Identité nationale, communauté, appartenance. L'identité nationale à l'épreuve des étrangers

1Dans le cas de notions comme l’« identité nationale », les problèmes logiques et épistémologiques qui affectent la notion d’identité, dès qu’on s’écarte de certaines acceptions rigoureuses comme l’identité logique, sont surdéterminés par des enjeux politiques et sociaux. Le travail savant sur l’identité enveloppe donc ipso facto une dimension critique, puisque les recherches sur les processus historiques de formation des identités déconstruisent aussi bien l’essentialisme que les constructions mémorielles politiquement motivées. Ce travail tend à évacuer la notion même d’identité, pour lui substituer les notions d’appartenance et d’identification, dans leurs modalités objectives et subjectives.

2La nation réalise une concrétion du politique et du culturel. Si elle est, selon la formule de Gellner, le mariage, heureux ou malheureux, d’un État et d’une culture, on serait tenté de penser que la composante strictement étatico-politique de l’identité nationale lui donne une univocité, du fait de la délimitation de la nation par l’État : l’identité politique de la nation se définit de manière univoque par sa souveraineté, sa constitution et son territoire. Les critères de la langue et de l’histoire commune sont moins universels et plus équivoques. Envisagées du point de vue de l’histoire des représentations, les identités nationales perdent leur objectivité et deviennent sujettes à controverses.

3Cependant, même des constituants de l’identité étatico-politique de la nation sont désormais remis en cause. Ainsi de la fixation de la souveraineté au niveau national, troublée par la construction, lente et problématique, d’une identité politique européenne. Ainsi du lien entre nationalité et citoyenneté, entendue comme exercice de droits civiques et participation à la vie politique, avec la question de l’attribution du droit de vote aux étrangers résidents. Ce qui est en jeu dans ces deux exemples, c’est le sens de la communauté politique. Dans les deux cas, la question qui se pose est de savoir si nous pouvons former une communauté politique réelle avec des non nationaux. Comment penser aujourd’hui une communauté politique affranchie de sa détermination nationale, et quelles conséquences peut-on attendre, pour la compréhension de l’identité nationale, de l’affirmation d’un « commun » politique non circonscrit par l’appartenance nationale ?

I – La question de l’accueil et de l’intégration des étrangers

4L’identité nationale peut être considérée sous deux aspects solidaires, celui de l’identité et celui de l’association.

5Sous l’aspect de l’identité, on ne peut attribuer à une nation comme la France une identité distinctive qu’en enchaînant des identités collectives dans une identité narrative singulière. L’identité nationale ne sort de la tautologie (« La France, c’est la France ») qu’en assumant sa participation à des identités collectives : pays occidental, pays européen, membre de la Communauté européenne, pays riche économiquement et techniquement développé, pays habité en majorité par des Blancs, démocratie libérale, État de droit, etc… Mais ce qui distingue la France des autres nations participant de ces identités collectives, c’est la manière dont celles-ci s’intègrent à une identité narrative, une histoire nationale, un héritage partagé, qui passent dans la culture et dans les mœurs. La notion d’identité narrative a ici plusieurs avantages : 1. elle fait droit à l’idée d’une identité construite, et reconstruite au fil d’une narration discontinue, retravaillée, corrigée ou entièrement révisée ; 2. elle prend en compte ce que les gens, autorisés ou non, disent de leurs usages et de leurs pratiques. Ce ne sont pas les centaines de sortes de fromages qui font l’identité de la France, pas plus que l’excellence de sa cuisine et de ses vins. De tels aspects des mœurs ne forment un lien national qu’à la condition d’être désignés comme tels dans un discours que des gens reprennent à leur compte. 3. elle fait de l’identité nationale non seulement le résultat d’une construction narrative, mais aussi l’enjeu d’une lutte des récits et des discours (on peut citer ici le conflit des « deux France » ou l’opposition construite par G. Noiriel entre le nationalisme de Barrès et le patriotisme de Jaurès ) ; 4. elle laisse l’identité ouverte ; aussi ouverte que la question : qui sont les narrateurs habilités, qui a le droit de participer au récit ? « Les Noirs ne réclament pas une forme condescendante de “tolérance”. Ils ne veulent pas de ce paternalisme tyrannique, puisqu’ils ont commencé en fournissant de gros efforts d’adaptation à la société britannique. Aux Anglais maintenant de s’adapter. […] Ce sont les Anglais, les Anglais blancs, qui doivent apprendre qu’être anglais n’est plus ce que c’était. »

6Sous l’aspect politique, une nation est un mode et un projet d’organisation du vivre ensemble sur un territoire. De ce point de vue, une nation peut se penser sur le modèle d’une association : elle n’est pas seulement un imaginaire national reçu et transmis, elle est aussi une société d’individus associés dans un système de coopération et de distribution de biens sociaux (droits et devoirs fondamentaux, avantages tirés de la coopération sociale). Un aspect fondamental de ces biens sociaux est la citoyenneté, la participation à la souveraineté. La dimension associative de la nation est nettement renforcée dans les sociétés libérales, puisqu’elles revendiquent de placer au principe du social, non une communauté biologique ou historique, mais une culture politique non particularisée et une communauté basée sur l’échange – donc une communauté de confiance qui trouve sa garantie dans la puissance publique de l’État de droit.

7Or, sous son double aspect d’identité et d’association, une nation se confronte à la question de l’accueil et de l’intégration des étrangers. Cette question engage les deux aspects par quoi une nation se définit : sa souveraineté (politique) ; son identité (culturelle, historique).

8L’accueil relève de la souveraineté, car il faut être chez soi, dans son domaine, sur son territoire, pour accueillir, semble-t-il.
Mais l’accueil peut aussi remettre en cause le caractère intangible et exclusif de notre souveraineté. Car il peut être envisagé, non comme un exercice unilatéral de la souveraineté, mais comme un exercice de la responsabilité qui a précellence sur toute forme de souveraineté. D’autre part, l’accueil interroge aussi l’ensemble des représentations par quoi la notion comme corps social s’identifie. Quand des personnes n’appartenant pas à la nation manifestent leur désir de résider durablement, autrement qu’en touristes, sur le territoire national, cela pose une question claire : jusqu’à quel point et sur quel mode accueillir des immigrés pour leur permettre de participer à l’histoire présente et à venir de la nation ? Cette question enveloppe deux problèmes :

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  1. qui souhaitons-nous ou qui devons-nous accueillir, et sur quelles bases – question qui relève de l’éthique de l’accueil.
  2. quel degré de pluralisme culturel et politique souhaitons-nous pour notre communauté sociale et politique ? Ce problème se décompose à son tour en deux questions :
    1. la communauté a-t-elle pour condition l’identité ou l’homogénéité, c’est-à-dire la ressemblance ? L’intégration (qui ne signifie rien d’autre que la possibilité offerte par une société à ses membres de se réaliser individuellement en contribuant positivement à la coopération sociale) suppose-t-elle l’assimilation (l’exigence que les étrangers soient ou se rendent semblables à, donc conformes à des critères ou requisits) ?
    2. la participation démocratique à la vie politique de la nation peut-elle être affranchie de la condition de nationalité, et jusqu’où ?
Ces questions relèvent des théories de la citoyenneté multiculturelle et de l’identité démocratique ou postnationale.
On peut ici soulever un point problématique dans le rapport entre les deux questions de l’accueil et de l’intégration : si l’on peut par commodité les distinguer, il est évident qu’on ne peut les dissocier : accueillir, soit, mais pour quoi faire après ? Que se passe-t-il ensuite ? L’articulation de l’accueil à ce qui dans la durée doit le suivre pourrait bien constituer le point aveugle de l’éthique de l’hospitalité inconditionnelle, défendue par Jacques Derrida. Si tel est le cas, quel usage politique peut-on faire d’une telle position éthique ?

10La question se pose du fait de la forte présence, en France, dans le champ philosophique, de deux langages éthiques puissants, solidaires et découlant l’un de l’autre :

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  • l’éthique de l’accueil et de l’hospitalité (Lévinas, Derrida), exclusive de toute forme de souveraineté, et de toute affirmation d’une identité munie de droits préalablement à notre responsabilité envers autrui. Accueil et responsabilité sont commandées par une responsabilité absolue et inconditionnelle
  • l’impolitique de la communauté (R. Esposito, J.-L. Nancy), qui oppose à la version identitaire et immunitaire de la communauté une version proprement communautaire. La tendance de la communauté à s’identifier à un être dont les membres sont des expressions, et à se définir par séparation de « nous » et d’« eux », et par opposition de l’appartenance et de l’exclusion, est responsable des massacres monstrueux du XXe siècle. Il y a donc urgence à redéfinir la communauté par le partage d’une charge, d’une tâche, d’un devoir (le munus), qui n’est rien d’autre que le maintien de la communauté entre des hommes que la contingence réunit (contingence du besoin, du désir, de la naissance, de la résidence). Maintenir la communauté avec tout homme en tant qu’être à la fois générique (tout homme) et contingent, suffit à définir la communauté. Et la forme que se donne la communauté, forme mouvante, historique, toujours en discussion, doit se tenir à cette condition première. C’est en cela que la démocratie est, selon Nancy, moins une forme constitutionnelle donnée qu’un « esprit », dont la seule autorité est le désir de communauté partagé entre des êtres dont chacun vaut absolument dans son affirmation d’existence radicalement inéchangeable. Or la démocratie en tant qu’esprit est la condition politique des affirmations d’existence, et non leur contenu. Elle n’a à imposer sa figure, ni aux affirmations dont elle n’est que la condition, ni à elle-même. La démocratie requiert une invention collective du commun, qui ne peut se réaliser comme identification à une autorité transcendante, qu’il s’agisse du roi, de la patrie, ou d’un corps de valeurs censées constituer la « véritable » identité de la France. La forme du commun, puisqu’elle dépend des affirmations présentes, ne peut les précéder et les déterminer. La figuration d’une identité nationale comme préalable à la communauté politique est donc contraire à la « vérité de la démocratie ».
On considère souvent que la dimension hyperbolique de ces deux langages éthiques les prive de toute efficience politique ; qu’elle maintient un hiatus entre la théorie philosophique et ce qui est politiquement faisable, et même discutable. Ce n’est pas le lieu de discuter de ce différend, accrédité par des passages de Lévinas sur l’hiatus nécessaire entre éthique et droit, éthique et politique. Il y a là des difficultés, ou des apories, qui ont été reconnues aussi par Derrida. Les paradoxes de Derrida, comme celui qui désigne l’impardonnable comme la seule chose à pardonner, font de la limite du geste éthique sa vérité. Cela revient à dire que l’attitude éthique se situe d’emblée au-delà de toute limite, de toute mesure, de tout calcul. Comment cela pourrait-il être une règle pour l’action ? Si la loi de l’hospitalité est d’être infinie, alors seuls les saints seront hospitaliers ; jamais les États, ni les citoyens, ni les individus privés dans leurs relations sociales, si cordiales soient-elles. Faut-il en conclure que de l’éthique à la justice, au droit, à la politique, l’articulation soit impossible ? Nous pouvons faire notre deuil d’une politique sainte, non seulement par manque de bonne volonté, mais parce que toute politique rencontrera des problèmes de justice distributive (répartition, rétribution). Cependant nous ne pouvons pas nous contenter de distinguer clairement les attitudes éthiques et politiques, en disant que l’individu devrait être saint, et la politique juste. De l’éthique au politique, il y a nécessairement un lien dès que la politique confronte des inégalités. Thucydide et Hume l’ont montré : une conception non éthique de la justice restreint son application au règlement des partages et désaccords entre puissances égales ; entre puissances inégales (les Athéniens et les Méliens, les cow-boys et les Indiens), la violence règle désaccords et partages. Seul un souci éthique peut dans les situations d’inégalités combattre la facilité de l’indifférence et de la violence.
S’il est impossible de construire une théorie politique à partir des éthiques hyperboliques, il est inacceptable de les reléguer au rang de chimères spéculatives. L’inquiétude éthique peut fournir, non une règle de calcul pour l’action, mais un idéal régulateur, et ainsi fonctionner comme un principe d’action institutionnelle :

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  • elle impose une règle de générosité : partir du principe qu’à l’égard d’autrui, on a d’abord des devoirs. Et d’abord le devoir d’accueil. Mais pas seulement.
  • elle fournit aussi un principe de progression : considérer que tout acquis n’est qu’une étape provisoire ; qu’on peut aller plus loin ; qu’on n’est pas quitte. Un tel principe de progression s’oppose à la tentation du tout ou rien. On peut donner à l’hyperbole éthique la fonction d’un principe régulateur du rapport politique au temps : voir dans toute limite atteinte un seuil, un terminus a quo (et non ad quem).
Ce que l’éthique hyperbolique de l’hospitalité nous rappelle, c’est qu’on ne doit pas partir d’une évaluation des possibilités d’intégration pour déterminer les limites de l’accueil. On ne doit pas répondre à la question de l’accueil à partir de soi, de son identité supposée et déterminée, de ses capacités et de ses besoins, voire de son confort (soit, la réponse ordinaire des politiques de tous bords ou presque, présentée comme réponse réaliste et nécessaire de l’État en charge d’une communauté et d’un territoire ). On doit au contraire penser l’intégration à partir d’une obligation d’accueil, qui est impérative, car elle engage notre responsabilité, à trois niveaux :

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  1. responsabilité à l’égard d’autrui (Lévinas), ou à l’égard de notre identité générique – l’humanité –, selon le langage moral employé pour penser cette responsabilité première.
  2. responsabilité à l’égard de nos identités collectives : à quoi nous oblige le fait d’être occidental, riche, le fait d’être une démocratie, un État de droit, un membre de l’Europe ?
  3. responsabilité à l’égard de notre identité distinctive : nous nous identifions à notre héritage (la Révolution française, la « patrie des droits de l’homme »), mais au fond qui sommes-nous, que voulons-nous, quelles sont nos fins ? La réponse étatique à la question de l’accueil des étrangers ne risque-t-elle pas de structurer tout peuple autour de l’égoïsme des « puissances » ? La communauté des gens – nationaux et étrangers – ne doit-elle pas combattre l’égoïsme de l’État, d’autant plus qu’il risque de se propager sous la forme d’un éthos commun égoïste et avare, et d’un nationalisme ?
L’accueil des étrangers réactive donc toutes nos identités, et les met en débat. L’épreuve de l’étranger révèle que notre identité distinctive présente et à venir est à la fois une question et un enjeu. Elle a la double dimension d’une facticité construite et reçue et d’un projet, où il en va de l’interprétation que nous donnons de nos identités collectives, et de la manière dont nous y adhérons. Ainsi : un « État de droit » exige-t-il l’adhésion préalable et explicite de tous les citoyens à l’idéal qu’il nomme, ou seulement le respect du droit ? Qu’est-ce qu’une « démocratie libérale », c’est-à-dire qu’est-ce qu’être « libéral », au juste ? Intégrer les résidents à notre culture politique et sociale, n’est-ce pas d’un même geste leur ouvrir les droits politiques, civils et sociaux, et rediscuter et redéfinir cette culture politique et sociale à partir justement de la question de cette intégration ? Enfin, l’épreuve des étrangers met au centre de notre identité la question de la communauté : si la communauté est un lien et non une substance, comment maintient-elle son identité sans que le lien qui engage réciproquement tous ses membres n’équivaille à une délimitation frontalière de la sphère de nos obligations, entre « nous » (les inclus dans la sphère d’appartenance), et « eux » (les exclus) ? Qui, « nous » ? De qui sommes-nous solidaires ? Le « nous » national a pour socle véritable le partage de la souveraineté (nous qui sommes liés comme sujets de la décision, de l’attribution, de l’allocation, de la répartition). Mais c’est là un fait, pas une norme. Ce « nous » n’est ni exclusif, ni excluant. D’ailleurs, la thèse que l’État a en charge une population exclusivement nationale à quoi s’ajoutent marginalement une immigration choisie et quelques réfugiés politiques, rencontre des objections concrètes, comme l’a rappelé Yves Cusset : le droit au soin de tous, le droit à l’école de tous les enfants. Ces exemples renvoient à une solidarité du lien social (mon socius), éventuellement civique (mon civis), et non national.
Or, il est possible de conférer une dimension politique à cette solidarité, et de proposer ainsi une action politique qui s’oppose à la pente naturelle de l’État (et de toute fédération d’États ?) à évacuer l’éthique au nom des intérêts exclusifs de la « communauté nationale ». On peut défendre une « civilité non nationale », et ce serait le principe d’une action politique sur : l’État national auquel on appartient ; les instances politiques internationales ; le droit international.
Quelles approches philosophiques fondent théoriquement une telle action, en dissociant ou en desserrant le lien historique de la communauté et de l’appartenance, contre les modes d’identification nationales-nationalistes ?

II – Distribuer équitablement l’appartenance, la dénaturaliser et la démocratiser

A – Une juste politique de l’admission (M. Walzer)

14Le présupposé de base de Michael Walzer est que l’appartenance constitue le bien politique premier, lexicalement, car il conditionne la constitution de la communauté comme communauté politique habilitée à distribuer l’ensemble des biens sociaux.

15En un sens, ce présupposé constate un fait dont on ne peut faire abstraction (comme H. Arendt dans sa réflexion sur les apatrides, dernière partie de L’impérialisme). En un autre sens, il a la valeur d’une norme : Walzer oppose l’appartenance à une communauté politique, comme condition d’une vie sociale positive, aussi bien à la non-appartenance (fiction de l’individu libéral désaffilié, qui se pense sur le mode d’une marchandise sur le marché mondial) qu’aux modes non politiques d’appartenance (communautés étanches, exclusives, soudées par un lien non politique comme la filiation ou la religion). L’appartenance politique est donc indépassable, factuellement et axiologiquement, elle est nécessaire et désirable. Et l’appartenance est non seulement particulière, mais excluante, puisqu’elle repose sur la distinction des membres et des non membres.

16Une politique de l’hospitalité ou de l’accueil inconditionnels est donc impossible. Cependant, on a vu que l’éthique de l’hospitalité peut fonctionner comme idéal régulateur pour ce qui est politiquement possible et discutable :

  • le soutien des instances internationales et du droit international aux luttes pour l’autonomie, dans la mesure où il en va du droit pour un peuple de se poser comme sphère d’appartenance ;
  • une politique internationale de protection et de reconnaissance des réfugiés ;
  • sur le plan intérieur, une politique nationale de l’admission et de l’intégration, à l’égard des étrangers et de ceux qui veulent devenir membres.
Walzer propose de considérer l’appartenance, non comme une propriété ou une identité, mais comme un bien politique, en tant que tel soumis à des principes de justice.

17Le premier de ces principes est celui de l’aide mutuelle que nous devons à tout être humain, dont nous reconnaissons qu’il est « comme nous », même s’il n’est pas « des nôtres ». Un tel principe peut régler la conduite individuelle, mais il ne se substituera jamais au contrôle des flux d’arrivants, qui « demeure un trait de l’autodétermination communautaire » (p. 88), soit une prérogative de l’État souverain. Il revient donc à l’opinion publique d’orienter la politique d’admission selon le principe de l’aide mutuelle.

18Le second de ces principes concerne les résidents étrangers. Comme il concerne la vie interne de la communauté politique, ce principe a une valeur non seulement morale, mais aussi politique, au sens où il devrait normer la politique de l’État. C’est le principe de justice politique : les processus d’auto-détermination par quoi un État démocratique façonne sa vie interne doivent être ouverts, également, à tous les individus qui vivent sur son territoire et travaillent au sein de l’économie locale (p. 99-100). En vertu d’un tel principe, les résidents étrangers doivent bénéficier de toutes les libertés civiles fondamentales, et on doit leur proposer effectivement la citoyenneté.

19Poser ces critères, et faire de l’appartenance un problème de justice politique, est d’autant plus important que l’appartenance tend spontanément à la tyrannie du monopole et de la prédominance. Il y a prédominance quand l’appartenance nationale fonctionne tyranniquement (au sens pascalien où la tyrannie signifie la domination hors de son ordre), et n’est pas strictement restreinte à la participation à la souveraineté nationale. Toute forme de « préférence nationale » est donc clairement tyrannique. Mais ce n’est pas tout. La justice politique interdit toute forme de monopole qui constituerait l’appartenance en propriété exclusive de quelques-uns. Elle ne s’oppose pas seulement aux conceptions fermées qui circonscrivent l’appartenance selon des critères ethniques, religieux ou culturels, elle proscrit tout déni d’appartenance envers un résident. Cette théorie de la justice politique conduit donc à dénaturaliser l’appartenance, puisque celle-ci trouve un fondement suffisant dans le droit du lieu. Concrètement, la justice politique oblige à voir dans le système qui régit actuellement la vie des « travailleurs hôtes » (soit les « travailleurs immigrés ») une forme de tyrannie exercée par des citoyens-tyrans sur des sujets-métèques, incompatible avec une politique démocratique.

B – Dénaturaliser et démocratiser l’appartenance (Habermas)

20Habermas va plus loin dans la dénaturalisation de l’appartenance en la référant à la participation politique. Cela engage à penser l’appartenance sur le mode de la participation à une communauté de discussion et non à une identité collective, et à penser l’intégration selon les critères formels de la procédure démocratique du débat public, et non selon des critères substantiels de l’identité. L’intégration selon Habermas est liée à une pensée de la démocratie à l’opposé de la conclusion que C. Schmitt donne à Parlementarisme et démocratie d’une « opposition invincible […] entre la conscience libérale de l’homme-individu et l’homogénéité démocratique ». Cette homogénéité reste un thème idéologique prégnant si on l’entend comme adhésion à un état des mœurs, à une culture politique constituée ou un ensemble de valeurs présentée comme le substrat le plus authentique de l’identité nationale.

21La proposition d’Habermas rencontre, à première vue, un problème classique des théories du contrat : comment rejoindre la dimension particulière de l’appartenance à partir des règles universelles de la discussion ? Cela revient à se demander qui est habilité à prendre part à la discussion démocratique, qui peut appartenir à cette communauté particulière de discussion ? On retombe sur la question du critère d’appartenance.

22À cette question, Habermas répond en plusieurs temps :

  1. on doit libérer le droit de prendre part à l’espace public politique de la condition de l’appartenance nationale. Conformément à la tradition libérale, Habermas affirme le primat de la culture politique sur l’identité nationale. Mais ici, des précisions s’imposent :
    La thèse d’Habermas n’est pas de faire de la participation démocratique le critère de l’appartenance. Les règles de la communication démocratique n’ont rien de naturel, et on ne peut faire de leur maîtrise un préalable : l’intégration ne peut signifier la contrainte ou l’examen. La participation ne doit pas être pensée comme un devoir ou une vertu requise, mais comme un droit. Ce n’est pas un ticket d’entrée ! D’autre part, lier l’appartenance au partage d’une culture politique ne signifie pas exiger l’adhésion aux « valeurs de la République » (credo, allégeance à un dogme). Ce qu’il s’agit de partager, ce sont les principes et la pratique d’une culture démocratique selon quoi précisément aucune valeur ne peut être imposée indépendamment d’un processus délibératif constituant et permanent – c’est là la thèse fondamentale de l’éthique de la discussion démocratique.
  2. il en découle une conséquence assez radicale, enveloppant une dimension utopique : non seulement l’intégration, mais aussi l’accueil de l’étranger trouvent leurs principes dans l’éthique de la discussion ; donc, dans une discussion démocratique et égalitaire entre citoyens et étrangers (notamment sur les demandes des étrangers).
  3. les deux premières conséquences institutionnelles de la proposition d’Habermas sont l’octroi de la citoyenneté locale ou nationale sur la base de la résidence, et le développement effectif d’une politique multiculturelle enveloppant le droit de représentation et de participation pour les populations minoritaires.
On voit que rompre l’asymétrie de l’accueil, en soumettant le rapport aux étrangers aux normes de l’éthique de la discussion entraîne logiquement la communauté dans une dialectique de la souveraineté et de son dessaisissement. D’une part, la référence à l’éthique de la discussion présuppose une conception de la communauté qui inclue a priori les étrangers ; d’autre part, la question des conséquences institutionnelles reste très importante, dans la mesure où il s’agit de droits, dont l’attribution et la garantie relèvent traditionnellement de la souveraineté. Il y a quelque chose de quasi utopique à considérer qu’un dispositif institutionnel de participation politique puisse être complètement affranchi de la souveraineté nationale. Au départ, on est par nécessité dans un régime d’« octroi ».

23C’est justement en raison de cette nécessité de fait que la question de l’accueil et de l’intégration des étrangers doit être abordée dans un certain « esprit » ou selon un certain point de vue : celui, non du monopole national sur les droits, mais du souci de la forme de la communauté et des conditions pratiques de son existence. Et par communauté, on entendra ici deux choses :

  • d’une part, la communauté de résidence (ici, là où l’on vit). Le droit à la participation politique sur la base de la résidence est une manière effective d’intégrer les étrangers résidents et arrivants à une communauté démocratique de discussion non soumise à une condition de nationalité. Et cela légitime un combat politique pour ouvrir l’espace public à et avec ceux que la puissance publique refoule.
  • d’autre part, la communauté humaine, dans le rapport de chaque État-nation historiquement formé aux pays-sources, aux arrivants. L’horizon cosmopolitique de la discussion démocratique contient la constitution d’une solidarité civique post-nationale.
Dans ces deux sens du mot « communauté », le souci de sa forme, de son existence pratique, de sa vie, suppose des conditions politiques et culturelles qui remettent en jeu les modes d’identification et d’association imbriqués dans l’idée d’identité nationale :
  • un dessaisissement de souveraineté ; c’est-à-dire des actes souverains d’autolimitation de la souveraineté nationale ;
  • une transformation de l’identité narrative collective (mythes identitaires soi-disant fondateurs, en réalité narcissiques et patrimoniaux). Une démocratie libérale et un État de droit ne sont pas fondés à requérir de tous leurs membres une homogénéité préalable, fût-ce celle d’une culture politique constituée ou d’un état des mœurs à préserver farouchement comme si tout contact avec ce qui lui est étranger risquait de le dégrader. Une démocratie libérale devrait plutôt, dans le respect des lois qui garantissent la valeur fondatrice de liberté des personnes, valoriser l’idée d’une co-existence libérale des modes de vie libéraux et traditionnels, et ainsi dissocier clairement l’intégration de l’assimilation. L’identité individuelle dans les sociétés contemporaines se pense moins comme donnée et comme héritage que comme identité narrative et construction sociale. On devrait se demander non seulement quelles perspectives ces propositions ouvrent à notre propre émancipation individuelle, mais aussi comment elles peuvent être reçues par des individus qui ressentent et vivent leur identité sur un mode traditionnel. Les récits contemporains et les récits traditionnels (néo-traditionnels, en fait) qui disent l’identité peuvent-il se rencontrer, se parler, se traduire ? La démocratie, qui ment à son nom si elle ne trouve pas sa vérité ultime dans le désir de former communauté au présent, doit favoriser la polyphonie narrative qui remet sans cesse en jeu sa forme et les modes d’identification des individus qui la composent.