L'identité mémorielle. Généalogie d'un tropisme contemporain

Dépasser les lieux communs ?

1Je saisirai ici l’invitation de Philippe Mesnard à « dépasser les lieux communs » des propos accoutumés sur la concurrence des victimes ; pour, en fait, en questionner la faisabilité, et la stratégie. Il me semble impossible de pouvoir simplement ignorer ces lieux communs en tournant le regard ailleurs, comme si le problème était seulement de se tenir à l’écart d’une rhétorique trop facile et des paresseuses outrances médiatiques. Ces lieux communs sont aussi les nôtres, et ils sont « incontournables » au sens précis que Foucault avait donné à l’expression (pas du tout laudatif, à l’exact opposé de son usage grand public).

2Le problème ici n’est pas le diagnostic, sur ce qu’a de fortement réducteur ce paradigme de la concurrence des victimes, sur la torsion qu’il opère et les perceptions plus ouvertes qu’il empêche, mais de stratégie pour nous en délivrer. Sans ignorer non plus que le succès du paradigme repose sur son efficacité pour subsumer toutes sortes de phénomènes qui ont fait irruption dans notre réalité vécue, alors que nous n’étions pas préparés à les comprendre et qu’ils heurtaient de front une forme d’utopie à racines politico-religieuses, dont on pourrait énoncer le schème ainsi : la solidarité des réprouvés, l’union des exploités, l’avènement du règne des innocents et des vaincus de l’histoire. Ces formules syncrétiques tentent d’exprimer des figures qui sont celles d’un imaginaire culturel, non d’un programme politique. C’est par contraste avec cet imaginaire que le réel de certains faits divers a fait effraction ; par exemple, lorsque des actes d’agression se sont multipliés en direction de jeunes juifs, qui ont suggéré l’idée que « des descendants de colonisés (d’esclaves, d’immigrés, etc.) se mettent à cogner sur des descendants de déportés ». Je ne m’attacherai pas ici aux faits empiriques eux-mêmes mais à leur représentation, pour comprendre des significations. L’énoncé mêle des faits constatables (une brutalité, des individus), des actes, des discours, une interprétation en termes d’intention liée à une filiation, une subjectivation en termes d’identité mémorielle, où se suggère une intentionnalité ou une détermination causale… C’est tout sauf un constat sec de fait brut. Pourtant il a à faire avec du réel, des observables, qui sont bien là, offerts à l’intuition, avec cette effraction particulièrement choquante que constitue la violence à l’égard des personnes, des jeunes en particulier.

3Nous avons été pris à revers par de l’imprévisible et contrariés de façon indicible, et c’est ce que réussit du moins à exprimer avec une vraie justesse qui a fait mouche la formule de « concurrence des victimes ». On s’est mis à penser en toutes sortes d’occasions, et pas seulement à propos du conflit israélo-palestinien : « Les victimes d’hier sont devenus des bourreaux d’aujourd’hui ! ». C’est ce sentiment de scandale qui est signifié de façon efficace par « la concurrence des victimes », à défaut de bien construire la logique intrinsèque du phénomène.

4Le défaut peut devenir considérable lorsque le concept est réifié, ce qui se produit presque inévitablement lorsqu’un concept savant passe dans le champ public et devient formule médiatique ; on cherche et l’on croit saisir quelque chose qui serait de l’esprit de compétition (envie, jalousie) entre des concurrents se voulant plus victimes que les autres, avec une crispation toute particulière sur certains termes empruntés au paradigme de la mémoire d’Auschwitz. C’est une grille d’interprétation qui saisit un tout petit aspect des problèmes en les posant mal, et c’est une explication tout à fait insuffisante. Mais elle s’impose parce qu’elle continue efficacement de fonctionner dans un usage déictique dont on ne peut se passer. On voit de quoi il est question, en gros, même si l’expression ne permet absolument pas de comprendre ce qui se passe.

5C’est sa réification et sa fonction dans un discours interprétatif global qui pose problème et exige un examen critique. Cela ne signifie surtout pas le déni des faits en cause : ce serait trop simple, si les lieux communs n’étaient que des sottises et des faux-semblants erronés. L’auteur de ces lignes en a fait maintes fois l’amère expérience lors de débats publics : « Vous ne pouvez quand même pas nier qu’on a brûlé des synagogues ! ». Bien sûr que non, mais la question est de savoir qui est ce « on », pourquoi, comment, en vue de quoi… et il n’est que faussement clair de faire signe vers les identités, les filiations, les mémoires, les héritages culturels, le Coran, les mémoires coloniales, les discours communautaristes, etc. L’enjeu de cette critique, qui cherche à transformer des lieux communs en un autre sens commun, plus adéquat, c’est de mieux rendre compte des phénomènes vers lesquels on faisait signe ; il serait absurde et imprudent de ne pas les reconnaître comme importants, graves et inquiétants.

6Beaucoup de gens, depuis une dizaine d’années, se sont mis à travailler sur ce qu’on a appelé « les questions mémorielles » au fur et à mesure qu’éclataient les affaires et les polémiques politiques, notamment avec la série de lois dites mémorielles. Il s’agit le plus souvent d’historiens du temps présent, de sociologues directement sollicités par ces péripéties assez étonnantes. Mais cela a pour effet de mettre l’accent sur des configurations et des types de pratiques assez particuliers. D’autre part, ils établissent souvent des chronologies, cherchant les événements déterminants en termes d’efficacité causale.

7Il vaut donc la peine de préciser quelle est mon entrée spécifique dans la question : celle de l’éducation, plus précisément la philosophie de l’éducation, en vue de la formation des enseignants, avec une visée réflexive qui n’est jamais séparable d’une visée pragmatique ; avec l’obligation, également, d’assumer une certaine normativité en rapport réaliste avec des fonctionnements institutionnels ordinaires.

8Du coup, cela incite à prendre en compte les lieux communs dans ce qu’ils ont de prégnant, tout simplement parce qu’ils occupent le terrain, l’idéal étant de pouvoir rejoindre une certaine forme ré-élaborée de sens commun, en prenant sens commun aussi bien dans l’acception du « bon sens », que dans celle définie par Kant comme la rationalité même d’une pensée objective, élargie, cohérente. Les questions d’éducation sont un levier exceptionnel pour comprendre une série de contradictions, pourvu qu’on ne réduise pas les problèmes pédagogiques à des savoir-faire tactiques dans la mise en œuvre de transmissions données.
Une partie de notre métier consiste à analyser la signification des expressions couramment utilisées dans le monde éducatif, pour leur redonner de la souplesse, pour dégripper les rigidités, pour limiter ce que le langage et la rhétorique peuvent installer de routinier et d’automatique, c’est-à-dire de préjugés, dans la pensée. Or, des rigidités et des automatismes, produisant toutes sortes de choses étonnantes, il s’en est produit depuis une quinzaine d’années une quantité impressionnante au lieu d’intersection de la formation de la jeunesse, de la mémoire et de l’identité. S’il y a un domaine où l’on se demande où est passé le sens commun, c’est peut-être celui-là.

Affiner les descriptions empiriques

9Philippe Mesnard nous suggère d’adopter une stratégie qui serait de diriger le regard vers d’autres processus que conflictuels ou concurrentiels, et avec ce pas de côté, nous détourner des lieux communs pour les dépasser ; même si cette formulation me semble à ajuster, néanmoins je ne peux que souscrire à ce programme, non exclusif d’autres approches. C’est sans doute une nécessité et un préalable : observer de façon ouverte, en évitant d’employer les mots piégés. Il nous propose de nous rendre attentifs aux phénomènes méconnus ou délaissés par la rumeur, pour souligner la pluralité riche et dense des échanges dynamiques entre les diverses mémoires, avec des effets diversifiés sur les identités.

10Se tenir plus au près du détail de ce qui se passe dans des circonstances précises, c’est forcément, ipso facto, tomber sur de tout autres schémas que celui de la « concurrence des victimes », et c’est ouvrir de bien meilleures pistes pour une action transformatrice. En pratique, de très nombreux groupes « mixtes », comme on dit, existent en toutes sortes de lieux, la moindre salle de classe recèle quantité de réactions d’élèves aux variations infinies. Beaucoup de choses se passent qui ne sont pas de l’ordre du conflit, quant aux effets de cette rencontre sur les identités, ils sont fort loin de prendre toujours une forme qui serait « victimiste » ou agressive à l’égard des autres mémoires ; les affects en jeu ne sont pas toujours bienveillants mais ils ne se réduisent pas à l’envie et au ressentiment. Et même, dirais-je par expérience directe d’enseignante, même la très classique objection qu’opposent bien des élèves à leur professeur plus ou moins désemparé : « Pourquoi toujours la mémoire de la Shoah ! Pourquoi on ne nous parle jamais de la Shoah des Palestiniens ? Y’en a que pour les juifs, d’ailleurs pourquoi ça vous intéresse, vous êtes juive, madame ? ». On suppose les élèves mus par leur « identité » arabe, comme si l’origine se confondait avec l’identité, valant subjectivité et motivation, et déclenchait automatiquement telle ou telle action déterminée. Or, on ne sait jamais ce qu’un élève veut dire, même si l’on peut craindre de le deviner. Pourtant, quand on ne craint pas de questionner et de discuter sans se scandaliser a priori, l’idée confusément exprimée de cette façon caricaturale peut se révéler autre qu’elle ne semble, et riche de possibles bifurcations plus constructives. Elle mérite d’être questionnée, car quelque chose peut chercher à s’exprimer qui n’est pas forcément antisémite, fanatique, concurrentiel, etc. Par exemple, qu’il y a une réelle usure, saturation et malaise, au bout de la quatrième réitération du même discours mémoriel, et cela, en fin de compte, n’a rien à voir avec l’identification aux Palestiniens et avec une détermination identitaire quelconque ; en revanche, cela devrait questionner notre pédagogie et nos politiques de transmission mémorielle. Il peut vouloir se dire aussi qu’on se sent l’otage de prescriptions politiques, dont les déterminants sont tout autre que des préoccupations éducatives – ce n’est pas faux.

11En tout état de cause, il y a de l’élaboration possible, et l’élaboration commence dès lors qu’on ne cède pas à la massivité du cliché, qu’on restitue du jeu, de la variété, des écarts qui laissent de la place à la plasticité des sujets, à leur créativité et à leur transformation possible.
On a besoin de descriptions empiriques affinées ; pour cela il vaut la peine de s’ancrer dans un champ de pratiques plus près des gens ordinaires – sinon on risque d’être capté par les événements paroxystiques, les faits divers violents, les « affaires », et les discours de communication politique qui les accompagnent : or, c’est un biais qui sélectionne les aspects les plus conflictuels, et qui, directement indexé sur les dimensions publiques (lois, discours et propositions politiques, affaires de police, de justice…) court justement le risque d’être pris dans les rêts du paradigme communautariste.

La déception. Esquisse de généalogie

12La rencontre des mémoires ne se produit certes pas d’une façon aussi favorable qu’aurait pu l’imaginer un certain militantisme mémoriel des années soixante-dix, mais elle se produit à l’échelle des relations denses entre les personnes. Cependant, il vaut la peine de comprendre pourquoi la « concurrence des victimes » a tellement déçu les espoirs mis dans la mémoire par un idéalisme politique encore vigoureux mais déjà enclin au doute et à la prudence sur ses projections d’avenir.

13Car on a pu, il y a encore vingt à trente ans, imaginer cette montée en puissance des mémoires et des identités mémorielles comme une démarche porteuse d’émancipation et de progrès collectifs. On a presque oublié que la promotion du devoir de mémoire n’avait pas grand chose à voir avec une revendication communautaire ; elle ne se faisait pas, ou pas prioritairement, au nom de la souffrance des groupes qui la portaient (ils étaient surtout marqués par leur devoir de survivants à l’égard des morts), ni non plus en vue de la prévention de l’antisémitisme, mais au nom d’une idée partagée de la justice, de la vérité, d’une vérité que la Nation redevenue républicaine devait à sa propre définition universaliste. La mémoire des graves manquements commis par l’appareil d’État ne pouvait qu’encourager à approfondir l’adéquation de la République réelle à son idéal : la République était à construire (éventuellement par une nouvelle révolution, fille de 89 et de 17, ou par la réforme, ou par la proclamation universelle des Droits de l’Homme). Un tel schéma n’envisageait aucune contradiction entre la reconnaissance des souffrances et injustices subies par un groupe particulier, et la promotion de l’identité commune en termes de Nation refondée dans des valeurs universalistes authentiquement régénérées par le refus des fautes du passé. Ajoutons que ce groupe particulier n’était pas encore considéré comme une « minorité », même s’il l’était objectivement en termes numériques, ce n’était pas une catégorie du répertoire politique, pas plus que l’identité : les deux catégories ont été promues en politique en même temps et de façon conjointe. Néanmoins, la transformation du concept de minorité se frayait son chemin de façon officieuse, pourrait-on dire, justement à la faveur de cette position de la mémoire. On avait des associations, des groupes qu’on n’osait pas trop encore définir autrement que par leur objectifs militants et leur « questionnement sur l’identité » ; groupes, associations certes, pas encore tout à fait minorités, pas du tout encore communautés. Les mémoires auraient pu sortir de leur long silence et se dire, selon un partage et une empathie généralisée des associations les unes à l’égard des autres, permettant une réconciliation entre des groupes de malheureux enfin reconnus et une « majorité », pas encore définie comme telle et absolument inconsciente de l’être, numériquement et symboliquement, mais enfin ouverte à la diversité des mémoires et des identités.

14Le « plus jamais ça » de la formule mémorielle a été porté, à notre insu, par la conviction thématisée ou non, explicite ou non consciente, que, d’une certaine façon, le monde allait changer de base ou se régénérer avec la reconnaissance des souffrances inouïes subies par les malheureux. La conviction ou l’espoir, selon les cas, en tout cas une certaine forme de croyance qui n’avait pas à se formuler ou à se penser pour être efficace, et permettre la projection vers l’avenir. Ce qu’on peut résumer en disant qu’alors, dans ce temps-là, la mémoire était une affaire d’avenir – ce qui n’est plus vraiment le cas, du point de vue de ce qui est croyable. En tout état de cause, avec cette forte projection vers l’avenir à construire, la question des identités filiales, des origines et des héritages était réduite à rien. À la limite, des obstacles. Dans une période volontariste tournée vers l’avenir, je suis ce que je porte comme projet, je suis fils de mes œuvres et certainement pas défini dans mon être-même par la mémoire de ma filiation. « Se souvenir » n’est pas affaire d’identité ni de mémoire, mais de leçon à apprendre pour ne plus reproduire les fautes du passé.

15Retour sur le présent et les formes étranges prises par la réalisation du projet mémoriel. Il est devenu fort douteux que s’esquisse si peu que ce soit quelque chose comme « la convergence des luttes et des revendications minoritaires » en vue d’un beau renouveau de l’émancipation collective, celle qu’avait pu encore appeler de ses vœux, de façon assez désespérée, le dernier Bourdieu ; il suffit d’ailleurs de se rappeler quelques-unes des figures bien connues qui portent les revendications mémorielles et identitaires, et toutes les polémiques autour des lois de mémoire, pour que cette idée d’une convergence apparaisse comme une incroyable utopie extrêmement datée. La manifestation qui réunira le CRIF, le CRAN, les divers collectifs d’Antillais, les Indigènes de la République, l’association Devoir de Mémoire, les Ogres de Dieudonné, les associations de harkis, les anciens combattants d’Algérie, les filles à burqa et les jeunes gens musclés de la Ligue de défense juive… est bien plus improbable que ne l’a jamais été un 1er Mai unitaire. Les temps messianiques de la réconciliation sont loin.

16Mais tout aussi bien, dans un autre registre, la « juste mémoire » de Paul Ricœur, ou le « récit commun élargi » de Charles Taylor, nous paraissent des objectifs tout à fait dotés de sens, les seuls qui soient raisonnables et méritant nos efforts, mais terriblement ardus à élaborer dans l’état actuel des choses.
Cela nous semble à la fois familier comme construction idéelle, mais bien lointain comme horizon d’attente, et quasiment utopique. Nous avions un futur et un horizon d’attente qui donnait un sens d’avenir à la mémoire, c’est cet avenir envisagé dans le passé qui s’est comme délité. Sans être frappé de la malédiction des utopies communistes et de leur marque d’infamie, l’utopie irénique des mémoires réconciliées dans le projet d’un grand dépassement des conflits est devenu assez peu croyable. Nous continuons à penser « plus jamais ça », mais la phrase est chargée d’une immense perplexité. C’est sur la place vacante laissée par le projet évanoui que nous trouvons les identités-mémoires et les communautarismes. La réprobation et la fascination qui les entourent sont à la mesure de la déception, car le projet antérieur avait plus de grandeur, là où les chamailleries et mesquineries des états-majors communautaires chagrinent.
La mémoire n’a plus l’élan ni la trajectoire qui la portaient dans un dépassement d’elle-même et c’est sans doute pourquoi elle s’est lovée dans les identités, d’une façon qui rend les identités fermées sur elles-mêmes. Car si l’identité se définit par la mémoire et la filiation, elle suppose également cette mémoire comme déjà déterminée par le passé qu’elle reflète ; antérieure aux actes et décisions de l’individu, donnée d’avance dans une filiation, elle finit par s’apparenter à une hérédité (même si on n’insiste pas trop là-dessus, car cela mettrait le doigt sur la contradiction interne de l’antiracisme mémoriel). Cette mémoire héritée comme un patrimoine est conservée pieusement par le groupe communautaire, qui proclame haut et fort son attachement au travail d’histoire, à condition toutefois de le contrôler par un dispositif interne, au service de la mémoire ; la mémoire se veut d’autant plus fidèle à l’histoire et confondue avec l’histoire, qu’elle méconnaît sa caractéristique principale qui est d’être une modalité de l’imaginaire. C’est que dans la nouvelle configuration, l’imaginaire est bloqué sur l’ambition d’une maintenance du passé dans le présent ; le sujet identitaire-mémoriel-filial ne peut que dérouler le programme pré-construit de son héritage, de sa dette filiale et de la créance communautaire à l’égard de la société globale, relativement aux fautes du passé dont il porte et doit porter les stigmates ou le traumatisme. Les communautarismes se fondent dans la contingence passive d’une filiation reçue, au lieu de se tenir dans le volontarisme et l’espérance partageable d’un projet d’avenir. Ils se font d’autant plus facilement les gardiens d’une mémoire et d’une identité orthodoxes qu’ils ont coupé la perspective de projet dont la mémoire était porteuse dans le régime d’historicité antérieur.

La réification des concepts

17Le fait est que l’identité et la mémoire sont devenus des catégories omni-présentes du répertoire politique. Ce ne sont plus des concepts utilisés par l’observateur pour décrire analytiquement et objectivement des phénomènes dont les acteurs n’ont pas forcément conscience, mais des catégories centrales du discours public, servant à poser des finalités et des outils de l’action. Tout un chacun, jusqu’aux gamins en décrochage scolaire, est prêt à tenir un discours sur l’identité et la mémoire, ce qu’elles sont et ce qu’elles devraient être. Les concepts ont été réifiés, ils sont pris comme fins en soi de l’action politique. C’est l’identité, plus ou moins subtilement liée à un héritage, un patrimoine ou une histoire, qui apparaît comme source de problèmes sociaux, et sa meilleure définition comme le remède approprié à toutes sortes de maux. À titre d’exemple, je citerai ces quelques lignes prises tout récemment sur Facebook, et qui donnent la problématique d’un débat que l’institut Montaigne veut de grande ampleur.

18Qu’est-ce qu’être Français ?

19Des Français sifflent la marseillaise (sic) ou brûlent leur carte d’identité. Le communautarisme gagne du terrain et les régionalismes réapparaissent avec force. La construction européenne, avec son lot d’interrogations, suscite des angoisses. Dans ce contexte, il est impératif de redéfinir collectivement ce qui nous rassemble. En effet comment vivre harmonieusement au sein d’un groupe dont on ne cerne plus les contours ou la spécificité ?

20Existe-t-il une ou plusieurs identités françaises ? Comment adapter notre héritage, divers et multiséculaire, à un monde en bouleversement continuel ? Sur quelles bases vivre ensemble en France au XXIe siècle ? Toutes ces questions (et bien d’autres encore), l’Institut Montaigne les propose à l’ensemble des Français.

21Cela sonne comme une petite musique familière, bien connue, cependant cette façon de poser l’identité est plus nouvelle qu’il n’y paraît.

22C’est pourquoi il vaut la peine de s’étonner devant les formes les plus aberrantes de « concurrence des victimes », de revendication agressive de filiation traumatisée ; en prenant appui sur la déception on peut, on doit s’étonner, car il est ici de bonne stratégie de cultiver l’étonnement. Cela permet de corriger l’illusion d’une continuité, dans la mesure où la grande simplicité classique des termes d’identité et de mémoire fait croire qu’on a toujours eu affaire à de l’identité et à de la mémoire. On ne peut déjouer ce type de piège qu’à la condition de s’ancrer dans un secteur bien défini de pratiques, dont on doit connaître l’histoire, et dont les évolutions actuelles sont observées au microscope. De ce point de vue, l’éducation scolaire est soit le meilleur des objets, soit le pire. L’un des plus intéressants, car l’un de ceux où les contradictions se nouent avec le plus d’implacable rigueur ; l’un des pires, car objet de toutes les passions, de tous les fantasmes, de toutes les approximations.

23L’éducation, la formation des maîtres, l’enseignement de l’histoire notamment, fournissent un terrain d’observation particulièrement riche, mais c’est aussi au sujet des jeunes et des classes (« de banlieue », faut-il préciser ?) que se sont multipliés les discours sur la concurrence des victimes, suite à une multiplication du nombre d’agressions et d’incidents à caractère anti-juifs, ou dirigés contre la mémoire de la Shoah. S’agissant des jeunes et des classes, le sens commun croit savoir que les élèves revendiquent au nom de « leur » identité et de « leur » mémoire, qu’ils peuvent éventuellement contester la mémoire de la Shoah dans une attitude de concurrence des victimes, en opposant les souffrances subies par leurs ascendants, esclaves, ou colonisés, ou celles que subissent actuellement les Palestiniens auxquels ils s’identifient. Il croit savoir aussi qu’il convient de réparer l’estime de soi de ces enfants issus de l’immigration et des anciennes colonies, en leur parlant de « leur » mémoire et de « leur » identité, faute de quoi ils vivront mal l’acquisition de la mémoire nationale et celle de la mémoire de la Shoah. Leur parler de « leur » mémoire, c’est-à-dire de leur origine, de l’immigration, de la colonisation et de l’esclavage devrait permettre de troquer, donnant-donnant, celle-ci contre celle-là, et leur faire accepter une éducation à la citoyenneté, et le devoir de mémoire à l’égard de la Shoah. Ce qui devrait calmer les violences et les actes antisémites. Et comme ni les violences ni l’antisémitisme ne se calment, on croit nécessaire de renforcer les luttes anti-racistes et les dispositifs mémoriels, les réparations identitaires et les fiertés de son origine.
Et l’on s’étonne de voir surgir certains délires sur Internet, sans s’apercevoir qu’elles sont les formes perverses de ces idées, qui ne manquaient pourtant pas de justifications. En écrivant ces lignes, je me reproche un registre trop caricatural. Un peu, peut-être, mais pas énormément, car c’est en gros la structure argumentative sous-jacente à quantité de déclarations et de dispositifs d’éducation proposés à la fois par l’institution scolaire, par les multiples partenaires associés dispensateurs d’offres de formation à la mémoire, et par la voix publique des prescripteurs en tout genre. Nombreux sont également les enseignants et les élèves qui partagent, sinon l’ensemble du schéma, du moins quelques-unes de ses assertions – notamment l’idée du donnant-donnant, et qu’il faut parler aux élèves de « leur » mémoire, de « leur » identité, qu’ils en ont besoin, que c’est légitime, que c’est faisable, que c’est utile et bénéfique. Peut-être. Est-ce qu’on accroît le mal ou est-ce qu’on le combat ? Comment juger de la qualité de tel ou tel dispositif ?
Il est en tout état de cause très difficile de simplement émettre un doute, non pas pour contester, mais même, tout simplement pour savoir ce qu’on fait, pourquoi et donc comment il vaut vraiment la peine de travailler avec les élèves sur ce qui serait « leur identité » et « leur mémoire »… Ce n’est pas le choix en lui-même, qui peut se justifier, mais cette difficulté à prendre de la distance, à questionner les fins et les moyens pour se rendre plus sûr de leur maîtrise, qui signe l’engluement dans les discours et les dispositifs des lieux communs de « l’identité-mémoire-filiation-patrimoine-subjectivité ». Comment et selon quels déplacements de sens cela s’est-il produit ? Il faut s’en étonner et mesurer à quel point ce n’était pas si évident d’en arriver là.

Dispositif civique et dispositif identitaire

24Concernant les identités, on croit savoir avec la plus grande certitude que l’École a depuis très longtemps transmis des identités et des mémoires ; le moment ferryste est couramment accusé de l’avoir fait de façon massive. Selon les uns, il ne s’agirait donc que de faire place à d’autres mémoires et à d’autres identités, minoritaires plutôt que majoritaires ; selon les autres, il faudrait restaurer les saines pédagogies qui rendaient explicite aux élèves ce que c’était que d’être Français, d’aimer sa Patrie et de ne pas siffler La Marseillaise.

25Or, nous devons par une attention plus fine aux dispositifs mesurer à quel point la continuité n’est qu’apparente.

26La didacticienne Nicole Allieu-Mary, lorsqu’elle travaille sur ces nouvelles consignes de l’école que sont l’éducation à la citoyenneté et sur l’éducation à l’identité européenne, oppose ainsi l’identité comme finalité, et l’identité comme objet d’apprentissage. Forte de sa connaissance approfondie de l’histoire-géographie-instruction civique comme discipline scolaire, elle remarque que les anciens dispositifs d’instructions posaient l’identité comme une finalité distincte des objets d’apprentissages ; l’identité est alors conçue comme l’effet désiré résultant d’un certain curriculum passant par tels et tels objets d’apprentissage, qui pouvait comprendre (ou non) ces objets hautement significatifs de l’Histoire-mémoire lavissienne, l’apprentissage de La Marseillaise, et, très important lieu de constitution de l’identité nationale, la collection des grands auteurs de la littérature classique… Lorsque Pierre Nora édite les Lieux de mémoire, qui sont aussi les Lieux de l’identité nationale et républicaine, il passe en revue tous ces éléments par lesquels un plan d’étude complet espérait créer entre les jeunes Français une identité et une mémoire commune, par le biais de représentations et d’émotions partagées. Considérant a posteriori les effets de l’acculturation scolaire, nous jugeons que l’École ferryste a façonné des identités, mais nous confondons ces trois moments distincts, les finalités visées par l’institution, les apprentissages, les effets à long terme sur la constitution des sujets. Sans nul doute, l’institution voulait unifier les Français dans une volonté commune qu’on imaginait devoir favoriser par une identité commune, référée à une mémoire commune, cette visée-là est l’une des plus constantes du pouvoir, en France ; cela passait par la suite bien connue des petites histoires du manuel et ses figures héroïques, Blandine dans la fosse aux lions, le vase de Soisson, Bernard Palissy, labourage et pâturage, le Serment du Jeu de Paume etc… Les pères fondateurs ne se privent pas de l’énoncer et d’expliquer pourquoi cette mémoire et cette identité commune est indispensable à un grand pays – on sait qu’il est alors vital de rassembler les deux France dans un pays qui a été et sera durablement divisé au point d’être parfois au bord de la guerre civile. Ce que la nostalgie de la Troisième République oublie, c’est que les identifications se passaient de quantité de façons non prescrites, et avec des clivages importants entre les deux grands blocs d’identité française, celui des racines chrétiennes et celui de la refondation révolutionnaire. Et c’est pourquoi le petit Lavisse, tout comme le programme de littérature, tisse le compromis en donnant des gages à chacune des deux mémoires.

27Mais, et c’est là le point décisif, ils ne proposent pas, comme notre époque encline à la réflexivité et à l’abstraction a su le faire avec une réussite douteuse, aux élèves de travailler directement sur la notion d’identité pour la définir. Bien au contraire : ils ont toutes les raisons du monde pour ne pas définir ce que c’est que d’être Français.

28L’époque contemporaine a innové de façon plutôt déstabilisante pour les enseignants, en enjoignant de travailler sur l’identité comme si c’était un objet d’apprentissage.

29On a l’illusion d’une continuité forte, mais le fonctionnement est différent. L’histoire-mémoire du petit Lavisse donnait des ressources avec des histoires et des images, et avait pour effet une forte identification à des symboliques nationales, mais ne donnait pas comme programme de réfléchir sur l’identité nationale et de définir « ce que c’est que d’être Français » – à comparer avec notre effort pour demander aux élèves de définir « ce que c’est que d’être Européen », avec les problèmes insolubles et conflictuels que cela comporte.
Qu’on ne se méprenne pas sur des formulations apparemment proches : l’École ferryste prescrivait « d’être un bon Français », et en énonçait tout à fait explicitement le contenu. Mais il ne s’agissait nullement d’énoncer des caractéristiques identitaires : s’ensuivait la liste des devoirs civiques. La Nation étant identifiée à la République, l’énoncé « être un bon Français » était une injonction gouvernant une éducation civique ; il s’agissait de ce qu’on n’appelait pas « éducation à la citoyenneté » de façon beaucoup plus confuse, mais « formation du citoyen ». L’énoncé « un bon Français paye ses impôts » n’est pas descriptive de l’identité française, il dit qu’il doit payer des impôts, le lui enjoint et lui explique pourquoi, la République étant ce qu’elle est. Il va de soi qu’on ne siffle pas La Marseillaise, que ça ne se fait pas, c’est inconcevable, mais ce qui importe dans l’énoncé autrement plus lourd de sens : « un bon Français paye ses impôts », c’est d’expliquer et d’instituer un civisme. Alors, certes, de l’identité se noue dans ce processus illocutoire, mais il ne s’agit en aucune façon de définir a priori une identité d’essence. Le dispositif était avant tout civique, et non pas identitaire. Il cherchait à expliciter des consignes de conduite, en les énonçant sous forme « être un bon Français ». L’École contemporaine semble plutôt croire qu’il convient de définir la nature d’une identité, puis, sur la base de cette communion dans une définition commune d’appartenance, sans doute s’ensuivront des actes harmonieux.

Tradition de la culture humaniste, ou trahison ?

30Il y a une illusion de continuité qui tient à la permanence de termes et de thématiques classiques, mais le fonctionnement est très différent.

31Outre le fait qu’il y a flottement sur les échelles d’identité (origine familiale, France, Europe, Monde), l’identité est donnée comme un objet d’apprentissage, de façon assez peu claire pour les enseignants, qui déploient de nombreuses stratégies d’interprétation et d’adaptation. On est supposé éduquer à l’identité européenne, ou transmettre une identité européenne par le fait même du questionnement sur la définition : « qu’est-ce que l’identité européenne ? ». De façon similaire, là où il était prescrit d’étudier des faits historiques, objets d’apprentissages, ce qui au bout du compte produisait des effets importants de mémoire collective, finalité de l’apprentissage, il est désormais prescrit aussi de transmettre une mémoire, ce qui est un objet tout à fait singulier, très différent de l’histoire, et des plus malaisés à manier. En tout état de cause, ces missions aux contours flous se heurtent de front à l’idée très répandue chez les enseignants d’histoire français, que la mission principale de leur profession est avant tout la transmission du sens critique ( c’est un leitmotiv).

32La culture humaniste et les plans d’étude qui s’en recommandent sont fondés sur l’idée d’une transmission de mémoire, de patrimoine culturel, dont la finalité est la construction d’un sujet riche d’une identité forte et bien maîtrisée – « connais-toi toi-même ». Il y a continuité dans les termes. Mais pas dans le fond des significations.

33Car la culture humaniste pose que le sujet n’est pas déjà là avec « son identité », mais qu’il advient dans l’élaboration d’un chemin de culture. Ce qui donne du temps, du jeu et de l’espace pour des apprentissages, ce qu’on appelle l’acquisition d’une culture, au sens de l’humanisme, non ethnique, du terme ; et tout aussi bien cela ouvre sur l’indétermination d’un devenir singulier où l’individu aura sa part de créativité et d’auto-définition, en lien avec son imaginaire et son désir propres. Le sujet advient au bout d’un procès de subjectivation. Il n’est pas supposé être déjà là, donné d’emblée dans une filiation, avec une identité, une mémoire, un patrimoine, un héritage, le tout ficelé dans un paquet préexistant aux singularités individuelles. En emprisonnant dans le passé et la posture d’héritier des positions sociales du passé (victime, exploité, colonisé, esclave…), l’identité-mémoire-filiation écrase les singularités, alors même qu’elle se croit et se prétend plus proches de leurs déterminations réelles et concrètes. Elle croit libérer les identités en travaillant sur elles, elle les saisit d’une façon qui les fige dans une définition qui enferme sur le passé-présent du traumatisme collectif.