Modernité, avant-garde et terreur dans les lettres : la relation au progrès dans le champ littéraire du XXe siècle

1La Nouvelle Revue Française qui, à partir de sa fondation en 1908, a exercé un véritable magistère sur le monde des lettres, au moins jusqu’à la seconde guerre mondiale, représente à la fois un témoin et un acteur de premier plan de l’histoire des avant-gardes au XXe siècle. Le projet de « littérature dégagée », défendu par les fondateurs, puis par les directions successives de la revue, avait déjà été confronté à la fois aux tentatives de récupération et aux attaques de la droite littéraire, mais c’est certainement la confrontation avec les avant-gardes qui a remis en cause le plus profondément ce principe et qui, de par sa constance et ses formes multiples, nous permet à notre tour de nous interroger sur la relation des avant-gardes littéraires aux notions de progrès sur les plans littéraire et politique.

2La guerre de 14-18 avait provoqué chez nombre d’intellectuels la prise de conscience d’une profonde fracture dans le temps et dans les esprits. «La guerre est venue, la guerre a passé. Elle a profondément bouleversé toute chose, et en particulier nos esprits [1]. » Le mouvement Dada, auquel Hugo Ball avait donné naissance le 14 juillet 1916 par la lecture du premier Manifeste Dada au Cabaret Voltaire, s’était voulu l’expression artistique radicale de cette conscience nouvelle du naufrage du vieux monde : «Dada est la vie sans pantoufles ni parallèles ; qui est contre et pour l’unité et décidément contre le futur [2]. »

3Le mouvement Dada s’abreuvait aux sources du symbolisme et du romantisme mais, proliférant sur le terreau de la guerre, il revendiquait la mort de l’art et de l’histoire avec une violence dépassant toutes les tentatives antérieures. Les dadas avaient été précédés de peu dans la révolte totale par les futuristes, mais la confrontation avec le monde littéraire devait prendre après-guerre une intensité dont la NRF allait être la première cible. La menace Dada prit, pour la revue, une forme concrète avec l’installation à Paris en janvier 1920 de Tristan Tzara, et avec la multiplication de revues aux titres aussi absurdes que provocateurs. En septembre 1919, une note ironique avait déjà signalé dans la NRF, avec quelques sarcasmes, l’élection du Grand Dada à Berlin. « Il est vraiment fâcheux que Paris semble faire accueil à des sornettes de cette espèce, qui nous reviennent directement de Berlin [3]. », concluait le chroniqueur. Moins agressivement mais plus ironiquement, André Gide décrivait en 1920, dans l’article «Dada » : «Des jeunes gens gourmés, guindés, ligotés, […] montés sur l’estrade ; [qui] ont, en chœur, proclamé d’insincères outrances [4]… » Pour Gide, la révolte Dada ne faisait que s’inscrire dans un processus de renouvellement de la tradition littéraire tout à fait naturel. Concédant à Dada la justesse, ou du moins le caractère compréhensible, d’une révolte issue du cataclysme de 14-18, l’« immoraliste » renvoyait tout de même Dada aux circonstances qui l’avaient créé, et n’accordait à sa vitalité qu’un sursis éphémère : « Le grand malheur de Dada, c’est que le mouvement qu’il a créé le bouscule et qu’il est lui-même écrasé par sa machine [5]. »

4Intervenant à la suite de Gide, en butte aux sarcasmes des terroristes des lettres, Jacques Rivière offrit à Dada une bien encombrante «Reconnaissance », dans laquelle le directeur de la NRF, loin de se poser en censeur, offrait au contraire sa sollicitude à un mouvement qu’il prétendait travaillé par une pulsion mortifère. Rivière prédisait aux dadaïstes un choix difficile entre un art mis au service de l’extériorisation absolue de l’être et la survie de leur œuvre. L’article de Rivière avait été une consécration meurtrière pour Dada mais le mouvement ne disparaissait que pour laisser place au surréalisme. Marcel Arland, dans le numéro de février 1924 de la NRF, ne prenait d’ailleurs acte de la mort de Dada que pour lui prédire en littérature une belle descendance. En 1924, Arland avait tout juste vingt-cinq ans et se présentait comme l’un des chefs de file de la littérature « inquiète » des années vingt. Il s’était lui-même lancé dans l’aventure Dada aux côtés de René Crevel et Roger Vitrac en fondant les revues Dés et Aventures. L’expérience avait été pour l’écrivain de courte durée, cependant Arland estimait que Dada avait exprimé l’exaspération d’une génération décidée à bousculer une société prisonnière d’un interminable XIXe siècle et soumis la littérature à l’impérative redécouverte de l’homme. «Vers l’absolue sincérité, voilà de quel côté s’orienteront sans doute les quatre ou cinq individus qui suffisent pour représenter, sinon exprimer une génération. […] Avant toute littérature il est un objet qui m’intéresse d’abord : moi-même [6]. »

5Dans cette entreprise de reconquête existentielle, la littérature elle-même devenait un objet secondaire et disparaissait derrière cette fonction axiologique, ce que Jacques Rivière reprochait, dans le même numéro, à Arland et à Dada. Là où Valéry concevait, écrivait Rivière, son activité comme « transcendante par rapport à la littérature [7]», là où Proust faisait naître son œuvre d’un dessein philosophique et scientifique, les dadas ne concevaient pour l’écriture que des « fins extrinsèques », ce qui conduisait Rivière à formuler avec dureté cette remarque : «Ce fut très nettement par antiphrase que ses directeurs intitulèrent Littérature la revue qui devait, peu après sa fondation, servir d’organe au mouvement Dada [8]. »

6Pour Rivière, l’effort des dadaïstes pour parvenir « à la pure incarnation de leur personnalité » s’inscrivait dans le prolongement de la tentative des auteurs du XIXe siècle, et en particulier des romantiques, de concevoir la littérature comme le corps glorieux du poète : «L’écrivain est devenu prêtre ; tous ses gestes n’ont plus tendu qu’à amener dans cette hostie qu’était l’œuvre, la présence réelle. Toute la littérature du XIXe siècle est une vaste incantation, dirigée vers le miracle [9]. » L’« astronomie créatrice [10] » du mouvement Dada, ou du surréalisme naissant, processus quasi-mystique de catalyse qui mettait en rapport deux corps étrangers : psychisme et réel, faisait ainsi pareillement de la littérature un art subordonné à « la continuelle attente d’une Pentecôte poétique [11]. »

7L’année 1924, qui marquait le quinzième anniversaire de la NRF vit également la publication du premier Manifeste du surréalisme. La page Dada était définitivement tournée et la spontanéité brouillonne faisait place à une véritable entreprise de recherche à la fois éthique et esthétique. «La morale sera donc notre premier souci. Je ne conçois pas de littérature sans éthique [12]. » Le mot d’Arland pouvait qualifier avec justesse les préoccupations des surréalistes qui se trouvaient, dès la naissance du mouvement, travaillés par la question de l’action et divisés face à la perspective d’une adhésion au matérialisme dialectique, véritable ligne de

8fracture au sein du noyau fondateur si l’on considère ce que Jacques Vaché avait confié à Breton en 1916 : «Le principe de la révolte est faussé tant qu’on attribue un semblant de réalité à ces cibles extérieures à soi, et le propre de toute révolte digne de ce nom est d’intérioriser un conflit qui ne doit désigner ni vainqueur, ni vaincu [13]. »

9Le premier à faire les frais des choix politique du surréalisme fut Antonin Artaud. Alors que Breton interdisait dans les rangs du surréalisme toute activité littéraire dissociée d’une perspective révolutionnaire, l’antiprogressisme d’Artaud et son attachement à une refonte métaphysique de l’individu plutôt qu’à une révolution sociale lui valut d’être dessaisi de la direction de la Révolution surréaliste, puis exclu du mouvement en 1926.Artaud, dont la NRF publia le 1er novembre 1926 le Manifeste du théâtre, à l’occasion de la fondation du Théâtre Jarry, proclamait son opposition à toute soumission à l’idéologie progressiste et industrialiste qu’il exécrait :

10

La révolution la plus urgente à accomplir est dans une sorte de régression dans le temps. Que nous en revenions à la mentalité du Moyen-Âge, mais réellement et par une manière de métamorphose des essences, et j’estimerai alors que nous aurons accompli la seule révolution qui vaille la peine qu’on en parle[14].

11Artaud ne fut pas le seul à affirmer ainsi le paradoxe d’une « révolution régressive ». Sur la carte à la fois métaphysique et idéologique de l’entre-deux guerres en France, traditionnisme et révolutionnisme apparaissaient comme « deux formes de réactions de l’esprit contre un état de choses déliquescent [15]». Les revues Le Radeau ou Les Cahiers du mois, le groupe Philosophies, animé en particulier par Henri Lefebvre ou par Jean Caves, pseudonyme de Jean Grenier, développaient également une réflexion autour des thèmes de l’antirationalisme et de l’opposition de l’Orient à l’Occident, qui devint un véritable sujet de débat philosophique dont Le Grand Jeu de René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte et René Rolland de Renéville a peut-être mené le plus loin les termes.

12Le Grand Jeu, à l’origine le groupe des Simplistes, formé par des camarades de lycée autour de René Daumal, se faisait le porte-parole d’une révolution du langage et d’un retour à une tradition Une et primitive, d’une véritable « hygiène de l’extase » opposée au progressisme de l’Occident et au principe de la raison discursive. Au dogmatisme exigeant du matérialisme dialectique et à la révolution russe, dont Daumal respectait profondément les réalisations, Le Grand Jeu opposait cependant de façon originale « la pensée mythologique […] ordinairement vivante en l’homme [16] ». Pour Daumal, Renéville, Lecomte et les autres membres de cette avant-garde atypique, le règne du progrès technique et économique avait annihilé la richesse de l’héritage primitif. « Les machines exigeaient une technique, la technique une logique, la logique la mort du rêve. Le capital exigea ensuite des individualistes, donc la mort du vieil esprit collectif [17]. » L’Occident ne pouvait donc s’accomplir en tant que civilisation qu’en conjuguant l’héritage des Lumières et celui de la civilisation industrielle aux facultés de l’irrationalisme et aux promesses de l’irréel, trace de l’antique tradition dont l’Orient détenait encore le secret. «À l’initiation de l’adolescence correspondra, dans la société qui ne fut pas initiée, la Révolution [18]. » À l’image des révoltés de Fiume en 1919 qui proclamaient l’avènement d’une « cinquième saison du monde », le groupe de Lecomte, Daumal ou Renéville envisageait une forme de révolution spirituelle qui briserait le temps historique et rendrait l’humanité à l’intemporalité d’une utopie récusant la dissociation de l’ancien et du nouveau. Pour le groupe de Daumal, l’Occident, obnubilé par la raison, était incapable de réaliser semblable synthèse : «C’est l’abus de lunettes qui rendra l’occident aveugle [19]. »

13Le Grand Jeu reprochait principalement au surréalisme de s’être enfermé dans le confort d’un système philosophique rigide et d’y avoir trouvé une véritable «machine à penser [20] », sans chercher à maintenir l’équilibre entre idéalisme hégélien et matérialisme dialectique : «Le seul siège possible, pour un homme en marche, c’est la tête d’épingle [21] », proclamait René Daumal. À la révolution installée du marxisme-léninisme, Le Grand Jeu opposait une véritable « révélation-révolution [22] ».

14Les recherches menées par Le Grand Jeu suscitèrent rapidement l’intérêt de Jean Paulhan, officieux directeur de la NRF depuis 1925. Cet intérêt fut motivé par la crise de 1927 qui, après un échange de lettres d’insultes et de témoins, avait débouché sur une rupture quasi définitive entre Paulhan et Breton, à défaut d’un duel. On a souvent établi, à partir de cet épisode, que la NRF s’était quelque peu détournée des avant-gardes pour se consacrer à la défense d’une conception plus sage de la littérature. Ce postulat fait malheureusement l’économie de la complexité des parcours au profit d’oppositions plus simples. Alors que le surréalisme s’enfermait dans l’adhésion au marxisme-léninisme, et ce malgré les tensions avec le parti communiste qui culminèrent en 1932-1933, Paulhan choisit de réunir des figures devenues plus marginales de l’avant-garde pour les engager à une exploration du mystère de l’expérience poétique envisagée comme une forme de mystique. Le groupe, composé d’Artaud, de Paulhan, de Renéville et de Daumal, se réunissait dans la maison de Paulhan à Châtenay.

15Accaparé par ces travaux, Paulhan fournit une réponse tardive au surréalisme et surtout à la Terreur, qu’il considérait à la fois comme le pendant artistique du révolutionnisme et comme une dangereuse impasse. L’influence accrue du marxisme sur le monde intellectuel, l’activité remuante des Terroristes et la collusion que Paulhan devinait entre la conception d’un progrès radical et symétrique sur le plan social et littéraire le poussa à intervenir dans sa revue, d’abord par l’entremise de Jean Grenier, essayiste et philosophe. Dans ses articles, notamment «L’Âge des orthodoxies », à partir d’avril 1936, Grenier se livrait dans la NRF à une analyse très critique du socialisme marxiste qui s’imposait dans une société intellectuelle en plein bouillonnement idéologique, et que le philosophe tendait à considérer comme un nouveau messianisme : «C’est un trait frappant des dix dernières années que le brusque passage d’un doute absolu à une foi totale [23]. »

16Parallèlement à la série d’articles de Grenier, Paulhan publia ses Fleurs de Tarbes dans la NRF de juin à octobre 1936. Alors que Jean Grenier formulait une réfutation philosophique du marxisme, Paulhan développait une réponse littéraire à la Terreur revendiquée par les milieux surréalistes. « Il n’y a qu’un régime possible : la Révolution, c’est-à-dire la Terreur[24]. » proclamait Aragon dans la Révolution surréaliste, et cette Terreur devait s’appliquer en premier lieu au langage, vecteur par excellence du mensonge, travestissement de la pensée. Les partisans de la Terreur avaient sans doute trop bien suivi le Hegel de La Philosophie de l’esprit et réclamaient une traque impitoyable des lieux communs pour ne mettre à la disposition de la pensée que les mots justes.

17Pour Paulhan cependant, la Terreur s’illusionnait sur le sens qu’elle donnait à sa traque du lieu commun dans la littérature et le langage. Depuis le romantisme, expliquait l’auteur des Fleurs de Tarbes, la Terreur récusait la rhétorique au nom de la modernité pour n’aboutir elle-même qu’à une autre forme de rhétorique, exclusive, accordant finalement trop d’importance au langage, trop artificiellement superposé à un inconscient mythifié. Paulhan, comme une partie des surréalistes, avait lu Bergson mais son interprétation des insuffisances du langage à traduire le réel et la pensée différait. Lacan, qui avait lui-même fréquenté les milieux surréalistes, voyait dans le langage un système symbolique universel et éternel dont il était impossible de s’affranchir [25]. C’est donc la soumission au langage qui générait l’inconscient et non pas le langage qui muselait un inconscient apparenté à une manifestation mystique. L’inconscient ne constituait donc qu’une limitation, une simple aliénation induite par le système symbolique. Lacan avait compris comme Freud ou Bergson avant lui que «L’homme qui naît à l’existence a d’abord affaire au langage [26]», instrument contraignant et imparfait, mais dont il est impossible de se défaire et exclu de réinventer les fondements ; impossible en effet, énonçait Wittgenstein dans le Tractatus d’objectiver ce dont on ne peut pas sortir.

18Comme le rappelle Philippe Roussin dans son étude, Paulhan avait compris en 1936, que l’entreprise de la Terreur avait trouvé son pendant idéologique dans le langage totalitaire. À l’instar de Queneau dans le Traité des vertus démocratiques, il reconnaissait dans le langage de la terreur totalitaire les procédés et la croyance dans le pouvoir des mots qui étaient ceux de la terreur littéraire : « il suffit parfaitement de supposer la puissance des mots pour que les mots aient puissance [27]. »

19L’expérience totalitaire a confronté la société intellectuelle en France à une radicalisation idéologique à laquelle la NRF, pas plus que les avant-gardes, n’ont pu échapper. Cette polarisation très marquée du champ intellectuel s’est accentuée après la guerre dans le contexte de la guerre froide, alors que l’expérience tragique du conflit et de l’occupation a profondément bouleversé la société française et les milieux littéraires. La Nouvelle Nouvelle Revue Française qui ressuscita en 1953 sous la direction de Jean Paulhan et Marcel Arland, tenta de maintenir la ligne d’avant-guerre et d’imposer le principe d’un éclectisme éclairé à la composition de ses sommaires. C’était en quelque sorte un retour au principe de « littérature dégagée » après les périodes d’entre-deux-guerres et de l’Occupation qui avaient vu la NRF de plus en plus envahie par le politique. La position s’avérait néanmoins difficile à tenir dans ce contexte nouveau. Dans le premier numéro des Temps modernes, Jean-Paul Sartre s’était imposé comme le théoricien de l’engagement et avait récusé tout ensemble le Réalisme et l’Art pour l’Art. L’avant-garde, qui avait affirmé sa volonté d’associer l’art à la vie en revendiquant à la fois une ambition éthique et esthétique trouvait dans l’engagement sa justification dernière et consacrait le communisme comme horizon de l’histoire. Sartre, qui n’était pas encore passé en 1945 de l’existentialisme au communisme fustigeait néanmoins le complexe de l’intellectuel bourgeois face au monde ouvrier : «C’est certainement ce complexe qui est à l’origine de ce que Paulhan nomme « terrorisme », c’est lui qui conduisit les surréalistes à mépriser la littérature dont ils vivaient [28]. » En réaction, Sartre appelait l’intellectuel à embrasser « étroitement son époque [29]. » Maurice Nadeau dans Les Lettres Nouvelles, autre grand concurrent de la NRF des années cinquante, affirmait lui, en 1954 : «Que le subjectif engloutisse l’objectif ou se fasse engloutir par lui, le résultat est le même : l’homme et l’événement coïncident si parfaitement qu’ils sont indissolublement liés pour la suite des temps [30]. »

20Le problème d’un art engagé semblait se résoudre au cours de l’après-guerre pour les avantgardes littéraires à travers la prééminence donnée au projet politique aux dépens du projet esthétique. Les nouveaux courants de l’après-guerre mettaient en avant l’échec du surréalisme dont l’influence avait été déterminante pour l’art mais dont la récupération bourgeoise avait fait échouer le projet révolutionnaire. L’Internationale situationniste fondée en 1957 à Cosio-d’Arroscia (Italie) par la fusion de l’Internationale lettriste française de Debord, qui avait rompu en 1952 avec le Mouvement Lettriste d’Isidore Isou, le mouvement Danois et italien pour un Bauhaus imaginiste et le comité psycho géographique de Londres, entretenait une relation ambiguë avec le surréalisme. De la même manière, la jeune équipe de la revue Tel Quel, fondée en 1960, éprouvait une certaine gêne devant ce pesant héritage : « Pour les situationnistes comme pour Tel Quel, le concept même d’« avant-garde » nécessitait une élaboration théorique et historique dans laquelle le surréalisme était à la fois l’antagoniste et le modèle dominant [31]. » Pour Guy Debord, le surréalisme et l’avant-garde avaient été dépouillés de leur potentiel de subversion par l’intégration dans le marché de l’art capitaliste. L’Internationale Situationniste s’était donc efforcée d’éviter toute récupération bourgeoise, mais au prix du sacrifice complet de son projet esthétique et du refus de produire des œuvres [32]. Quant à Tel Quel, Philippe Sollers rappelait que la revue fut fondée en 1960 dans une démarche antisartrienne [33], et affirmait même que, la NRF ne jouant plus son rôle de laboratoire de l’éclectisme et de représentant de la littérature dégagée, la jeune équipe de Tel Quel se devait de reprendre le flambeau… L’adhésion au maoïsme mit fin à cette ambition et l’équipe de la revue s’efforça pendant une dizaine d’années de donner une expression artistique à ce choix politique avec le textualisme, avant de mettre fin à l’expérience en 1981 :

21

J’étais dans cette utopie, que je n’ai plus du tout maintenant, que la révolution du langage et la révolution dans l’action sont des choses qui doivent absolument marcher du même pas. C’est une idée qui vient des formalistes ou des surréalistes d’une certaine façon. C’est l’illusion des avant-gardes européennes au XXe siècle, qu’il faut complètement abandonner. […] Il n’y a plus de conception collective[34].

22L’expérience des avant-gardes de la seconde moitié du XXe siècle semblait donner raison à Paulhan. Le projet radical des avant-gardes s’était abîmé avec l’échec des grands systèmes idéologiques et le triomphe d’une société capitaliste capable de récupérer les tentatives les plus révolutionnaires. «Quand l’histoire tourne, écrit Maurice Blanchot, ce mouvement de tournant qui implique jusqu’à la cessation de l’histoire (à titre d’hyperbole), révoque aussi “la tradition du nouveau” [35]. » Les termes «moderne » ou « classique », explique Blanchot, ont dès lors perdu tout leur sens. Que reste-t-il à l’avant-garde au XXe siècle si la notion de progrès s’est évanouie dans l’histoire ? «L’Art moderne s’efforce, dans ses plus honnêtes tentatives, de retrouver une communion directe et intuitive avec le monde, semble répondre Jean Revol à Blanchot, quelques pages plus loin dans la NRF. Mais nous ne sommes pas des primitifs, nous devons retrouver l’innocence des pouvoirs originels sans renoncer aux pouvoirs conquis [36]. » Il semble bien qu’à travers Le Grand Jeu ou le groupe de Châtenay, seules quelques figures excentrées aient réellement tenté de mettre en œuvre ce syncrétisme para-historique.

Roman Ondak, Measuring the Universe, 2007, au Printemps de Septembre 24.9. au 17.10.2010 à Toulouse © Roman Ondák

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Roman Ondak, Measuring the Universe, 2007, au Printemps de Septembre 24.9. au 17.10.2010 à Toulouse © Roman Ondák

Collections : Pinakothek Moderne, Munich; MoMA, New York et Tate Modern, Londres, Courtoisie gb agency, Paris.

Notes

  • [1]
    Jacques Rivière, La Nouvelle Revue Française. NRF, juin 1919, p. 2.
  • [2]
    Hugo Ball, Tristan Tzara, Manifeste de monsieur Anipyrine. Lu à la première manifestation Dada à Zurich (salle Waag) le 14 juillet 1916. Paru dans La Première Aventure céleste de M. Antipyrine et dans Littérature n°13, mai 1920.
  • [3]
    NRF, 1er septembre 1919. Rapporté par Marie-Rose Carré. «La NRF et André Gide face à l’insurrection Dada», 1965, American Association of Teachers of French.
  • [4]
    André Gide, «Dada», NRF, Avril 1920, p. 480.
  • [5]
    Ibid, p. 477.
  • [6]
    Marcel Arland, «Sur un nouveau mal du siècle», NRF, février 1924, p. 154.
  • [7]
    Ibid., p. 160.
  • [8]
    Ibid, p. 159-160.
  • [9]
    Ibid., p. 161.
  • [10]
    Ibid., p. 166.
  • [11]
    Ibid., p. 163.
  • [12]
    Ibid., p. 154.
  • [13]
    Jacques Vaché à André Breton in Jean-Philippe de Tonnac, René Daumal ou l’archange, Grasset et Fasquelle, 1998, p. 95.
  • [14]
    Antonin Artaud, Les Cahiers du Sud. Marseille, Février 1927. Voir ézuvres complètes, t.II, p. 25. Cité dans Xavier Accart, Guénon ou le renversement des clartés : Influence d’un métaphysicien sur la vie littéraire et intellectuelle française (1920-1970), Préface d’Antoine Compagnon, 2005, Edidit/Arché. Paris/Milan.
  • [15]
    François Berge, Les Cahiers du mois, 1925, cité par Xavier Accart.
  • [16]
    René Daumal, «Lévy-Bruhl». Chroniques. Le Grand Jeu, été 1928, p. 48.
  • [17]
    Roger-Gilbert LECOMTE, «Révélation-Révolution», Le Grand Jeu, automne 1932, p. 7.
  • [18]
    Ibid., p. 8.
  • [19]
    Idem, «L’horrible révélation, la seule», Le Grand Jeu, automne 1930, p. 14.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    Idem, «Révélation-Révolution», Le Grand Jeu, automne 1932, p. 7.
  • [23]
    Jean Grenier, «L’Âge des orthodoxies», NRF, avril 1936, p. 481.
  • [24]
    Aragon, «Fragments d’une conférence», La Révolution surréaliste, n° 4, 15 juillet 1925 et n° 8, 1er décembre 1926, p. 15. Cité par Philippe Roussin, «Autonomie de la forme, terreur et rhétorique. Deux réponses de La NRF aux avantgardes», Revue d’Études Françaises, 2005, n° 10, p. 68.
  • [25]
    Jacques Lacan, Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, 1975, Paris, Éditions du Seuil, p. 178, 179-220.
  • [26]
    Jacques Lacan, entretien avec Madeleine Chapsal paru dans L’Express du 31 mai 1957, n° 310, puis édité dans Madeleine Chapsal, Envoyez la petite musique, 1984, Paris, Grasset; repris dans la coll. «Le livre de poche, biblio essais», 1987.
  • [27]
    Jean Paulhan, «Lettre aux Nouveaux cahiers sur le pouvoir des mots», Les Fleurs de Tarbes, p. 235. Cité par Philippe Roussin, «Autonomie de la forme, terreur et rhétorique. Deux réponses de La NRF aux avant-gardes», Revue d’Études Françaises, n° 10, 2005, p. 74.
  • [28]
    Jean-Paul Sartre, « Présentation », Les Temps Modernes, n°1, p. 2.
  • [29]
    Ibid., p. 4.
  • [30]
    Maurice Nadeau, «De l’intellectuel au révolutionnaire», Les Lettres nouvelles, mars 1954, n°13, p. 423.
  • [31]
    Susan Suleiman, «Les avant-gardes et la répétition: L’Internationale situationniste et Tel Quel face au surréalisme, Les Cahiers de l’IHTP, «Sociabilités intellectuelles: lieux, milieux, réseaux», sous la direction de Nicole Racine et Michel Trebitsch, n° 20, mars 1992, p. 199.
  • [32]
    Voir Carole Reynaud-Paligot, «Réflexions à propos de la politisation des avant-gardes», Astu, 2003, disponible sur le site http:/melusine.univ-paris3.fr/astu.
  • [33]
    Voir l’émission diffusée sur France-Culture en août 2008. «Le siècle de la NRF», émission conçue et animée par Fanny Jaffray. Avec Angie David et Philippe Sollers.
  • [34]
    Philippe Sollers, Tel Quel, n° 88, 1981, p. 13. Cité par Susan Suleiman.
  • [35]
    Maurice Blanchot, «La littérature encore une fois», NRF, décembre 1962, p. 1056.
  • [36]
    Jean Revol, «On parle encore de l’art moderne», NRF, décembre, 1962, p. 1092.