Trois types de croyance

I – Croire

1Il y a sans doute une structure générale qui est propre à la croyance en tant que telle. David Hume, Thomas Reid, Peirce, James, le Wittgenstein de De la certitude (dont la position ressemble beaucoup, sous certains aspects, à celle de Hume [1]) ont discuté longuement le problème de la croyance – et des auteurs comme Michael Polanyi, parmi beaucoup d’autres, ont renouvelé la question. Mais – ce sera mon hypothèse – les actes de croyance adoptent des formes différentes selon les objets qu’ils considèrent. Je me situe donc en aval d’une discussion à propos des strates les plus profondes de la croyance – comme celle de Fernando Gil, par exemple [2]. Mon hypothèse, je me permets d’insister, est que croire à la vérité, croire au bien et croire à la beauté (ce sont, évidemment, des désignations génériques et assez abstraites) mettent en jeu des actes de croyance qui, en dépit d’une certaine structure commune, ne se confondent pas.

2Mon but est de souligner les différences entre ces trois types d’actes de croyance. Croire à la vérité d’une théorie scientifique, c’est un état (ou un processus) mental qui suppose la figure de la preuve. On ne croit pas à une théorie scientifique – je ne parle pas de l’auteur de la théorie, mais de ses récepteurs – sans preuves (la nature et la valeur des preuves changent, bien sûr, selon l’épistémologie que l’on adopte). Croire à une règle morale, c’est un état (ou un processus) mental qui suppose la figure de l’argumentation. On ne croit pas à une régle morale sans l’exercice d’une argumentation (publique ou avec nous-mêmes, avec notre daimon) sur la valeur de cette règle. Cette argumentation ne peut jamais aboutir à une preuve au sens strict. Le troisième commandement ne peut pas être prouvé, au sens où les lois scientifiques (même avec les réserves que l’on sait) peuvent être prouvées. Croire à la beauté d’une œuvre d’art, c’est un état (ou un processus) mental qui suppose la figure de l’évidence – l’évidence du sentiment de plaisir. Nous ne croyons pas à la beauté d’une œuvre d’art sans un tel sentiment d’évidence. Kant l’a parfaitement expliqué, quand il a écrit qu’une multitude de jugements contraires au mien en ce qui concerne la beauté d’un poème ne me fera pas changer d’avis à son sujet : nous nous mouvons à l’intérieur d’une voix universelle (allgemeine Stimme) que nous incarnons, ou croyons incarner [3]. Je suggérerai finalement que c’est la croyance à la beauté qui représente la modalité la plus forte de la croyance.

3On pourrait d’ailleurs découvrir cette tripartition des domaines de la croyance, et des actes auxquels ils donnent lieu, dans le rapport même entre les trois Critiques kantiennes ; et peut-être aussi – mais c’est sans doute beaucoup plus problématique – dans la structure du Treatise de Hume, à condition de voir dans le livre sur les passions le fondement d’une esthétique ; je crois que, si l’on pense aux écrits où Hume parle ex professo d’esthétique – Of The Standards of Taste, par exemple –, l’idée n’est pas aussi saugrenue qu’elle ne le paraît peut-être au premier abord.

4Je vous suggère, pour que mes propos soient plus clairs, l’expérience imaginaire suivante : comment réagit-on à une théorie physique qu’on juge erronée : « Les éléments ultimes de la matière sont les pistaches » ; à une appréciation esthétique avec laquelle nous ne sommes pas d’accord : « Vasarély est un bien meilleur peintre que Vermeer » ; ou à une affirmation politique avec laquelle nous sommes radicalement en désaccord : « On a le droit de se faire exploser au beau milieu d’un bus rempli de gens, si cela arrange notre cause politique » ? Dans le premier cas, on essayerait de prouver au génial théoricien que le monde n’est pas constitué de pistaches ; dans le deuxième cas, la réaction pourrait changer selon l’occasion et l’humeur, mais je crois qu’on essayerait d’éviter dans le futur des discussions esthétiques avec l’enthousiaste admirateur de Vasarély ; dans le cas du défenseur du terrorisme, on argumenterait qu’on n’a pas le droit de faire ce qu’il suggère – et que, s’il se trouvait être responsable d’actions pareilles, on le combattrait par la force.

5On peut faire plusieurs remarques. Face au physicien pistachiste, si je puis ainsi m’exprimer, on n’aura pas la même attitude que face au théoricien du terrorisme ou à l’indomptable admirateur de Vasarély. Le cas de ce dernier est, lui aussi, singulier : d’abord, on ne peut pas lui prouver que Vermeer est un meilleur peintre que Vasarély – et sans doute ne le combattra-t-on pas par la force. Face au terroriste, on ne peut pas non plus prouver (je dis bien prouver) que ce qu’il prétend n’est pas justifiable ; de même qu’on ne peut pas se contenter de l’éviter, comme si c’était seulement quelqu’un de mal élevé ou d’un goût déplorable.

6Pour chacun de ces cas, on a affaire à des modalités de croyance particulières, qui provoquent en nous des réactions particulières. Ces réactions ne se confondent pas les unes avec les autres.
Telle est donc ma thèse principale. Je ne ferai pas de distinction, dans ce qui suit, entre croire à un fait du monde naturel et croire à une théorie explicative de ce fait, entre croire à une règle morale et croire à une éthique, ou encore entre croire à la beauté d’une œuvre d’art singulière et croire à une théorie esthétique. Je présuppose que chacun de ces trois domaines offre des conditions spécifiques d’exactitude – d’akribeia, pour reprendre le mot d’Aristote –, qui sont valables et pour les jugements qui portent sur des objets particuliers et pour les jugements qui ont une portée théorique plus vaste.

II – Croire à la vérité

71. Qu’est-ce que croire à la vérité d’une théorie scientifique ? C’est d’abord croire à la possibilité de la position et de la détermination d’objets dans le monde. On parle justement de « sciences d’objet ». Ces objets sont entourés d’un horizon d’indétermination, qu’il s’agit aussi de conquérir. Il s’agit d’une croyance « naturelle » (on peut, en effet, penser à l’« attitude naturelle » selon Husserl : l’attitude naturelle est une thèse (Thesis), une position (Position, Setzung). On croit à la position d’objets.

82. Les hypothèses scientifiques auxquelles on croit – « hypothèses » au sens de « conjectures » – sont, selon la formule bien connue, des essais pour expliquer le visible en ayant recours à l’invisible (Popper a particulièrement insisté sur ce point ; Mach, tout comme une partie importante de la pensée grecque, refuserait une telle affirmation). On croit, littéralement, à l’invisible. Mais il s’agit d’une croyance qui n’est jamais absolue. À cause du fond d’indétermination concomitant à toute position d’objets, il n’y a jamais de conviction entière que l’invisible qu’on a choisi soit le bon invisible.

93. En tout cas, les bonnes hypothèses nous permettent de capturer la nature (on pense à la venatio de Bacon). La croyance acquiert une plus grande intensité si la chasse est efficace. On n’est pas ici dans le registre de la contemplation plotinienne. Il s’agit d’opérations effectives sur la nature. Et la croyance peut même se voir privée d’un peu de son éclat, puisque ce qu’on gagne du côté de l’efficacité risque de nous faire perdre quelque chose du côté de l’intelligibilité : les débats autour de la mécanique quantique sont là pour nous le prouver. Cette perte d’intelligibilité, cette opacité dont la croyance se voit affectée, a trait à la diminution des composants esthétiques de la pensée, si chers à des auteurs comme Leibniz, Duhem ou Lévi-Strauss. La pratique de la preuve peut, à la limite, couper tous ses liens à l’apodeixis aristotélicienne et se voir attribuer une fonction entièrement négative, à la façon de la falsification chez Popper.

104. La croyance se donne donc ici dans le contexte d’un horizon d’indétermination. Et c’est dans ce même contexte d’indétermination qu’a lieu la découverte. D’abord, la découverte de théories explicatives ; ensuite, la détermination d’objets à partir de ces mêmes théories. L’étonnement, d’Aristote à Einstein, est à l’origine de la découverte, qui, à son tour, est la source de la détermination, qui fixe la croyance. « Déterminer » signifie aussi « détecter », « isoler », « identifier », « reconnaître » – et « représenter ». On a affaire à des croyances représentatives.

115. Il n’est donc pas étrange que les théories scientifiques soient représentatives, avec des représentations qui choisissent les traits les plus significatifs des objets qu’elles essaient de déterminer. La qualité de la représentation dépend du degré d’exactitude, d’akribeia, que les objets représentés nous permettent. Indiscutablement, cette exactitude est beaucoup plus grande dans les sciences de la nature que dans les sciences sociales. Les concepts des sciences sociales contiennent la plupart du temps un certain degré d’équivocité, et cela pour des raisons qui ont trait aux objets mêmes dont elles s’occupent. Il suffit de penser au concept de « classe » en zoologie et en sociologie pour se faire une idée de l’abîme qui sépare les sciences de la nature des sciences sociales au point de vue de l’akribeia de leurs concepts.

126. Le régime de temporalité de la croyance à la vérité est un régime cumulatif. Il s’agit d’accumuler des objectivités. On a affaire à un temps, lui-même stable, qui garantit la stabilité des savoirs, leur révisibilité et leur élargissement. Les croyances, même si elles peuvent être révisées, possèdent une stabilité qui n’a pas d’équivalent là où l’on s’occupe des actions et des institutions humaines.

137. C’est à l’intérieur d’une telle stabilité que la croyance à la vérité se donne. Elle est acquise au moyen d’explications. L’explication, dans ce contexte, est une explication causale. (On peut penser à la célèbre distinction wittgensteinienne entre causes et raisons.) C’est l’explication causale qui fournit, dans ce contexte, le modèle d’intelligibilité par excellence. René Thom a profondément insisté sur ce point. Et l’explication causale est idéalement déterministe, même s’il s’agit d’un déterminisme purement méthodologique, et donc compatible avec un indéterminisme ontologique, ou métaphysique (à la façon de Peirce, Bergson ou Popper). Popper lui-même l’a souligné.

148. On a là quelques-uns des traits qui sont particuliers à la croyance scientifique. Mais il est vrai qu’on peut penser les objets des sciences de la nature et croire à la vérité des théories scientifiques à partir d’une manière de penser toute différente. On peut, par exemple, préférer la description à l’explication (Mach, Duhem), le phénoménalisme au réalisme (Berkeley, le Carnap de l’Aufbau, le Goodman de The Structure of Appearance), l’évidence (surtout l’évidence visuelle) à la preuve, la contemplation plotinienne à l’opération baconienne. Une telle attitude donne corps à la volonté d’éliminer tout fond d’indétermination. Il ne s’agit pas seulement, dans ce cas, de la recherche de la stabilité cognitive – mais de perfection cognitive. La croyance au vrai se dissout dans la croyance à la beauté (le thème de la beauté du tout représentatif est un thème cher à Pierre Duhem) et à la simplicité (beauté et simplicité vont ensemble : cf. Leibniz, Duhem). Ceux qui aiment bien la poésie romantique anglaise pourront penser à Keats (Beauty is truth, truth beauty – « Ode on a Grecian Urn »).
9. On peut aussi concevoir la croyance aux vérités scientifiques en privilégiant l’argumentation par rapport à la preuve. L’épistémologie post-popérienne a semblé parfois aller dans ce sens (Kuhn, Feyerabend). Et une pensée comme celle de Quine est, sous certains aspects, proche d’une telle attitude (seulement sous certains aspects, je tiens à le souligner). L’exemple le plus significatif est pourtant celui de certains courants à l’intérieur des science studies, qui, à la suite de Karl Mannheim, placent au centre du paysage les conflits sociaux de la pratique scientifique et laissent de côté la question de l’explication. Je pense particulièrement à Bruno Latour et à un livre comme La Vie de laboratoire. On serait ici dans le royaume d’une indétermination totale. L’indétermination cognitive serait absolue, les croyances seraient, de droit et de fait, dans un conflit permanent – mais la situation ne poserait vraiment pas de problème, à condition que la conversation puisse continuer.
10. Ces deux derniers types d’attitude sont possibles – et, dans une certaine mesure, nécessaires. Mais la première approche à laquelle je me suis référé semble plus adaptée à la croyance en la vérité des théories scientifiques, et les deux autres devront lui être subordonnées.

III – Croire au bien

151. Si l’on passe maintenant à tout ce qui met en jeu la liberté humaine, le paysage est tout à fait différent. Les théories éthiques, politiques ou sociologiques, par exemple, possèdent un degré d’akribeia – une « métrique », comme aimait à dire Wittgenstein – qui correspond à la nature des objets sur lesquels portent ces théories. Et les objets sont, ici, passablement indéterminés. Nous nous trouvons toujours face à la limite, à l’inconnu.

162. C’est cette position où nous nous trouvons face à l’inconnu qui nous oblige à nous interroger sur le sens. Déterminer le sens équivaut à le comprendre, et non pas à l’expliquer (du moins l’explication devra obéir aux critères de l’explication compréhensive, tels que Weber les a formulés). Et la compréhension est toujours, d’une façon ou d’une autre, compréhension du singulier (au sens où la figure du capitalisme occidental, par exemple, peut être dite singulière). On a ici affaire à l’altérité et non pas à la simple différence : les sociétés sont autres, et non pas seulement différentes. Castoriadis, ici disciple de Weber, l’a souligné avec force. C’est le singulier qui crée, pour soi, un univers de sens, qui est aussi une image de soi, une création de valeurs.

173. La croyance se voit ici aux prises avec l’indétermination, l’incertitude et le risque. La politique, la diplomatie et la guerre illustrent une telle situation. La virtù du Prince s’exerce dans ce même contexte. De son côté, Clausewitz, en s’opposant à la théorie « mathématique » de la guerre de Hans von Bulöw, a montré comment l’akribeia propre à la théorie de la guerre n’est pas une akribeia mathématique – ce que Choderlos de Laclos a montré aussi dans le contexte d’une autre guerre. « La maîtrise de la volonté jamais n’effacera le hasard », écrivait jadis Raymond Aron, commentant Clausewitz et faisant écho à Mallarmé [4]. Nous nous trouvons toujours face à l’inconnu, et nous cherchons à deviner ce que va être le comportement de l’autre. Il faut se mettre à la place d’autrui, et se servir du principe leibnizien du pire. La vita activa se déroule dans un pareil contexte. Contrairement à ce qui se passe avec notre croyance au sujet des objets de la nature, on n’a pas affaire ici à la conviction au sens strict – le champ de l’incertitude est trop vaste pour qu’il en soit ainsi –, mais plutôt à la persuasion. D’où toute la réflexion politique – des tragiques grecs, de Platon, Machiavel, Bodin, Hobbes, Rousseau, ou, de nos jours, Rawls – au sujet du caractère transitoire des institutions humaines et des moyens d’y remédier. En dernière analyse, c’est Protagoras qui a raison contre Platon : la tekhne politike, à la différence des autres tekhnai, appartient à tous, et cela parce qu’il n’y a pas de façon, en politique comme en éthique, de fixer indubitablement les croyances. D’où aussi le thème de la tolérance, seul possible dans le cadre du domaine de la liberté (on ne « tolère » pas une théorie scientifique, ni même un jugement esthétique contraire au nôtre : la grammaire de la tolérance est strictement morale et politique).

184. Etant donné les conditions d’indétermination qui règnent là où la liberté humaine se présente, il ne s’agira pas tant d’expliquer (comme en ce qui concerne les objets de la nature) ni de décrire (comme, j’y reviendrai, dans notre rapport à la beauté), que d’interpréter. Tout ce qu’on peut vraiment faire, c’est interpréter. La proximité de l’inconnu ne nous permet réellement pas (pace Durkheim) une vraie explication causale, ni une parfaite description. L’interprétation (il suffit de penser à Freud, en dépit de son déterminisme affiché) se meut dans ce terrain indéterminé qui est celui de la liberté humaine.

195. Privilégier l’interprétation est aussi privilégier l’argumentation. La croyance n’est pas ici suscitée par la preuve ou par l’évidence (contrairement à ce que Moore et Scheler ont prétendu). Elle a sa racine dans l’argumentation, dans l’acte de donner des raisons qui ne peuvent, par définition, être définitives ni provoquer l’assentiment universel. Cela ne veut nullement dire que toutes les raisons aient la même portée, le même poids. L’impossibilité d’une preuve au sens fort ne nous réduit pas au relativisme. Elle signale seulement une modalité particulière de la croyance [5].
6. On peut souligner qu’ici aussi, comme dans le cas des objets de la nature, d’autres manières de penser sont possibles. On peut sans doute essayer d’expliquer – et expliquer au sens fort, c’est-à-dire au moyen d’une causalité idéalement déterministe – le champ d’action de la liberté humaine. Mais un tel projet (celui, par exemple, de Marx, de Durkheim, et peut-être aussi de quelqu’un comme Otto Neurath) se heurte à un fait massif et incontournable : celui des composants imaginaires du domaine de la liberté, irréductibles à la pure et simple explication causale.
7. On peut aussi essayer de comprendre les faits humains au moyen d’une attitude esthétique. Je pense à une entreprise passionnante comme celle de Claude Lévi-Strauss. Mais à nouveau nous nous heurtons à un puissant obstacle : l’indétermination essentielle des choses humaines. Les actions humaines, la société et l’histoire ne peuvent pas être réduites à leur moment esthétique.

IV – Croire à la beauté

201. Croire à la beauté, c’est croire à ce que l’on aime. Cet acte de croyance est particulier en ce qu’il ne se dirige pas vers quelque chose d’extérieur au sujet, mais vers son propre sentiment. On pourrait citer à ce propos les paragraphes de la Critique de la faculté de juger où Kant, en réfléchissant sur le moment qualitatif du jugement esthétique, parle du désintérêt pour la réalité extérieure.

212. Leibniz, dans le contexte de la querelle du pur amour, a émis des propos assez semblables à ceux de Kant, et, dans la Préface au Codex Iuris Gentium, en parlant de la beauté d’un tableau de Raphaël, insistait sur le fait que la « contemplation de la beauté » nous donne une image de ce qu’est le pur amour, et qu’il s’agissait là d’une attitude désintéressée.

223. Le régime de temporalité de la croyance à la beauté a partie liée avec la contemplation. Il est caractérisé, je reviens à Kant, par la conservation (Erhaltung) d’une causalité, la causalité esthétique : « Nous nous arrêtons à contempler le beau, car cette contemplation se fortifie et se reproduit elle-même » (CFJ, paragraphe 12). On pourrait aussi citer Plotin, ou le troisième degré de connaissance selon l’Éthique, un mouvement qui se nourrit de lui-même, comme l’a souligné Pierre Macherey [6].

234. L’objet de la croyance à la beauté est toujours le singulier. Et la seule façon de rendre compte du singulier est la description. Il n’est donc pas étrange que la description ait joué un rôle éminent dans l’appréciation des beaux-arts, et cela dès l’ekphrasis grecque. On n’a qu’à lire Vasari, Diderot, Fromentin ou Ruskin. Il s’agit toujours de capturer des individus, de déterminer un style individuel. (Comme Gilles-Gaston Granger l’a admirablement montré, dans l’Essai d’une philosophie du style, le travail scientifique peut lui aussi être l’objet d’une pareille recherche.)

245. Si la croyance au vrai suppose une intentionnalité dirigée vers des objets extérieurs, et la croyance au bien une intentionnalité portée sur des règles qui sont simultanément extérieures (sociales) et intérieures (intériorisées par l’individu), la croyance à la beauté est, quant à elle, une intentionnalité purement réflexive. Son objet est le contenu représentatif de la pensée elle-même, et non pas ce qui est visé par le contenu représentatif, l’objet du contenu représentatif. On a ici affaire à une auto-adéquation de l’esprit. L’esprit se satisfait (ou ne se satisfait pas) lui-même, le résultat en étant le plaisir (ou le déplaisir). Cette intentionnalité réflexive, on peut la voir au travail dans notre expérience de la peinture, de la littérature ou de la musique. Je reviendrai bientôt à la musique.

256. Tout comme pour les deux autres domaines de la croyance, d’autres attitudes sont pourtant possibles. D’abord, on peut concevoir une naturalisation de l’art. On peut, par exemple, dire, comme Marx, dans les Matériaux pour l’Économie, que « Milton a produit Paradise Lost ainsi qu’un ver à soie produit la soie : comme une manifestation de sa nature [7] ». L’idée – qui ne représente d’ailleurs que partiellement la position de Marx pour ces objets – est passablement saugrenue, mais elle indique effectivement un point de vue possible.

267. On peut aussi réduire la croyance en la beauté à l’exercice d’un tissu d’argumentations. Tel est le point de vue bien connu d’Arthur Danto. Les objets artistiques seraient déterminés par l’articulation d’un certain « discours de raisons » (discourse of reasons), le produit d’une décision, éventuellement obtenue au moyen de pressions, impositions, négotiations, à l’intérieur du « monde de l’art » (artworld) (artistes, critiques, etc.). Une telle attitude est aussi partagée par quelqu’un comme George Dickie (c’est la « théorie institutionnelle de l’art »). De même que pour la naturalisation de l’art, il s’agit évidemment d’un point de vue possible, mais il est lourd de conséquences en ce qui concerne la croyance à la beauté. Il n’y a plus d’espace pour le sentiment d’évidence qui semble être un élément constitutif de cette croyance.

278. C’est le moment d’aborder l’exemple de la musique. La musique est peut-être le meilleur exemple d’un art qui nous fait croire, d’une façon irrécusable, à la beauté. Comme l’écrivait le célèbre critique et théoricien Eduard Hanslick : « Les autres arts nous persuadent, la musique nous envahit [8] ».

289. Qu’est-ce que croire à la beauté d’une pièce musicale ? Reconnaissons d’abord que le mot « beauté », comme toujours, pose problème. Si Eduard Hanslick, dans son texte célèbre, Vom Musikalisch-Schönen (publié pour la première fois en 1854, l’ouvrage a connu dix éditions du vivant de l’auteur), peut affirmer que la seule chose unique et impérissable en musique est la beauté musicale [9], Nikolaus Harnoncourt, en revanche, croit que « la réduction de la musique au beau et, partant, à ce qui est intelligible par tous s’est effectuée à l’époque de la Révolution française » et qu’une telle réduction avait pour but de « réaliser dans la musique le nouvel idéal d’égalité [10] » – et, donc, que la beauté n’est pas le prédicat fondamental de la bonne musique (elle ne l’est pas, par exemple, ni pour celle de Bach, ni pour celle de Mozart [11]). La beauté, au sens où en parle Harnoncourt, n’a pas à être comprise : « la musique d’avant 1800 parle, la musique d’après peint. Dans un cas, il faut la comprendre, de même que tout ce qui est dit suppose une compréhension, dans l’autre elle agit au moyen d’ambiances que l’on n’a pas besoin de comprendre, mais qu’il faut ressentir [12] ». Pour Harnoncourt, si je le comprends bien, parler de beauté musicale en général relèverait, au fond, de la même inanité dont souffre la définition de la musique proposée par Bouvard et Pécuchet : « MUSIQUE : Fait penser à un tas de choses. Adoucit les mœurs. Ex : La Marseillaise ». Mais l’utilisation que fait Harnoncourt du mot « beauté » est par trop idiosyncratique. Il me serait vraiment difficile de trouver quelqu’un qui refuse de prononcer le mot « beauté » à l’écoute des Variations Goldberg.

2910. La croyance à la beauté suppose un sentiment. La valeur la plus éminente de la beauté se fonde, pour Eduard Hanslick, « sur l’évidence immédiate du sentiment » (auf unmittelbar Evidenz des Gefühls[13]). Mais le but de la musique n’est pas de représenter des sentiments particuliers et déterminés : l’amour, par exemple ; en fait, elle ne peut même pas le faire [14]. Ce qui veut dire qu’elle ne peut pas représenter le contenu des sentiments [15]. Elle pourra peut-être, comme le voulait Schiller, représenter la « forme des sentiments » (Form der Empfindungen[16]). On ne cherche pas, en musique, la représentation d’événements ou de procès spirituels spécifiques [17], ou même de personnages : « la splendide ouverture de Berlioz en elle-même n’a pas plus de rapport avec l’image mentale qu’on se fait de King Lear qu’une valse de Strauss [18] » ; « le musicien ne peut pas représenter Oreste d’une façon ou d’une autre ; en fait, il ne peut pas représenter Oreste du tout [19] ». La représentation suppose toujours un acte mental qui établit une relation intentionnelle entre deux entités séparées ; or, tel n’est pas le cas de la musique [20] : en musique, forme et contenu sont inséparables [21], les thèmes d’une pièce musicale sont le contenu essentiel de cette pièce musicale [22].Tout cela vaut même pour la musique accompagnée de paroles, Hanslick y insiste beaucoup [23]. Et, réciproquement, le but de l’esthétique n’est pas de décrire les sentiments que la musique provoque en nous [24]. L’analyse musicale doit travailler sur les facteurs purements musicaux, et non pas sur l’obscurité des sentiments [25]. Hanslick semble dire que le sentiment, bien qu’il soit la pierre de touche de la compréhension musicale, n’a en lui-même aucun pouvoir explicatif [26]. Il est l’aboutissement du plaisir pris à la beauté, mais il reste seulement un effet – un effet qui, pour la même pièce, n’est identique ni pour toutes les époques historiques, ni pour les différentes étapes de la vie de chaque individu [27]. Cela veut dire qu’il n’y a pas un rapport de causalité stricte, immédiate, entre une pièce musicale et les changements de notre état d’esprit : la musique change notre état d’esprit, nos sentiments, en accord avec les changements de notre expérience musicale [28], qui forment, pour ainsi dire, une série indépendante. La pièce musicale maintient intacte sa valeur, en dépit des changements dans les sentiments qu’elle provoque chez ses auditeurs [29].

3011. Seule l’imagination est immédiatement effective dans l’appréciation musicale [30]. La connaissance de la beauté est l’affaire de l’imagination en tant qu’activité de pure intuition (Anschauung) accompagnée d’un entendement actif, capable de concevoir et de juger, et non pas d’un sentiment [31]. L’importance accordée à l’activité par Hanslick doit être soulignée : elle lui permettra de refuser ce qu’il appelle la théorie pathologique de la musique, celle qui insiste sur les effets naturels, et non intellectuels, de la musique, et qui voit celle-ci comme une force naturelle brute qui nous plonge dans l’inconscience [32] ; et, en même temps, elle associe le plaisir esthétique (Kunstgenuss) et la satisfaction mentale à une dimension active de l’esprit, indispensable pour la compréhension musicale : l’acte de suivre et d’anticiper l’intention de l’auteur, de voir nos attentes remplies ou, en revanche, non-confirmées [33]. L’imagination – qui se trouve à mi-chemin entre l’entendement et le sentiment [34] – est l’autorité principale en matière esthétique, elle est le vrai organe du beau [35]. Il s’agit d’une imagination auditive qui fonctionne comme une intuition libre et immédiate des formes sonores, du mouvement sonore – qui est le seul contenu (Inhalt) musical [36] –, la beauté qui subsiste par elle-même, qui se remplit elle-même, et qui réalise l’idée musicale [37]. L’imagination capture donc le contenu musical, les formes qui se construisent elles-mêmes à partir du mouvement sonore, et qui ne se présentent nullement comme les contours d’un vacuum, mais plutôt comme l’esprit se donnant à lui-même, à partir de lui-même, sa propre forme [38] – un peu à l’image de l’autoposition absolue du Moi selon Fichte. Les matériaux de la musique sont compatibles avec l’esprit : c’est là la condition fondamentale de la possibilité de la composition, une activité spontanée de l’imagination [39]. La croyance esthétique est une croyance imaginative. Il faudrait mettre en rapport ces propos de Hanslick avec toute la théorie de l’acte imageant musical développée par Ernest Ansermet [40]. Qu’est-ce que comprendre la musique pour Ansermet ? C’est reproduire en nous-mêmes, à son écoute, « l’acte imageant qui, chez l’auteur, a engendré le chemin mélodique [41] ». (On aura remarqué la teneur fichtéenne de ces propos : comprendre la pensée d’un auteur, selon Fichte, équivaut à l’acte de la produire, au moyen de l’imagination, en nous-mêmes [42].)
12. On peut croire à la beauté d’une pièce musicale, mais la musique elle-même ne peut pas provoquer des croyances[43]. Cela veut dire qu’elle est incapable de nous faire croire à quoi que ce soit d’extérieur à elle-même. Ce principe de clôture interne fraye le chemin vers une certitude redoublée.
13. La croyance à la beauté est la certitude d’une certitude. Ernest Ansermet parle explicitement, dans le contexte de son interprétation éthique de la musique, de cette « certitude d’une certitude », du « sentiment absolu du fait qu’il y a une certitude [44] ». Et quelqu’un comme Fernando Gil a profondément repris ce même thème spinozien (Éthique, II, 43 [45]), dont Pierre Macherey nous a offert une excellente analyse [46].
14. On croit à la beauté, mais la beauté ne représente rien. La strate la plus profonde de la croyance – certaines théories semblent aujourd’hui indiquer cette voie-là, qui peut à juste titre se réclamer de Fichte – est non-représentative. Ces théories-là pourront d’ailleurs recevoir d’amples confirmations de la part des écrits de Hanslick et d’Ansermet : je pense surtout aux concepts de « sentiment », d’« imagination », d’« activité », de « certitude de la certitude ». Freud non plus n’est pas loin, qui posait la série du plaisir avant la série de la réalité, l’énergie libre avant l’énergie liée. Si mon interprétation est bonne, cela tient au fait que la croyance à la beauté représente effectivement la strate la plus profonde et la plus originaire de la croyance.

Je tiens à remercier Maud Jousse, dont la lecture a permis d’améliorer le texte.

Notes

  • [1]
    Cf. la première section de la quatrième partie du Livre I du Treatise.
  • [2]
    Cf. Fernando Gil, La Conviction, Flammarion, Paris, 2000.
  • [3]
    Critique de la faculté de juger, paragraphe 8.
  • [4]
    Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz, 1. L’âge européen, 1976, Gallimard, Paris, p. 87.
  • [5]
    Je me permets d’insister sur cet aspect : toutes les raisons, tous les arguments, n’ont pas la même portée, le même poids. On peut évaluer, pondérer.
  • [6]
    Pierre Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La cinquième partie : les voies de la libération, 1994, PUF, Paris, p.138.
  • [7]
    Marx, Œuvres, vol. II, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, Paris, p.393.
  • [8]
    Eduard Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, traduction anglaise par Geoffrey Payzant, On the Musically Beautiful, 1986, Hackett Publishing Company, Indianapolis, p. 50
  • [9]
    Op. cit., p. xxiii-xxiv.
  • [10]
    Nikolaus Harnoncourt, Musik als Klangrede (1982), traduction française par Dennis Collins, Le Discours musical,1984, Gallimard, Paris, p. 12, 29.
  • [11]
    Harnoncourt, op. cit., p. 183, 186.
  • [12]
    Harnoncourt, op. cit., p. 50 ; cf. aussi p. 168.
  • [13]
    Hanslick, op. cit., p. xxii.
  • [14]
    Hanslick,op.cit., p. 9, 20.
  • [15]
    Hanslick, op. cit., p. 20.
  • [16]
    Schiller, cité par Charles Rosen, The Romantic Generation, 1998, Harvard University Press, Cambridge, Mass., p. 126-127.
  • [17]
    Hanslick, op. cit., p. 36.
  • [18]
    Hanslick, op. cit., p. 75.
  • [19]
    Hanslick, op. cit., p. 79.
  • [20]
    Hanslick, op. cit., p. xxii.
  • [21]
    Hanslick, op. cit., p. 80.
  • [22]
    Hanslick, op. cit., p. 82.
  • [23]
    Hanslick, op. cit., Chap. II, passim, qui contient une excellente discussion de la célèbre querelle qui opposa les adeptes de Gluck à ceux de Puccini.
  • [24]
    Hanslick,op.cit., p. 1.
  • [25]
    Hanslick,op. cit., p. 33.
  • [26]
    Hanslick, op. cit., p. 7.
  • [27]
    La même chose vaut pour les effets physiologiques de la musique : cf. Hanslick, op. cit., p. 51-57.
  • [28]
    Hanslick, op. cit., p. 6.
  • [29]
    Hanslick, op. cit., p. 7.
  • [30]
    Hanslick, op. cit., p. 5-6.
  • [31]
    Hanslick, op. cit., p. 4 ; cf. aussi p. 45.
  • [32]
    Hanslick, op. cit., p. 61 ss.
  • [33]
    Hanslick, op. cit., p. 64.
  • [34]
    Hanslick, op. cit., p. 4.
  • [35]
    Hanslick, op. cit., p. 5.
  • [36]
    Hanslick, op. cit., p. 78.
  • [37]
    Hanslick, op. cit., p. 28-30.
  • [38]
    Hanslick, op. cit., p. 30.
  • [39]
    Hanslick, op. cit., p. 31.
  • [40]
    Ernest Ansermet, Les Fondements de la musique dans la conscience humaine et autres écrits, 1989, Robert Lafont, Paris, (1ère édition, Lausanne, 1961), p. 401 ss.
  • [41]
    Ansermet, op. cit., p. 404.
  • [42]
    Il y aurait d’ailleurs énormément de choses à dire au sujet de l’analogie entre l’interprétation et la compréhension musicales et l’interprétation et la compréhension en histoire de la philosophie.
  • [43]
    Hanslick, op. cit., p. 36.
  • [44]
    Anserment, op. cit., p. 460.
  • [45]
    Fernando Gil, op. cit., p. 253 ss.
  • [46]
    Pierre Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La deuxième partie : la réalité mentale, 1997, PUF, Paris, p. 326 ss.