La créolisation, un nouveau paradigme pour penser l 'identité ?

1 – Identité collective et rhétorique identitaire

1Notre époque a tellement surinvesti le registre thématique de l’identité, qu’il n’est pas de phénomènes d’une certaine ampleur, traversant le champ social, politique ou culturel, qui n’y soient référés. L’explication par l’identité a peu à peu remplacé tout autre type d’analyse, de sorte que nous observons bien aujourd’hui un effet de miroir entre l’axe programmatique des discours (principalement politiques), et l’axe heuristique et herméneutique des analyses engagées en vue de procéder à l’élucidation et à la connaissance de ces mêmes phénomènes. De l’identité, les partis politiques semblent tous savoir ce qu’il en est ; et sans manifester plus de prudence épistémique, les connaissances sollicitées pour élucider et interpréter des phénomènes collectifs y font constamment référence, à la fois comme ratio essendi et ratio cognoscendi de leurs manifestations, – en les englobant sous une seule détermination – celle du malaise ou du problème identitaire. Le lien entre l’approche de la question de l’identité et le malaise ou le mal-être est à ce point évident que l’on est en droit de se demander s’il est seulement possible de concevoir une identité qui ne soit pas malaisée, ou s’il faut en conclure qu’une identité non problématique est nécessairement une identité muette, silencieuse. Comme si c’était de ce que cette « identité » soit en crise (ou en souffrance, ou inachevée, etc.) que des problèmes surgissaient – et non parce qu’il y aurait des inégalités, des discriminations, des manquements à une reconnaissance réciproque, ou des formes modernes de bannissement (ou de relégation [1]).

2C’est à partir de ce contexte que nous pouvons comprendre le rôle joué par la notion de créolisation, dont il faut bien constater qu’elle est passée dans le domaine public des connaissances, en ayant quitté le registre scientifique et académique où son emploi était jusqu’alors cantonné (principalement en linguistique et en anthropologie sociale et culturelle), pour s’appliquer à des objets aussi différents que des faits de société, des usages sociaux, ou des pratiques artistiques. Face à cette considérable extension du domaine d’application de cette notion, on ne peut alors manquer de s’interroger sur sa pertinence ou sa justesse, et si elle se révèle aussi plastique à l’usage. Il y a, bien sûr, de bonnes et de mauvaises raisons à ce succès, comme à ces torsions de sens : d’un côté, la précipitation journalistique pour rendre compte des événements conduit à replier sur des approches déjà répertoriées (comme la créolité, par exemple, alors que l’idéologie de cette dernière est aux antipodes absolus de la pensée de la créolisation), une pensée infiniment plus complexe. Mais il y a aussi la nécessité profonde de penser des modifications importantes au sein des identités collectives contemporaines, en échappant aux impasses des problématiques identitaires, qui ne nous laissent d’autre choix discursif, que le regret des formes passées, la hantise d’une disparition prochaine, ou une promotion toute libérale d’une diversité devenue indifférente à elle-même.
L’intérêt que présenterait le concept de créolisation serait alors de mettre l’accent sur des phénomènes culturels, sociaux, autant que politiques ou anthropologiques, intervenant dans cet ici-maintenant que nous connaissons, afin de les éclairer précisément par le rétablissement d’une relation habituellement négligée, et qui concerne l’ensemble des termes de la relation elle-même, ce que Glissant finit par thématiser sous le nom de Relation [2]. Celle-ci n’est pas le simple effet d’une relation actuelle et contemporaine entre des termes mis en co-présence, mais implique qu’on y intègre (ou qu’on y entende justement) les formes passées, et les passifs précédant (de) ces (mêmes) relations, dans lesquelles l’inextricable de notre situation présente se trouve impliqué. À cet égard, la notion de créolisation n’est pas simplement liée à l’histoire coloniale passée, mais jamais réglée : parce que la notion se serait élucidée depuis un pan entier de l’histoire du monde, situé quelque part entre Amérique et Océan Indien, elle constitue l’un des instruments majeurs permettant d’en élucider le cours, jusque dans sa survivance postcoloniale – et notamment en remontant aux Centres des anciens Empires.

2 – De la notion de créolisation

3En quoi le concept de créolisation permet-il de sortir de l’impasse d’une conception fermée de l’identité – que celle-ci soit conçue à partir d’un modèle ou d’une norme idéale censée contenir son noyau fixe et permanent, ou qu’elle relève d’une approche substantialiste, où la pensée de l’identité ne peut affronter les changements qu’on y repère, que selon une balance destinée à assurer l’équilibre entre la permanence du vieux fonds – le substrat permanent –, et la superficialité des modifications. Au demeurant, la différence entre ces deux approches est affaire de degré ; dans les deux cas, il y assignation à une identité pensée comme reçue en héritage, et dont l’appropriation est conditionnée à l’acceptation des termes, dont il est impossible de penser réellement la genèse et la généalogie, encore que toute notre relation à eux obéit au modèle généalogique de la filiation. Le concept de créolisation serait-il susceptible, lui, d’ouvrir à une tout autre approche, et de nous permettre de développer une conception de l’identité qui aurait rompu avec les figures de l’identité assignée à résidence et conçue à partir d’un ensemble fixe et fini de déterminations censées se transmettre en constituant un patrimoine à fructifier ?

4On doit ce terme de créolisation à l’historien jamaïquain E. K. Brathwaite ; il l’investit pour cerner l’originalité de l’invention historique des sociétés nées aux Antilles, et penser un continuum anthropologique dépassant la fracture, au sein de l’archipel, des différents titres de possession que se disputent les puissances coloniales depuis le XVIIe siècle. Cette notion vise donc le principe d’une formation composite, mais dont la composition échappe aux modèles théoriques habituellement mis en œuvre, pour rendre compte des phénomènes interculturels ou des sociétés multiculturelles. L’enjeu est de dégager les linéaments d’une unité profonde qui émerge peu à peu au sein d’échanges plus ou moins durables, plus ou moins forcés, mais qui ont contribué à doter cette « nouvelle région de monde » de tous les traits qui en font un univers à part entière, sans être la simple duplication d’un modèle passé ou lointain, laissé en Europe ou en Afrique, non plus que la résultante logique des multiples apports qui s’y sont peu à peu déposés. Mais c’est certainement à Édouard Glissant, et à Stuart Hall [3] qu’on doit l’usage le plus intensif et le plus systématique de ce terme, avec pour le premier, un passage à la limite dont il s’autorise pour caractériser non plus un moment de l’état du monde – ce qu’on pourrait appeler la formation des sociétés créoles – mais pour caractériser l’âge du Monde entré dans l’ère de la mondialité, comme Tout-Monde.

5Dans l’intention de ces penseurs, la « créolisation » définit non seulement un processus sociétal, mais aussi les effets de ces rencontres sur les peuples mis ainsi en relation : contacts violents, arraisonnement des uns au profit d’une domination exclusive, inscription inégalitaire au titre de représentant de l’humanité – l’esclavage est impossible sans une racialisation différencialisante de l’humanité. Si la créolisation se confond avec certains aspects du métissage, notamment culturel, ce n’est ni un processus irénique ou neutre, encore moins le modèle harmonieux de coexistence au sein de la pluralité : la créolisation invite à réinterroger les figures du métissage, comme elle oblige à envisager autre chose que le melting pot ou les simples rencontres entre cultures distinctes par dérivation ou affiliation à partir d’un modèle central qui se déclinerait en autant de variantes.

6Le terme de créolisation recouvre donc au moins trois domaines distincts, qui ne sont pas coextensifs ni synchrones. D’où la difficulté qu’il y a de les articuler ou de les penser conjointement, comme de les reconnaître chacun dans leur spécificité, mais aussi la nécessité qu’il y a à le faire.

71°) En tant que phénomène linguistique, il caractérise l’invention de langues inédites, destinées à répondre aux nécessités d’établir une communication, même réduite au plus élémentaire (donner un ordre, menacer, échanger) entre des colons et des esclaves que sépare la barrière linguistique.

82°) Le terme de créolisation s’applique ensuite à une construction anthropologique originale, liée à l’établissement d’une société complexe à partir d’un cadre historique précis (la conquête et la colonisation du Nouveau-Monde, avec transfert volontaire ou brutal de populations étrangères les unes aux autres, et asservissement total d’une partie de celles-ci au profit d’une seule ethnie) et engendre sur place une réalité neuve, originale, et sans aucun précédent dont elle serait ou pure reduplication, ou prolongement. Cette construction s’articule donc à un lieu (la Plantation) et à un mode économique fondé sur le commerce humain, et l’esclavage ; le terme de créolisation désigne alors à la fois l’adaptation des nouveaux arrivants à cette réalité nouvelle, elle implique leur transformation ou adaptation au nouvel ordre, même si dans ce cadre-là, le qualificatif de créole sera de plus en plus annexé par les colons.

93°) Enfin, le terme de créolisation désigne un processus spécifique d’« invention du quotidien » : comme les « migrants » ne composent rien à partir de rien, ils s’inspirent ou reproduisent des formes, des croyances qui ont parfois continué de survivre par-delà la traversée mais ils doivent aussi composer avec le manque, la perte ou l’absence (des produits connus, ou des ressources anciennes).

10À cet égard, une asymétrie caractérise la situation des Colons et celle des esclaves : au lieu que les premiers sont arrivés possesseurs d’un certain nombre de techniques, d’objets et qu’ils n’ont pas eu à renoncer à « ce » qu’ils étaient, les esclaves sont en état de démunition absolue, selon une formule de Glissant. Le transfert des éléments en provenance d’Afrique résistera sans doute moins longtemps à l’idée d’une permanence absolue et inaltérable que les éléments censés venir d’Europe, mais rien ne demeure en son état originel. Une réalité originale et bigarrée, faite d’emprunts et de rapiéçage illustrera l’apparition de cette réalité nouvelle, qui ne peut donc s’analyser en empruntant aux schémas classiques de l’engendrement d’une forme nouvelle par ses états précédents, ou par l’inclusion d’un élément exogène dans un contexte largement conservé pour ce qu’il est. Car ne formant pas une communauté homogène, puisqu’ils sont eux-mêmes séparés de manière à ne pas constituer une force, les esclaves doivent composer entre eux et avec ce qu’ils reçoivent aussi du maître.

11Si ce qui intéresse donc les penseurs de la créolisation est éminemment lié à la production singulière d’une réalité historique remarquable – l’invention de la Société de Plantation, et la mise en place à grande échelle d’un croisement de populations qui sont étrangères les unes aux autres, d’autres questions surgissent pour penser comment quelque chose de simplement viable est sorti de tout ça – du gouffre de la traite à l’instauration d’un laboratoire de surveillance et de croisement (les sociétés de Plantation ne cumulent pas simplement un dispositif de contrôle et de police où le panoptique de Bentham est largement intériorisé, elles participent de la construction de la généalogie sexuelle des nations coloniales, notamment française, comme l’a montré Elsa Dorlin [4]). C’est pourquoi la créolisation se trouve prioritairement envisagée sous l’angle d’une poétique et d’une esthétique, mais elle renvoie aussi à une pratique dont les significations politiques ne sont pas absentes [5]. D’un point de vue ontologique et politique, la créolisation définit donc une modalité singulière de l’identité, et est en rupture avec le lien sacré qui scelle le dispositif géopolitique qui arrime une culture à un territoire pourvu d’une identité nationale (unité de peuplement et de langue). Glissant croise ainsi deux couples qu’il oppose terme à terme : aux identités à racine unique, il oppose l’identité rhizome ; et aux cultures ataviques fondées sur le privilège de l’Un et obéissant au principe de la filiation et du récit épique de la fondation, il oppose l’idée des cultures composites, et pour lesquelles il est impossible de remonter aux antécédents en ligne directe, et de faire des ancêtres les détenteurs d’une identité pérenne, et verrouillée par un rapport de filiation directe et unicentrée. C’est pourquoi le concept de créolisation ne fait signe ni vers une authenticité perdue (à retrouver), ni vers un lieu stable entré en possession durable et dont le titre de propriété garantirait la pérennité du lien identitaire – entre le territoire et son peuplement, entre ce peuplement et son unité généalogique.

12Il y a, en quelque sorte, une contradictio in terminis entre le concept de créolisation et les attendus d’une identité pensée comme égalité à soi, ou comme déclinaison du « même » – ce à quoi n’échappe pas toujours l’attention portée aux sociétés créoles, ou la curiosité pour en saisir la singularité, tant le mode essentialiste ou la volonté de substantialiser ce qui est de l’ordre d’un processus demeurent tenaces. Car la créolisation est un processus, et ne se comprend que du point de vue de ce qui est en procès.

13Le concept de créolisation vise explicitement deux choses.

141. En premier lieu, saisir des aspects hétérogènes dans le temps et l’espace, en les repérant comme des invariants valant pour un certain type de sociétés nées de la Conquête de l’Amérique. Cela permet à Glissant de procéder à une cartographie de l’Amérique, en fonction des différentes aires de peuplement et d’interactions, et d’y distinguer trois types d’espaces fondamentaux. Si la Meso-America désigne la zone des peuples qui ont toujours déjà été là, avant l’arrivée des premiers colonisateurs, et l’Euro-America, celle des peuples venus d’Europe et qui ont conservé l’essentiel de leurs coutumes, la Néo-America correspond à la sphère de la créolisation : elle est constituée des Caraïbes, du Nordeste brésilien, des Guyanes et de Curaçao, des côtes caribéennes du Venezuela et de Colombie, d’une grande part de l’Amérique Centrale et du Mexique. Il y ajouterait sans doute une partie du Sud des États-Unis, le monde de Faulkner. En ce sens, la tripartition de l’Amérique renvoie à la distinction entre peuples témoins, peuples transbordés, et peuples nouveaux, sans pouvoir s’y ajuster totalement puisqu’il faut ajouter, pour Glissant, que tous les transbordés n’étaient pas dans des situations comparables : il y en a qui étaient nus, ou en état de démunition. À cette distinction, Glissant ajoute cette précision : « cette partition ne comporte pas de frontière ; il y a des imbrications de ces trois Amériques [6]. »

15Bastide souligne que la spécificité des Amériques noires réside dans une rupture entre l’ethnie et la culture. Les processus d’acculturation ne suivent nullement une filiation chronologique ni une logique numérique susceptible d’en rendre raison. Une supériorité quantitative en termes d’ethnie n’entraîne nullement la suprématie des formes et valeurs qu’elle aurait emmenées avec elle ; c’est même l’exception, selon Bastide [7]. La conséquence est le caractère nécessairement diasporique des croyances et des faits de culture, et cela, dès le début : les esclaves d’une même ethnie et d’une même famille étaient, on le sait, systématiquement séparés dès le moment de la traversée, de manière à éviter la constitution d’une force menaçante rendue possible par la possession d’une langue et d’une culture communes. Deuxièmement, ce ne sont jamais deux cultures qui se rencontrent ou se confrontent, mais toujours plusieurs. Au face à face agonistique, il faut donc substituer d’autres configurations qui suggèrent l’emprunt, l’adoption, ou la ruse ; mais quelle que soit la modalité d’inclusion d’une forme reçue ou adoptée, l’adaptation et la translation obéissent à d’autres motifs que ceux que l’on déduirait d’une relation de domination exercée du plus nombreux (ou du plus fort) sur le moins nombreux (ou moins fort). Troisièmement, ce qui jouera, à tel moment, le rôle de référent ou de modèle à l’intérieur de telle communauté constituée n’appartiendra pas toujours à celle du groupe ethnique le plus important numériquement, et il serait dangereux, précise-t-il, de confondre cultures africaines, ou afro-américaines, et cultures nègres : « Nous pouvons parler de l’existence, à côté de cultures africaines, ou afro-américaines, de cultures nègres. Le danger est de les confondre. De vouloir trouver partout des traits de civilisation africaine, là où depuis longtemps il n’y en a plus. Ou, au contraire, de nier l’Africain pour ne voir partout que le “nègre” [8]. » Cette distinction, inattendue au regard des schématismes habituels, entre culture nègre et culture afro-américaine suggère précisément qu’un processus de créolisation y est à l’œuvre, qu’il y a là « de véritables “créations culturelles”, originales, répondant à des circonstances neuves de la vie [9]. »
Nous sommes ici en plein cœur de ce que Glissant s’efforce aussi de circonscrire : la créolisation comme réponse inventive à de nouvelles conditions de vie, comme réaction à une modification fondamentale des données de base reçues. La transmission de celles-ci intègre précisément le coefficient relationnel : comment ne pas faire face au nouveau, si ce nouveau, sans modèle préalable pour être reconnu, se présente de toute sa force ? La topique de la créolisation se conçoit alors comme une forme de production proprement indigène, ou, conformément à l’étymologie de ce terme, ingénue : produites par ceux qui sont nés là-bas, et non en Afrique, ces nouvelles formes ne lui permettent que d’opposer à l’« identité à soi » du modèle africain, le principe d’une altération peut-être balbutiante à ses commencements, mais promise en réalité à un devenir indéfini. Le terme de créolisation vise donc, dans ce cadre, à suggérer l’altération illimitée de l’héritage censément pérenne – héritage qui, par ailleurs, ou sur certains plans, s’efforce de se maintenir, via les esclaves qui continuent d’arriver adultes des côtes africaines. Et ensuite, Bastide l’applique aux autres cultures, y compris celles venues d’Europe – avec comme corollaire, l’effacement du marqueur d’authenticité.
2. Parce qu’aucun événement historique ne semble devoir mettre un terme final à l’Histoire, Glissant n’a de cesse de refuser le principe même d’une fin de l’Histoire, que celle-ci relève des philosophies hégélienne ou marxiste de l’Histoire, ou qu’elle appartienne à son dernier artefact néo-libéral. Aucun état du Monde n’est définitif : aucune place dans cette pensée pour les lamentos de la décadence, ou la satisfaction de l’achèvement. D’où ceci : par un développement non prévisible de sa pensée, Glissant inverse la portée du concept de créolisation, attaché initialement à penser les effets propres de la Colonisation du « Nouveau-Monde ». La créolisation devient peu à peu chez Glissant le nom générique des effets résultant de toute combinatoire d’éléments différentiels appartenant à des ensembles distincts, qu’ils soient culturels, linguistiques, ethniques, dès lors qu’entrant en relation, autant qu’en collision, ils participent d’une refonte générale de l’ordre du Monde.
L’Histoire est proprement infinissable. Mais ce n’est pas seulement en direction d’un avenir ouvert que plaiderait la reconnaissance d’un processus de créolisation, même si cela importe. C’est aussi en retour, la compréhension des formes reçues du passé qui s’ouvre à de nouvelles approches. Si le concept de créolisation est ainsi appelé à accompagner nos prises de conscience, c’est qu’il s’agit surtout de penser l’état actuel de nos sociétés autant que leur passé, puisque leur possible à venir ne se laisse dessiner que moyennant une relative indétermination des processus, quelque déterminés que soient ceux-ci. Comment les notions de créolisation et de relation entrent-elles alors en composition ? La première est un fait, quand la seconde est un acte de pensée et l’on ne sait pas toujours comment envisager ce processus – à la lumière des faits, ou du point de vue des opérations de l’esprit, ni à le situer dans la chronologie. Car s’agit-il de la créolisation passée, ou de celle qui se jouerait, à notre insu même, aujourd’hui ? Dira-t-on que les deux termes participent des deux ? C’est sans doute ce qui se passe, puisque nos catégories instituent les données qu’elles enregistreront objectivement à partir des cadres qui auront permis de les accueillir.
C’est en ce sens que la créolisation a pu se proposer comme une catégorie féconde, susceptible de rendre pensable ce devenir, en tant que s’y inclut l’imaginaire du possible, mais aussi de se proposer comme un régime proprement anachronique de notre historicité. Nos sociétés ne changent pas seulement par contact ou par influence, elles se métamorphosent sous l’effet de formes anciennes que nous n’avons pas toujours eu le talent d’identifier. On peut alors comprendre pourquoi les analyses de Glissant s’efforcent de cerner, à propos de phénomènes souvent très différents, la part de possible ouvert, lequel est toujours doublement vectorisé, une fois vers l’avenir, une fois vers le passé. C’est ce qui fonde alors son passage à la limite, connu sous la proposition suivante : « le monde se créolise [10] ».

3 – Un nouveau modèle, ou un paradoxe de plus ?

16Cette extension de l’usage s’accompagne bien d’une remarquable extension de sens. Relèvera donc d’une créolisation tout type de modification apportée à des cadres de vie, qui ne se laisse pas ramener au seul jeu des évolutions internes, comme l’adaptation ou l’amélioration d’un donné préalable pourrait nous inviter à le conclure. Lorsque des modifications résultent de l’interférence de plusieurs traditions étrangères l’une à l’autre, ou d’un greffage inattendu d’une pratique sur une autre, il y a ou il y aurait créolisation. Ce qui demeurait encore pensable selon la continuité d’une tradition ou d’une pratique reçue en héritage – l’homogénéité de ses pratiquants garantissant alors la continuité des formes – requiert un autre modèle explicatif, parce qu’il relève en vérité d’un autre type de processus. Pour le suivre et en comprendre la modalité, il faut solliciter d’autres déterminations, faire appel à plusieurs registres ou plans : par exemple, un multilinguisme, une concurrence entre plusieurs systèmes parallèles de traditions et de croyances, une coexistence de plusieurs niveaux d’expériences qui n’appartiennent pas toujours à la même temporalité. Roger Bastide, Édouard Glissant ou Alejo Carpentier ont tous insisté sur l’anachronie profonde des éléments réunis au sein de ce processus complexe qu’est celui de la créolisation, éléments qui s’ordonnent et se compénètrent sans faire réellement système, mais qui se révèlent producteurs d’une réalité nouvelle et imprévisible, car nondéductible de l’état des choses précédent [11].

17Ces mécanismes mis en lumière sont sans doute redevables de l’existence de plusieurs sources matérielles et formelles d’inspiration, mais ce qu’ils configurent fait apparaître un possible que rien ne permettait d’anticiper ou de prévoir. Ce qui s’offre ainsi à l’expérimentation, suggérant ainsi l’ouverture d’une voie nouvelle, participe de l’ensemble des « réponses » trouvées face à une situation donnée et qui relèverait de ce que l’on entend par créolisation : pas seulement une adaptation ingénieuse de ce qui est déjà là ou pas encore révolu. Elle est plutôt l’opération ingénieuse qui trouve une solution avec les moyens du bord. Ainsi, la créolisation se trouverait exemplairement saisie dans ce flottement entre des pratiques et des poiétiques, qui oppose et réunit tout à la fois bricolage, système D et techniques de la survie rusée aux avancées plus décisive que sera l’invention d’une langue, d’un art, d’une esthétique. Que le concept de créolisation ne soit pas l’alpha et l’oméga des discours identitaires, ni des revendications territoriales (envisagées d’un point de vue politique, académique ou institutionnel), on le comprend aisément. Son intérêt, ou sa fonction est d’obliger à considérer tout phénomène culturel du point de vue de son émergence, et au point de sa transformation interne – autrement dit, au point même où force et fragilité sont indissociables, sinon indiscernables. Mais si l’idée de créolisation est bien irréductible à tout nationalisme identitaire, elle doit alors nous interdire toute volonté d’ethniciser une production culturelle – elle devrait donc permettre de refuser de céder aux pièges de l’ethnocentrisme comme du nationalisme, elle devrait permettre d’échapper aux pièges contenus tant dans les essentialismes que dans la substantialisation des marqueurs identitaires. Cela suppose que l’on ait rompu tant avec les formes irréfléchies d’une pensée dont l’héritage n’a pas été soumis à la critique, qu’avec cette vision complaisante de soi-même que sont l’indigénisme et l’exotisme, ou de façon plus rusée, la crainte d’être pris dans les rets d’une conscience aliénée.

18C’est sur ce point que le refus constamment marqué par Glissant des métaphores liées aux figures de la souche, de l’enracinement, comme de l’origine nous paraît singulièrement fécond, comme le rapprochement opéré entre le concept de créolisation et celui d’une identité pensée en termes de Relation, selon une modélisation qu’il oppose à l’identité-racine, et que redouble l’opposition du composite et de l’atavique. La pensée de la Relation permet ainsi de rompre avec l’asymétrie propre à la relation établie par toute Métropole avec ses colonies, lorsque ladite relation, opérant toujours depuis le Centre de l’Empire, barre l’accès à l’idée même de Relation, mais elle suggère aussi la possibilité d’éviter de succomber aux mirages d’une simple inversion de la relation de miroir. De fait, de telles transformations ne sont jamais envisagées comme internes à l’essence de la Métropole, et ce qui s’y passe ne saurait l’affecter (même si tout l’offusque). En retour, que des hommes pensent quelque chose depuis ce lieu exotique qu’est la colonie ne saurait être qu’un détail insignifiant par rapport à la trame continue d’une Histoire dont le fil peut, certes, s’éloigner du Centre, mais jamais se rompre ou s’emmêler.

19Ce n’est donc pas un hasard si le concept de « créolisation » s’est appliqué, en premier lieu, à toute histoire coloniale et impériale. Ce qui était déjà une première extension de son objet initial. La créolisation n’est donc pas seulement une catégorie qui rendrait compte d’un aspect jusqu’alors mal identifié, ou improprement identifié et nommé ; elle est bien une construction requalifiante, à tous les sens de ce terme. Donner sens à ces productions disparates observées au cours de l’Histoire, et qui se révèlent distinctes des cultures conquérantes ou dominantes, comme extérieures à la conscience de ceux qui sont venus apporter leur « savoir » ou leur « vision », demeure un enjeu crucial.

20Mais à un niveau sans doute plus profond de l’Histoire, la loi de ce mouvement est que le sens n’est pas fixé, ni décidé à l’avance ; c’est ainsi que Glissant appréhende les formations culturelles comme une genèse sans principe réellement ordonnateur. C’est sur ce dernier point que l’enjeu politique à l’œuvre dans le concept de créolisation mérite d’être de nouveau affirmé, car il échappe ainsi, grâce à cette sorte de rotation effectuée sur l’axe temporel, à toute volonté de renouer avec une identité fixe, ou avec une essence stable – que celle-ci soit pensée comme permanente ou comme perdue, comme présente ou portée au passif du passé. La créolisation nous invite à penser le continuum du devenir, en nous incitant à ne pas nous satisfaire des limitations impliquées par et dans nos découpages. Plus exactement, elle suggère de penser un continu, sous les discontinuités apparentes, sans pour autant identifier la continuité dégagée au régime de la perpétuation du même, ou de la distribution des prédicats de l’identité au travers du registre de la variation. Si la créolisation sert à penser le propre des productions obtenues en territoires coloniaux, et ce indépendamment des programmes de civilisation, d’émancipation ou d’intégration jusque-là attachés aux entreprises coloniales et impériales, elle est alors cet opérateur ironique qui vient dégager, non l’envers du décor, mais le surgeon absolument inattendu de cette même réalité. La thématique de l’emprunt ou de l’adaptation par acclimatation des formes anciennes au nouveau contexte cède le pas devant de nouvelles figures d’appropriation et de subjectivation [12].
On peut donc, à côté des motifs d’appréciations généralement négatifs portés sur les effets de la mondialisation, faire entendre, ou suggérer une autre voie : « La mondialité, si elle se vérifie dans les oppressions et les exploitations des faibles par les puissants, se vit aussi par les poétiques, loin de toute généralisation [13]. »Malgré le contexte essentiellement politique de l’inscription du concept de créolisation dans notre contemporanéité, la catégorie de poétique ne doit pas surprendre. Elle joue comme contrepoids, et elle apparaît alors comme une mise en crise du sens trop vite apposé sur les événements. De même, l’emploi de la catégorie de poétique ne se restreint pas au seul domaine de l’Art, parce qu’il s’agit de penser l’ensemble d’une production. Celle-ci concerne des phénomènes susceptibles d’apparaître dans ces contextes de mise en contact violente de plusieurs communautés, et dont certains témoignent de l’apparition de nouvelles manières de « faire » et d’« être » « ensemble » – encore qu’on ne puisse parler, ni d’un « être-ensemble » au sens proprement politique, ni d’un « faire ensemble », puisque la division sociale du travail est articulée à une division raciale des statuts qui interdit toute possibilité d’un « vivre-ensemble ». Mais même en tenant compte de ces distinctions, et en reconnaissant que ni la Traite, ni l’Esclavage ne prédisposaient à l’invention d’un « monde commun » au sens proprement politique qu’Hannah Arendt donne à l’expression, il y a dans la créolisation une sorte d’hybris qui se révèle, de façon inattendue peut-être, porteuse d’un avenir, et signe d’une dynamique imprévisible.
Une réelle difficulté, sinon une tension, demeure toutefois non résolue, entre la compréhension proprement re-valorisante, qui est proposée de la créolisation, et la part laissée à son effectuation historique, s’il est vrai qu’il y a une bonne façon de pratiquer la créolisation, et une mauvaise : « La créolisation suppose que les éléments culturels mis en présence doivent obligatoirement être “équivalents en valeur” pour que cette créolisation s’effectue réellement. C’est-à-dire que si dans des éléments culturels mis en relation certains sont infériorisés par rapport à d’autres, la créolisation ne se fait pas vraiment. Elle se fait sur un mode bâtard ou un mode injuste. […] La créolisation se pratique quand même dans ces conditions-là, mais elle laisse un résidu amer, incontrôlable [14]. » Mais si la créolisation s’est manifestée d’une manière qui la montre nécessairement inadéquate à son concept, ne doit-on pas en conclure que son concept relève alors d’un Idéal-type, ou qu’il exerce la fonction d’une Idée régulatrice, puisqu’aucun des pays ayant servi de lieu d’exemplification de son idée ne paraît exempt de ce double défaut de justice et de légitimité ? Ainsi s’expliquerait le heurt entre plusieurs figures de l’Universel, et la difficulté qu’il y a encore à les penser dans leur rapport conflictuel, comme à travailler à leur résorption, comme le rappelait Jacques Rancière ici-même [15].

Notes

  • [1]
    Des phénomènes aussi différents que « la crise des banlieues », le « rap », ou une revendication sociale comme la lutte contre la vie chère (Guadeloupe, janvier-février 2009) paraissent n’être intelligibles que rapportés à l’hypothèse d’un malaise identitaire dont ils seraient à la fois le signe, l’effet, et l’expression – comme si l’essentiel de la politique, ou de ce que le politique consent à enregistrer, ne pouvait être recevable qu’en étant replié sur une thématique de l’identité, et non par exemple, de l’égalité. La promotion récente de la notion de diversité n’est jamais qu’une démultiplication de la problématique identitaire, mise au jour du credo libéral. Cf. Robert Castel, La Discrimination négative, Citoyens ou indigènes ? Paris, Seuil, 2007 ; Gérard Noiriel, À quoi sert « l’identité nationale » ?, 2007, Marseille, Agone ; Walter Benn Michaels, La Diversité contre l’égalité, 2009, Paris, Raisons d’agir.
  • [2]
    Le concept de « Relation » est une pièce essentielle de ce dispositif théorique aménagé par Édouard Glissant, comme le suggèrent les titres et catégories génériques de son œuvre. La Relation doit permettre de concevoir une problématique de l’identité qui échappe au cercle tautologique de l’égalité à soi-même ; l’identité-relation s’opposerait en ce sens à l’une des dimensions de l’identité, celle de la mêmeté ou identité-idem ; mais elle ne correspond pas pour autant à l’ « autre » de l’identité, l’identité-ipse, selon la distinction rappelée par Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre.
  • [3]
    De Stuart Hall, un recueil d’études est depuis peu disponible en France, sous le titre Identités et cultures, Politique des Cultural studies, 2007, Paris, Éd. Amsterdam.
  • [4]
    Elsa Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, 2006, Paris, La découverte.
  • [5]
    La ruse, le détour, la pratique du détournement, la trace seront quelques-unes des figures qui scandent les analyses du procès de créolisation en Terre d’Amériques. La place nous manque pour développer ces quatre figures, qui caractérisent aussi bien une praxis (celle de l’esclave, par exemple), une attitude politique (la relation constamment instable entre des catégories sociales duelles qui s’affrontent selon une logique triangulaire implicite (l’instance étatique de la Métropole ne coïncide pas avec la dualité Maître-Esclave), une poiétique (qui va de la production des objets utilitaires à l’invention d’un art de vivre), et une esthétique. On doit à Édouard Glissant une méditation soutenue sur le détour et la trace. Cf. Le Discours antillais, 1981, Paris, Seuil, n.b. ch.12.
  • [6]
    É. Glissant, Introduction à une poétique du Divers, 1996, Paris, Gallimard, p. 13.
  • [7]
    R. Bastide, Les Amériques noires, 1996, Paris, L’Harmattan, p. 15-17.
  • [8]
    Ibid, p. 30.
  • [9]
    Ibid, p. 33.
  • [10]
    Introduction à une poétique du divers, p. 15. Dans La Cohée du Lamentin, il précise que si « le monde se créolise, il ne devient pas créole ». (2006, Paris, Gallimard, p. 229)
  • [11]
    C’est ce caractère indéductible qui autorise Glissant à sortir le procès de créolisation de la catégorie générique de métissage, de manière à séparer radicalement les métissages culturels (dont la créolisation fait partie) de tout métissage entendu au sens biologique et génétique.
  • [12]
    On pourra à cet égard rapprocher la pensée de la créolisation du travail effectué par Arjun Appadurai dans Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, 2001, Paris, Payot.
  • [13]
    Traité du Tout-Monde, p. 176 ; je souligne.
  • [14]
    Introduction à une poétique du divers, p. 17-18. Je souligne.
  • [15]
    J. Rancière, « Le voile ou la confusion des universels », in Rue Descartes, n° 44, 2004, p. 124-125.