La place de la sculpture

1Longtemps distinctes, l’architecture et la sculpture brouillent aujourd’hui leurs frontières formelles au point de se confondre parfois. On assisterait ainsi à la naissance d’un genre nouveau : celui de l’archisculpture. Nous republions ici le texte de Markus Brüderlin, commissaire de l’exposition ArchiSculpture en 2004 à la Fondation Beyeler, qui revient sur l’histoire et les enjeux de la lente hybridation des deux arts

Introduction : ArchiSculpture

2Lorsque le sculpteur roumain Constantin Brancusi, au bout de son long voyage océanique, pénétra dans le fleuve Hudson et contempla pour la première fois la silhouette de Manhattan, il se serait écrié, sous l’effet de la surprise, « Voici mon atelier [1] ! ». Les modules cubiques superposés des gratte-ciel et les superstructures des luxueux appartements en terrasse, tout cela lui rappelait les socles géométriques qui portaient les figures de bronze poli de son repaire encombré de l’impasse Ronsin à Paris. Car Brancusi était convaincu que « la véritable architecture est la sculpture [2] ». Lorsqu’on se réfugie dans l’abribus de l’artiste danois Per Kirkeby dans l’îlot muséal de Hombroich, près de Düsseldorf, on se rend à peine compte que l’on se trouve dans une sculpture que l’on peut parcourir – la véritable sculpture étant l’architecture ! – en dehors du fait qu’il y pleut, car cette « architecture », à l’endroit décisif, n’a pas de toit [3]. Lors de la consécration, en 1955, de la chapelle de pèlerinage de Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp, les gardiens du fonctionnalisme rationnel dénoncèrent son constructeur, Le Corbusier, comme traître au mouvement moderne. Avant la guerre, avec sa fascination pour les machines et sa vénération envers les classiques, il avait encore été l’un des pères du style international au sens étroit. L’église au toit en chapeau de champignon et au clocher tout en courbes expressives fut rejetée après la guerre et qualifiée de sculpture « subjectiviste ». Pourtant Le Corbusier qui, comme le dit Wolfgang Pehnt, « ne révérait pas moins la Casbah que le Parthénon [4] », avait centré l’art de bâtir sur l’expérience esthétique de la sculpture. Selon lui, l’Architecture était ordre, mesure et nombre, et aussi jeu de la lumière sur des corps géométriques.

L’architecture deviendra sculpture et la sculpture deviendra architecture

3La sculpture a toujours emprunté des éléments à l’architecture, et inversement celle-ci a utilisé les formes et la structure de la première – pensons simplement aux statues-colonnes, aux cariatides de l’Érechtéion sur l’Acropole d’Athènes. Mais depuis les Modernes, les limites entre les deux genres se sont d’une certaine manière brouillées. « On a vu apparaître des cas limites », explique Dietrich Clarenbach, « où les divers aspects se ressemblent, [...] si bien que l’on peut parler, pour les bâtiments, d’œuvres modelées, et, pour les sculptures, d’œuvres construites [5] ». Carola Giedion-Welcker remarquait en 1954 qu’« un âge plastique serait dans l’air [6] », et son mari, qui au début, en tant que Secrétaire des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM), était l’un des champions les plus véhéments du modernisme géométrique, constatait, dès avant la seconde guerre mondiale, que « l’architecture se rapproche de la sculpture, et la sculpture se rapproche de l’architecture [7] ». Aujourd’hui, on est tenté d’affirmer que la sculpture, avec des artistes tels que Per Kirkeby, est entièrement devenue architecture, et que des bâtiments tels que ceux de Frank O. Gehry se sont mués en sculpture.

4Il n’est pas étonnant que les multiples transgressions aient bientôt provoqué l’intervention des critiques, qui réclamèrent une délimitation et une nette différenciation. Le sculpteur et constructiviste Nahum Gabo, qui, lui aussi, projetait des lieux de réunion, exhortait au début des années vingt son collègue Vladimir Tatline, qui venait de présenter son célèbre Monument à la Troisième Internationale, « construisez des maisons et des ponts fonctionnels, ou faites de l’art pur, mais pas les deux. Ne confondez pas l’un avec l’autre [8] ». Les historiens de l’art qui ont essayé de maîtriser ce sujet complexe se sont souvent arrêtés à des problèmes de délimitation spécifiques de tel ou tel genre, et à des définitions de concepts [9] : Qu’est-ce que l’architecture sculpturale ? Qu’est-ce que la sculpture architectonique ? On aboutissait toujours au critère le plus évident de ce tracé des frontières : la fonction. Peu après le tournant du siècle, le puriste Adolf Loos avait déjà brandi le couperet de sa guillotine rhétorique entre l’architecture utilitaire et l’art individualiste autonome : « L’œuvre d’art est mise au monde sans répondre à un besoin. Mais la maison, elle, y correspond. […] La maison n’aurait donc rien à voir avec l’art, et l’Architecture ne serait donc pas à ranger parmi les arts ? Il en est bien ainsi [10] ». On est justifié, aujourd’hui encore, à faire une différence entre le rôle de l’architecte et celui de l’artiste, bien que le mouvement postmoderne se soit efforcé de ménager à nouveau à l’architecte un accès à l’Olympe de l’art. Cependant, l’argument du but, de l’utilité, reste le critère de différenciation le plus simple. Mais pour Dagobert Fry, dès 1925, il était dépassé [11]. À cette époque, des architectes expressionnistes tels qu’Éric Mendelsohn s’étaient déjà opposés à la doctrine du fonctionnalisme, selon laquelle l’esthétique découlait de la fonction. Avec les exigences de la société de l’information et des loisirs, et devant l’arrière-plan des « formes libres » arrondies de l’architecture numérique des Blob Masters, beaucoup s’efforcent même aujourd’hui d’envisager l’inverse, « La fonction suit la forme. ». Ce qui ne doit pas être compris comme une prise d’indépendance unilatérale de l’esthétique vis-à-vis des facteurs fonctionnels, sociaux, politiques et économiques, mais être évalué comme une perspective dialectique fructueuse, issue du dialogue entre l’architecture et la sculpture.

L’Exposition

5Lorsqu’on ne se tourne pas vers les théoriciens pour leur demander une différenciation analytique et une définition des concepts pour échapper à une confusion dynamique, on se range du côté de l’architecture. Les publications récentes se concentrent sur l’art de bâtir et son empreinte de formes sculpturales, et donc sur le prix à payer, du fait que « l’échange le plus important entre les genres de l’architecture et de la sculpture s’y perd [12] ». C’est précisément grâce à cet échange que l’on va vers une ArchiSculpture[13]. Par conséquent les deux domaines sont traités sur un pied d’égalité, ce que démontre la liste des œuvres dans lesquelles artistes et architectes apparaissent de façon équivalente. Si l’on souhaite élaborer une matrice spécifique à chaque genre pour l’Exposition, on se trouve sur une route trop large, définie d’un côté par l’architecture « pure », et de l’autre par la sculpture « pure ». Sur la « chaussée » elle-même, on trouve les formes mixtes. La ligne médiane est idéalement formée par les ArchiSculptures proprement dites : par les Architektona (1920-1926) de Malevitch, l’Eckrelief de Tatline (1915), le Pavillon de Dan Graham (1996-1997) et la grande sculpture d’arbre (2004) de Herzog & de Meuron. La scénographie de l’Exposition suit un ordre chronologique, et le visiteur est conduit à travers un champ d’objets et d’images qui se rapprochent, soit de la sculpture, soit de l’architecture, ce qui invite sans cesse à changer de perspective, à considérer d’un côté l’architecture comme sculpture, et de l’autre la sculpture à la lumière de l’art de bâtir. L’exposition ramène toujours à des rencontres concrètes entre sculptures de plasticiens marquants et modèles de bâtiments qui y correspondent. Pour faciliter l’orientation, les diverses périodes sont résumées en chapitres. On voit apparaître une Histoire composée de dix stations : elle commence avec la préhistoire des Modernes, qui montre l’influence du gothique et du classique sur la naissance de la sculpture moderne. À partir de la séparation entre géométrie et sculpture organique dans les années vingt à trente, elle conduit à la grande époque de l’effort de synthèse entre architecture et sculpture dans les années cinquante, et au début des installations architecturales allant jusqu’aux utopies urbaines, dans lesquelles la ville elle-même devient sculpture (années soixante), ainsi qu’aux débats actuels entre « box » et « blob ». Le parcours historique, conçu pour faciliter l’orientation dans l’esprit des différentes époques, est constamment traversé par des flash-backs et des anticipations ; par exemple, la maquette de travail du musée de Frank O. Gehry à Bilbao renvoie à l’Eckrelief constructiviste de Vladimir Tatline. Cette « contemporanéité de l’asynchrone » évoque à point nommé la constance de certains thèmes dans la conscience. Comme dans toute histoire, ce sont le début et la fin qui sont décisifs. On a choisi deux dates marquantes : la rayonnante maquette de plâtre blanc du cénotaphe imaginé par Étienne-Louis Boullée pour Isaac Newton, datée de 1784 et provenant de l’atelier d’Oswald M. Unger, en prélude, et les projets spécialement élaborés pour la présente exposition par des architectes renommés tels qu’Herzog & de Meuron (Jinhua Structure IIVertical) et Jean Nouvel (Monolithe), qui ferment la marche. Commencement et fin – préhistoire et temps présent – sont ouverts dans les deux sens et portent deux thèses fondamentales.

La préhistoire

6L’une de ces thèses concerne la naissance de la sculpture moderne. Selon les conceptions actuelles, on la fait partir d’Aristide Maillol (1861-1944) et d’Auguste Rodin (1840-1917), et elle s’accomplit avec la spatialisation du cubisme en peinture. Cela semble plausible lorsqu’on examine le parcours des architectures-images de Paul Cézanne (1839-1906) en passant par la sortie de l’image cubiste avec les constructions déployées par Picasso (la Guitare de 1912), et lorsqu’on le suit plus loin, d’une part avec la saillie des éléments plans (Naum Gabo, 1890-1977), et d’autre part avec les volumes cubiques décomposés de Jacques Lipchitz (1891-1973). Mais si l’on considère la révolution de la sculpture moderne du point de vue architectural, puis que l’on évoque simplement les objets abstraits, tectoniques ou constructifs de Vladimir Tatline, Kasimir Malevitch ou Rudolf Belling, on voit également apparaître des racines tout autres à la sculpture. Elles nous conduisent aux typologies stylistiques de l’histoire de l’architecture. Ainsi le regard que l’on porte sur le constructivisme russe change-t-il lorsqu’on le décrit comme l’expression moderne de la réception du gothique par le xixe siècle. L’ogive constructive, à laquelle Tatline, dans son projet pour le Monument à la Troisième Internationale (1919-2020) voulait conférer une valeur éternelle de vision du monde révolutionnaire, cosmique équivaut au tracé d’une cathédrale gothique, rendue possible par la révolution de l’acier dans les techniques de construction modernes (gothique métallique). D’après une communication personnelle de Boris Groys, les constructivistes russes que furent Tatline, Malevitch et El Lissitzky, qui identifiaient la rationalité de la technique avec l’utopie d’une nouvelle organisation de la société, auraient eu des rapports multiples avec le Moyen Âge, son idée de la société de production collective, et l’efficacité du mode de construction par ossature. L’exposition présente la maquette de la cathédrale de Reims avec un ouvrage ultérieur de Nikolaus Pevsner de 1946 et une maquette de la Tribune de Lénine (1920-1924) d’El Lissitzky dans une perspective adoptant un certain point de vue. Cette mise en scène devrait inciter à poursuivre les recherches sur ce chapitre encore ouvert de l’histoire de la sculpture moderne.

7Dans le cadre de la « préhistoire », un second grand courant, classique, conduit, en « marche arrière », de la sculpture géométrico-cubique à laquelle Malevitch, avec ses Architektona suprématistes, a donné, au début des années vingt, sa contribution principale, en passant par le « style du carré » de la Sécession viennoise au tournant de l’avant-dernier siècle, jusqu’aux projets architecturaux utopiques de la Révolution française. Étienne-Louis Boullée fit à partir de 1780 les plans de constructions qui se libéraient de l’ordonnance des colonnes antiques de Vitruve et réduisaient le corps du bâtiment à des formes stéréotomiques fondamentales.

8L’apparition d’un art de bâtir autonome rêvant de restaurer l’unité des arts marque simultanément l’acte de naissance de l’ArchiSculpture moderne. Siegfried Gideon l’avait déjà en réalité détecté dans un bâtiment antérieur : dans le couronnement en spirale de la coupole de l’église Sant’Ivo della Sapienza, de Francesco Borromini, à Rome (1642-1660). En fait on peut suivre à partir de cet élément sculptural d’architecture une « ligne baroque » passant par le Jugendstil d’Antonio Gaudi (1852-1926) et d’Hermann Obrist (1863-1927) jusqu’à La serpentine (1909) d’Henri Matisse (1869-1954). Enfin Constantin Brancusi (1876-1957) n’était pas uniquement fasciné par la silhouette urbaine de New York. La réduction de ses sculptures à des formes archaïques et à des volumes simples transpose également l’art roman, si l’on se réfère au Castel del Monte (vers 1240-1250) en Apulie, dans le moderne, et l’exprime de manière archisculpturale. Les quatre « métaphores d’idéal-type » (Werner Hoffmann) permettent de repérer en remontant dans l’Histoire les traits qui relient la sculpture moderne à la tradition architecturale (voir chapitre I).

Géométrie et formes organiques, Box et Blob

9Selon la constellation fondamentale d’Abstraktion und Einfühlung qui permettait à Wilhelm Worringer en 1907 [14] d’introduire la théorie des arts du xxe siècle, les lignes de la tradition peuvent aussi se réduire à l’accord de base entre géométrie et formes organiques, rationalité et expressivité ou, comme le dit Werner Hoffmann dans son texte, « Kubus et Utérus ». Ce dualisme forme, à côté de la chronologie, la structure fondamentale de l’articulation de ce projet. Après la « préhistoire », il faut également suivre, au cœur de l’exposition, le moment où la géométrie rationnelle du Bauhaus et du mouvement De Stijl dans les années vingt et trente (Georges Vantongerloo, Gerrit Thomas Rietveld, Ludwig Mies van der Rohe) s’oppose à la plastique organique des tendances expressives (Alexander Archipenko, Erich Mendelsohn, à la « chaîne de verre » que formaient, entre autres, Bruno Taut et Hermann Finsterlin) de la même époque. Le même phénomène se répète aujourd’hui entre le purisme géométrique de l’architecture de Box et l’expressionnisme biomorphe des formes changeantes, entièrement programmables sur ordinateur, de l’architecture des Blob Masters. Justement, la liberté de conception du programme de plans numériques (CAD), joint au nouveau mode de fabrication, le procédé « file-to-factory », rend l’ancienne orientation de Clarenbach obsolète. Dans les années soixante encore, on assigne les bâtiments principalement à la stéréométrie, du fait de ses limitations techniques et fonctionnelles, tandis que l’aspect biomorphe est surtout considéré comme relevant de la sculpture, car celle-ci aurait largement emprunté aux modèles de l’environnement vivant.

10Le motif de la résolution des polarités abstraction/mimesis, esprit/matière, géométrie/formes organiques qu’opposait dans les années trente Hugo Häring (1882-1958), et qui déboucha encore, à l’époque de Clarenbach [15], sur une polémique acharnée, est le fait que « du point de vue de l’ordinateur », derrière les « formes libres » incurvées, se trouve un système mathématique tout aussi rationnel que derrière l’angle droit. Aujourd’hui, il s’agit plutôt de deux « familles mathématiques » qui produisent Box et Blob, et qui dominent la structure du monde envahi par la technique : d’une part, la géométrie fractale de Benoît Mandelbrot décrit le monde selon des formes d’auto-similarités, qui apparaissent dans toutes les dimensions, du micro- au macrocosme. Le principe architectonique d’emboîtement, la boîte dans la boîte, correspond à cette loi, qui relie le plus petit au plus grand, et qui potentiellement met de côté la notion d’échelle. D’un autre côté, de jeunes créateurs comme Greg Lynn (né en 1964) ou Lars Spuybroek de NOX, avec ce qu’ils appellent les « courbes topologiques », qui engendrent le monde sous la forme d’un continuum s’écoulant de façon organique. L’emboîtement relie à la verticale le micro- au macrocosme, les courbes à l’horizontale, l’intérieur à l’extérieur. Le Monolithe, cube d’acier de Jean Nouvel (né en 1945), d’environ 34 m de hauteur, qui s’est élevé en 2002 pour l’Expo.02 sur le lac de Morat, dans l’ouest de la Suisse, et qui est repris dans l’exposition sous la forme d’un bloc de 17 centimètres, représente le modèle cosmique du monde, tandis que les Embryological Houses de Greg Lynn symbolisent à l’horizontale, à la manière d’une bande de Moebius, ce qui relie entre eux, de façon fluide, les différents corps et espaces.

Les corps dans l’espace – l’espace dans les corps

11Le lecteur aura remarqué qu’il n’est pas simple de saisir sur le plan théorique le rapport entre l’architecture et la sculpture, et l’évolution de ce rapport. Une première approche part de la formule élémentaire « corps et espace » et des interpénétrations complexes entre ces deux catégories. August Schmarsow différencie la sculpture, en tant qu’« engendrement de corps », de l’architecture en tant que création d’espaces (« engendrement d’espaces [16] »). La sculpture est un volume qui repousse l’espace, l’architecture est un volume qui l’intègre, créant une structure, assemblant tectoniquement les pièces dans l’espace, créant séparations et liaisons entre intérieur et extérieur. Posons-nous maintenant la question de savoir comment le corps se comporte par rapport à l’espace, et inversement, comment l’architecture appréhende le corps. Comment le corps devient-il espace, et comment, inversement, l’espace s’incarne-t-il ? Il faut tout d’abord se rendre compte que dès le xve siècle existe quelque chose qui pourrait être qualifié de « théorie des corps construits ». Pour Alberti (1404-1472), l’« ornamentum » est la parure nécessaire qui enrobe le bâtiment comme un vêtement et qui fait de la structure architectonique un « beau corps construit ». Tandis que les Lumières au xviiie siècle exigeaient de l’architecture qu’elle parle à l’observateur avec la même expression sensible que le corps humain dans sa gestuelle et sa mimique. L’invention de l’« architecture parlante », dont les architectes français Étienne-Louis Boullée, Claude-Nicolas Ledoux et Jean-Jacques Lequeu donnèrent les exemples les plus frappants, apparut parallèlement à la découverte de la physiognomie par Johann Caspar Lavater entre 1772 et 1778.

12Vers la fin du xviiie siècle, au moment où la perception devint l’affaire centrale de l’esthétique, le corps de l’observateur se vit investi toujours plus profondément dans le jeu. Tout comme on comprenait l’architecture comme corps, on percevait inversement le corps proprement dit comme habitacle, présentant un intérieur et un extérieur. Heinrich Wöllflin et Theodor Lipps remarquèrent, tout comme Friedrich Nietzsche, que dans la perception de l’architecture, on éprouvait toujours simultanément son propre corps (empathie). Cette vision conjointe eut également des conséquences pour la sculpture, qui jusqu’au début du xxe siècle était conçue de manière unilatérale comme un volume plein refoulant l’espace. En revanche Henry Moore (1898-1986) estimait qu’en tant que sculpteur, il fallait également connaître l’intérieur de l’œuvre plastique, de la même manière qu’un bâtiment possède un intérieur et un extérieur. Le fait que l’idée du corps redevienne importante aujourd’hui apparaît tout d’abord surprenant, et il nous semble qu’elle vient de disparaître avec Alberto Giacometti et avec l’art de l’installation, et qu’elle est devenue entièrement obsolète avec l’avènement de l’ère médiatique. Pourtant, avec l’essor fulgurant de l’architecture sculpturale, qui repose sur la force de séduction des surfaces perceptibles par les sens et des signaux corporels, la relation corps-espace redevient un thème central. Il semble également que l’on se remémore cette connexité à propos des origines de l’art de l’installation. Philip Ursprung parle des installations comme de sculptures, et explique que celles qui ont eu le plus de succès depuis les années quatre-vingt-dix sont « celles qui entourent les observateurs, ou mieux les visiteurs, à la manière d’une atmosphère, qui les impliquent émotionnellement et physiquement [17] ». Lorsqu’on transpose le concept corporel, de l’art spatial à l’histoire de la sculpture, se pose la question fondamentale : à quel point de son développement le corps se « retourne-t-il » dans l’espace ? De ce point de vue, il nous faut donner une place centrale à Eduardo Chillida. Mais comment en sommes-nous arrivés là ?

13Depuis le début du mouvement moderne, le volume corporel plastique s’efforce de s’ouvrir à l’espace : Alexander Archipenko, en 1912, ménagea un trou dans sa Figure marchante et s’efforça de fondre volume massique et forme vide. En 1919, Rudolf Belling réussit, dans sa composition de figures abstraites Der Dreiklang (« La Triade »), qu’il conçut comme maquette d’un pavillon de musique de six mètres de hauteur, à créer un équilibre entre le volume plastique des trois corps spatiaux qui s’élèvent et le volume vide qui les enveloppe. C’est alors qu’apparut l’idée de couler les vides pour pouvoir jouer sur le rapport entre la masse et l’espace, procédé que le Jugendstil avait déjà testé en deux dimensions [18]. L’entrecroisement de dentelures et de bosses, de concave et de convexe, avait été utilisé par le philosophe et architecte Rudolf Steiner pour symboliser les processus naturels de l’histoire de l’évolution. Au Goetheanum à Dornach, la forme extravagante de la chaufferie (1924-1928) joue avec l’impression que donne une flamme qui s’élève. Mais la forme d’origine fut élaborée par Steiner à partir d’un détail architectural abstrait du bâtiment principal qu’il avait en quelque sorte retourné. Ce principe de retournement – Steiner lui-même reprend la métaphore du gant – est pour l’anthroposophe une mutation de la forme qui conserve l’essence, avec la possibilité de fusionner le monde extérieur et l’intériorité de l’âme en un corps architectural. Henry Moore observait dans la nature le secret des creux et enrobait dans ses sculptures des vides qui sont la véritable « forme envisagée [19] ». Son pendant chez les architectes a été, après la seconde guerre mondiale, Le Corbusier. L’un et l’autre aboutirent dans les années cinquante à une synthèse de l’espace et de la sculpture, que l’on peut réunir dans le concept de « sculpture spatiale ». L’art de la sculpture spatiale dans les années cinquante – où l’on peut également ranger l’œuvre tardive de Frank Lloyd Wright avec le musée Solomon R. Guggenheim à New York (1956-1959) – représente un sommet dans le jeu d’échanges entre architecture et sculpture, et prépare l’étape suivante : la « délimitation du corps » ou « l’enveloppement du corps dans l’espace ».

Eduardo Chillida – La transformation du corps dans l’espace

14Le sculpteur Eduardo Chillida (1924-2002), qui étudia l’architecture pendant cinq ans à Madrid, décrit l’apparition d’une forme de la façon suivante : « Elle se montre d’elle-même à partir des nécessités spatiales que se construit une enveloppe, comme un animal qui se débarrasse de sa peau. Et comme l’animal, moi aussi je suis l’architecte du vide [20]. » De façon surprenante, le chemin qui y mène commence avec la sculpture-bloc, que l’artiste espagnol avait apprise auprès de Brancusi, qui haïssait les « trous » dans les sculptures. Dans ses premiers torses de plâtre, il grave, dans la surface d’un volume qui s’étend, les ombres d’une figure. Rapidement, le point de départ n’est plus une figure entière, mais des mains croisées, qui constituent un dessin complexe formé de positif et de négatif qui s’abstrait à vue d’œil, la surface du bloc recevant un dessin, puis la peinture [21]. À partir de ce dessin en positif et en négatif, les valences sculpturales et spatiales sont intégrées dans le volume plastique proprement dit. Inversement, elles pénètrent dans l’espace sous forme de structures linéaires. Souvent, lorsqu’elles sont achevées, on ne voit plus, dans les sculptures spatiales, si le volume creux est apparu par évidement à partir du bloc, ou par enfermement au moyen de deux bras jouant comme des poutres. Vides et pleins s’échangent constamment. Ainsi Chillida déploie à partir de la surface une conception créatrice convaincante permettant d’élargir le corps dans l’espace environnant, sans dissoudre entièrement la sculpture. Contrairement à l’incarnation de l’environnement que l’on trouve chez Moore et Le Corbusier, le corps s’y enveloppe potentiellement, la sculpture saisit l’espace, sépare un intérieur d’un extérieur [22]. L’œuvre de l’artiste espagnol devient une grande préfiguration de nouveaux concepts spatiaux pour l’architecture, par exemple pour Diener & Diener, Herzog & de Meuron ou Steven Holl [23]. Ceux-ci apprécient d’une part ses qualités expressives, surtout lorsqu’un bâtiment, au-delà d’une image stéréoscopique rationnelle et fonctionnelle, doit être compris comme un agrégat qui suscite des atmosphères et éveille des émotions. D’autre part, ces créateurs se rendent de plus en plus compte que l’histoire morphologique de la sculpture moderne est d’une grande importance pour la redécouverte de l’espace à l’aide de l’« intelligence artificielle » et de l’élaboration de plans aidée par ordinateur. On pourrait prendre cela pour une contradiction, car la virtualité du cyberespace et la présence réelle de la sculpture semblent s’exclure. Mais au contraire, ce sont précisément le logiciel de DAO et le programme de morphage qui peuvent conférer un peu des qualités spatiales sensibles qui donnaient des ailes à la pensée plastique de Chillida. Ce serait une tâche passionnante pour un programmateur que de mettre au point une animation informatique grâce à laquelle il serait possible de se « transformer » pour ainsi dire à travers l’histoire de la sculpture en commençant avec Rodin, l’homme des « bosses » et des « trous », en passant par Henri Laurens, Archipenko, Belling, Hans Arp et Moore, pour aboutir à Chillida. Les architectes pourraient y puiser de précieuses connaissances sur la transformation des relations entre corps et espace. Et il est un élément de structure qui ressortirait d’une telle animation : c’est la surface, qui, par courbure et enveloppement, par pliage et contorsions, régule ces rapports réciproques.

Surface, espace et corps

15On peut effectivement décrire l’évolution de la sculpture moderne à l’aide du développement des relations de tension corps-surface. Depuis Rodin, la surface tendait toujours à grossir, à se courber et à s’envelopper pour vaincre la forme anthropomorphe du corps et différencier plastiquement l’espace entre intérieur et extérieur, entre ce qui est dissimulé et ce qui est montré. Mais aujourd’hui le phénomène de la « surface » ne semble pas seulement déterminer l’événement plastique et architectural, mais est devenu d’une façon générale une métaphore universelle de la structure du monde. Nous communiquons principalement par des surfaces (d’utilisateur), la langue se compose de plus en plus de signifiants sans résonance profonde, nous consommons des images sans espace, les corps sont perçus par tâtonnement optique et haptique de surfaces, et l’espace lui-même n’apparaît plus qu’à la surface par pliage, courbure ou spatialisation de dessins bidimensionnels.

16Cette vision topologique du monde ne se matérialise nulle part de façon si saisissante que dans l’architecture de l’agence Herzog & de Meuron (fondée en 1978), à qui le rapport étroit établi avec l’art donne des impulsions décisives. Après s’être acquis une renommée internationale avec le contre-modèle, avec la boîte minimaliste, elle a conféré une grande importance, dans les années quatre-vingt-dix, à la conception non géométrique et biomorphe. Et ceci est porté par un intérêt accru pour l’Histoire naturelle – tel est le titre de la rétrospective de l’agence au Centre Canadien d’Architecture. La surface pliée, courbée, à haute activité haptique est devenue zone de formation, structurée sur le corps et l’espace à la manière de Chillida, amorçant un mouvement de croissance. On le perçoit particulièrement bien sur l’ArchiSculpture (Jinhua II – Vertical) des architectes, développée à l’occasion de notre exposition pour le parc du musée. Autour d’un cube dressé, de neuf mètres de haut, est enroulé un modèle de surface de rosette chinoise, qui se concrétise toujours à angle droit dans l’intérieur du corps. L’ordinateur calcule les intersections qui donnent une structure plastico-cristalline complexe divisée en nombreuses chambres creuses et porte-à-faux.

Alberto Giacometti – La sculpture devient place

17Eduardo Chillida a dès la fin des années cinquante, avec son « architecture du vide », frayé la voie à la « spatialisation du corps », et ainsi à l’art de l’installation. La fonction de la sculpture est de « saisir et maintenir l’espace [24] », selon la définition élargie par Carl André (né en 1935) au concept de sculpture.

18Autre sculpteur à avoir contribué de manière décisive à la transformation du corps en espace : Alberto Giacometti (1901-1966). Pour simplifier, cette évolution advient par dissolution de la surface lisse et par dilution du volume du corps. L’artiste radicalise le vide de l’espace et soulève ainsi la question philosophique de la localisation de la forme humaine en un temps où la population explose, où les villes deviennent toujours plus denses et les êtres humains toujours plus seuls. Cependant les figures de Giacometti conservent toujours une présence étrange. Elles semblent toujours à la fois proches et lointaines, comme si elles appartenaient à deux espaces qui, comme en architecture, se divisent en un intérieur et un extérieur tout en restant liés. Ce dédoublement conduit à une perception apparentée à celle qui nous fait vivre aujourd’hui l’ambivalence entre l’espace physique et l’espace virtuel. Alberto Giacometti est celui qui découvre l’espace virtuel grâce à la sculpture. Il le démasque à partir de la crise du corps, et non de celle de l’espace euclidien lui-même, qui servait au philosophe Paul Virilio à expliquer l’apparition de l’espace virtuel [25].

La sculpture devient socle

19Si l’observateur et la sculpture appartiennent à deux espaces différents, la question de l’endroit où ils se touchent, et donc la question de la base, devient brûlante – c’est, selon Martin Heidegger et Jacques Derrida une question éminemment architecturale [26]. Giacometti l’explore par un traitement créatif du « problème du socle ». La fonction du socle a été dans l’Histoire celle d’une rupture, tandis que la sculpture (sur les bâtiments) se détachait au Moyen Âge de son lien avec l’architecture, puis s’efforçait, à la Renaissance, de mener une existence indépendante. Du fait que la sculpture, dans l’espace public, était alors toujours simultanément monument, le socle avait pour but, non seulement de l’intégrer dans l’espace, mais aussi de la rehausser en suivant le besoin de représentation du donneur d’ordre ou de l’histoire de la société ou du groupe considéré. Giacometti a recherché une base libérée de toutes ces fonctions représentatives, afin de donner un fondement assuré, en termes d’espace et de lieu, à l’humanité de la modernité tardive. Son œuvre marque le point final d’une longue histoire du monument, dont on peut représenter le développement en fonction de la hauteur du socle (voir diagramme). Jusqu’au xviiie siècle, les statues équestres des monarques et généraux dominaient encore de haut l’Histoire sur leur socle. Au xixe siècle, la conscience bourgeoise rabaissa vers soi ses héros culturels (Goethe et Schiller). Avec ses six Bourgeois de Calais, Rodin osa alors en 1895 faire la révolution et mit les héros du passé à tu et à toi sur le sol de la ville grandie à la suite de l’industrialisation – essai qui échoua face à l’esprit réactionnaire de l’historicisme. Mais la ligne de plus grande pente du socle s’était déjà rapprochée du parterre de l’espace urbain de manière telle qu’avec Giacometti la sculpture put sortir sur la place, et qu’avec Carl André et ses œuvres planes étendues sur le sol, le spectateur lui-même puisse prendre leur place.

20La sculpture devient « chemin et place » et a pour fonction de diriger l’attention de l’observateur vers l’environnement. C’est là, dans la perspective optimiste de l’avant-garde, le début d’un grand mouvement d’expansion, dans lequel l’art avance dans l’espace urbain, l’art autonome s’impose, comme « useful sculpture », une nouvelle fonctionnalité (Dan Graham, Siah Armajani, Maria Nordman, Scott Burden), et s’efforce même de transformer le corps social en une plastique sociale (Joseph Beuys, 1921-1986). Constant Nieuwenhuys (né en 1920), artiste-architecte et co-fondateur de l’Internationale situationniste [27], projette, comme alternative au fonctionnalisme borné, de nouvelles villes utopiques (New Babylon), où les robots exécutent le travail et où les humains ont le temps de concrétiser leurs désirs sur un mode sociable.

« L’architecture mange la sculpture ! »

21Dans une perspective sceptique, l’art, en quittant son socle, commence à se décharger dans l’espace public. Diverses renaissances du socle, comme par exemple dans les projets de sculptures pour Münster en 1987 et 1997, marquent un effort pour redonner à l’art, par la thématisation subversive du monument, sa présence et sa vigilance critique au milieu de la cité (Thomas Schütte, né en 1954). Pour les sceptiques obstinés, l’élargissement du concept de sculpture représente même le début de l’accaparement de l’art par l’architecture. Rosalind Krauss, historienne de l’art très réputée, s’excusa de ne pas vouloir contribuer à notre « roundtable » imaginaire en soulignant sa méfiance vis-à-vis de ce phénomène, et tout en craignant de mettre en jeu son amitié avec Richard Serra : « Je dois en outre vous dire que le projet de livre que j’ai en cours est une attaque contre l’art de l’installation, qui, selon moi, résulte de l’absorption de la sculpture par l’architecture [28]. » Nous sommes curieux de lire ce livre, même s’il abordait le côté problématique de la liaison entre la sculpture et l’architecture qui s’est manifesté avec l’« effet Bilbao ». L’architecte Frank O. Gehry (né en 1929) a créé avec son nouveau musée Guggenheim dans la capitale basque une super-sculpture qui semble dévorer toutes les autres sculptures. Même les gigantesques plaques d’acier courbées de Richard Serra (né en 1939), qui engagent précisément, elles aussi, un dialogue critique, dans l’espace public, avec les situations urbaines précaires ou avec des bâtiments de forme apparentée, comme par exemple la Philarmonique de Hans Scharoun à Berlin (1956-1963), disparaissent dans la grande halle de Bilbao comme dans le ventre d’une baleine.

22La thèse du cannibalisme qui est celle de Rosalind Krauss rappelle que le lien entre la sculpture et l’architecture a toujours été aussi un rapport d’exploitation. En particulier Frank O. Gehry s’est entre autres servi, dans ses stratégies de déconstruction, de l’artiste conceptuel Gordon Matta-Clark (1943-1978), mort très jeune. Mais cette thèse peut aussi, dans un sens positif, nous faire penser à la seconde thèse du projet, à savoir si, étant donné sa prodigieuse créativité d’aujourd’hui, ce n’est pas l’architecture qui poursuit l’histoire de la sculpture dans les formes de ses bâtiments ?

L’architecture comme continuation de la sculpture par d’autres moyens ?

23Naturellement, cette question est également rhétorique. Depuis quelque temps, les arts appliqués (design, publicité) profitent en permanence de l’art autonome et avant-gardiste. Du point de vue des tendances sculpturales en architecture, qui se différencient de l’éclectisme post-moderne et de l’habillage de façade des « decorated sheds » (Venturi/Brown), l’architecture est invitée à reprendre ses théories et sa pratique à la lumière de l’histoire de la sculpture, et à en tirer des critères d’autocritique [29].

24À cet effet on peut se poser les questions suivantes :

25L’architecture absorbe la sculpture ! Est-ce la raison pour laquelle les gratte-ciel et les sièges sociaux des grandes sociétés (Corporate Architecture) ressemblent à des sculptures agrandies – qu’il s’agisse du Swiss Re Building de Norman Foster à Londres ou des oiseaux ventrus de Brancusi ? Aujourd’hui on construit à Malmö une tour d’habitations et de bureaux d’environ 150 mètres de hauteur, constituée de cubes empilés les uns sur les autres. Les maîtres d’œuvre avaient découvert cette fragile structure dans l’atelier de Santiago Calatrava, où elle s’était développée comme une sculpture autonome. Le bâtiment n’était-il donc pas autrefois l’expression de lois de proportion, et ne s’est-il pas écarté de la notion d’échelle humaine ? Cependant les maîtres d‘œuvre modernes ont également appris de l’art la problématique de la « mise à l’échelle », comme dit Bazon Brock. Brancusi reconnaissait son atelier dans la silhouette de Manhattan et proposa d’ériger à Chicago une version agrandie à 122 mètres de sa Colonne sans fin comme gratte-ciel. Au début, les proportions n’intéressaient pas l’artiste minimaliste Donald Judd. Michael Heizer faisait l’impasse sur le sujet et recherchait dans son environnement architectonique la « taille absolue » – certes dans le désert, et non dans la cité.

26Les créateurs de bâtiments – comme les sculpteurs – peuvent-ils ne tenir aucun compte de l’échelle, sans que la monumentalité ne devienne pure gigantisme ? L’énorme Projet de cénotaphe à Newton d’Étienne-Louis Boullée marqua son époque en tant que plan, mais une réalisation concrète lui aurait été fatale. Rem Koolhaas estimait, dans son article « Bigness, or the Problem of the Large », que la taille serait « le sommet de l’architecture ». La complexité des missions de l’architecture urbaine aurait atteint une masse critique, si bien que l’individualité, le dimensionnement et les proportions seraient devenus superflus, et que seule la forme extérieure globale, une « hyperarchitecture », représenterait le dernier bastion des concepteurs [30].

27L’enveloppe structurale avec laquelle on emballe une montagne de complexité peut-elle être la solution pour une future architecture mondiale ? Dans son article antérieur intitulé « Delirious New York » (1978), Rem Koolhaas créait une bande dessinée montrant Manhattan comme une collection de socles monumentaux avec des gratte-ciel connus à côté de diverses sculptures gigantesquement agrandies, entre autres les Architektona de Malevitch. Le titre était The City of the Captive Globe. Le globe terrestre y trônait au milieu de ces objets montés sur socle.

28Outre l’expansion des réseaux, la mondialisation est-elle synonyme d’agrandissement des bâtiments, qui trouveraient leur limite théorique dans la taille et la forme de la Terre ? Le phénomène avait commencé au Panthéon à Rome, qui mettait le ciel en œuvre dans la conception du monument [31]. Le Cénotaphe de Boullée au xviiie siècle et les stades de football d’aujourd’hui poursuivent la même idée.

29Les stades de football, ces « centres de loisirs multifonctionnels » (Dietmar Steiner), qui font rayonner l’ivresse collective comme des télescopes géants dans l’espace tout en s’isolant du monde par une enveloppe, représentent-ils la tâche que doit s’assigner l’architecture à l’avenir ? La mise à l’échelle a encore une autre origine, qui est liée au développement du monument et à la transformation du socle. Depuis le xviiie siècle, le socle n’a pas fait que fondre ; il a également donné un mouvement contraire : il a connu une croissance de son volume corporel (voir esquisse). Simultanément, les figures ne cessaient de rapetisser, jusqu’à ce qu’enfin le socle reste comme sculpture architectonique. On le comprend déjà dans le Cénotaphe à Newton de Boullée, puis dans le monument qui domine tout, la Tour Eiffel. Ce fut le premier emblème officiel de la ville bourgeoise et industrialisée. Au xxe siècle, il fut dépassé par les gratte-ciel du capitalisme privé. Ce sont les logos montés en graine des grandes firmes. Mais ces emblèmes sont en réalité de « faux signes » (Brock), car ils ne peuvent pas se référer à un engagement envers des symboles issus de l’Histoire, et n’obéissent qu’au bon plaisir du marché.

30Ces grands groupes, en concurrence dans la représentation du pouvoir et du prestige, n’imaginent-ils des bâtiments toujours plus extravagants que pour donner aux signifiants volatils de cette « marque mondiale », pris dans le tourbillon chaotique de la « generic cité [32] » la gravité et la violence du sculptural ?

31L’architecture a-t-elle toujours tendance à y tomber lorsqu’il s’agit de « dropper » des signes forts dans la silhouette de la ville ? (La « Drop sculpture » est le nom de l’art d’atelier qui « s’égoutte » à des endroits quelconques de la ville). La « liaison dangereuse » du signe et du corps, du High Tech et du High Touch, du structuralisme et de la théorie des corps, appartient aux grandes particularités de l’ArchiSculpture du temps présent.

32Et où se trouve l’espace ? De nombreuses discussions que j’ai pu avoir avec des professionnels dans le cadre du projet ont montré que l’intérêt porté à « l’espace » – accordons-nous d’employer ce terme général – est fortement présent dans tous les domaines de la conception et de la pensée. L’architecture est « l’intégration du corps et de l’espace », aujourd’hui, à l’époque du virtuel, plus que jamais. L’omniprésence des écrans a peut-être occulté ce fait, et beaucoup ont oublié que cette intégration a été préparée depuis longtemps dans un domaine créatif qui développe et accumule des savoirs et de riches expériences sensibles utiles à cet effet, comme le montre de façon pénétrante Friedrich Teja Bach dans sa contribution. « Learning from Brancusi, Moore, Chillida, Giacometti and Co. » ! serait une devise qui mériterait d’être actualisée.

33L’exposition ArchiSculptur propose, avec son matériau historique et ses passionnantes confrontations, de revisiter l’histoire de l’architecture sous le signe de la sculpture, et inversement le développement de la plastique sous le regard de l’architecture. Car ce dialogue est déjà aujourd’hui devenu brûlant, non seulement dans le domaine de la création, mais aussi dans ceux de la communication et de notre environnement social et culturel.

34Traduction : Denis Griesmar

Notes

  • [1]
    Dorothy Dudley, « Brancusi », in The Dial, LXXXII, 1927, p. 123-130, cit. d’après Friedrich Teja Bach, Constantin Brancusi. Metamorphosen plastischer Form, 3e éd., Cologne, 2004, p. 328.
  • [2]
    Cit. d’après Klaus Jan Philipp, ArchitekturSkulptur. Die Geschichte einer fruchtbaren Beziehung, Stuttgart et Munich, 2002, p. 12.
  • [3]
    Ibid. p. 13.
  • [4]
    Wolfgang Pehnt, « Architectur », in Giulio Carlo Argan, Die Kunst des 20. Jahrhundert 1880-1940, Propyläen Kunstgeschichte, dir. publ. Kurt Bittel et coll., Vol. 12, Berlin, 1984, p. 337.
  • [5]
    Dietrich Clarenbach, Grenzfälle zwischen Architektur und Plastik im 20. Jahrhundert, Thèse, Munich 1969, p. 3.
  • [6]
    Carola Giedion-Welcker, « Vorwort » (1954), in ibid., Plastik des XX. Jahrhunderts. Volumen- und Raumgestaltung, Stuttgart, 1955, p. XXV.
  • [7]
    Siegfried Giedion, Raum, Zeit, Architektur. Die Entstehung einer neuen Tradition, Zurich, 1976, p. 29.
  • [8]
    Cit. d’après Lexikon der Architektur des 20. Jahrhunderts, dir. publ. Vittorio Magnago Lampugnani, Ostfildern-Ruit, 1998, p. 207.
  • [9]
    Cf. Clarenbach 1969) (comme note 5) ; Markus Stegmann, Architektonische Skulptur im 20. Jahrhundert. Historische Aspekte und Werkstrulturen, th. Bâle, 1993, Tübingen et Berlin, 1995.
  • [10]
    Adolf Loos, cit. d’après ibid., Sämtliche Schriften in 2 Bänden, dir. publ. Franz Glück, Vienne et Munich 1962, vol. 1, p. 314.
  • [11]
    Dagobert Frey explique « Comme on voulait expliquer les arts plastiques à partir de l’imitation, comme on voulait en déduire leur valeur esthétique, on s’efforça d’expliquer les arts techniques d’après leur but et de les évaluer ainsi. Ces deux conceptions sont aujourd’hui considérées comme dépassées. » Dagobert Frey, « Wesensbestimmung der Architektur » (1925), in Fritz Neumeyer (dir. publ.), Quellentexte zur Architekturtheorie, Munich et al., 2002, p. 424.
  • [12]
    Jürgen Tietz, recension des ouvrages de Klaus Jan Philipp (comme note 2) et Werner Sewing, Architecture, Sculpture, Munich 2004, in Neue Zürcher Zeitung, 13 mai 2004, p. 45.
  • [13]
    La combinaison de concepts « Archisculpture » a été, à ma connaissance, utilisée pour la première fois en 1966 par Eva Kraus dans son article « Plaidoyer pour une archisculpture » dans la revue française Aujourd’hui, N° 53. Au Kunstverein de Hanovre s’est tenue à l’automne 2001 l’exposition Archisculptures avec, entre autres, des objets d’Achim Bitter, Rita McBride et Manfred Pernice. Cf. Archisculptures. Über die Beziehungen zwischen Architektur, Skulptur und Modell, dir. publ. Stephan Berg, catalogue de l’exposition au Kunstverein de Hanovre 2001.
  • [14]
    Wilhelm Worringer, Abstraktion und Einfühlung. Ein Beitrag zur Stilpsychologie. th. Berne ,1907 ; 2de éd. Munich, 1981.
  • [15]
    Clarenbach 1969 (comme note 5), p. 38.
  • [16]
    Cf. August Schmarsow, « Das Wesen der architektonischen Schöpfung » (1894), in Neumeyer (dir. publ.), 2002 (comme note 11), p. 319 sq.
  • [17]
    Cf. l’essai de Philip Ursprung « Blur, Monolith, Blob, Box : Atmosphären der ArchiSkulptur » dans cette publication.
  • [18]
    Cf. Clarenbach, 1969, (comme note 5), p. 33.
  • [19]
    La citation de Moore est la suivante : « Un trou peut en soi avoir autant de significations étranges qu’une masse solide. La sculpture dans l’air est possible : la pierre comprend simplement le vide, qui est la forme “visée”, prévue à proprement parler. » (1967) ; citation d’après Eduard Trier, Bildhauertheorien im 20. Jahrhundert, 2de éd., Berlin, 1982, p. 56.
  • [20]
    Eduardo Chillida, « Plutôt un nuage d’oiseaux dans le ciel qu’un seul dans la main », in Pierre Volbout, Chillida, Stuttgart, 1967, p. VII6XII ; cit. d’après Ulrike Schuck, « Dialog zwischen Raum und Skulptur », in Künstler, Kritisches Lexikon der Gegenwartskunst, 26e éd., Munich, 1994, p. 3.
  • [21]
    Cf. le texte de Viola Weigel (chapitre VI).
  • [22]
    Martin Heidegger s’est laissé inciter, à l’occasion d’une exposition de l’artiste à la galerie Erker à Saint-Gall, à écrire l’un des textes théoriques toujours valables sur le corps et l’espace. Cf. Martin Heidegger, Die Kunst und der Raum, Saint-Gall, 1969.
  • [23]
    L’œuvre de Chillida est au centre de nombreuses conceptions de l’architecture moderne. On peut ainsi établir des relations structurales avec le « brutalisme néo-huma niste » de Louis I. Kahn ou le géométrisme plastique de Mario Botta.
  • [24]
    Carl André (1965), cit. d’après Christoph Schreier, « Plastik als Raumkunst – Zum Verhältnis von Architektur und Plastik als raumgestaltenden Künsten », in Skulptur-Projekte in Münster 1987, dir. publ. Klaus Bußmann et Kasper König, catalogue d’exposition, Westfälisches Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte Münster, Cologne, 1987, p. 318.
  • [25]
    Virilio explique : « L’espace virtuel est sorti de la crise de l’espace réel [du mètre cube, des surfaces, des volumes] – à cause de la géométrie fractale et naturellement aussi à cause de la télécommunication. » Paul Virilio, « Vers un espace transeuclidien ? », in Arch+, Zeitschrift für Architektur und Städtebau, 148, octobre 1999, p. 62.
  • [26]
    Cf. Mark Wrigley, Architektur und Dekonstruktion. Derridas Phantom, Bâle et al., 1994.
  • [27]
    Communauté d’artistes, d’écrivains et d’intellectuels fondée en 1957 par le peintre Asger Jorn, qui avait pour but de révolutionner les conditions de vie sociale, politique et culturelle aliénées.
  • [28]
    « I must tell you, in addition, that my current book project is a diatribe against installation art, which is, I think, an outcome of the absorption of sculpture by architecture. »
  • [29]
    Après qu’inversement la sculpture a emprunté à l’architecture l’aspect de la fonctionnalité (« useful sculpture ») et des thèmes post-modernes comme la rhétorique (Thomas Schütte), son potentiel d’avenir se situe plutôt dans la zone de tension entre virtualisation et plasticité, Hightech et Hightouch (Tony Cragg).
  • [30]
    Rem Koolhaas, « Bigness, or the Problem of Large » (1994), in Rem Koolhaas et Bruce Mau, S,M,L,XL, Rotterdam 1995, p. 495-516 ; repris dans Arch+, Zeitschrift für Architektur und Städtebau, 132, juin 1996, p. 42-44, ici cité d’après Neumeyer (dir. publ.) 2002 (comme note 11), p. 575 et 581.
  • [31]
    Cf. Peter Sloterdijk, Sphären II – Globen, Francfort-sur-le-Main 1999.
  • [32]
    Rem Koolhaas appelle « generic city » tout territoire urbain neuf habité par divers groupes culturels et sociaux, et dans lequel contrairement à la ville historique en tant que lieu de la mémoire collective, tout s’écoule et se disperse.