Inconscient freudien, inconscient phénoménologique

Compte rendu du livre : Guy-Félix Duportail : Les Institutions du monde de la vie, Merleau-Ponty et Lacan, Grenoble, éd. Jérôme Million, 2008

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Fabrice Samyn, Eva di Lucas Cranach il Vecchio. Galleria degli Uffizi. Firenze. 2006-2008. Inkjet photographic print.150 x 150 cm
© Courtesy de l’artiste et Meessen De Clercq Gallery, Brussels.

1Depuis quelques années, Guy-Félix Duportail, maître de conférences de philosophie à l’université Paris I, mène un patient travail de relecture et de dialogue entre phénoménologie et psychanalyse. Mise sous le signe de la phénoménologie de Husserl et de sa critique du psychologisme, son approche tente de mettre au jour une « structure ontologique de l’inconscient » dont l’élucidation phénoménologique permettrait de renouer le dialogue interrompu entre Merleau-Ponty et Lacan. C’est cette perspective croisée qu’il engageait déjà dans l’un de ses précédents ouvrages, L’ «A priori» littéral. Une approche phénoménologique de Lacan (Cerf, 2003).

2Comme il le note avec regret, en dépit d’un contreexemple notable (le dialogue de Derrida tant avec la phénoménologie qu’avec la psychanalyse), les liens de travail entre philosophie et psychanalyse se sont distendus; nous sommes bien loin, souligne-t-il, du fameux congrès de Bonneval tenu en 1960 à l’initiative d’Henry Ey, où des philosophes comme Ricœur, Merleau-Ponty, Hippolyte, dialoguaient avec des psychanalystes comme Leclaire, Green ou Lacan. Est-ce si sûr? À moins de réduire la psychanalyse à celle d’inspiration lacanienne, on pourrait aisément rappeler le dialogue continu que poursuivent bien des psychanalystes non lacaniens avec l’œuvre de Merleau-Ponty, en particulier ceux qui, à la suite deWinnicott, interrogent l’inscription du sujet dans ces espaces potentiels du corps et de la psyché, entre moi et non-moi, qui dénouent toute appartenance fixée [1]. C’est cependant exclusivement à la lumière de notions lacaniennes (Imaginaire, Symbolique, nouage borroméen, Nom-du-Père…) que Guy-Félix Duportail analyse ce chiasma qui lie selon lui Merleau-Ponty et Lacan. Il ne s’agit pas ici de contester la légitimité de cet angle d’approche mais de souligner que ce n’est qu’un angle parmi d’autres –fût-il mené ici avec une exceptionnelle rigueur critique.

3Pourquoi ce titre, Les Institutions du monde de la vie ? L’auteur s’en explique dans la seconde partie de son livre. Le terme d’institution prête en effet à confusion ; aucun rapport, il va sans dire, avec le sens foucaldien. Chez Merleau-Ponty, rappelle-t-il, l’institution – la Stiftung– est une forme de fondation du sens, non comme « sens d’être » mais comme « mode d’être ». Le sujet de l’institution est donc à la fois institué et instituant et le sens est toujours déjà intersubjectif, voire impersonnel (p. 138). C’est dire que la topologie de l’institution s’oppose à la constitution de l’objet par la conscience. Comme le précise Merleau-Ponty dans Le Visible et l’Invisible : «On cherche ici dans la notion d’institution un remède aux difficultés de la philosophie de la conscience. Devant la conscience, il n’y a que des objets constitués par elle [… ] il n’y a, de la conscience à l’objet, pas d’échange, pas de mouvement. » (Gallimard, 1964, p. 123). Le monde chez Merleau-Ponty, comme l’on sait, est un espace sans dehors ni dedans. À ce titre, souligne Duportail, « la phénoménologie de la perception, radicalisée, eut en effet pour destin de devenir une phénoménologie de l’invisible, ce qu’elle ne put accomplir qu’en devenant une psychanalyse de la vision. Inéluctablement, le dévoilement radical des conditions inconscientes de la perception ne pouvait que rencontrer l’autre psychanalyse, celle de Freud et de Lacan » (p. 13). Contre Sartre, on s’en souvient, Merleau-Ponty dit faire « non une psychanalyse existentielle, mais une psychanalyse ontologique ». Cela rappelé, la perspective de Duportail est clairement tracée : il s’agira de « réunir l’inconscient freudien et l’inconscient phénoménologique », d’établir une « jonction effective » entre les deux disciplines – cette jonction étant postulée comme « le stade suprême de la phénoménologie de l’affection et de l’altération » (p. 16).

4L’auteur reprend très longuement et minutieusement dans un premier temps la conception du monde de la vie chez Husserl et Merleau-Ponty. Le corps, rappellet-il, cet « entrelacs de vison et de mouvement » est la première institution du monde de la vie et tout usage de notre corps est déjà expression primordiale. Le propre du concept d’expression tel que Merleau-Ponty le reprend est de subvertir la dualité du signe et du sens. C’est précisément ce qui intéresse Merleau-Ponty dans la notion freudienne de « symbole » sexuel ; le symbole freudien, plus large lui aussi que le signe, inclut la vitalité d’un être au monde s’exprimant par lapsus, actes manqués, signes corporels et psychiques. Il est processus vivant de différenciation d’une identité qui engendre le jeu des distinctions sémiotiques. Anticipant le pli deleuzien, suggère Duportail, l’expression enveloppe ce qu’elle exprime, gardant ainsi un lien continu avec la vie qu’elle implique dans un « langage indirect ». Reprenant à Freud l’idée que rien n’est asexué dans nos actes, Merleau-Ponty affirme ainsi à la fois le caractère ontologique de la sexualité, et le caractère sexuel du rapport à l’Être. Dans la perspective merleau pontienne d’une psychanalyse ontologique, c’est bien un chiasme onto-érotique qui unit l’homme et le monde.

5On connaît les critiques et controverses qu’a pu soulever l’interprétation merleau-pontienne de l’inconscient freudien, en particulier de la part des lacaniens. Lacan lui-même, rappelle Duportail, dans le numéro spécial des Temps modernes d’octobre 1961 consacré à Merleau-Ponty au lendemain de sa disparition, épingla la Phénoménologie de la perception sur les points précis de la critique du corps comme expression dans la parole, à laquelle il opposait la dialectique du signifiant et du sujet, et de l’être sexué du corps. Sur quoi porte la différence entre les deux conceptions ? Dans un cas, le rapport au monde et à sa primauté, la notion merleau-pontienne de chair comme corps intégralement sexuel, de l’autre chez Lacan, la sexuation des corps et l’élection du phallus comme signifiant universel du désir. Cependant, souligne l’auteur, il ne faut pas opposer de façon excessivement rigide la problématique génétique de Merleau-Ponty et celle, clinique, de Lacan ; il ne faut ni exclure le manque de l’ontologie de la chair ni séparer le désir de son rapport charnel au monde. En d’autre termes, la perspective réconciliatrice de Duportail vise à « maintenir la dimension ontologique du désir, concevoir ce dernier comme un mode d’ouverture à l’Être via la pluralité des objets du manque (incluant le phallus) » (p. 57). De la même façon, selon lui, on aurait tort d’accorder une importance exclusive au désaccord que Merleau-Ponty laissa clairement entendre au congrès de Bonneval en 1960 avec la thèse de l’inconscient linguistique défendue par Lacan. L’ouverture à l’Être, rappelait alors Merleau-Ponty, n’est pas linguistique.

6L’hypothèse centrale de Duportail est la suivante : il y a « un impensé commun » à la psychanalyse et à la phénoménologie. L’une et l’autre en effet se rejoignent dans « une région pré-objective, et donc aussi présubjective », l’idée d’un pré-humain, qui constitue une région aussi présente que le monde de la vie pour Husserl. Pré-humain ne signifie ni sous- ni surhumain ; il est à entendre comme ce qui se situerait en permanence, de façon structurelle, « en deçà du monde où l’homme et sa culture s’installent ». Ce pré-humain commun à la psychanalyse et à la phénoménologie, ce serait donc le corps de chair, le Leibkörper. C’est cette unité originaire des deux approches qu’il faut donc penser grâce à « une double radicalisation conjointe de l’une et de l’autre » (p. 79). On se bornera ici à résumer à grands traits les principales étapes de cette radicalisation, laissant au lecteur le soin de découvrir les analyses argumentées de Duportail, son cheminement serré à travers ces deux conceptions respectives. Notons d’abord que pour lui la véritable rencontre intellectuelle entre les deux hommes fut posthume. C’est en 1964 en effet, date de la parution du Visible et l’Invisible grâce aux soins de Claude Lefort, que Lacan, qui vient d’être exclu de la Société française de psychanalyse, entreprend son séminaire sur les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse ; parmi les quatre concepts, figure « le regard en tant qu’objet «a»» et le dialogue avec Merleau-Ponty se fait alors omniprésent. Lacan va même jusqu’à intégrer la généalogie merleau-pontienne de la vison à ses propres développements sur la schize de l’œil et du regard. Radicalisant leurs pensées respectives, Duportail émet l’hypothèse que la topologie est bien « l’entrelacs qui unit Lacan et Merleau-Ponty »

7(p. 88) ; une structuration topologique de l’être (et non plus seulement une topologie empirique du corps) est bien à l’œuvre dans Le Visible et l’Invisible, affirme-t-il, et l’on comprend dès lors à quel point la pensée de Merleau-Ponty a pu influencer Lacan dans son choix pour modéliser topologiquement les concepts de la psychanalyse, à commencer par l’objet «a». De cette topologie de la chair du dernier Merleau-Ponty à la topologie mathématique des nœuds borroméens, il n’y aurait donc qu’un pas ou à tout le moins un chiasme.

8Certes, précise-t-il, le spéculaire lacanien et l’imaginaire merleau-pontien ne sont pas les mêmes. Nulle ressemblance chez le second mais non-coïncidence, torsion, interstice. Merleau-Ponty en outre privilégie le retournement, la réversibilité là où Lacan met en avant la coupure (et par suite les nœuds qui, en topologie, naissent par coupure de surfaces). On comprend mieux dès lors le différend qui les opposa quant à la question du langage ; il ressortit à la même idée, celle de l’affirmation chez Lacan de l’autonomie et du primat des coupures du symbolique sur les synthèses de la perception.

9L’objectif de Guy-Félix Duportail, on le comprend, est d’instituer à son tour, entre Lacan et Merleau-Ponty, une ontologie de la chair prenant au sérieux l’hypothèse que « l’inconscient est au monde » (p. 15), une psychanalyse ontologique ouverte à la psychanalyse lacanienne. Du nouage charnel entre dedans et dehors aux nœuds borroméens de Lacan, il tente d’inventer une institution topologique du corps, de l’amour et du-Nom-du-Père.

10On ne peut toutefois se défaire d’un certain malaise à la lecture du dernier chapitre consacré précisément au Nom-du-Père. Tenter de tirer le « trou complexe et tourbillonnaire qu’enserre le nœud borroméen à quatre consistances » (p. 188) vers un « tourbillon de chair » merleau-pontien renvoyant possiblement à la chora platonicienne (à laquelle, de Derrida à Luce Irigaray, on aura décidément prêté bien des consistances …), affublée pour la circonstance d’un renvoi à une chair « qui se retrouverait alors du côté du féminin » (?) ne convainc guère. Tenter de surcroît de trouver dans la lecture de la Bible, l’écoute de la musique sacrée ou encore dans « l’usage des instruments à vents les plus archaïques, comme la sonorité des cors [des corps ?] qui servaient aux cérémonies des anciens juifs » (p. 205), la manifestation musicale de l’essence ( ?) du Nom-du-Père, l’incarnation dans le sensible de « l’invisible paternel », « le sens originaire de notre «oui» au logos incarné par la voix du père […] avant le langage institué » peut sembler, pour le coup, bien archaïque. On ne recommandera pas à Duportail la lecture de Judith Butler déconstruisant l’élan théologique qui inspire la représentation lacanienne de la loi paternelle. On se bornera à trouver bien phallique son ontologie de la chair (en dépit de la petite note infrapaginale versant une fois de plus « la chora » et non Khôra dans le giron maternel). Reste une piste fructueuse qu’ouvre ici Guy-Félix Duportail : explorer, en deçà du dogme du Nom-du-Père, ce que Merleau-Ponty nomme expression, cet enveloppement subvertissant la dualité du signe et du sens. Il se pourrait alors que le chiasme vrai soit moins entre Lacan et Merleau-Ponty, qu’entre la chair de Merleau-Ponty et le corps sans organes de Deleuze, ce corps intégralement sexuel (et donc non sexué), ce pli du monde en nous. Postérité deleuzienne de Merleau-Ponty à poursuivre, en dépit du féroce déni de Deleuze lui même : le « carnisme » dont il accuse Merleau-Ponty, son rejet du « corps vécu » de la phénoménologie au profit du « corps invivable »… Il faudrait pourtant penser rigoureusement l’hypothèse de l’immanence (au sens deleuzien) de la chair.

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Maarten Vanden Eynde, The Earth seen from the Moon, 2005. UNHelmet, telescope and black marker. Dimensions variable.
©Courtesy l’artiste et Meessen De Clercq Gallery, Brussels

Notes

  • [1]
    Voir André Green, « Itinéraire de Merleau-Ponty », in Critique, n° 211, 1964 ; voir aussi « Présence, entre les signes, absence », J.-B. Pontalis, L’Arc n° 46, 1971 « Merleau-Ponty » : Pontalis y suggère que même si Merleau-Ponty n’a pu connaître les travaux de Winnicott, la notion que développe ce dernier d’un espace transitionnel, « virtuel » (l’expression se retrouve chez Merleau-Ponty, note-t-il) en deçà des catégories du vrai vérifié et du faux, aurait sans aucun doute retenu son attention.