Voies nouvelles pour une phénoménologie du temps

Compte rendu du livre : Franco Paracchini : Chronoscopie. Étude phénoménologique sur l’unité et la forme du continu temporel, Paris/Genève, Mimesis/MetisPresses, 2008, 187 p.

1Dans cet ouvrage dense et très original, l’auteur se propose d’ouvrir à partir d’un point de vue radicalement nouveau la question de la compréhension du temps, qui a écartelé la tradition philosophique jusqu’à Husserl. Il nous montre comment les moyens qui autorisent une reprise non aporétique du problème sont ceux d’une phénoménologie gestaltiste. Quelles sont, en effet, les vertus de cette dernière? Puiser aux sources de la Gestalttheorie, dans sa version strictement « expérimentale » et sans ses hypothèses physicalistes, revêt un double intérêt. Premièrement, il apparaît qu’il existe une manière non husserlienne de faire de la phénoménologie, qui d’une part est authentiquement centrée sur la perception, là où la méthode de la variation éidétique suppose le recours à l’imagination, et qui d’autre part ne tombe pas dans le piège de l’idéalisme transcendantal (ces points sont plus amplement exposés dans la version italienne de l’ouvrage: Le Ragioni del tempo, Milan, Mimesis, 2002). Deuxièmement, cette phénoménologie expérimentale, si elle se rapporte bien aux vécus de conscience, c’est-à-dire à ce que perçoit le sujet, ne le fait pas de manière réflexive, mais en opérant au moyen d’artefacts scientifiques rigoureux, propres à la situation de laboratoire : elle établit donc un lien original entre philosophie et science, selon un nouage essentiel qui ne s’était guère maintenu dans la philosophie contemporaine. L’étude de la perception, qui est inséparablement une étude selon la perception, est ainsi rénovée grâce à des dispositifs techniques qui permettent, si l’on peut dire, d’expérimenter sur l’expérience. La philosophie progresse en tirant un enseignement de la «non-philosophie», loin de s’enfermer dans un domaine toujours plus purifié. C’est de cette manière qu’elle peut espérer surmonter ses échecs antérieurs. Or, sur ces deux points, Merleau-Ponty se présente incontestablement comme un guide et un modèle. Non seulement parce qu’il a finement pointé les écueils d’une approche transcendantaliste et éidétique de la phénoménologie, mais surtout parce que sa démarche a consisté à tirer inlassablement, de La Structure du comportement aux dernières « Notes de travail », les conséquences philosophiques des travaux de la psychologie en général et de la psychologie de la Forme en particulier, en s’appuyant sur une connaissance de première main des résultats expérimentaux de ces disciplines. On voit donc ici se dessiner ce que sera l’usage de Merleau-Ponty par Franco Paracchini : prolonger, en se plaçant dans le sillage du philosophe, son geste d’interprétation des acquis de la psychologie moderne de la perception, afin de reprendre et de renouveler les questions philosophiques léguées par la tradition. L’auteur, à l’instar de Merleau-Ponty, s’est efforcé d’acquérir une connaissance intime des travaux de laboratoire, et a pu ainsi s’attaquer avec assurance à un problème difficile, celui du temps –on ne manquera pas de rappeler à cet égard que le programme gestaltiste a toujours manifesté une grande audace, entendant apporter des solutions à des difficultés classiques de la philosophie ou de la science, ambition dont on retrouve l’écho dans le présent ouvrage. L’usage qui est fait ici de Merleau-Ponty s’éclaire encore par la référence à une certaine géographie de la pensée. En effet, il est aisé de constater que la psychologie de la Forme ne s’est guère implantée en France : sans être restée lettre morte, elle n’a toutefois pas suscité de recherches originales. Il n’en va pas de même en Italie, où la Gestalttheorie a été florissante pendant tout le XXe siècle. L’on doit citer ici les noms de Vittorio Benussi, Cesare Musatti, Fabio Metelli, Gaetano Kanizsa, Paolo Bozzi et Giovanni Vicario. Ces deux derniers ont été les maîtres de Franco Paracchini, qui hérite de cette puissante tradition, enrichie des travaux des gestaltistes des autres pays : Albert Michotte (belge) et Wolfgang Metzger (allemand). Dans ces conditions, on s’explique bien qu’un recours à Merleau-Ponty puisse s’imposer : pour celui qui, imprégné des méthodes et des résultats de la psychologie de la Forme, entreprend d’en tirer des conséquences philosophiques radicales, le philosophe français apparaît comme un prédécesseur incontournable. La rencontre s’est donc faite ainsi : la France proposait un exemple, singulier et isolé certes, mais incomparable, d’interprétation philosophique de la Gestalttheorie, tandis que celle-ci restait en Italie vivante et porteuse. C’est depuis ce contexte intellectuel-là, proche de ce qui fut la source effective de la pensée de Merleau-Ponty, que la reprise du geste du philosophe pouvait se faire.

2Si l’on examine maintenant la structure générale de l’ouvrage, on constate qu’elle reflète la démarche même qui vient d’être décrite. À partir du problème fondamental de l’irreprésentabilité ou de l’inscrutabilité du temps, exposé dans l’Introduction, l’auteur procède en trois mouvements. Il s’agit tout d’abord de montrer, dans le chapitre 1 intitulé « Brève histoire d’un échec de la pensée », que les philosophes ont toujours fini par buter sur des apories insurmontables au sujet du temps et de sa phénoménalité, comme en témoignent éminemment les méditations de Sextus Empiricus, d’Augustin et de Husserl. Le récit des échecs de la philosophie face à la question du temps conduit à un constat très clair : il importe d’éviter aussi bien une approche physique qu’une approche purement subjective de type augustinien ou husserlien. Comme l’écrit l’auteur en une formulation décisive, « le temps ne serait alors ni tout entier dans les choses ni tout entier dans le sujet, mais il se donnerait avant cette opposition, avec un ordre de réalité qui en constituerait l’articulation concrète » (p. 34). C’est cette exigence d’une autonomisation du phénoménal, toute merleau-pontienne, qui conduit, par une conversion méthodologique orientant tout l’ouvrage, à se tourner vers la psychologie de la Forme. Celle-ci en effet sait se situer sur le plan phénoménologique sans s’enfermer dans la pure immanence de la conscience. Cette démarche, dit l’auteur, « voudrait suivre le sillage merleau-pontien» (p. 35-36). Les trois chapitres centraux de l’ouvrage (2, 3 et 4) sont alors consacrés à un exposé des expériences gestaltistes modernes, et prennent ainsi un tour plus technique, mais avec un constant souci d’en faire apparaître les implications théoriques, la réflexion philosophique faisant ici corps avec les montages et les descriptions du laboratoire. Le dernier chapitre (5), qui inclut aussi la conclusion, peut, sans exposer de nouveaux faits, reprendre un dialogue avec les philosophes du passé et, au gré d’une remarquable discussion de Kant (sur le temps überhaupt des « Analogies de l’expérience ») et du Husserl des années trente (sur le « flux stationnaire »), ainsi que de nouvelles références à Merleau-Ponty, exposer ce que sont les « raisons du temps », déclinées en ratio percipiendi, ratio cognoscendi, et ratio essendi. Le trajet d’ensemble se fait donc de la philosophie à la psychologie et retour. Mais les chapitres n’indiquent pas pour autant une répartition par discipline, leur association étant constamment mise en œuvre.

3L’extrême minutie et la subtilité des analyses de l’auteur interdisent d’en restituer le détail. On s’attachera plutôt à en résumer l’esprit et les opérations principales. L’auteur met au centre de sa réflexion les recherches de Michotte et de ses collaborateurs consacrées à la permanence phénoménale, thème privilégié quant à la problématique du temps. Réduit à sa plus simple expression, le protocole est le suivant : un dispositif lumineux permet de projeter un carré de couleur rouge et une bande lumineuse rectangulaire qui croît en partant d’un des côtés du carré. Or le fait capital est que les observateurs ne voient pas du tout une bande blanche « pousser» à partir du carré, mais ont le sentiment d’un rectangle allongé caché par le carré et se découvrant progressivement. Autrement dit, ils n’ont pas l’impression d’une création ex nihilo de l’objet, mais bien d’un décèlement, impliquant donc que l’objet est perçu comme existant même s’il n’est pas encore entièrement visible. Un phénomène analogue de permanence se produit si l’on fait diminuer la bande lumineuse : elle ne donne pas l’impression de disparaître mais de se glisser derrière le carré, donc d’exister encore après sa disparition. Michotte désigne le phénomène sous le nom d’effet Écran. Il est par exemple comparable à l’effet Illumination : quand on éclaire une pièce sombre, on n’a pas l’impression que les objets naissent au moment où la lumière se propage, mais qu’ils existaient déjà dans l’ombre. L’effet Écran, omniprésent dans nos perceptions quotidiennes, peut paraître anodin; il recèle en réalité des enseignements décisifs, que l’auteur déroule sous nous yeux. Que l’objet ne paraisse pas se créer mais exister déjà et se dévoiler progressivement tient à une caractéristique de la perception que Michotte a nommée ailleurs «complément amodal», et que l’auteur applique ici au phénomène de la permanence. Nous ne voyons pas des surfaces ou des fragments seulement, mais des objets entiers, bien qu’ils se cachent et se recouvrent partiellement les uns les autres. Ce processus de complémentation est une donnée effective, non simplement «imaginaire», qui a des effets fonctionnels sur le spectacle perçu ; elle est dite amodale cependant car le complément ne possède pas de qualités sensorielles propres. La démarche de l’auteur consiste alors à reprendre l’analyse du complément amodal sur son versant temporel, que Michotte n’avait fait qu’esquisser, afin d’en déterminer les composantes exactes. Les conditions méréologiques du complément amodal temporel sont ainsi examinées, et les précisions apportées au motif de la présence amodale par Kanizsa sont également intégrées. Un ensemble complexe d’analyses finit par aboutir à la constitution de schémas fondamentaux représentant les différents compléments temporels ayant lieu lorsqu’un objet se découvre ou se cache derrière un écran. Les impressions de permanence –mais en réalité tous les types de structures temporelles, comme aussi la causalité– ouvrent les dimensions qui contribuent à la formation de l’impression unitaire de l’écoulement du temps.

4L’idée générale qui se dégage de ces analyses est que les renvois temporels sont internes à la situation phénoménale –que Merleau-Ponty finira pour sa part par appeler la « chair du monde» –, loin d’être le fait d’une subjectivité constituante (voir les remarques des pages 90-91). Une telle stratégie est absolument gestaltiste : elle vise à montrer que ce qu’on pensait devoir faire dépendre d’un sujet se réalise de façon autonome, par « autoorganisation» sur le plan phénoménal. L’auteur le met en évidence à propos du temps, ce qui est à la fois original et parfaitement homogène à l’enseignement le plus constant des expérimentations gestaltistes. L’héritage de Giovanni Vicario est ici sensible, puisque celui-ci a insisté sur l’existence des structures temporelles, qui se caractérisent par le fait que le rendu perceptif dépend en particulier d’un effet de rétroaction des stimuli ultérieurs sur les stimuli précédents, et plus globalement d’une participation de tous les événements à la configuration finale (voir son livre Tempo psicologico ed eventi, Florence, Giunti e Barbèra, 1973, chap. 9), phénomène que Franco Paracchini illustre par le cas de la causalité, ressaisie, à partir de Merleau-Ponty, en termes d’«imminence perceptive ». Dès lors, c’est le jeu husserlien des rétentions et des protentions qui apparaît non pas comme faux mais comme dérivé par rapport à ces impressions temporelles primitives, autonomes et incoercibles, dont l’auteur a patiemment disséqué les structures (voir p. 131 pour le commentaire sur Husserl). La démarche suivie est également gestaltiste au sens où le temps, dans son originarité, apparaît comme fait non pas d’instants atomiques, mais de structures, qui sont des configurations, des Gestalten proprement temporelles.

5De quelle manière, enfin, les expériences étudiées peuvent-elles apporter un élément de réponse au problème de l’inscrutabilité du temps qui, point de départ de l’étude, demeure l’enjeu d’une démarche qui se veut encore et toujours phénoménologique? Les structures temporelles se présentent comme des « systèmes de références» (Metzger), dont les caractéristiques sont d’être inapparents mais cependant décelables indirectement à travers leurs effets fonctionnels (voir les pages 149 sq.). Cette notion si importante permet de faire le lien avec l’invisible ou l’imperçu au sens merleau-pontien. L’invisibilité du temps prend un tout autre sens que chez Husserl : c’est non plus l’aporie d’un voir qui se voulait absolu, mais la structure sous-jacente aux événements qui se décèle de façon indirecte (il y a là, de fait, une proximité avec la «méthode indirecte» de Merleau-Ponty). Le titre de l’ouvrage trouve alors sa pleine élucidation : la vue du temps qui est rendue possible, la « chronoscopie », c’est ce jeu entre visibilité manifeste et visibilité structurale, entre senti et sensible, tel que permet de le pratiquer la Gestalttheorie.

6Il est vrai que le temps présente une caractéristique tout de même particulière, en ceci que son irreprésentabilité est plus radicale que celle de tous les autres systèmes de référence. Car le temps est le cadre de référence ultime. Dès lors, il conviendrait sans doute de le concevoir comme auto-référé, selon un « rapport d’implication mutuelle entre les rôles contextuels assumés, en son sein, par chacune de ses données phénoménales » (p. 156). L’auteur reconnaît le caractère hypothétique d’une telle proposition, mais signale concomitamment qu’elle est appelée par les expériences elles-mêmes.

7Franco Paracchini propose ainsi à son lecteur un parcours de pensée authentiquement merleau-pontien, où se mêlent connaissance des travaux de la Gestalt et renouvellement philosophique, indiquant par là la voie d’un usage fécond et exemplaire du philosophe.