CIPh-CIRTEP

1Cursus : cette nouvelle rubrique de Rue Descartes est un espace ouvert aux questions d’éducation et d’enseignement. Ces questions ont, dès son origine, préoccupé le Collège International de Philosophie, dont la création s’inscrit dans la continuité des travaux du GREPH (Groupe de Recherche sur l’Enseignement Philosophique). Aujourd’hui, au sein du CIPh, le CIRTEP (Centre International de Recherches Théoriques En Pédagogie) est désireux de reprendre et poursuivre la réflexion sur les significations et les pratiques de l’enseignement en général, et de l’enseignement de la philosophie en particulier, en France comme à l’étranger. Se constituant comme centre de ressources théoriques, le CIRTEP souhaite appuyer sa réflexion à la fois sur des textes anciens qui, même s’ils ne sont pas toujours bien connus, dessinent des voies originales et utiles en matière d’éducation, et sur des textes actuels, d’horizons divers, dont l’exigence première est celle de la vertu critique : Cursus sera donc, dans les prochains numéros, l’occasion de mettre à la portée de tous, pour les confronter et les faire fructifier, ceux d’entre ces textes qui nous paraissent les plus pertinents. Nous souhaitons néanmoins, pour ce premier numéro de la rubrique Cursus, présenter quelles sont les lignes actuelles de travail du CIRTEP : elles prennent la forme, au sein du CIPh, de séminaires proposant des approches de la question pédagogique multiples et ouvertes.

1 – Séminaire : « Transformations de l’enseignement, mutations de société : un changement d’époque »

Bilan 2009-2010

2Ce séminaire, articulé à un autre séminaire organisé sur le même thème à l’IUFM de Versailles selon une optique moins directement philosophique, a été conçu d’emblée pour durer au moins deux ans et se poursuivre donc au cours de l’année 2010-2011.

3Lors de la première année du séminaire au CIPh, nous avons commencé à analyser et questionner quelques transformations actuelles dans le champ de l’enseignement et de l’éducation, pour tenter de participer, dans la lignée du GREPH, à l’analytique transformatrice du « présent », de « notre époque ». Puisque l’école ne peut plus se présenter comme seulement dispensatrice des savoirs, d’abord parce qu’elle a toujours été aussi et surtout lieu de mise en question de ces savoirs, comment la penser aujourd’hui et ouvrir des perspectives dans le déploiement de l’espace entre école et société ? Comment en élaborer la pensée peut-être tragique, comment nommer ce qui vient et répondre à ce qui se présente, à l’incalculable de ce qui nous arrive ? La déréliction actuelle qui constitue notre modernité, dans l’entre-deux de la décomposition d’un monde et des commencements d’un autre, recomposition de ce qui n’est plus sacralisé et qui pour l’instant échappe à notre compréhension, exige de travailler, à partir d’hypothèses aventureuses, le maniement des concepts de « transformations », « mutations », « rupture », « tournant », « crise », « effets de seuil », « renversements d’interprétation », « de regard ou modifications anthropologiques », « changements d’époque » – entre perte et changements de sens qui engagent l’avenir. D’abord, en se méfiant des effets de dramatisation, d’hyperbolisation, est-on en présence de devenirs locaux ou d’évolutions, de modifications profondes, voire de révolutions ? Et comment penser une approche en termes de structures et d’époques, donc de ruptures et reconfigurations systémiques (Jean-François Nordmann) ? Après avoir travaillé sur les conditions de l’éducation, avec Dominique Ottavi (autorité, sens des savoirs, famille, vie quotidienne, donc vérité de l’expérience enfantine) et constaté les symptômes de la crise du projet éducatif, puisque l’école n’est plus lieu de rêverie et d’utopie, nous avons proposé (Martine Meskel-Cresta) une sorte de poïétique de la parole enseignante quand l’enseignant se refuse à n’être que gestionnaire du savoir (avec la fin d’une certaine figure du professeur et de son autorité supposée) pour continuer à interpréter le partage des voix, dans la responsabilité de cet acte de parole qui est promesse et fabulation, tenue et retenue, et qui n’en a jamais fini de donner forme.

4S’il convient, a rappelé Denis Kambouchner, de régénérer ou d’inventer de nouveaux modes de discours théoriques sur l’éducation scolaire, le plus difficile aujourd’hui est de le faire dans l’effraction par rapport à une réalité bloquée où la culture se défait dans le processus de dérégulation du système éducatif : avec la disparition de la culture de l’explication ou l’extrême morcellement des tâches d’enseignement, correspondant au corps morcelé du savoir, peut-on retrouver les conditions de la continuité, pour reconstruire le temps et l’espace de la culture (aujourd’hui « calcifiée » et très éloignée d’une représentation organique) où chacun peut accomplir son expérience symbolique ? Il nous faut en tout cas penser notre provenance et, au cœur de celle-ci, ce que signifie le moment historique de la « philosophie » (séance avec Jean-Luc Nancy), pour comprendre les contradictions et la mutation générale des systèmes scolaires qui, dans un bouleversement de l’essence de l’école et de ses concepts, ont imposé « une véritable révolution copernicienne en pédagogie » orientée par une finalité générale : contrecarrer la reproduction des inégalités sociales et lutter contre l’échec scolaire – tournant à partir duquel on ne parle plus d’« instruction » mais d’« apprentissage ». Les conceptions de la démocratie s’affrontent : « équivalence généralisée » ou « inéquivalence dans la distinction » ? Va-t-on plutôt assister à la complète liquidation du travail de la raison cultivée, de la démocratie et de la liberté issues des Lumières ? Ou bien connaître la réinvention d’une raison, de lumières et d’une démocratie dans des conditions télé-technologiques entièrement renouvelées ? (séance avec Marc Goldschmit). Enfin, si l’école dépend du temps et de l’époque, peut-elle aussi instituer quelque chose comme un rapport au temps, à quelles conditions (séance avec Hubert Vincent) ?
Au travers des interventions du séminaire, il est apparu que certaines pistes ouvertes demandaient à être approfondies, notamment les questions de la transmission et du savoir - du statut de l’enfant et du « peuple adolescent » - du malaise dans la culture, l’éducation et la formation du politique - de la démocratie et de la perte de souveraineté.

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Ângelo de Sousa, Sans titre, 1965, Acrylique, 27,5 x 53,6 x 29 cm n. Inv. 07E1415, Collection CAM, Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne
Photographe : Paulo Costa

Perspectives 2010-2011

5Il nous reste à poursuivre les questionnements amorcés et organiser ces recherches en les articulant aux champs du politique, du social, de l’économique ou du pulsionnel, pour penser ce qui nous est arrivé, pour déceler l’annonce, les vacillations, les chances de mutations « fondamentales » qui peuvent aller jusqu’à interroger la hiérarchie ontologico-encyclopédique qui a construit le modèle de l’école et de l’université, affaibli aujourd’hui mais sur lequel nous vivons encore depuis le début du XIXe siècle, puisqu’il semble demeurer pour l’instant un accord sur une certaine idée fondamentale de l’École. Il y a urgence à poursuivre le travail de reconnaissance, de décryptage de ce qui s’est passé et qui nous oblige à voir nos modèles non seulement comme vieillis ou dépassés, mais comme ne pouvant plus nous former, nous instruire philosophiquement – donc risquant de nous déformer. Il est temps de nous désinstaller et il y a lieu de penser cette venue au jour de ce qu’il faudra peut-être appeler « les fins de l’école » (selon ce qui avait été annoncé dès la première séance du séminaire et qui aura déjà été l’objet d’une intervention de Bertrand Ogilvie, au second semestre 2009-2010). Quand les repères vacillent, peut-on continuer à s’orienter dans la pensée, où l’errance du sens n’est pas insignifiante ? Sommes-nous voués à la « désorientation » ?

6Ce qui en grande partie motive l’interrogation de ce séminaire pourrait s’énoncer dans et par la question de l’essence de la technique à l’école : que devient l’école quand elle est mise en demeure de correspondre aux techniques et arts du faire didactico-pédagogique ? Si l’essence de la technique moderne correspond à un rapport nouveau de l’homme à ce qui est, quels changements sont advenus et continuent d’advenir dans l’enseignement, ou en matière d’éducation, que nous n’avons pas encore suffisamment pensés et auxquels nous ne nous sommes pas encore suffisamment confrontés et formés (mais que la crise ou les mutations perceptibles aujourd’hui nous obligent à réexaminer) ? Les nouvelles modalités de savoir et de représentation qui ont cours, du fait de l’avènement de la technique, sont-elles toujours compatibles avec l’éducation et la scolarisation telles qu’une longue tradition les a pensées comme introduction au monde par les aînés, pour le dire dans les termes d’Hannah Arendt ? « L’expérience » scolaire est-elle encore assimilable, dans une époque où l’on peut prétendre tout garder, tout archiver, selon les impératifs d’une mémoire totale, asphyxiante pour un présent qui nécessite choix et interprétations ? Comment lier et délier, instruire et désinstruire / construire et déconstruire, après le nazisme, sa désubjectivation de masse, et les techniques d’effraction du sujet, quand une « dé-métaphorisation brutale du lien » (P. Legendre) réduit la filiation à une pure corporalité, et métamorphose l’homme en matériau humain ? Il s’agirait donc de poser à nouveaux frais la question de l’institution scolaire comme des institutions en général et des fictions où elles s’entretiennent – question de ce qu’on pourrait appeler la « mélancolie de l’institution » dans les mutations et recompositions de ce qui n’est plus sacralisé, quand l’individu perplexe dans un monde incertain et fragmenté est disséminé dans le plus des réseaux. L’enjeu est de sortir des oppositions et visions du monde, de penser (avec) l’époque de la fin de la philosophie, de la métaphysique – en prenant le risque des déformations transformations, pour habiter véritablement notre présent, l’investir et nous donner les moyens de l’ouvrir, sans nous contenter des querelles et couples d’oppositions tranchées qui ne renvoient qu’à une vision du monde devenue obsolète, donc inopérante. Une historicité effective nous a rendus inadéquats à l’instruction métaphysique du sujet, du savoir, de l’État : notre tâche consiste aujourd’hui à penser les transformations, pour être à la hauteur de notre tradition. On ne peut tout perpétuer sans autre forme de procès. Et il y a urgence, pour tenter de rouvrir un espace d’intervention possible, en questionnant aussi la rupture/le mépris de la modernité à l’égard de l’École et du scolaire.

2 – Le « handicap » en questions

7Ce séminaire, qui s’intégrera dans les activités du CIRTEP, se propose d’être un lieu de réflexions et d’initiatives théoriques autour du phénomène du handicap. Il ne s’agit pas d’exposer une thèse ou une théorie générale à propos d’un faisceau de phénomènes aussi vaste mais de convoquer la philosophie à l’endroit de ces situations extrêmes saisies dans leurs singularités. L’hypothèse sur laquelle repose l’ouverture de ce chantier est que les situations de handicap ont une puissance de questionnement qui interpelle les valeurs et l’expérience communes. Tout autant que nous le questionnons, c’est le handicap qui nous questionne théoriquement, existentiellement et collectivement. Et d’abord par l’inappropriation des termes dont on use pour désigner la chose, en tant précisément qu’elle nous échappe et que les mots en sont le substitut dérisoire, sinon indigne – « handicap » évoquant les courses de chevaux, « infirmité » cantonnant l’individu à la faiblesse et au défaut, tous deux oblitérant d’avance les possibilités d’un être ainsi estampillé de sa diminution d’existence, en charge d’un indépassable fardeau. Sans doute l’allemand Behinderung, Behinderte, est-il le plus recevable, qui désigne l’entravement, l’empêchement, la gêne d’un possible, et non sa soustraction. Que ce phénomène n’ait pas de nom « propre », qu’il soit toujours mal nommé, sinon innommable, comme relevant dans la langue d’un « sacrifice d’usage », est lourd d’un sens que nous proposons à tous d’explorer. C’est peut-être aussi que sa prononciation recouvre des réalités si diverses qu’aucun nom ne peut les dire.

8Handicaps psychiques, handicaps moteurs, cécité, surdité, mutisme, amputations, autismes, handicaps nataux ou accidentels… autant de situations qui nous confrontent à des pans de l’expérience humaine devenus problématiques et qui mettent à l’épreuve les processus d’humanisation que proposent ou tolèrent nos communautés. Pour mieux percevoir ce que le handicap nous signifie, nous nous intéresserons à ce que font les personnes qui portent ou accompagnent ces situations de handicap. Quelles sont leurs pratiques politiques, esthétiques, linguistiques, sportives, éducatives, thérapeutiques… ? Nous réfléchirons avec elles et non seulement à leur propos.
Qu’est-ce que peut le corps ? Qu’est-ce que parler veut dire ? Y a-t-il une unité du moi ? Quel est le fondement du lien politique ? Naissons-nous égaux en droit ? Ne désire-t-on que ce qui manque ? Qu’est-ce qu’agir ? Y a-t-il une expérience universelle du beau ?… les occasions de philosopher ne manquent pas. Nous proposerons des analyses de concepts, des études de cas, des lectures d’œuvres, des ateliers ou encore des entretiens afin d’initier autour d’un questionnement philosophique la circulation commune d’un sens qui prioritairement nous échappe. Nos activités s’adresseront particulièrement aux lycéens et à leurs enseignants, porteurs de handicaps ou non, qui pourront ainsi bénéficier d’une réflexion contextualisée sur ce phénomène qui, plus qu’aucun autre, requiert l’humanité en l’homme comme une question.

3 – Séminaire : « Abécédaire pédagogique : réflexion philosophique sur les notions de l’éducation. »

9Depuis trop longtemps la philosophie s’est absentée du champ éducatif. Entendons par champ éducatif à la fois les échanges et débats intellectuels et spéculatifs relevant de l’analyse de l’éducation, mais aussi les institutions politico-sociales chargées de l’éducation, dans leurs dimensions à la fois théoriques et professionnelles. Si l’on excepte une décennie, celle qui vit, entre 1975 et 1985, les enseignants de philosophie se préoccuper de leur avenir professionnel alors directement menacé, la réflexion philosophique se concentre depuis, au mieux, sur la question des conditions de son enseignement. Cette dimension est certes loin d’être anecdotique, le réaménagement des cadres institutionnels de son enseignement induisant inévitablement une conception spécifique de la philosophie, de son enjeu, dessinant même tendanciellement les conditions de sa disparition. On comprend donc dès lors les enjeux et l’importance des débats ayant occupé le devant de la scène, et qui concernèrent plus particulièrement, entre la fin des années 1980 (commissions Derrida-Bouveresse puis GTD Beyssade pour ne citer que les deux premiers actes) et le début des années 2000 (programme dit Fichant en 2002), l’ordre du programme. Si ces discussions et ces résistances ne furent pas vaines, elles participèrent aussi à une réduction philosophique du débat éducatif à la seule forme de l’enseignement de la philosophie. De l’éducation à l’enseignement, de l’enseignement à celui de la philosophie, les liens ne sont pas illégitimes, mais ils dessinent aussi une réduction préoccupante. Or la philosophie occupa longtemps une place essentielle, fondatrice même au sein de l’organisation du système éducatif républicain. Il suffira, rapidement, de rappeler l’importance de la philosophie dans les défuntes Écoles Normales (certes au prix d’une prise en charge des préoccupations voisines de psychologie et de pédagogie), ou encore le statut de couronnement du cursus secondaire qui fut longtemps celui de la classe de Philosophie. Mais les institutions, le sens de la scolarisation évoluèrent. Les Écoles Normales cédèrent la place aux IUFM en 1992, auparavant la classe de Philosophie s’était transformée en 1965 en classe de Terminale. Parallèlement d’autres disciplines structurèrent le champ éducatif, revendiquant chacune une pertinence et une légitimité nouvelle ; la sociologie puis les sciences de l’éducation, en deux temps, proposèrent des analyses sur l’école, l’éducation ; alors même que la philosophie s’installait dans une stratégie de défense, préoccupée légitimement par les attaques frontales du projet Haby notamment. Le rappel de ces quelques évolutions n’a nullement pour but d’installer ce séminaire dans la célébration nostalgique d’un prétendu âge d’or perdu. Ce séminaire ne prétend pas non plus oublier les acquis théoriques des débats que l’on vient de rappeler, acquis ou conséquences parmi lesquels figure positivement, offensivement la création du Collège. Le projet de ce séminaire se situe ailleurs : dans la proposition faite aux enseignants de philosophie de se ressaisir publiquement et collectivement des objets théoriques dont ils estiment qu’ils contribuent essentiellement à une réflexion sur l’éducation. Ouvrir, dédier un espace à une analyse proprement philosophique des notions cardinales pour l’éducation. Le propos est vaste, les traits volontairement flous : ce sont les propositions des uns et des autres qui rendront vivantes les séances à venir du séminaire. Vivantes et même divergentes : si l’éducation constitue l’objet commun du séminaire, nulle entente préalable n’est évidemment requise quant aux orientations ni même quant aux choix des notions privilégiées. Mais, au-delà, l’enjeu commun est essentiel : affirmer que l’éducation ne saurait être analysée uniquement en termes positivistes, descriptifs, évaluables comme le postulent les sciences sociales, sociologie ou sciences de l’éducation. L’éducation relève d’un geste plus profond. Il instaure une dynamique, appelle une pratique et une intériorisation qu’aucun discours ne peut totalement programmer, qu’aucune technique ne peut venir garantir à l’avance. Il ne saurait dès lors être question de tracer davantage une ligne directrice pour un séminaire qui produira ce que la confrontation des interventions permettra de penser. Peut-être peut-on toutefois formuler deux vœux. Que la réflexion échappe à une double réduction, du savoir aux conditions extérieures de sa transmission, comme du savoir à sa fabrication par le maître. Mais aussi et surtout que soit à nouveau portée dans l’espace public une analyse proprement philosophique de l’éducation, à même de cerner au plus près le sens, les enjeux et l’exigence de l’éducation. Le séminaire prendra la forme de séances pendant lesquelles sera, à chaque fois, analysée une notion heuristique concernant l’éducation. Le projet de publication d’un abécédaire des notions de philosophie de l’éducation pourra parachever le séminaire.