminaire du Collège de France, touche justement à ces procédures de la figuration et de la lecture. Pascal nous rappelle ainsi l’inanité et la nécessité du désir de voir et de savoir, de ce travail des apparences par où le voile et l’opacité en disent plus sur la nature des hommes que le rendu lumineux d’une perfection. S’il faut à la vérité allier la charité, c’est que le désir de vérité qui nous porte doit reconnaître en son ombre portée la vérité du désir. La quête qui nous anime tient à l’ombre qui nous suit.

Notes

  • [1]
    Comme le souligne Hubert Damisch, Pascal « aura été le premier à jouer systématiquement du paradigme [de la perspective] à des fins philosophiques et/ou apologétiques, et à en jouer en pleine conscience de ses implications théoriques ». L’Origine de la perspective, 1993, Paris, Flammarion, p. 77.
  • [2]
    Blaise Pascal, Pensées, éd. Michel Le Guern, 1977, Paris, Gallimard, § 416. Désormais je noterai simplement le numéro de la pensée entre parenthèses.
  • [3]
    Sur cette question de la paideia au XVIIe siècle, voir l’excellent ouvrage d’Emmanuel Bury, Littérature et politesse : l’invention de l’honnête homme, 1580-1750, 1996, Paris, PUF.
  • [4]
    Simone Weil, La Pesanteur et la grâce, Paris, Presses Pocket, p. 149.
  • [5]
    Saint Augustin, « Contre Adimante », Œuvres. Six traités anti-manichéens, ed. et trad. R. Jolivet et M. Jourjon, 1961, Paris, Desclée de Brouwer, II, 1-2. Sur cette question de la lecture chez saint Augustin, voir l’excellent ouvrage de Milad Doueihi, Solitude de l’incomparable. Augustin et Spinoza, 2009, Paris, Seuil, coll. « Librairie du XXIe siècle ».
  • [6]
    Jacques Lacan, Le Séminaire livre XI : les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, éd. J.-A. Miller, 1990 (1973), Paris, Seuil, p. 111. À noter aussi que dans une réponse à François Wahl, Lacan dit que « si on ne met pas en valeur la dialectique du désir, on ne comprend pas pourquoi le regard d’autrui désorganiserait le champ de perception. C’est que le sujet en cause n’est pas celui de la conscience réflexive, mais celui du désir » – c’est bien de cette désorganisation qu’entend traiter Pascal.