Répliques

PIERRE LAURET, Immigration : raisons et déraison d’une politique. À propos de Cette France-là[1]

1L’introduction de ce fort volume de 448 pages, réalisé par l’association Cette France-là, avertit que son projet est de dresser un « état des lieux annuel de la politique d’immigration » de N. Sarkozy, et que sa vocation est de constituer un dossier pour les historiens à venir et d’inviter les citoyens, notamment les élus, à se demander si la dite politique vaut bien qu’on prenne la responsabilité historique de la soutenir. Le livre se divise en quatre parties. « Récits 1 » rapporte « 80 histoires de personnes ayant fait l’objet d’une mesure d’éloignement ». « Descriptions », la partie la plus longue (232 pages) tente d’« inventorier le dispositif » qui met en œuvre la politique d’immigration de N. Sarkozy. On y suit la chaîne bureaucratique et administrative qui descend des choix du président aux mesures de police, en passant par le ministère de l’Immigration, de l’Identité Nationale, de l’Intégration et du Co-développement (rebaptisé par la suite « Développement Solidaire ») spécialement créé pour mettre en œuvre ces choix, et par les préfets, principaux agents de leur exécution locale ; on y parcourt les lieux les plus concernés – frontières, Outremer, centres de rétention ; on y constate le concours apporté par tous les services administratifs de l’État ; on mesure enfin le rôle joué par le pouvoir judiciaire, et l’implication de la société – employeurs, syndicats, citoyens. Cette partie, la plus conforme à la vocation historienne de l’ouvrage, rappelle les travaux de Foucault et de Hilberg (ceteris paribus). Elle montre qu’une politique d’immigration requiert en effet tout un dispositif complexe, politique, législatif, juridique et administratif, activant un réseau, hétérogène mais cohérent, de décisions, de notifications, d’incitations et d’exécutions. « Récits 2 » relate l’action de 21 préfets.

2Ce choix narratif s’explique par ce que le livre repère comme un « trait distinctif » de la politique d’immigration actuelle : le renforcement de l’autorité préfectorale. Ce transfert de compétences vers le pouvoir administratif ne marque assurément pas un progrès de l’État de droit, et il s’avérera riche d’enseignement quant à la conception que N. Sarkozy se fait de la « modernisation de l’État ». C’est une des choses que l’on retiendra de la dernière partie, « Interrogations », qui avance une analyse et une interprétation, systématiques et originales, de la politique d’immigration de N. Sarkozy. L’ouvrage a donc une forme complexe. L’intelligibilité du tout n’est livrée qu’à la fin, ce qui a pour effet d’ouvrir l’éventail des ordres de lecture possible. On peut lire la partie IV avant la II, et passer de l’interprétation générale à la description qui la vérifie et la spécifie, ou la II avant la IV si l’on préfère l’ordre analytique qui va de l’investigation à l’interprétation. Les parties I et III, qui ont en commun la forme narrative, organisent la confrontation de deux points de vue irréductibles sur la même politique – ceux qui la subissent et ceux qui conduisent son exécution.

3Le premier groupe de récits témoigne, au sein d’une situation commune qui est celle des immigrés désirant un titre de séjour et confrontés à la politique d’immigration de l’État français, d’une grande diversité quant aux causes des migrations, aux stratégies de survie, de maintien sur le territoire français, et d’obtention de droits, et aux destins des personnes. La pluralité des récits fait sortir les « cas » à la fois de l’anonymat du chiffre auquel l’administration les réduit le plus souvent, et du régime de l’exception que parfois elle leur accorde au titre de sa sollicitude discrétionnaire. Depuis la loi Sarkozy de 2006 qui réforme le Code d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), il n’existe pratiquement plus de conditions de plein droit pour l’obtention d’un titre de séjour. La non-régularisation et l’éloignement sont donc le principe, et la régularisation l’exception, dépendant de l’appréciation des préfets. Les 80 récits renversent cette perspective en manifestant que l’ensemble des immigrés sans titre de séjour est précisément composé de cas, dont chacun risque de trop bien entrer dans les objectifs ministériels, alors que d’un point de vue narratif et biographique, il paraît tout à fait légitime et respectable. De cette confrontation entre la légitimité propre à chaque histoire singulière, et les réponses de l’État français, il ressort que les étrangers sans titre de séjour sont exclus d’une grande part de la protection offerte par l’État de droit ; que leur sort dépend d’une administration préfectorale arbitraire (des cas très similaires connaissent des fortunes très différentes), mais toujours aussi tatillonne pour régulariser qu’expéditive pour reconduire à la frontière ; et enfin que l’État français estime qu’il est en droit d’expulser les personnes sans avoir à connaître la suite – fréquemment catastrophique sur le plan social, politique ou médical.

4Ces récits liminaires présentent donc la politique d’immigration de la France sous un jour inhumain et absurde. Cependant, le livre ne sollicite guère le registre de l’indignation morale, et n’a pas recours à une rhétorique de la persuasion. Stylistiquement, la dénonciation y emprunte les voies de la description, et de l’ironie subtile qui imprègne état des lieux et analyses. Cette France-là est un livre sans auteurs, qui ne parle jamais d’une voix militante.

5C’est là une première différence avec d’autres ouvrages qui se proposent également d’instruire l’opinion en opposant des informations précises et des analyses critiques au discours gouvernemental français, et européen (voir les recueils collectifs Sans-papiers : l’archaïsme fatal, 1999, Paris, La Découverte ; Immigration : fantasmes et réalités, sous la direction de Cl. Rodier et E. Terray, 2008, Paris, La Découverte). Certaines options théoriques sont écartées : l’éthique de l’accueil, la philosophie politique de la communauté, de la démocratie, de la justice politique et sociale. Sont retenues l’économie, la démographie, la science politique. En somme, le livre adopte le style de l’expertise, qui exclut l’appel explicite à la solidarité ou à la communauté morale.

6La quatrième partie interroge les ambitions, les raisonnements et la cohérence de la politique d’immigration de N. Sarkozy. Le tout constitue une analyse très circonstanciée de la politique sarkozyste, qui prend en considération sa revendication de « rupture » et les innovations qui la rendent parfois difficile à combattre.

7C’est là une nouvelle différence avec l’ouvrage récent Immigrations : fantasmes et réalités, qui soutient la thèse de la continuité des politiques d’immigration, depuis la suspension de l’immigration de main-d’œuvre en 1974. À l’examen de cette divergence, on jugera peut-être que Cette France-là accorde trop de crédit aux effets de rupture, d’autant qu’on constate une convergence des descriptions entre les deux ouvrages, notamment en ce qui concerne le recul de l’État de droit et le transfert des compétences vers l’administration préfectorale. Cette torsion était sans doute inévitable pour que le livre remplisse le programme qui fait son originalité et son intérêt : articuler l’analyse critique de l’actuelle politique d’immigration à une interprétation générale de la politique sarkozyste, notamment dans la manière dont elle conçoit la « modernisation de l’État ». Cette articulation ne fait pas le fond des autres ouvrages disponibles, c’est donc par elle que Cette France-là se rend indispensable.

8Le chapitre « Quels raisonnements ? » procède à un démontage minutieux de l’argumentaire gouvernemental en matière d’immigration. Si tout n’y est pas original, c’est qu’il s’agit de l’exposé systématique et détaillé d’un savoir largement constitué et disponible. Il se trouve que l’ensemble des ouvrages savants et des rapports d’experts converge vers des conclusions nettement opposées au discours gouvernemental. On vérifiera donc à nouveau que l’immigration ne précipitera pas sur notre territoire « toute la misère du monde » ; que son solde pour les finances publiques n’est pas négatif ; que son apport démographique pourrait bien être indispensable à un pays menacé par la pénurie d’actifs ; que la distinction entre immigration « subie » et « choisie » est sans pertinence ; que la politique gouvernementale est incompatible avec un réel soutien au développement ; que la notion d’intégration sert aussi bien à recouvrir l’accumulation des handicaps sociaux qu’à filtrer les migrants acceptables, et qu’elle aboutit à une dispersion de catégories définies par l’État, et dont l’intégration paraît toujours problématique. Pour ce qui est de l’effet de l’immigration sur les salaires, l’ouvrage ne discute pas la pression qu’elle exerce sur les emplois remplis par les migrants, mais il conteste la thèse d’une manipulation des flux migratoires à des fins de « dumping social » (dépréciation des salaires, augmentation du chômage, dégradation du droit du travail) – thèse d’inspiration marxiste fréquemment reprise dans les analyses de gauche alors qu’elle semble surtout propre à inquiéter les salariés, les syndicats et l’opposition de gauche ! À partir de l’ouvrage classique de George J. Borjas, Heaven’s Door (1999, Princeton U. P.), consacré aux effets de l’immigration en termes de redistribution de la richesse, Cette France-là se rallie à la thèse que sur un marché du travail segmenté, où les cohortes de demandeurs d’emploi ne sont pas substituables, l’immigration a un effet à la hausse sur les salaires des nationaux. L’analyse atteint son point culminant avec la relation entre politique d’immigration et État de droit. L’évolution du droit des étrangers ces trente dernières années a été marquée par une tension entre l’extension de l’accès des étrangers aux droits fondamentaux, corrélative du progrès de l’État de droit, et la requalification restrictive de ces mêmes droits pour les étrangers, de manière patente en ce qui concerne la liberté de circulation, le droit de ne pas être retenu arbitrairement, le droit de mener une vie privée et familiale, le droit à la protection sociale. Une telle tension est logique, puisque le droit des étrangers constitue le principal point de conflit entre la souveraineté étatique et l’universalité des droits de l’homme ; et donc le terrain par excellence où risque de prendre corps une concurrence des pouvoirs et des légitimités. C’est dans la volonté de déminer un inévitable contentieux juridique que le gouvernement s’efforce de faire de la régularisation une affaire locale et non nationale, en s’adossant à la loi Sarkozy II de 2006 qui transforme les critères objectifs de régularisation en éléments d’appréciation à la disposition des préfets, dont l’action reste faiblement encadrée juridiquement. La politique d’immigration apparaît alors comme un terrain d’expérimentation de la « modernisation de l’État » selon N. Sarkozy, et cela sous deux aspects solidaires.

9D’une part, l’efficacité de l’État moderne requiert une interprétation spéciale des normes de l’État de droit qui met leur application au service d’une action solidaire des différents pouvoirs. En bonne doctrine sarkozyste, le gouvernement élu détermine une politique dont on doit considérer qu’elle est en tous points légitimée par l’onction du suffrage universel (voilà à quoi le vote utile est utile !).

10L’administration doit l’appliquer, certes sous le contrôle mais surtout avec le concours des juges. À l’antique doctrine de la séparation des pouvoirs, l’État moderne substitue l’organisation de leur concours. Textes législatifs et procédures judiciaires doivent servir l’action de l’État, non l’entraver. Mais comme l’action de l’État trouve son primum movens dans les décisions du gouvernement, on conçoit que cette « modernisation » fasse bon marché des principes requis pour un renforcement effectif de l’État de droit.

11D’autre part, il ne s’agit pas seulement de renforcer le pouvoir d’une administration soumise à l’exécutif, mais d’y introduire les règles du management entrepreneurial par objectifs. La présidence de N. Sarkozy restera marquée, dans tous les secteurs relevant de l’action de l’État (voir universités, hôpitaux publics) par une pénétration inédite de la « culture » du management et de l’évaluation dans le service public. Or, la crise financière de l’automne 2008 a révélé les aspects pernicieux de cette culture, désormais largement discréditée même si elle semble avoir trouvé un asile inviolable dans la haute fonction publique française : la réduction de l’« efficacité » au rendement mesurable à court terme et à la performance aisément évaluable induit la fétichisation de résultats chiffrés de plus en plus déconnectés de la réalité, et une licence croissante quant aux moyens.
L’obsession du résultat, dans le domaine de la politique d’immigration, aboutit fatalement à une tension croissante entre la politique du rendement chiffrable et le respect des droits de l’homme. Selon toutes les estimations, les éloignements réalisés à toute force ne mettront pas fin au séjour irrégulier. Les chiffres exigés des préfectures ne sont donc pas indexés sur cet objectif, mais sur la capacité de les atteindre et d’afficher l’efficacité de l’État. Les objectifs chiffrés ont cependant un effet concret : l’application mécanique et répressive d’une législation destructrice de droits. Le problème général révélé par la politique d’immigration, c’est que l’État modernisé selon N. Sarkozy est voué à cette culture managériale du résultat et de l’évaluation. Une fois établi que cette politique ne se justifie pas du point de vue de la dynamisation de l’économie française, de la croissance démographique, du développement solidaire, de l’insertion sociale des étrangers, du renforcement de l’État de droit, reste à comprendre la visée qui du moins l’explique ! C’est ici que l’ouvrage se sépare de l’analyse d’inspiration marxiste, qui, situant l’intelligibilité du politique au niveau des antagonismes sociaux, lit la politique d’immigration à la lumière de ses effets supposés sur le marché du travail (formation d’une « armée de réserve » du patronat, « délocalisation sur place » selon E. Terray). Constatant que cette analyse peine à expliquer pourquoi alors le gouvernement oblige les employeurs à vérifier en préfecture l’authenticité des papiers de leurs salariés, et expulse les fantassins de la dite « armée de réserve », Cette France-là avance une interprétation plus politique qui relie l’action de l’État à sa modernisation de type managériale, et au style politique de N. Sarkozy. Ce style est marqué par une forte modulation volontariste, dont l’ambition est de combattre le discrédit du politique et de l’État, dont N. Sarkozy craint qu’il ne conduise la France au déclin tout en la livrant à la tentation de l’extrémisme. Cependant, il est patent que la mondialisation et l’intégration européenne, surtout dans leur version libérale dont le chef de l’État se réclame, réduisent l’emprise des politiques nationales. Peinant de ce fait à assurer régulation des échanges et protection sociale, l’État modernisé selon Sarkozy ne peut soutenir la prétention volontariste qui l’aiguillonne qu’en se réfugiant dans l’affichage de son efficacité, avec pour objectif majeur d’entretenir le « crédit », la « cote » de l’État, et de son chef. « Crédit » doit ici s’entendre par analogie avec l’évaluation des actifs financiers et des entreprises financières, l’opinion publique occupant la place des investisseurs, et les médias celle de ces fameuses agences de notation, elles-mêmes jamais notées, dont le rôle a été déterminant dans la crise financière.
Le problème de fond, c’est que le volontarisme sarkozyen prétend engager une politique globale tous azimuts (démographie, dynamisation de l’économie par la revalorisation du travail, modernisation de l’État, etc.). La cohérence d’une telle ambition n’est pas assurée. En fait, on doit constater souvent une contradiction entre les différents objectifs revendiqués, et donc entre les moyens censés les servir. Or, entre les divers objectifs contradictoires, l’arbitrage se fait toujours selon les deux mêmes principes convergents. Le premier est le paquet de convictions formant l’idéologie de N. Sarkozy, qui mériterait une étude à part, Cette France-là se bornant à relever la conviction que toute l’action de l’État requiert le support premier d’une dynamisation de l’économie par une libéralisation accrue, impliquant la réduction des budgets sociaux et des emplois publics. Le second est la culture du résultat chiffré, qui relève de l’application d’un logiciel managérial unique à tous les champs relevant de la compétence de l’État, et de la volonté d’affichage de l’efficacité de la puissance publique. L’arbitrage privilégie systématiquement les actions qui permettent un tel affichage permanent (donc, à court terme), c’est-à-dire celles qui dépendent le plus du pouvoir administratif. Par exemple, dans le cas de l’immigration, le refoulement d’étrangers définis comme indésirables.
La première conclusion de Cette France-là semble donc être que la politique d’immigration de N. Sarkozy a bien une singularité propre, qui ne peut être saisie et combattue que si on la réfère à sa motivation politique : sous un discours nouveau qui réunit relance d’une immigration de travail sélective, souci humanitaire, défense de l’identité nationale définie par les valeurs républicaines et féministes, développement solidaire, il s’agit en fait de stigmatiser et de réprimer une minorité vulnérable pour gager le crédit du pouvoir en place en persuadant de l’efficacité de son action selon une norme d’évaluation managériale. Cette conclusion amène le lecteur à former l’hypothèse plus générale que dans tous les domaines le gouvernail du navire de l’État pourrait bien être la gestion managériale par objectifs et l’affichage de résultats chiffrés – le tout au service exclusif du crédit du politique, de l’État et de son chef, et au détriment de tous les autres objectifs correspondant aux problèmes de l’heure. Sous cette lumière, non seulement la politique d’immigration, mais toute l’action et le style politique de N. Sarkozy paraissent relever d’une rationalité très étroite, et fort contestable si on l’envisage du point de vue, non des succès personnels de son initiateur, mais de l’intérêt collectif. Prendre la mesure de ce que signifie la « rupture » sarkozyste, qui échappe aux analyses postulant sa continuité ou sa rationalité économique en termes de lutte des classes, telle semble l’ambition de Cette France-là. Une telle mesure experte est requise pour révéler les limites de la nouvelle rationalité politique et administrative, qui équivaut à une profonde irrationalité du point de vue de l’utilité publique. L’ouvrage reprend les éléments d’un savoir expert et les corrèle dans une interprétation systématique et originale, étayée par une argumentation raffinée et une description détaillée, qui portent la charge de la preuve. Il s’achève sur une sorte d’adresse à l’opposition potentielle, qui conteste le postulat de la popularité de l’actuelle politique d’immigration, leitmotiv de N. Sarkozy, renforcé par l’avis des émetteurs d’opinion autorisés (élus, journalistes, intellectuels publics) sur les sentiments et attitudes politiques du peuple ; qui discute les analyses de la gauche radicale et des associations de soutien aux « sanspapiers » ; et qui critique la pusillanimité du PS, qui, parce qu’il avalise ce postulat et tremble devant tout ce qu’il croit susceptible de lui aliéner encore plus l’électorat des classes populaires, se refuse à engager la discussion sur la rationalité de la politique d’immigration du gouvernement, refoulant celle-ci hors de la sphère du politiquement discutable, où le livre la replace.
Cette conclusion conduit à s’interroger sur le sens politique exact de l’ouvrage. Par son volume, son haut niveau d’élaboration intellectuelle, son style raffiné, il ne peut espérer contribuer directement à la formation d’une opinion publique éclairée. D’autre part, le livre a été largement et gratuitement distribué aux élus et responsables, mais on ne peut croire qu’il va réellement réformer l’entendement des députés UMP ou des chefs d’État de la Françafrique. La question de la base politique que le livre espère rassembler se pose donc. Mon hypothèse est que, outre sa vocation historienne, cet ouvrage expert pourrait jouer le rôle d’une contre-expertise, susceptible de structurer et d’entraîner une mobilisation, puis dans un second temps une opinion publique. On retrouverait ainsi le type de mobilisation politique qui s’est organisée autour du sida et du pacs. On se souviendra alors que la réussite d’une telle mobilisation, sa prise sur l’opinion publique, ont été conditionnées par la constitution de l’expertise au sein même des « usagers », des malades ou de ceux qui ne se retrouvaient pas dans les normes juridiques du mariage et du concubinage. La politique des usagers se différencie du lobbying en ce que, à partir d’une cause particulière, elle en appelle à la conscience de tous, mais elle s’y apparente en ce qu’elle est conduite d’abord par les personnes et groupes concernés. L’ultime leçon de Cette France-là est peut-être que, s’il est temps que la mobilisation pour une autre politique d’immigration se donne pleinement les moyens théoriques de son action, ces moyens ne serviront vraiment qu’à la condition que les premiers concernés s’en emparent. Il revient à leurs soutiens de s’y employer avec eux, s’ils souhaitent donner un prolongement à l’initiative de ce livre, et une physionomie différente aux volumes qui doivent suivre.

PIERRE CARRIQUE, « L’existence perdue en conscience ». À propos d’Une intrigue criminelle de la philosophie. Lire la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel de Jean-Clet Martin[2]

12Hormis les quelques penseurs contemporains dont chaque ouvrage présente une avancée digne de méditation, la production philosophique moyenne se répartit en deux grandes tendances non exclusives l’une de l’autre : une tendance narcissique, où l’auteur entretient sa propre boursouflure en semblant supposer que sa singularité vaut d’avance universellement – et une tendance pédante, abritée dans la fausse objectivité du commentaire historique qui, lorsqu’il est habile, fait irrésistiblement penser aux tricoteuses de Descartes, quoique le plus souvent ce soit le mauvais charcutier de Platon qui tienne la plume.

13Si le livre de Jean-Clet Martin mérite d’être signalé au public, c’est d’abord qu’il échappe à ces deux tendances ; c’est ensuite qu’il tente courageusement, non sans panache parfois, la relecture d’une œuvre majeure de la philosophie ; c’est enfin qu’il cherche avec persévérance à exhiber ce qu’il tient pour son idée centrale, la « pensée très concrète » que toute véritable philosophie inlassablement déploie.
Au traditionnel découpage du propos en chapitres, l’auteur préfère une succession de « scènes » – non par coquetterie d’écrivain, mais parce qu’il donne corps à son étude en privilégiant la « galerie d’images » qui rythment le texte hégélien et en développant la richesse spirituelle qu’elles portent, comme l’affirme le préambule : « La Phénoménologie de l’Esprit noue des chapitres comparables à de véritables épisodes, des expériences cruciales qui la mènent, à travers des moments et des figures endiablées, à scander les âges du monde. On dirait une queste fantastique au cours de laquelle la pensée se révèle peu à peu à elle-même au sein de tableaux mouvants » (p. 10). Cinq scènes organisent l’ouvrage : Le cercle de la conscience, Les chemins du désir, « L’Esprit n’est pas un os », Des créations sociales, Religion de l’art et éternité. Chacune d’elles s’annonce par une brève mise en perspective, qui entretient l’énigme et stimule l’appétit du lecteur, à la manière des romans-feuilletons d’antan : Où l’on apprend que…, Où l’on voit que…, Où l’on découvre que…etc. – par exemple, pour la scène 1 : Où l’on apprend que le philosophe porte secours aux criminels et que la philosophie s’entend en un sens extra-moral […]. Où il est finalement entendu qu’un concept désigne une fleur cannibale et qu’un morceau de sel, lorsqu’il fond, nous apprend mieux ce qu’il en est de la conscience qu’aucune méditation métaphysique. Une certaine jubilation iconoclaste, et comme une gourmandise de larron, animent l’écriture de Jean-Clet Martin, qui manifestement s’amuse à brosser le portrait d’un Hegel pour lequel « toute création conceptuelle se traduit par un crime » et « se nourrit du corps de son ennemi comme une araignée », en usant de toutes les ressources des métaphores qui émaillent la Phénoménologie de l’Esprit ainsi que de l’étendue de sa connaissance intime des auteurs, Nietzsche et l’idéalisme allemand notamment. La thèse directrice de l’auteur vient à sa plus simple expression dans l’épilogue : « C’est seulement dans la mort, le crime et le sacrifice de sa perfection, dans la contestation de l’Idée purement angélique, que le concept trouve de quoi s’ouvrir à l’existence » (p. 236). Mais n’est-ce pas le destin naturel d’une pensée qui, effaçant d’emblée l’existence en l’inscrivant dans les structures de la conscience, se découvre hantée de tous les fantômes qui en tiennent successivement lieu, jusqu’à ne plus pouvoir rejoindre qu’à travers la mort son objet initialement perdu?

Notes

  • [1]
    Cette France-là - 06 05 2007 / 30 06 2008, volume 1, édité par l’association Cette France-là (www.cettefrancela.net), janvier 2009, diffusion La Découverte.
  • [2]
    Une intrigue criminelle de la philosophie. Lire la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, 2009, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond - La Découverte.