Organiser l'espace

1La sculpture organise l’espace de sa rencontre avec le spectateur. L’espace de la figure entretient une relation dynamique avec l’espace ambiant. Figurative ou non, la sculpture se donne à voir en intégrant dans son image les différents points de vue signifiants. L’auteur repère certaines lignes d’évolution de ces propositions spatiales du Della Sculptura d’Alberti aux Skyspaces de James Turell.

2Jusqu’à une période récente, une sculpture se définissait par trois dimensions. De près, le spectateur en perçoit surtout la matière, son modelé, sa couleur ; de loin, la façon dont l’œuvre se place dans l’espace compte davantage. Mais dans cet espace, le spectateur est aussi présent ; tous deux le partagent et de leur double contribution naît un espace mental[1]. Même si l’homme en est souvent absent aujourd’hui et même si la sculpture n’offre plus ce mimétisme de l’être humain qui était sa règle depuis des siècles, cet espace perdure, chez certains du moins.

3Longtemps tributaire du cadre architectural, la sculpture prit véritablement son autonomie à la Renaissance. À la suite d’Alberti (Della Statua, vers 1464), artistes et théoriciens s’interrogèrent sur sa nature et cherchèrent à déterminer la supériorité de la peinture ou de la sculpture dans la représentation du monde extérieur : c’est la querelle du paragone, très active au xvie siècle [2], dont les derniers échos se faisaient encore sentir au xixe siècle. Pour les uns, l’approche tridimensionnelle de la sculpture permettait une meilleure illusion du réel tandis que les autres faisaient valoir que le peintre avait la possibilité de provoquer cette illusion à l’aide de la perspective et de la conforter grâce à la couleur (Léonard de Vinci, Traité de la peinture, 1495-1499).

4Dès la fin du xve siècle un artifice assez simple permit de suggérer que l’œuvre, peinte ou sculptée, n’avait pas seulement une largeur et une hauteur, mais aussi une profondeur : il suffit de faire déborder de son cadre la sculpture – ou son double, une peinture en trompe l’œil. À Orsanmichele à Florence, Andrea Verrocchio place le pied de saint Thomas en dehors de la niche qui abrite le fameux groupe de L’Incrédulité de saint Thomas (1466-1483). Au même moment et de la même façon car ils se trouvent également à l’intérieur de niches, Hans Memling fait dépasser de la tablette qui le supporte le pied du Calice de St Jean l’Évangeliste (c. 1470-75, Washington, National Gallery of Art) tandis que le Maître de l’Annonciation d’Aix (actif entre 1444 et 1472) juche un Prophète Jérémie en chair et en os sur un socle (Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts). Dotant la forme d’une épaisseur, l’ombre, peinte ou réelle, suggère la profondeur. Dans tous ces cas, et même s’il s’agit de sculpture, le spectateur est immobile, il réagit comme devant un tableau.

5Quelques décennies plus tard, le sculpteur, plus sûr de lui, conscient de l’originalité de la sculpture et des possibilités qu’elle offrait, investit l’espace en invitant le spectateur à tourner autour de l’œuvre. Les peintres avaient cherché eux aussi à offrir différents aspects de la même figure : Giorgione s’ingénie à montrer un Saint Georges sous des angles différents, par l’intermédiaire des reflets offerts par une source et par deux miroirs [3], Bronzino peint le nain Morgante de face et de dos, au recto et au verso d’une toile (avant 1553, Florence, Galerie des Offices), certains portraitistes présentent le même visage de face et sous les deux profils. La composition en spirale obtient alors les faveurs de Michel-Ange (Apollon du Bargello ; Esclaves), de Giambologna (Enlèvement des Sabines), puis de Girardon à Versailles (Enlèvement de Proserpine).

6Avec le néo-classicisme qui mettait à l’honneur le relief, le point de vue unique l’emporta et resta la règle pour la majorité des sculpteurs du xixe siècle, de Rude et Préault à Maillol, Bernard et Bourdelle – pensons aux constructions quelque peu arbitraires d’éléments sans lien les uns avec les autres, que constituent Le Départ des Volontaires à l’Arc de Triomphe (Rude, 1833-1836), La Tuerie de Préault (1834) ou les reliefs du Théâtre des Champs-Élysées (Bourdelle, 1911).

7Dans la seconde moitié du xixe siècle, les compositions d’inspiration baroque retrouvèrent néanmoins leur prestige. Et si le groupe des Quatre Parties du monde à la Fontaine de l’Observatoire (Carpeaux, 1867-1874) offre l’exemple le plus achevé du principe de la ronde, cher à l’artiste, celui-ci s’efforça de le mettre en pratique aussi souvent que possible, y compris pour un groupe comme La Danse (1865-1869) pourtant destiné à se trouver devant un mur. Il faut comparer La Danse aux trois autres groupes qui ornent la façade de l’Opéra de Paris, pour sentir cette dimension nouvelle : certes, le groupe de Carpeaux se regarde de face mais, en jaillissant au centre de la ronde formée par six jeunes femmes et donc en arrière de leurs bras qui se joignent, le Génie de la Danse fait sentir que l’œuvre se détache de la surface murale pour prendre place dans l’espace.

8Admirateur de Carpeaux, le Rodin des années 1880 chercha à son tour à faire sentir la troisième dimension, la profondeur. Pour lui, en effet, une sculpture devait être approchée de tous les côtés : « Lorsque je commence une figure, disait-il, je regarde d’abord la face, le dos, les deux profils de droite et de gauche [4]. » Et il recommandait de tourner autour de ses œuvres, de préférence en les éclairant avec une lampe afin de faire apparaître les profils successifs. D’eux-mêmes toutefois, L’Ombre, La Méditation ou Pierre de Wissant incitent le spectateur à accomplir ce périple : jouant comme le Prince impérial et son chien Nero de Carpeaux (1865, Paris, musée d’Orsay) sur des torsions qui se contrarient, ils investissent complètement l’espace.

9Si Rodin était bien plus à l’aise avec la figure seule, la question du groupe cependant le préoccupa notamment pendant les années 1880, groupe qui n’est jamais pensé comme tel au départ, mais constitué par assemblage de figures préexistantes : c’est le cas de Je suis belle qui peut être daté de 1885, de Fugit Amor avant 1887, des Bourgeois de Calais pour lesquels il fut à son tour tenté d’adopter la ronde. En effet, dès le départ, il avait décidé de les montrer tous les six sur le même plan, allant ainsi plus loin que Carpeaux dans la rupture avec la composition pyramidale traditionnelle. Dans la deuxième maquette (1885), les figures se tournent ainsi le dos de telle façon que, de quelque côté qu’il aborde le groupe, le spectateur ait l’un des Bourgeois au moins en face de lui. En revanche, dans le modèle définitif, assemblé très rapidement pour être présenté à l’exposition Monet-Rodin organisée en 1889 à la galerie Georges Petit, les Bourgeois sont emportés par un même mouvement qui les tire vers leur destin. « Leur âme les pousse en avant et leurs pieds refusent de marcher », disait Rodin [5]. Se retournant en un geste demeuré dans les mémoires comme l’incarnation même de la douleur, Pierre de Wissant renvoie le regard du spectateur vers l’arrière du groupe. Il ne faut pas manquer en effet la vue de profil : l’oblique que forment les corps des Bourgeois penchés en avant par rapport à la verticale imaginaire des murs de Calais, crée un vide qui va en s’élargissant et souligne la tragédie qui se joue : corde au cou, vêtus de la tunique des condamnés, ils marchent en effet vers la mort. Pour la première et la dernière fois dans sa carrière, Rodin réussit à conduire jusqu’à son entier achèvement une composition aussi marquante en tant que représentation d’un événement dramatique que du point de vue de l’expression de sentiments universels. Bien plus tard, il en vint d’ailleurs à l’idée de les faire sceller les uns derrière les autres devant l’Hôtel de ville de Calais, à même les dalles de la place, « comme un vivant chapelet de souffrance et de sacrifice. […] Les Calaisiens d’aujourd’hui qui les auraient presque coudoyés eussent mieux senti la solidarité traditionnelle qui les lie à ces héros. C’eût été, je crois, d’une impression puissante. Mais on rejeta mon projet et l’on m’imposa un piédestal [6]. » C’est le parti qui a été adopté à l’université de Stanford en Californie où les figures isolées de cinq des six Bourgeois ont été installées comme Rodin le proposait.

10Si le projet de Rodin avait abouti, au lieu d’un monument s’inscrivant dans la tradition, même s’il la renouvelle, le spectateur se fût trouvé comme devant l’une de ces installations contemporaines dont il est invité à devenir lui-même un élément : c’est le cas, par exemple, à Lille où les Cinq Figures de Dodeigne (1974) sont diposées dans la cour intérieure du musée des Beaux-Arts de façon à ce que les visiteurs puissent se mêler au groupe. Le Monument des Bourgeois de Calais lui-même, tel que nous le connaissons, n’en est pas si loin toutefois puisque, au musée Rodin, les visiteurs s’insèrent tout naturellement dans le groupe et s’y font photographier, au point qu’il a fallu l’entourer d’eau pour freiner cette tentation.

11Avec Les Ombres placées au sommet de la Porte de l’Enfer avant 1886, le parti-pris est plus audacieux encore puisqu’il s’agit d’une seule et même figure vue de profil à gauche, de face et de profil à droite, de façon à offrir un déroulé qui donne à un spectateur immobile l’illusion de tourner autour de la figure. Rodin fait bénéficier une ronde-bosse que l’on ne peut voir que de face, d’un artifice utilisé par les peintres et, dans un exercice de haute voltige, il déjoue ainsi l’impossibilité de tourner autour des Ombres ou des Sources taries (vers 1888-1889, Paris, musée Rodin) – deux exemplaires identiques de Celle qui fut la belle Heaulmière disposés l’un de face, l’autre de dos dans une sorte de grotte. Toutefois, en proie à des contradictions qui témoignent de sa volonté de pousser l’expérience jusqu’au bout, il dessine aussi Les Ombres de dos, au centre d’une forme circulaire qui évoque l’ouverture d’une grotte, comme si la vision de face était interdite, cette fois [7].

12Peut-être faut-il voir dans cette utilisation du multiple une forme d’application de sa méthode de travail par les profils. Il pouvait aussi avoir été mis sur la voie par ses visites aux musées parisiens et londoniens : dessinant au Louvre les Trois Grâces de Germain Pilon, il avait certainement regretté qu’on ne puisse les voir toutes les trois à la fois ; à Londres, le triple portrait du Cardinal de Richelieu, par Philippe de Champaigne, juxtaposant trois aspects du même visage pour préparer l’exécution d’un buste commandé au Bernin, selon un procédé relativement courant dans la peinture ancienne, lui avait apporté la solution. Lui-même avait déjà fait usage de ce va-et-vient : quelques mois après avoir dessiné la tête de Victor Hugo « de tous les côtés » pour préparer l’exécution d’un buste qu’il n’avait pas été autorisé à modeler en présence du poète (février-mars 1883), il rassembla sur un unique support deux vues de profil et une de trois-quarts du portrait de l’écrivain Henry Becque qu’il venait d’exécuter. De façon paradoxale toutefois, la répétition qui a pour but de permettre la représentation la plus fidèle possible d’un corps ou d’un objet en trois dimensions, a pour effet de créer une distance par rapport à celui-ci puisqu’il s’agit d’une vision impossible dans la réalité. Comme le dit Léo Steinberg, « les redoublements chez Rodin ont pour fonction de faire échec à l’apparent naturalisme de son art [8]. » Mais il faut bien reconnaître que, dans le cas des Ombres, la répétition offre un autre avantage, essentiel : le geste prend une force telle qu’il suffit à lui seul pour transmettre le message de désespoir que Dante lut au seuil de l’Enfer ; il n’était plus besoin d’inscription pour rendre explicite le sens de la grande Porte.

13Après 1890, les essais de groupe de Rodin se soldèrent presque tous par des échecs. C‘est dans la figure isolée, et bientôt partielle, que son talent se déploya. Après une période marquée par la recherche de compositions complexes influencées par la sculpture du xvie siècle, florentine et française, les dernières années du siècle le virent explorer des pistes diverses pour intégrer la sculpture à l’espace ambiant, ou encore pour supprimer la frontière qui sépare l’une de l’autre. « Ouvrons la figure comme une fenêtre, proclamait Umberto Boccioni dans le Manifeste futuriste (1912), et enfermons en elle le milieu où elle vit. Proclamons que le milieu doit faire partie du bloc plastique comme un monde spécial régi par ses propres lois. […] Proclamons que tout le monde apparent doit se précipiter sur nous, s’amalgamant à nous, créant une harmonie qui ne sera gouvernée que par l’intuition créatrice. » Boccioni voyait dans Medardo Rosso le « seul grand sculpteur moderne qui ait essayé » – mais sans succès, reconnaissait-il – « d’élargir l’horizon de la sculpture en rendant par la plastique les influences d’un milieu et les invisibles liens atmosphériques qui le rattachent au sujet [9]. » Rosso affirmait en effet qu’il importe avant tout « qu’en regardant ce que l’artiste a traduit d’un sujet, on puisse rétablir ce qui manque. Il n’y a pas de limite dans la nature, il ne peut y en avoir dans une œuvre [10]. » Comme le peintre, il veut fondre son motif dans l’atmosphère générale, en abolissant les limites précises que sa matérialité impose par définition à la sculpture ; il cherche « à fixer l’éphémère, à capter le fugace au point de rendre illisibles les visages et les formes des corps. Son objet n’est plus l’objet mais une entité indissoluble formée par l’interférence de celui-ci et de l’atmosphère […] : « L’impression que vous produisez sur moi [disait-il] n’est pas la même si je vous aperçois seul dans un jardin, ou si je vous vois au milieu d’un groupe d’autres hommes, dans un salon ou dans la rue [11]. » Puisque la sculpture a désormais pour but, il le dit lui-même, de reproduire une « impression », rétinienne et mentale, et non plus un objet matériel, il est conduit à revenir au point de vue unique : « Une sculpture n’est pas faite pour être touchée, mais pour être vue à telle ou telle distance, selon l’effet voulu par l’artiste [12]. » Et dans les portraits, Aetas Aurea (1885), Rieuse (1890), Yvette Guilbert (1895), Madame Noblet (1898) comme dans les grandes Impressions de boulevard. Paris la nuit (vers 1895-1896) dont il ne subsiste que des photographies qui montrent des silhouettes monumentales, la surface se fragmente au point de n’être plus qu’une réflexion de la lumière dans laquelle forme et contour se dissolvent.

14Sans aller aussi loin, Rodin s’était posé les mêmes questions ; il s’était efforcé de produire l’impression d’une surface vivante grâce à un contact diversifié avec la lumière de façon à ce que « la chose soit réellement recueillie par l’espace [13]. » Pour lui, avait affirmé Rilke dès son premier texte sur l’artiste, « la participation de l’air avait toujours été d’une grande importance [14]. » Rilke introduisait ainsi un thème que reprit Clement Greenberg dans The New Sculpture en 1949 en affirmant que Rodin « [dissolvait] dans l’air et la lumière des formes en pierre [15]. » Cela pouvait donner l’impression à un observateur superficiel que les œuvres n’étaient pas finies ; mais il faut bien comprendre ce non finito comme un mouvement fusionnel permettant d’inscrire l’œuvre d’abord dans l’atmosphère puis, au-delà, dans le flux de la vie universelle. « Ce que vous preniez pour une ébauche, » avait compris Charles Morice dès 1899, « regardez mieux, c’est précisément une œuvre très poussée et c’est parce qu’elle est telle qu’elle parait susceptible de développement ; comme la vie elle-même. Ici se livre la seule acception vraie (s’il y en a une en art) du mot “finir”. C’est : rejoindre la vie qui ne commence et ne s’achève jamais, qui est en développement perpétuel [16]. » Et le philosophe allemand, Georg Simmel, d’insister : « chaque figure est saisie à une étape d’un chemin infini qu’elle parcourt sans s’arrêter [17]. »

15C’est ainsi qu’il faut voir la Porte telle qu’elle fut exposée en 1900, « décomplétée » de presque toutes ses figures. On ne peut la comprendre qu’en la remettant dans un contexte bien précis, contexte artistique et philosophique, marqué à la fois par la pensée de Bergson, vers lequel Rodin était entraîné par le groupe dont il était proche, Monet, Carrière, Debussy, Mallarmé…, et par sa propre réflexion nourrie du contact de la nature, de l’Antique, des cathédrales. Toutefois, il ne fut jamais totalement satisfait du plâtre exposé en 1900 : il cherchait en effet une moulure agissant à la façon de la « liaison » que Delacroix définit comme « cet air, ces reflets qui forment un tout des objets les plus disparates de couleur [18] » de façon à permettre à la Porte de se fondre dans l’atmosphère ambiante comme la cathédrale de Rouen dans le brouillard. « Tout change, quoique pierre [19], » disait Monet exprimant cette contradiction inhérente à toute architecture de plein air que Rodin tenta à son tour de résoudre. Sans succès, la sculpture ne pouvant par nature se prêter à ce type d’opération, si ce n’est indirectement, grâce à la photographie. Au tournant du siècle, les Druet, Steichen, Haweis et Coles, Käsebier, Limet, s’affranchirent « d’un réel que la vieille génération de photographes [s’évertuait] à rendre de manière trop minutieuse. […] La douceur des rendus, le flou atmosphérique fixé sur le papier traduisent le souvenir lointain de la création plus que l’enregistrement mécanique de la chambre [20]. » Meier-Graefe notait à propos d’Eugène Druet, en 1904 : « C’est le maître lui-même qui lui a appris d’une manière tout simplement géniale. Il ne faut pas avoir peur de dire une chose apparemment barbare, que c’est seulement avec ces photos que l’on apprend à connaître, dans toute sa grandeur, la souveraine répartition de l’espace chez Rodin [21]. » Georg Treu et Meier-Graefe l’affirmèrent : les photographes agissent comme des révélateurs de la création rodinienne. On peut ainsi imaginer que la photographie de Druet, par exemple, montrant La Porte de l’Enfer, au pavillon de l’Alma en 1900, comme traversée de vapeurs qui laissent dans l’ombre le tympan tandis que la partie inférieure est pénétrée de lumière [22], constitua pour l’artiste l’accomplissement de son rêve : une telle image dans laquelle la forme semble se diluer totalement dans l’atmosphère le libérait de la nécessité d’une réalisation en dur.

16Mais ce n’était pas non plus une solution vraiment satisfaisante pour un sculpteur. À partir de 1895, Rodin explora donc une autre direction, chargeant ses œuvres d’une telle énergie qu’elles régissent l’espace autour d’elles. Au contraire de La Porte de l’Enfer photographiée par Druet, ces œuvres dont la statue de Balzac (1898) offre l’exemple le plus abouti, constituent des noyaux solides : « Mon principe, disait Rodin, ce n’est pas d’imiter seulement la forme mais d’imiter la vie. Cette vie, je la cherche dans la nature, mais en l’amplifiant, en exagérant les trous et les bosses, afin de donner plus de lumière ; puis je cherche dans l’ensemble une synthèse [23]. » Les aspérités s’estompent, les arêtes coupantes disparaissent au profit d’une enveloppe fluide, traitée de façon nuancée afin de laisser toute son importance au jeu de la lumière. Comme en écho au défi lancé par Baudelaire lorsqu’il reprochait aux sculpteurs d’être incapables de « faire entrer dans leurs œuvres les éléments essentiels de valeur, de lumière, de mouvement, de perspective et d’enveloppe atmosphérique », Edmond de Goncourt notait dans son Journal, le 4 février 1896, que Rodin inaugurait « une nouvelle sculpture à la recherche d’un modelage fait par le jeu des lumières et des ombres. » Et Rodin confirma : « Mon Balzac, par sa pose et par son regard, fait imaginer autour de lui le milieu où il marche, où il vit, où il pense. Il ne se sépare pas de ce qui l’entoure, il est comme les véritables êtres vivants [24]. » Et c’est peut-être l’admirable série de photographies prises à Meudon en 1908 par Eduard J. Steichen qui rendent le mieux cette dimension de l’œuvre. Au lieu d’avoir poursuivi la tradition d’une forme classique « qui sollicite exclusivement la pure visualité », Rodin, souligne Roland Recht, est le premier à avoir concentré « toute son énergie sur l’effet visuel à partir duquel s’impose une formidable énergie spirituelle. […] Placée à l’extérieur, à contrejour de la faible luminosité de la lune, saisie par l’objectif en contreplongée, la statue de Balzac s’empare encore avec davantage de force de cette nature qui semble se dissoudre autour d’elle [25]. »

17Appartenant au domaine de la création la plus personnelle, la série de figures partielles qui apparurent alors allaient dans le même sens. Rodin avait eu l’idée de génie de redresser une figure initialement couchée sur le dos et de la présenter comme en suspension dans l’air : privée de tête et de bras droit, Iris (1895) est réduite à l’essentiel mais ses membres, présents ou absents, orientés dans des directions différentes dans lesquelles se projette la figure jusqu’à son point extrême d’équilibre, organisent son espace. Comme le Grand Nu assis de Matisse (1922-1929), elle s’approprie ce qui l’environne. Et le titre d’Iris qui lui fut donné, alors qu’elle s’était d’abord appelée simplement « Femme jambes écartées », souligne son emprise sur l’espace, cet espace que parcourt Iris, la messagère des dieux.

18Mais, redressée, la forme apparaît comme un instantané : nul ne peut tenir ainsi plus de quelques fragments de seconde. Et c’est ainsi que la sculpture conquit une quatrième dimension, le temps, à laquelle Rodin consacra une bonne part de sa réflexion dans les dernières années de sa carrière, démontrant que sculpture et peinture pouvaient rivaliser avec le théâtre, en analysant par exemple le déroulement de l’action dans L’Embarquement pour Cythère de Watteau [26].

19Chez Rodin, cette réflexion se cristallise autour de L’Homme qui marche (1907). Faisant la différence entre la reproduction littérale d’une étape de la marche, telle que la montraient les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey, d’Eadweard Muybridge et d’Albert Londe, et sa réinterprétation par l’artiste, Rodin affirme en effet que « c’est l’artiste qui est véridique et c’est la photographie qui est menteuse ; car dans la réalité le temps ne s’arrête pas et si l’artiste réussit à produire l’impression d’un geste qui s’exécute en plusieurs instants, son œuvre est certes beaucoup moins conventionnelle que l’image scientifique où le temps est brusquement suspendu [27]. » Et encore, soulignant la continuité de sa démarche du Balzac à l’Homme qui marche : « Mon Homme qui marche. Ce n’est pas en lui-même qu’il intéresse […] mais bien plutôt par la pensée de l’étape qu’il a franchie et de celle qu’il doit parcourir. Cet art qui volontairement dépasse par la suggestion le personnage sculpté et le rend solidaire d’un ensemble que l’imagination recompose de proche en proche c’est, je crois, une innovation féconde. Mon Balzac, c’est en somme ma direction des ballons. C’est ma grande découverte [28]. » Il annonçait ainsi le Nu descendant l’escalier de Marcel Duchamp (1911) ou les Formes uniques de continuité dans l’espace de Boccioni (1913) qui démultiplient la forme pour suggérer le développement du mouvement dans le temps et dans l’espace. « Le geste que nous voulons reproduire sur la toile ne sera plus un instant fixé du dynamisme universel. Ce sera simplement la sensation dynamique elle-même » déclarait Boccioni qui avait fait remarquer qu’en raison de la persistance de l’image dans la rétine, « les objets en mouvement se multiplient, se déforment en se poursuivant, comme des vibrations précipitées, dans l’espace qu’ils parcourent. C’est ainsi qu’un cheval courant n’a pas quatre pattes, mais il en a vingt et leurs mouvements sont triangulaires. » Comme Rude ou Barye, Rodin suggère le déroulement progressif du geste grâce à un décalage entre les axes des différentes parties du corps, l’ensemble se recomposant visuellement de façon à condenser une succession de moments en une seule image : l’action et sa durée deviennent donc le seul sujet de l’œuvre qui reçoit désormais un titre d’ordre descriptif – « Homme qui marche » – et non plus littéraire, mythologique ou allégorique…

20Rodin n’était pas seul dans cette approche de la sculpture, même si c’est lui qui la poussa le plus loin. La génération suivante manifesta cependant une préférence marquée pour le point de vue unique où la profondeur est suggérée par la superposition de formes que notre œil transforme en volumes. Maillol construit ses figures comme des bas-reliefs dans lesquels chaque élément doit être parfaitement visible et immédiatement compréhensible.

21Rodin, Bourdelle, Maillol avaient toutefois conservé comme point de départ la forme traditionnelle, celle de la sculpture humaniste modelée à l’image de la réalité et enfermée dans ses contours. Les expériences qui se multiplièrent au cours du xxe siècle abolirent celles-ci et si le rapport entre la sculpture et le spectateur changea, le rapport de la sculpture à l’espace resta conditionné par le regard du spectateur alors que, pourtant, ne se refusant à aucune ambition, les limites de son implantation reculaient indéfiniment. Phénomène caractéristique du xxe siècle, les parcs de sculpture abordent la notion d’espace de toutes les façons possibles, depuis la simple occupation du sol, jusqu’à une réflexion d’ordre architectonique ; mais l’homme demeure la référence car ces parcs sont conçus pour des visiteurs comme le montre bien l’exemple de Tirgu-Jiu en Roumanie.

22Brancusi avait fait de son atelier une œuvre à part entière dont seules les photographies prises par lui peuvent restituer le caractère en témoignant de la faculté de ses œuvres à dialoguer entre elles. « Ces photographies n’ont pas pour objet la présentation de multiples sculptures prises en tant qu’objets isolés, mais […] sont des images de l’aura de l’atelier, en tant que “tissu d’espace et de temps” (W. Benjamin) [29]. » La commande d’un ensemble mémorial dédié aux soldats tombés à Tirgu-Jiu en 1916 lui offrit l’occasion de transposer à l’échelle monumentale cette conception élargie de la sculpture.

23Lors de sa première visite à New York, l’architecture de la ville lui avait donné « le pressentiment d’un grand art poétique nouveau » et il avait exprimé le souhait de bâtir dans Central Park un immeuble d’habitation ayant la forme de sa Colonne sans fin. Le projet n’aboutit pas, mais il prépara sans doute l’artiste à la réalisation de l’ensemble de Tirgu-Jiu (1935-1938). Celui-ci est composé de trois éléments, échelonnés sur un axe est-ouest : la Table du silence et ses tabourets de pierre, la Porte du Baiser et la Colonne sans fin, haute de 30 mètres. La structure axiale, l’importance de la Porte et de la Colonne, le placent en étroit rapport avec les projets contemporains d’urbanisme moderne. Friedrich Teja Bach a rappelé en effet combien les plans architecturaux axiaux avec portes monumentales, arcs de triomphe et colonnes étaient en vogue dans les années vingt et trente. Ils constituent, dit-il, « une vraie structure syntaxique de base de l’architecture moderne [30]. » Mais dans cet ensemble, autant que les œuvres elles-mêmes compte l’expérience physique de la découverte ; sans l’homme Tirgu-Jiu n’a pas de raison d’être. « Il ne s’ouvre pas à un regard sommaire et panoramique, mais seulement au visiteur qui marche à pas comptés, dont l’allure n’est pas sans importance et crée la dimension dans laquelle l’unité de l’œuvre se réalise primordialement. En marchant, le visiteur qui contourne la Table du Silence, passe la Porte du baiser, et lève enfin les yeux vers la Colonne sans fin, réalise le mouvement recherché par la disposition de l’œuvre – image et représentation mentale du mouvement de la vie qui, lui faisant traverser les stations de la plénitude ronde de la Table du silence et de la fécondité procréatrice de la Porte du baiser, le mène vers la Colonne sans fin, la porte qui s’ouvre sur un autre monde [31]. » La forme rhomboïdale indéfiniment répétée de la colonne qui constitue un lien entre ciel et terre et que Brancusi avait d’ailleurs envisagé d’appeler L’Échelle du ciel[32], met en valeur le symbolisme de l’ascension comme pour encourager les êtres humains à se dépasser dans une quête de l’infini que suggère également Ladder for booker T. Washington par Martin Puryear (1996, Fort Worth, Museum of the Modern Art), une échelle dont l’extrémité se perd dans la partie haute d’une salle de musée, volontairement laissée dans la pénombre.

24Franchir les limites de notre univers ou vouloir s’emparer de ce qui est par essence le plus fluctuant, le ciel, la lumière : peut-on encore parler de sculpture dans ces cas ? Dans les années soixante-dix James Turrell commença la série intitulée Skyspaces, espaces fermés qui laissent voir un fragment de ciel, par une ouverture découpée dans le plafond, de façon à combiner des effets lumineux artificiels et le mouvement perpétuel des nuages et de la lumière naturelle. Strictement délimitée par un cadre qui lui donne son identité, la vision sans cesse renouvelée que l’on a en levant les yeux, s’apparente plutôt à la peinture – ou au cinéma puisqu’elle est mouvante – qu’à l’architecture ou à la sculpture. Mais ce carré de ciel est conditionné par un espace, véritable chambre, sans lequel il n’existerait pas en tant que tel, et cet espace n’existe lui-même que par et pour l’homme. Peu importe donc que l’homme ne soit plus représenté, il reste présent au centre de l’espace qu’organise l’artiste, au centre de son univers.

Notes

  • [1]
    Roland Recht, « L’habitant de la sculpture. Remarques sur le locus et la perception du corps plastique » in Cannibalismes disciplinaires. Quand l’histoire de l’art et l’anthropologie se rencontrent, sous la direction de Thierry Dufrêne et Anne-Christine Taylor, Paris, INHA/musée du quai Branly, 2010, p. 175.
  • [2]
    Cf. Lauriane Fallay d’Este, Le Paragone. Le parallèle des arts,Éditions Klincksiek, 1992.
  • [3]
    Cf. Diane H. Bodart, « Le reflet et l’éclat. Jeux de reflets dans la peinture vénitienne du XVIe siècle », exp. Titien, Tintoret, Véronèse… Rivalités à Venise, Paris, musée du Louvre, 2009-2010, p. 216-218.
  • [4]
    Étienne Dujardin-Beaumetz, Entretiens avec Rodin, 1913. Réédité par le musée Rodin, 1992, p. 11.
  • [5]
    Paul Gsell, « Chez Rodin », L’Art et les Artistes, n° 109, 1914, p. 67.
  • [6]
    Auguste Rodin, L’Art. Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Éditions Bernard Grasset, 1911, p. 114-115.
  • [7]
    Cf. Antoinette Le Normand-Romain, « Les Ombres», exp. Rodin. Les Ombres, Quimper, musée des Beaux-Arts / Somogy, 2010, p. 23-25.
  • [8]
    Léo Steinberg, Le Retour de Rodin, [extrait de Other Criteria. Confrontations with Twentieth-Century Art, London/Oxford University Press, 1972], Éditions Macula, 1991, p. 48.
  • [9]
    Umberto Boccioni, Manifeste technique de la sculpture futuriste, 11 avril 1912. Cf. aussi Alex Potts, The Sculptural Imagination. Figurative, Modernist, Minimalist, Yale University Press, New Haven et Londres, 2000, p. 106-107.
  • [10]
    Edmond Claris, « L’impressionnisme en sculpture. Auguste Rodin et Medardo Rosso », La Nouvelle Revue, 1er juin 1902, p. 52. Cf. aussi Antoinette Le Normand-Romain, « La postérité appartient aux sifflés », exp. 1898 : le Balzac de Rodin, Paris, musée Rodin, 1998, p. 85.
  • [11]
    Catherine Chevillot, « La sculpture impressionniste », exp. Degas sculpteur, Roubaix, La Piscine-musée d’art et d’industrie André Diligent, 2010-2011, p. 57.
  • [12]
    Medardo Rosso, cité par Chevillot, 2010, p. 57.
  • [13]
    Rainer Maria Rilke, « Une conférence (1907) », in Auguste Rodin, traduction de Maurice Betz, Paris, Éditions Émile-Paul frères, 1928, p. 157.
  • [14]
    Rilke, « Première partie (1903) », in 1928, p. 112.
  • [15]
    Clement Greenberg, The New Sculpture, 1949, in exp. Qu’est-ce que la sculpture moderne ?, Paris, Centre Georges Pompidou, 1986, p. 380.
  • [16]
    Charles Morice, Rodin (conférence lue à la Maison d’art à Bruxelles le 12 mai 1899), Paris, H. Floury, 1900, p. 16-17.
  • [17]
    Georg Simmel, « L’art de Rodin et la question du mouvement dans la sculpture », Esthétique sociologique (1896), Éditions de la maison des sciences de l’homme. Les presses de l’université de Laval, 2007, p. 94.
  • [18]
    Eugène Delacroix, 13 janvier 1857, Journal 1822-1863, Paris, Plon, 1996, p. 609.
  • [19]
    Monet à Alice Monet, 5 avril 1893, cité par Sylvie Patin in « Une cathédrale “bleue ou rose ou jaune” », exp. Les Cathédrales de Monet, Rouen, musée des Beaux-Arts, 1994, p. 42.
  • [20]
    Cedric Lesec, « Modeler la lumière. Carrière, Rodin et les photographes pictorialistes », in exp. Rodin et la photographie, Paris, musée Rodin, 2007-2008, p. 139.
  • [21]
    Cité par Hélène Pinet, « “Rodin ne voit que par lui”. Eugène Druet », in exp. Paris, 2007-2008, p. 76.
  • [22]
    Musée Rodin, Ph. 1045.
  • [23]
    Anonyme, « M. Rodin et la Société des Gens de lettres », Le Journal, 12 mai 1908.
  • [24]
    Paul Gsell, « Propos de Rodin sur l’art et les artistes », La Revue, 1er novembre 1907, p. 100.
  • [25]
    Recht, 2010, p. 174.
  • [26]
    Rodin, 1911, p. 101.
  • [27]
    Rodin, 1911, p. 86.
  • [28]
    Cité par Gsell, 1907, p. 100.
  • [29]
    Friedrich Teja Bach, « Constantin Brancusi. La réalité de la sculpture », exp. Constantin Brancusi, Paris, Centre Georges Pompidou, 1995, p. 33-35.
  • [30]
    Teja Bach, 1995, p. 34.
  • [31]
    Teja Bach, « L’ensemble de Tirgu-Jiu », 1995, p. 279.
  • [32]
    Sydney Geist, « Le devenir de La Colonne sans fin », La Colonne sans fin. Les Carnets de l’Atelier Brancusi, Paris, Centre Georges Pompidou, 1998, p. 26.