Renaud Barbaras répond aux questions de F.-D. SEBBAH

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Gabriel Orozco, My Hands Are My Heart, 1991, 2 épreuves argentiques à blanchiment de colorants 23.2 x 31.8 cm chaque.
© Gabriel Orozco au Centre Pompidou, Exposition du 15 Septembre 2010 au 3 Janvier 2011, Paris.

1Renaud Barbaras est professseur de philosophie contemporaine à l’université de Paris 1 et membre de l’Institut Universitaire de France

2François-David SEBBAH : De l’être du phénomène a ouvert la voie à un très fort renouveau des études merleaupontiennes dans les années quatre-vingt-dix. Après des ouvrages pris dans le rapport immédiat à l’œuvre et avant le déploiement d’une tendance actuelle des études merleau-pontiennes animée d’un souci de « scientificité » et de « philologie », ce livre a constitué et constitue toujours la première interprétation philosophique de l’ensemble de l’œuvre, une ressaisie explicitante du geste de pensée merleau-pontien. Votre dernier livre, Introduction à une phénoménologie de la vie, marque pour sa part une certaine distance avec Merleau-Ponty (ne serait-ce que parce que, très légitimement, il prend son essor dans ce qui aura été tout à la fois constamment présent et constamment contourné par Merleau-Ponty – précisément la problématique de la vie).

3Il y a, me semble-t-il – et je n’évite bien sûr pas une certaine simplification en le disant ainsi – dans votre rapport actuel à Merleau-Ponty, quelque chose du geste « classique » des phénoménologues : reconnaître une percée dans la capacité d’une œuvre phénoménologique à révéler le procès de phénoménalisation, mais pointer une limite associée à cette percée, et prendre appui sur un tel acquis pour, dans un geste de surenchère à la radicalité, vouloir percer plus loin. Mais peut-être caractériseriez-vous autrement votre geste de reprise ?

4Si cependant de tels constats initiaux ne vous semblent pas abusifs, mes premières questions seront : Pourriez-vous rappeler la « percée » et la « limite » du geste merleau-pontien ?

5Renaud BARBARAS : Vous le dites très bien, le phénoménologue, comme le philosophe en général, se nourrit de ce qu’il identifie comme la limite d’une pensée sur laquelle il travaille d’abord parce qu’il y reconnaît une avancée ou, comme vous dites, une percée. Cela signifie que la percée réalisée par un penseur est à situer au lieu de ce qu’il identifie comme limite chez son prédécesseur. Merleau-Ponty n’échappe pas à la règle et en constitue même un cas exemplaire. On peut dire en effet que la percée de la philosophie de Merleau-Ponty réside tout entière dans le repérage d’une limite de la pensée de Husserl –limite qui est l’envers de son avancée radicale, son impensé ou son « ombre »– et dans la tentative de penser et de donner un statut philosophique spécifique à cet envers. En d’autres termes, le geste propre de Merleau-Ponty consiste, depuis le début, à s’inscrire dans le cadre constitutif, c’est-à-dire transcendantal, qui est celui de la phénoménologie husserlienne, pour mettre au jour tout ce qui le déborde, tout ce qui échappe aux concepts par lesquels Husserl décrit la vie constitutive de la conscience. Il s’agit donc vraiment de mettre en évidence l’envers ou l’ombre portée de la conscience transcendantale et de son activité essentiellement objectivante, à savoir une foi perceptive irréductible par principe à un savoir, une Weltthesis qui n’est pas une thèse, un monde préobjectif qui est en droit inobjectivable, bref une dimension non constituée, ou plutôt pré-constituée, par rapport à laquelle la conscience transcendantale est toujours en retard. Comme l’écrit Merleau-Ponty dans « Le philosophe et son ombre » : « Projet de constitution intellectuelle du monde, la constitution devient toujours davantage, à mesure que mûrit la pensée de Husserl, le moyen de dévoiler un envers des choses que nous n’avons pas constitué. Il fallait cette tentative insensée de tout soumettre aux bienséances de la “conscience”, au jeu limpide de ses attitudes, de ses intentions, de ses impositions de sens […] pour révéler tout le reste : ces êtres, au-dessous de nos idéalisations et de nos objectivations, qui les nourrissent secrètement, et où l’on a peine à reconnaître des noèmes » (Signes, p. 227). Bien entendu, il ne fait en cela qu’épouser une tendance qui est présente très tôt dans la recherche husserlienne et qui va infléchir en profondeur le mouvement de sa pensée, tendance que Ricœur qualifie de phénoménologique et qu’il oppose à la tendance métaphysique, celle qui culmine dans l’égologie transcendantale des Méditations cartésiennes. En ce sens, tout le travail de Merleau-Ponty va consister à prendre la mesure des tentatives du dernier Husserl en les reprenant à son compte et c’est pourquoi, jusqu’à la fin, l’élaboration de son ontologie demeure inséparable d’une réflexion sur des textes comme L’Origine de la géométrie ou le célèbre manuscrit sur la Terre. Au fond, comme à peu près tous les phénoménologues post-husserliens, Merleau-Ponty va s’appuyer sur ces points de fragilité –qui sont en fait des lignes de fractures– que sont tous les phénomènes qui viennent menacer la clôture de la conscience transcendantale et le primat de l’intentionnalité objectivante, à savoir autrui, l’affectivité, la temporalité, la chair, la Terre etc.

6L’originalité de Merleau-Ponty a consisté, à mon sens, à saisir la fragilité et la limite de l’entreprise husserlienne en son point apparemment le plus solide et, par conséquent, au lieu même où se construit et s’éprouve la conceptualité phénoménologique, à savoir au niveau de la perception elle-même, dont on sait qu’elle est pour Husserl l’intuition donatrice originaire. En effet, c’est dans sa capacité à rendre compte de la perception, comme donation d’une transcendance au sens plein du terme, que se mesure la réussite d’une philosophie transcendantale au sens radical, c’est-à-dire d’une philosophie constitutive. Merleau-Ponty reprend à son compte la théorie de la donation par esquisses, qui constitue à mes yeux l’un des apports les plus décisifs de Husserl, et il s’aperçoit de l’inadéquation ou du décalage entre le visage du perçu tel qu’Husserl le découvre et les concepts mis en œuvre pour en décrire la constitution. Dire que la chose perçue s’esquisse dans des aspects sensibles qui ne la présentent qu’en en repoussant l’ostension et l’esquivent donc autant qu’ils l’esquissent, c’est découvrir un sens neuf du sens, qui ne se distingue pas du sensible qu’il habite et qui le présente, dont la différence avec le sensible ne fait pas alternative avec une identité. Bref, il n’y a ni identité, ni distinction entre hylé et noèse ; elles ne sont ni une ni deux. Merleau-Ponty écrit quelque part que « si partout le sens est figuré, c’est partout de sens qu’il s’agit », mais cela revient à dire aussi que si c’est bien partout de sens qu’il s’agit, le sens est partout figuré. C’est ce sens figuré, cet excès au cœur du sensible, excès qu’il est impossible de reconduire à une transcendance objective, que Merleau-Ponty va tenter de penser toute sa vie et qu’il fixera finalement à travers le concept d’un invisible qui n’est pas le corrélat d’une autre vision mais l’envers ou l’excès constitutif du visible, sa doublure secrète.

7À partir de là se comprennent à la fois l’objet propre et le développement de la pensée de Merleau-Ponty. En effet, de même que, chez Husserl, la dimension objective du sens est corrélative d’une conscience réductible à des actes théoriques, la découverte merleau-pontienne du sens comme prégnance du sensible (il va sans dire que la psychologie de la forme joue ici un rôle décisif) conduit à un sujet dont la vie est irréductible à de pures donations de sens, bref à un sujet incarné. Ainsi, dans la Phénoménologie de la perception, l’ordre d’exposition –Merleau-Ponty commence par le corps– est inverse de l’ordre réel : c’est bien la réflexion sur le perçu, réflexion qui consiste à s’engager dans la percée husserlienne, qui commande la mise en avant du corps comme phénomène à interroger. Il s’agit de répercuter au niveau du pôle subjectif de la corrélation l’immanence du sens au sensible repérée au niveau de son pôle objectif, ce qui exige de « lester » pour ainsi dire la conscience en faisant apparaître l’inscription de l’activité transcendantale dans un être-au-monde incarné, l’enracinement de la connaissance dans une existence. D’autre part, Merleau-Ponty s’aperçoit très tôt que le mode d’être du sens découvert au niveau de la perception ne peut être limité au seul perçu, sous peine d’être reconductible à un sens objectif et transparent. Le mode d’être perceptif ne peut échapper au statut de simple apparence qu’à la condition de valoir pour tout ce qui peut être pour nous. Autrement dit, cette immanence du sens au sensible, cet être figuré du sens valent pour toute signification, aussi idéale soit elle; la phénoménologie de la perception vaut ispo facto comme phénoménologie de la raison. Le travail de Merleau-Ponty,dans les années qui suivent sa thèse, va alors consister à rendre possible ce passage d’une phénoménologie de la perception à une philosophie de la perception en faisant la genèse des significations autres que strictement sensibles, notamment à travers une réflexion sur la parole et l’œuvre d’art. Il s’agit de mettre au jour un mode d’être unique du sens, de généraliser ce qui a été acquis au niveau sensible, ce qui requiert évidemment l’élaboration d’une nouvelle conceptualité, dont Le Visible et l’Invisible nous donne de vastes échantillons.

8Je pourrais résumer la percée de Merleau-Ponty en disant qu’il porte au premier plan et tente de penser le phénomène de l’appartenance –que l’on peut spécifier de prime abord comme appartenance du sujet au monde– en tant que condition de la perception. Il n’y a de monde pour un sujet que dans la mesure où celui-ci est du monde. Toute la difficulté est de penser cette appartenance de manière rigoureuse, c’est-à-dire comme un phénomène (ou un événement) originaire et irréductible. Or, c’est en ce point que je situe la limite de la phénoménologie de Merleau-Ponty. Certes, il prend en vue le phénomène de l’appartenance, cette présence au seuil du monde qui caractérise notre existence, ce porte-à-faux originaire ou encore ce que j’appelle l’itération fondamentale, par laquelle nos pas dans le monde sont toujours encore des pas vers le monde. Mais, au lieu de tenter de redéfinir le sens d’être du sujet et celui du monde - à savoir de celui qui appartient et de ce à quoi il appartient –à partir de ce phénomène originaire, Merleau-Ponty demeure tributaire d’une certaine conceptualité héritée de la tradition cartésienne et husserlienne, conceptualité dualiste et idéaliste pour dire vite. Cela qui appartient est d’emblée saisi comme conscience, de telle sorte que l’appartenance comme telle ne peut être comprise qu’à partir de ce qui constitue le seul autre pensable de la conscience dans ce cadre, à savoir le corps, et c’est pourquoi la problématique de l’appartenance est rabattue d’emblée sur celle de l’incarnation. Il faut prendre ici le terme au sérieux : dans la mesure où, pour Merleau-Ponty, le corps est toujours le corps d’une conscience, c’est bien d’une incarnation, d’une prise de corps qu’il s’agit et c’est à quoi se résume l’appartenance. Le corps fonctionne dans la problématique merleau-pontienne comme l’opérateur ou le vecteur de l’appartenance (il est « véhicule de l’être-au-monde ») ce qui revient à dire qu’il n’est jamais pensé pour lui-même, interrogé en son être propre : il n’est pas un problème mais une solution. On part d’une conscience dont on rectifie le caractère encore idéal et abstrait en lui adjoignant un corps, mais le sens d’être de ce corps, pas plus que celui de la conscience, n’est interrogé. L’appartenance est subordonnée à ce partage préalable et est finalement pensée comme une relation entre deux « substances » qui, pas plus chez Merleau-Ponty que chez Descartes, ne gagne la moindre clarté. Bref, la limite de Merleau-Ponty consiste à mes yeux en ceci qu’il ne prend pas la mesure du phénomène de l’appartenance en son irréductibilité, qu’il pense donc l’appartenance à partir du corps au lieu d’interroger le sens d’être du corps à la lumière de l’appartenance. Or, ce n’est pas parce que nous avons un corps que nous appartenons au monde : c’est au contraire parce que nous appartenons au monde que nous avons un corps. De là procèdent toutes les difficultés qui ont été relevées dans la démarche merleau-pontienne, en particulier ce mouvement oscillatoire qui est tellement caractéristique de son style. En effet, en pensant l’appartenance à partir du corps, il ne peut éviter d’introduire une dimension qui excède celle de la chair comme Leib, une dimension de Körperlichkeit : notre corps demeure un corps, c’est-à-dire une chose. De sorte que le mouvement de négation de la conscience au profit du corps est aussitôt compensé par un mouvement inverse de négation du corps comme objet au profit de la conscience qui l’habite; comme l’a bien vu Franck Tinland, l’incarnation du cogito va toujours de pair avec une désincarnation du corps. L’appartenance, manquée par défaut sous la figure de la conscience husserlienne, est manquée par excès sous la figure de ce corps que la conscience vient habiter. Au fond, la limite de Merleau-Ponty réside bien dans sa percée même : il aperçoit que l’appartenance est la condition de la perception mais il va pour ainsi dire trop vite et il en manque le sens en la rabattant d’emblée sur l’être incarné. Finalement, cela même qui est reconnu par tous comme l’apport majeur de Merleau-Ponty en constitue, à mes yeux, la limite fondamentale.

9F.-D. SEBBAH : Pourriez-vous, surtout, nous introduire à votre usage de Merleau-Ponty ? Dans quelle mesure y a-t-il un sens à dire que seule la traversée de Merleau-Ponty a pu vous orienter vers la problématique qui est la vôtre actuellement (celle d’une phénoménologie de la vie), ou du moins qu’elle a constitué une voie d’accès privilégiée – et ce alors même qu’une telle problématique devait semble-t-il rester hors de vue et de portée pour des raisons d’essence du questionnement de Merleau-Ponty ? Jusqu’à quel point est-ce du même mouvement que Merleau-Ponty montre la voie et ne peut que la contourner en son propre geste ?

10R. BARBARAS : J’ai commencé à répondre à votre question à travers les remarques que je viens de faire. Mon usage de Merleau-Ponty, conformément au geste phénoménologique général que vous avez rappelé, consiste précisément à prendre appui sur ce que j’ai identifié comme sa limite, pour tenter d’aller plus avant. Ma question est la suivante : à quelles conditions peut-on penser l’appartenance (que seul Merleau-Ponty a pris en charge avec une telle radicalité) en et pour elle-même, sans la reconduire à un concept préalable de la conscience et du corps ? L’appartenance implique quelque chose qui appartient, que l’on peut nommer provisoirement sujet, et une réalité à quoi il appartient et que l’on peut nommer provisoirement monde. Notons au passage que nous faisons ici l’économie du corps, qui sera seulement dérivé de l’appartenance au monde (c’est parce que je suis au monde que j’ai un corps et pas l’inverse). Or, à la lumière de l’a priori de la corrélation, l’appartenance impose une relation entre ces deux dimensions qui est caractérisée à la fois par l’équivocité et l’univocité.

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William Kentridge, Parcours d’atelier, 2007, Collage, crayon de couleur, encre sur papier, 264 x 393 mm
© Courtesy William Kentridge Breathe, Dissolve, Return Galerie Marian Goodman, Exposition du 11 septembre au 16 octobre 2010. Paris.

11D’un côté, un tant que sujet pour le monde, phénoménalisant, le sujet possède un sens d’être distinct de celui du monde, mais, de l’autre, en tant que sujet du monde, sujet appartenant au monde, il est en continuité ontologique avec lui, leur sens d’être est univoque. Toute la difficulté est de penser ensemble cette univocité et cette équivocité, c’est-à-dire de les comprendre comme des dimensions d’un phénomène plus originaire. C’est précisément ce que Merleau-Ponty ne fait pas puisqu’il indexe cette équivocité et cette univocité sur les dimensions respectives de la conscience et du corps, reconduisant ainsi le mystère cartésien de l’union des substances. D’une certaine façon, mon propos est de partir de cette union au titre de phénomène originaire –et de ce qui ne peut donc être, en toute rigueur, une union– afin d’y saisir l’indication d’un sens d’être irréductible. La question est donc la suivante : comment penser le sens d’être du sujet de telle sorte que son rapport au monde soit indistinctement caractérisé par l’équivocité et l’univocité, de telle sorte donc qu’il soit, sous le même rapport, condition du monde et moment du monde ?

12C’est ici que la vie fait son apparition. En effet, on ne peut être que frappé par le fait que, dans la tradition phénoménologique et d’abord chez Husserl, le concept de vie est utilisé pour désigner l’activité même de la conscience, sans que cette possibilité soit interrogée plus avant, alors même que la vie signifie tout autant l’activité d’un être vivant au sein du monde. Comme l’indique le double usage du terme en français, la vie possède à la fois le sens intransitif et mondain de l’être en vie (leben) et le sens transitif et possiblement transcendantal de l’épreuve de quelque chose (erleben), bref de la conscience. Cette dualité est, selon moi, l’indice d’une signification originaire du vivre, plus profonde que le partage d’une vie transitive et d’une vie intransitive et, pour ainsi dire, neutre vis-à-vis de ce partage. La vie est précisément ce sens d’être qui peut indistinctement s’accomplir comme existence au sein du monde et comme condition d’apparition du monde, comme vitalité et comme conscience, car elle en est en vérité la source commune et donc le principe d’unité. Ainsi, dès l’instant où le sujet est ressaisi à partir de la vie, son appartenance au monde ne fait plus alternative avec sa phénoménalisation du monde, son mode d’être se situe à la charnière de l’équivocité et de l’univocité. Ou plutôt, la vie désigne un mode d’appartenance qui n’est pas une simple inscription objective mais permet une phénoménalisation, un être-du-monde qui est en-même temps un être-au-monde, bref une appartenance au sens phénoménologique que Merleau-Ponty nous a légué.

13Bien entendu une telle proposition se nourrit d’une analyse des deux versants du vivre permettant de faire apparaître leur convergence. D’une part, l’étude du vivre transitif permet de montrer qu’il est inséparable d’une dimension effectivement dynamique : comme Biran et Patocka l’ont pressenti, il n’y a de soi que comme procédant d’un mouvement, de retour à soi que comme dépossession au profit du monde ; il n’y a de cogito que moteur. Dans cette ligne d’analyse, j’ai été conduit à caractériser le mode d’être du sujet comme désir, désir dont perception et mouvement sont deux modalités déjà abstraites. Dire que le sujet est désir, c’est reconnaître qu’il est l’unité indissoluble d’une avancée et d’un dévoilement, qu’il ne fait paraître le monde qu’en pénétrant en lui. Le désir nomme donc, sur le versant du sujet, l’unité de la vie transitive et de la vie intransitive. D’autre part, une réflexion tournée vers la vie des vivants et libérée des préjugés afférents à ce que Jonas nomme une ontologie de la mort conduit à mettre au jour, au cœur de toute vie, aussi fruste soit-elle, une dimension de phénoménalisation : il n’y a pas d’être en vie qui n’enveloppe un vivre (quelque chose). Ainsi, chaque dimension de la vie, la conscience et l’être en vie, reconduit à l’autre, confirmant ainsi l’hypothèse d’un seul sens d’être originaire, opérateur véritable de l’appartenance. La radicalisation vis-à-vis de Merleau-Ponty consiste donc ici à subordonner résolument le Leib au leben afin de le libérer de toute dimension de Körperlichkeit, ce qui revient au fond à proposer un concept dynamique de la chair.

14F.-D. SEBBAH : L’interprétation d’ensemble de l’œuvre de Merleau-Ponty vous a conduit à accorder un rôle décisif au Visible et l’Invisible où vous avez vu s’ébaucher un dépassement des apories et dualismes (du sujet et de l’objet, du primat, malgré tout, du gnoséologique) à l’œuvre dans la Phénoménologie de la Perception. Vous mettiez alors spécialement en valeur le rôle de la notion de Chair dans la percée réalisée par Le Visible et l’Invisible. Dans Introduction à une Phénoménologie de la Vie, vous semblez au contraire imputer à cette notion d’être surtout le point par où Merleau-Ponty s’est barré l’accès à la Vie et au Désir – peut-être d’être par excellence ce dont, de Merleau-Ponty, il faudrait savoir se délivrer pour accéder au cœur de la phénoménalité. On sent comme une déception de votre part : la notion qui aurait dû dépasser définitivement les limites de la Phénoménologie de la perception, qui aurait dû réussir enfin à articuler univocité et équivocité de l’être (pour reprendre vos catégories), fait au contraire culminer les difficultés parce qu’elle prend le même point de départ que la Phénoménologie de la Perception : au fond le geste de dépassement (supposant de prendre d’abord la même voie depuis le même point de départ) ne saurait suffire – il faut d’emblée frayer une autre voie. Pourriez-vous dès lors 1) préciser votre sentiment sur les fortunes diverses de cette notion de « Chair » dans la pensée contemporaine, 2) préciser pourquoi d’un point de vue interne à l’œuvre de Merleau-Ponty elle forme tout à la fois comme un point de fascination (d’où l’inflation de ses «reprises») et sans doute une difficulté théorique et descriptive fondamentale, 3) préciser enfin et surtout pourquoi s’est presqu’imposé à votre propre geste de pensée qu’une phénoménologie de la vie devait être une phénoménologie délivrée de la Chair au sens de Merleau-Ponty ? Et s’il s’agit bien d’une autre voie – plutôt que d’une nouvelle étape dépassant la difficulté fondamentale sur la même voie – quel aura été le gain du passage par Merleau-Ponty ? Réside-t-il, dans un acquis par contraste ou en négatif, 1) dans la formulation de la difficulté puis 2) dans la compréhension des impasses définitives de ce geste motivant de s’installer sur une tout autre voie – celle précisément d’une phénoménologie de la vie ?

15R. BARBARAS : Il est vrai qu’à l’époque de De l’être du phénomène, j’avais tendance à accuser la distance entre la Phénoménologie de la perception et Le Visible et l’Invisible, ouvrage que je considérais comme décisif dans la perspective d’un dépassement du dualisme et de l’idéalisme. Le développement de mes propres recherches m’a conduit peu à peu à changer d’avis, au point que je considère aujourd’hui que ce dernier ouvrage ne représente aucune avancée véritable, si ce n’est en tant qu’il accuse et, pour ainsi dire, assume les impasses de la Phénoménologie de la perception. Comme le révèle l’analyse du chiasme du sentant et du sensible, Merleau-Ponty demeure dans le cadre d’une philosophie de la conscience et des vécus, à ceci près qu’il met en avant un type de vécu qui révèle d’emblée l’inscription du sujet dans le monde (le touchant est toujours en même temps touché, le voyant est toujours visible…). En ce sens, le dernier ouvrage porte au premier plan la question de l’appartenance et c’est celle-ci que nomme précisément le concept de chair, désormais préféré au corps propre. La démarche de Merleau-Ponty consiste ainsi à ontologiser le corps propre sous la forme d’une Chair qui est indistinctement la mienne et celle du monde, afin de rendre compte du fait que tout vécu du monde est en même temps inscrit en lui. En d’autres termes, la Chair, telle que l’entend Merleau-Ponty est censée concilier la différence et la continuité, l’équivocité et l’univocité. Mais, la question est de savoir si elle peut remplir cette fonction, si elle convient à l’appartenance. La réponse est évidemment négative. La Chair apparaît bien comme la formulation du problème – et en cela il y a bien un progrès par rapport aux ouvrages antérieurs– plutôt que comme sa solution. En effet, à l’instant où Merleau-Ponty avance un concept ontologique de la Chair, il précise : « la chair du monde n’est pas se sentir comme ma chair » (304) détruisant ainsi tout ce qu’il avait essayé de construire. Loin d’articuler l’équivocité et l’univocité, la Chair apparaît elle-même comme un concept équivoque, désignant tantôt le corps propre (se sentir) tantôt le monde auquel le sentant appartient ; mais le mode de continuité entre ces deux dimensions, qui justifierait l’usage d’un même concept, n’est jamais mis en évidence. En vérité, Merleau-Ponty insiste alternativement sur la différence du sujet par rapport au monde et sur leur continuité en faisant comme si cette différence et cette continuité étaient les deux faces d’un même phénomène, en faisant comme si la conscience et son incarnation procédaient d’un même tissu, grâce au recours au concept équivoque de Chair. La chair au sens ontologique nomme et masque la difficulté plutôt qu’elle ne permet de la résoudre. On n’échappe donc pas à une oscillation entre un point de vue qui tend à dissoudre la conscience dans le monde et le point de vue d’une philosophie de la conscience qui demeure celle de la Phénoménologie de la perception : c’est cette oscillation entre les deux pôles de l’appartenance que le concept de Chair permet de masquer.

16Or, la question que le concept merleau-pontien de Chair découvre sans la résoudre est la suivante : comment penser le sujet de telle sorte que sa différence vis-à-vis du monde n’exclut pas mais au contraire implique une inscription en lui ? À cette question, qui est celle de l’appartenance, j’ai répondu par le concept de « vie ». Mais, cela n’est pas suffisant car si la vie nomme bien l’unité originaire des deux dimensions, intransitive et transitive, il reste à comprendre comme ces deux dimensions s’articulent exactement, c’est-à-dire quel est le sens de notre vivre de telle sorte qu’il enveloppe par essence une inscription dans le monde sous forme d’être en vie. C’est évidemment du côté du mouvement, tel que nous le ressaisissons au cœur d’une subjectivité qui est désir, qu’il faut chercher la réponse. De sorte que la question est enfin la suivante : en quel sens notre mouvement, en sa différence même, implique-t-il une inscription dans le monde, une continuité radicale avec lui ? Si les simples déplacements ont lieu pour ainsi dire à la surface du monde, notre mouvement vivant implique quant à lui, en sa différence même, une appartenance plus radicale au monde, que je nomme « hyperappartenance », par différence avec la simple inclusion : il n’est pas seulement dans le monde mais du monde. En quel sens appartenons-nous donc au monde ? C’est-à-dire : quel est le sens de ce monde auquel nous appartenons ? Il n’y a qu’une seule réponse possible : le mouvement qui nous caractérise en tant que nous sommes sujets de désir doit être inscrit dans un procès originaire qui ne peut être qu’un procès d’accomplissement et qui correspond à la dimension originairement dynamique du monde. La différence de notre existence, comme mouvement du désir, est l’envers d’une hyperappartenance à un monde qui doit être conçu comme une physis. Au fond, dire que nous existons comme mouvement, c’est dire que nous nous inscrivons dans un mouvement plus profond, qui n’est pas tant le nôtre que celui du monde et que, dans cette mesure, nous sommes du monde en un sens beaucoup plus radical que les choses : la vie du sujet s’inscrit dans un procès mondain, dans une « vie du monde ». C’est ici que l’apport de Patocka joue, selon moi, un rôle décisif. Comme vous le voyez, une phénoménologie de la vie conséquente, qui tente de rendre compte de la dimension d’inscription, c’est-à-dire d’être en vie, qui est l’envers de tout vivre, débouche nécessairement sur une cosmologie qui pense ultimement le monde sur un mode processuel. Je ne peux m’étendre plus avant mais j’évoque cette perspective pour souligner que si le problème auquel je me confronte est en effet celui-là même que Merleau-Ponty affrontait, la solution suppose de s’engager dans une autre voie, qui n’est plus celle d’une philosophie de la chair mais de ce que je nomme une dynamique phénoménologique, qui articule nos mouvements vivants et phénoménalisants avec le mouvement de « mondification » du monde. Dans cette perspective, nous nous découvrons comme conduits au monde et inscrits profondément en lui par cela qui nous est le plus propre, à savoir notre désir et le mouvement qu’il enveloppe.

17F.-D. SEBBAH : Bien qu’il en suppose aussi pour ainsi dire le dépassement critique, votre dernier livre réévalue la portée de la phénoménologie de la Vie selon Michel Henry. Sommairement, on ne peut manquer de se dire que dans le mouvement même par où vous vous éloignez de Merleau-Ponty, vous vous rapprochez d’Henry, ou du moins vous vous rendez plus sensible à certains des enjeux de pensée de ce dernier, à certaines de ses exigences de pensée. Or l’on sait qu’Henry a dénoncé la pensée merleau-pontienne – parce qu’elle est une pensée de la transcendance et du Monde – comme étant par excellence oubli de la Vie en son immanence hors Monde. De manière bien sûr trop artificielle et sommaire, mais juste pour indiquer une direction de questionnement, une question peut être posée : comment tient-on ensemble le type d’exigence à l’œuvre dans la philosophie de Michel Henry et une pensée de la vie qui s’exige pourtant plus que jamais comme une pensée de la distance et du Monde, fidèle en cela à « quelque chose » de Merleau-Ponty (fidèle à « quelque chose » de Merleau-Ponty au point de s’engager sur une autre voie que la sienne pour accomplir ce qu’il aurait cherché en une voie sans issue) ? Pour le dire autrement : s’il faut accueillir l’exigence de prendre en compte – et de ne jamais éliminer – l’auto-affection du vécu (Michel Henry) tout en renouvelant et renforçant l’exigence d’extériorisation (depuis Merleau-Ponty), que faut-il déplacer de chaque option pour que l’articulation puisse être rigoureuse ? Comment garantir qu’au cours de ce déplacement l’on ne cède pas sur les exigences dites par chacune des deux options ?

18R. BARBARAS :Vous avez tout à fait raison. Ma proximité avec Michel Henry tient en effet à ceci que j’aborde la conscience à partir de la vie, ou plutôt que je situe la vie au cœur de la conscience, ce qui revient bien sûr à insister sur la dimension affective de la conscience, à comprendre celle-ci comme affect plutôt que comme connaissance. Cependant, j’ai montré, dans mon Introduction à une phénoménologie de la vie, que la seule manière de rendre compte de la différence qui caractérise la conscience humaine par rapport à la vie, sans la penser sur le mode substantiel et retomber ainsi dans une forme d’humanisme métaphysique, c’est de comprendre cette conscience non pas comme quelque chose qui viendrait s’ajouter à la viemais plutôt comme une limitation de celle-ci : la conscience, c’est la vie elle-même, privée d’une dimension d’elle-même. De sorte que ce n’est pas l’intentionnalité qui est une propriété de la consciencemais bien la conscience qui est une propriété de l’intentionnalité, d’une intentionnalité qui est essentiellement et originairement vitale. Bien entendu, ceci suppose, comme je l’ai dit plus haut, d’établir la dimension foncièrement transitive et phénoménalisante de la vie. Ainsi, la conscience comme telle est négation ou limitation d’une vie qui la déborde, elle s’enlève sur fond d’une transitivité qui a d’abord un sens vital. Ce que je nomme désir est précisément la trace au sein de la conscience de cette vie qui la déborde et qu’elle est aussi, de cette transitivité vitale dont elle est la limitation. Le désir est l’excès sur soi qui caractérise la conscience comme conscience vitale. Il s’ensuit que, dans la perspective qui est la mienne, si la conscience doit bien être pensée à partir de l’affection, celle-ci ne peut être comprise quant à elle que comme une hétéro-affection radicale et non comme auto-affection. Ceci me situe alors très loin de Michel Henry. Pour celui-ci, la conscience, ressaisie dans la pure immanence de l’auto-affection et de ses incessantes variations, se donne comme production d’une vie qu’elle révèle. La conscience est en prise immédiate sur la vie, pure expression de la vie, bref la Vie même sous le versant subjectif ou phénoménal.Aucune trace ici de négativité : nous sommes dans la plénitude d’une étreinte où jamais aucun écart, aucune limitation, aucune négation ne peuvent germer. En vérité, cette pure immanence, cette absolue intimité à soi sont le fait de la conscience parce qu’ils sont d’abord le fait d’une vie qui est caractérisée par une intransitivité fondamentale. C’est pourquoi les affects fondamentaux sur lesquels Michel Henry insiste sont la souffrance et la joie : en eux la vie s’apporte ellemême, en eux elle est pour ainsi dire seulement subie, en eux elle éprouve l’impossibilité de se défaire d’elle-même.Or, selon moi, si la conscience témoigne bien de la vie, ce n’est pas tant sur le mode d’une présence saturante que d’une négation. La vie n’a de sens, je l’ai dit, que comme traversée par une transitivité fondamentale et, pour ainsi dire, infinie. C’est pourquoi elle ne se donne dans la conscience que comme cela dont la conscience est toujours revenue, comme cela qu’elle vient limiter. Dans la conscience, la vie s’absente plutôt qu’elle ne s’apporte. Il s’ensuit que seul l’affect du désir peut convenir à la conscience en tant qu’il est la présence même ou la trace de cette absence : la vie n’est dans la conscience que comme cela à quoi elle aspire et qui n’est autre bien sûr que sa propre essence. Bref, alors que, chez Michel Henry, la conscience est autoaffection, souffrance ou joie parce qu’elle est la pleine présence de la vie, dans ma perspective, la conscience doit être conçue comme désir en tant qu’elle est (auto)-négation de la vie. Dès lors, comme vous le suggérez, il faut retenir et écarter quelque chose de chacun des deux auteurs. De Merleau-Ponty, je retiens l’exigence d’extériorisation, le régime de l’ekstatique,mais je refuse de le référer

19au corps ; je le rapporte au contraire à la vie, en quoi je me rapproche de Michel Henry, mais je récuse évidemment la caractérisation de cette vie comme autoaffection.Au fond, l’idée centrale, c’est qu’il n’y a pas d’alternative entre affection et ouverture, qu’il n’y a d’«entrer en soi» que comme «sortir de soi», comme Merleau-Ponty aimait à le dire.Cela signifie que je ne m’atteins que dans et par un mouvement effectif qui m’ouvre au monde et dont le véritable sujet est, en dernière instance, le monde lui-même. C’est cette co-originarité de l’affect et de l’avancée, de l’être auprès de soi et de l’être porté sur le monde que je nomme désir. Comme je l’ai dit, il me semble que, sur ce point, je m’inscris dans une tradition qui remonte à Biran, que Patocka reprend à son compte et qui est en réalité tout à fait étrangère à Merleau-Ponty.

20F.-D. SEBBAH : De manière très fondamentale et un peu générale, on peut remarquer qu’il a beaucoup été question dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, parmi les phénoménologues, d’une vigilance nécessaire pour que la phénoménologie ne se trahisse pas en « métaphysique » – en particulier, un certain nombre de commentateurs de Merleau-Ponty affichaient le souci de montrer que la pensée de ce dernier relevait bien d’une phénoménologie à exigence descriptive et pas d’une métaphysique. Une telle démarche n’est pas la vôtre – il semble même qu’au contraire vous assumiez la légitimité pour ainsi dire d’un devenir métaphysique de la phénoménologie. Si un tel constat ne vous semble pas infondé, pourriez-vous préciser de quoi il retourne dans cette manière d’assumer la métaphysique ? Pourriez-vous préciser en quoi il vous semble décisif de ne pas abandonner l’exigence métaphysique – qui a été l’objet de tant de critiques – lorsque l’on fait de la philosophie aujourd’hui ? Enfin, en quoi «l’école de la phénoménologie merleau-pontienne» vous a-t-elle conduit sur ce chemin ?

21R. BARBARAS : C’est en effet un questionnement avec lequel je suis aux prises depuis de nombreuses années, questionnement qui a été favorisé par mon travail sur le dernier Merleau-Ponty, pour autant que certains accents de l’ouvrage inachevé engagent du côté de quelque chose comme une métaphysique de la nature et que, par ailleurs, Merleau-Ponty confère explicitement un statut à la métaphysique au sein de sa démarche. Cependant, pendant des années, sans doute en raison du contexte que vous avez évoqué, j’ai eu le sentiment que je devais choisir alors même que j’étais naturellement conduit à une interrogation métaphysique, notamment à la lumière du bergsonisme et de la philosophie de Raymond Ruyer, au sein même de ma démarche phénoménologique. Aujourd’hui, j’ai un rapport absolument apaisé à cette question et j’assume tranquillement le fait de faire de la métaphysique et d’y être conduit par la radicalité phénoménologique elle-même. Ainsi, le concept de vie et, corrélativement, de mouvement, que je tente d’élaborer me semble résulter d’exigences phénoménologiques fortes et répondre à une certaine rigueur. Pour autant il est difficile de nier qu’il s’agit d’un concept métaphysique, au-moins en ceci qu’il est étranger à l’approche scientifique de la vie et qu’il ne jouit pas d‘une attestation intuitive directe. Pourtant, les coordonnées mêmes de la corrélation, c’est-à-dire de la phénoménalité, m’y conduisent. Sur ce point encore, je me sens très proche de Patocka qui, à la fin de sa vie, avait pour projet de construire une philosophie phénoménologique distincte de la phénoménologie comme telle. Comme il le remarque dans Platon et l’Europe, si les structures du monde réel sont incapables de nous dire quoi que ce soit de celles de l’apparaître –c’est en ce sens qu’il y a une autonomie absolue du champ phénoménal– il n’en reste pas moins que, à l’inverse, la structure de l’apparaître nous dit quelque chose de l’être du monde réel, que celui-ci est co-déterminé par les structures de la manifestation. La modalité de la manifestation nous éclaire sur la structure de l’être qui se phénoménalise en elle. Ainsi, écrit-il, « la philosophie phénoménologique se distingue de la phénoménologie dans la mesure où elle ne veut pas seulement analyser les phénomènes en tant que tels, mais encore en tirer les conséquences métaphysiques et poser la question du rapport entre le phénomène et l’étant, les étants » (p. 41). La démarche qui est la mienne et que j’ai rapidement évoquée s’inscrit exactement dans cette perspective. Elle consiste en effet à dépasser le simple plan phénoménologique de la corrélation, pour interroger ce qui permet l’articulation de ses pôles, à passer de la relation comme telle à l’être de cette relation. Cet être, je l’ai ressaisi comme vie puis, ultimement, comme mouvement. Il s’agit donc, en dernière analyse –tel est le programme d’une dynamique phénoménologique– de penser le sens d’être du mouvement de telle sorte que puissent s’y articuler le procès du monde et le mouvement vivant, la « vie du monde » et la nôtre. Il s’agit bien ici d’interroger le sens ultime de l’être à la lumière de la phénoménalité et de ses structures propres. Une telle philosophie du mouvement relève évidemment de la métaphysique et elle se nourrit au premier chef de la métaphysique aristotélicienne. Pour autant, elle ne cesse pas d’être phénoménologique.