Y a-t-il une traduction chinoise du mot « être » ?

L’espèce entière du verbe se ramène au seul qui signifie : être... « il n’y a que le verbe être... qui soit demeuré dans cette simplicité »
(Condillac, L’Origine des connaissances).
L’essence entière du langage se recueille en ce mot singulier. Sans lui, tout serait demeuré silencieux...
Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 109.

I – Introduction

1Dans le contexte de la philosophie occidentale, le mot « être » (« être » en français, le verbe « einai » et le gérondif « on » en grec, « to be » ou « being » en anglais, « sein » ou « Sein » en allemand, « esse » en latin, « ens » au Moyen-âge...), est une notion décisive. Nous nous étonnons du nombre d’analyses et d’explications concernant cette notion, faites par les philosophes occidentaux de toutes les époques, de la Grèce antique au Moyen-Âge, et jusqu’à aujourd’hui. Aristote dit : « L’objet éternel de toutes les recherches, présentes et passées, le problème toujours en suspens est : qu’est-ce que l’être [1] ? » Heiddegger rattache le destin de l’Occident à la façon dont les Européens interprètent « eon ». Cassirer, quant à lui, prétend que c’est à partir de « l’être » que s’est développée la philosophie au sens occidental. En un certains sens, la philosophie occidentale est en fait une recherche perpétuelle autour de la notion « d’être ».

2Ainsi, la notion « d’être » « qui dirige la philosophie occidentale depuis plus de deux mille ans, doit être pour nous la clé qui en permette la connaissance [2] ». De cette notion dépend non seulement notre compréhension de la pensée occidentale, mais aussi le niveau et la qualité de nos recherches sur cette pensée. Il faut rappeler que c’est par la lecture de traductions, que les Chinois connaissent et étudient la pensée occidentale. Traduire en chinois le mot « être » est ainsi l’une des tâches les plus importantes qui incombe aux chercheurs chinois. Les discussions et les débats concernant cette traduction sont significatifs et indispensables tant pour l’interprétation de cette notion elle-même que pour l’approfondissement des recherches sur la philosophie occidentale et son histoire. De plus, lorsque nous réfléchissons à une traduction fidèle du verbe « être », nous nous efforçons en même temps d’enrichir, dans le contexte de la culture chinoise, notre lexique philosophique.

3Nous voudrions montrer que les difficultés que l’on rencontre dans la traduction en chinois du mot « être » dépassent de loin un simple problème de traduction. En examinant les différences essentielles entre la philosophie occidentale et la philosophie chinoise, nous allons découvrir trois manières principales de traduire « être », et connaître les débats récemment menés au sujet de cette traduction. En traduction, le choix d’un terme doit toujours tenir compte de maints éléments (contextes, circonstances, auteurs et styles). La tâche des traducteurs chinois consiste à trouver une traduction au mot « être » qui corresponde le mieux au texte traité. Pourtant, cette tâche n’est pas du tout évidente. Rappelons-nous l’instruction de CHEN Yinke (1890-1969) : il faut « comprendre [la pensée occidentale] en se l’appropriant, et se l’approprier en la comprenant ». C’est bien l’attitude primordiale que doivent prendre nos traducteurs de la philosophie occidentale. Nous souhaitons toujours qu’à travers nos traductions les lecteurs chinois parviennent à distinguer les différents sens du verbe « être ».

2 – Des difficultés de traduire « l’être » en chinois

4Pour connaître au premier abord les difficultés de traduire « l’être », il suffit de lire diverses explications du mot « être » dans les dictionnaires franco-chinois. Les termes relevant de « l’être » sont généralement traduits par « shi » (verbe copule), suivi par défaut d’autres explications telles que « you » (avoir), « zai » (exister ou être + l’espace ou le temps ?), « cunzai » (exister) et « shengcun » (vivre). Au niveau linguistique, ces explications variées produisent de nombreuses difficultés pour comprendre et traduire cette notion dans des contextes précis.

51) La première difficulté relève des différences linguistiques entre le chinois et les langues occidentales.

6En fait, le verbe « être » dans les langues occidentales représente pour la langue chinoise une « trinité » d’expression, parce qu’il comprend les sens de trois termes chinois : « you » (avoir), « zai » (exister ou être + l’espace ou le temps ?) et « shi » (verbe copule). Plus précisément, si « être » relie le sujet et l’attribut, il est alors un verbe copule tel que le définit la logique, la traduction correspondante étant « shi ». Dans le cas où « être » s’accompagne d’un complément circonstanciel, il signifie « cunzai » ou « zai ». En chinois, ces trois sens sont exprimés séparément par trois mots, tandis que dans les langues occidentales, ils sont compris dans le seul terme « être ». Par conséquent, les Occidentaux saisissent toujours ces trois sens en même temps, tandis que les Chinois, quant à eux, n’ont jamais l’idée de les rassembler. Il semble donc normal que la philosophie chinoise ne puisse se fonder sur la notion « d’être ». En effet, le verbe « être » dans les langues occidentales possède des significations beaucoup plus riches que « shi », qui est sa traduction littérale en chinois. Nous pouvons même dire qu’il n’y a pas, dans la langue chinoise, de verbe qui possède autant de significations que le verbe « être » dans les langues occidentales. Dans les années 1940, CHEN Kang (1902-1992), spécialiste de la pensée grecque, a dit : « La difficulté essentielle vient de l’impossibilité de traduire “on” et son verbe “einai”, ainsi que tous les termes du même genre des langues latine, anglaise, française et allemande. » La solution proposée par CHEN Kang était d’adopter une traduction phonétique ou de transcrire directement leurs formes alphabétiques, par exemple, traduire « sein » par « sayin », « ontologie » par « wengtuoluoji ». CHEN n’était pas la première personne à utiliser la méthode phonétique ; le grand penseur et traducteur YAN Fu (1854-1921) avait déjà traduit « being » par « biyin ». Cependant, la traduction phonétique ou la non-traduction ne fait que transmettre la difficulté aux lecteurs. « Il ne s’agit ici peut-être plus d’une simple question de traduire, mais d’un autre problème plus épineux [3]. » La traduction phonétique est l’exemple par excellence qui montre le malaise et l’incertitude des traducteurs chinois face à cette notion cruciale de la philosophie occidentale.

72) Les différences linguistiques sont dues à des différences dans le mode de pensée.

8Il faut savoir que le problème de « l’être » dont se préoccupe la philosophie occidentale est un questionnement métaphysique perpétuel, mais non pas un problème linguistique ou de traduction. C’est pour former des raisonnements logiques et scientifiques que les philosophies ont un besoin indispensable du terme « être ». La philosophie occidentale est marquée par deux traditions, celles de « la spéculation » et de « la transcendance ». Elle se développe toujours dans la dimension de « la pensée pure », de la rationalité spéculative et de l’analyse déductive. Après Aristote, les philosophes importants ont presque tous maintenu une séparation entre l’homme et la nature : tout est séparé de tout, évoluant de façon linéaire. Il s’agit donc d’une philosophie logique, analytique, spéculative, positive et transcendante, qui s’ouvre à un avenir linéaire tout en respectant ses règles immuables : la clarté et l’évidence. Les occidentaux sont ainsi dotés d’une pensée linéaire, ils trouvent supérieure à l’expression indirecte l’expression directe et tiennent à la cohérence entre ce qu’ils pensent et ce qu’ils disent, et n’approuvent pas de dissimuler le vrai sens par des informations trompeuses.

9Pourtant, la philosophie chinoise ne se développe pas dans la dimension « abstraite et transcendante », elle n’a jamais connu non plus la « spéculation pure ». Le mot « shi », sans parler de son usage bien éloigné de la spéculation, ne peut pas être considéré comme un concept indépendant [4]. Dans la Chine antique, ni la philosophie ni la culture ne se préoccupent de la vie après la mort. La seule chose à laquelle les Chinois sont attachés, c’est de profiter de la vie actuelle et de la rendre plus belle. La pensée chinoise fondée sur l’union de l’homme et de la nature est contraire à la pensée occidentale. Son idéal est d’atteindre à la plénitude où il n’y a plus de distinction entre le sujet et l’objet, où toute chose peut être éprouvée par les sens, et l’homme et la nature s’unissent dans le même corps, dirigés désormais par les mêmes lois. Lorsque les Chinois parlent ou écrivent, quelle que soit l’ampleur des sujets abordés, ils reviennent toujours à la fin au point de départ de leur discours. C’est donc une pensée cyclique, caractérisée par « ses démarcations floues » et « l’absence de distinction entre l’intérieur et l’extérieur ». Ce manque d’« abstraction pure » fait de la langue chinoise un modèle en spirale.

10Les différences de langues et de pensées deviennent des obstacles qui empêchent les Chinois de saisir et de traduire fidèlement le mot « être ». D’ailleurs, certains traducteurs chinois ont coutume d’interpréter les notions d’une pensée étrangère en fonction de leur propre vécu, ils proposent une lecture selon leur propre besoin sans se poser de questions sur l’origine ou la formation de cette pensée. Il en résulte que souvent les traductions ne peuvent fournir des interprétations exactes et authentiques. La traduction difficile d’ « être » est non seulement un exemple représentatif de ce problème, mais aussi le point d’affrontement des deux pensées.

3 – La critique de trois façons de traduire « l’être »

11Depuis les années 1930-1940, il existe en général, trois manières de traduire le mot « être » en chinois.

121) Quand nous traduisons « être » par le verbe « you » (avoir) ou « l’être » par « wanyou » (tout), nous empruntons ici la signification ancienne de you dans la philosophie chinoise traditionnelle. CHEN Kang a traduit « ontologie » par « wanyoulun » (théorie sur le tout) et « to on », par « wanyou ». HE Lin (1902-1992), le grand spécialiste de la philosophie allemande, dans sa traduction de l’Encyclopédie des sciences philosophiques (dite Petite Logique) de Hegel, a traduit « sein » par « you ». Par exemple, la fameuse phrase d’Hegel « Being may be defined as “I = I ”, as absolute Indifference, or Identity and so on » est traduite par « “you” keyi jieshuowei “wo ji shi wo”, wei “jueduide wubie”, huo “tongyi” deng[5] » (le premier « être » est traduit par « you »). Des traductions par « youlun » et « cunyou » apparaissent plus tard, toujours dans le même esprit. Depuis quelques années, les traducteurs de Hong-Kong et Taiwan suivent de plus en plus cette traduction : par exemple, certains traduisent « sein » dans les œuvres de Heidegger par « you ». Selon ces traducteurs, « you » est de par son épaisseur polysémique le mot chinois, dont le sens se rapproche le plus de celui « d’être ». Il existe aussi une autre raison expliquant le choix de « you » ; les intellectuels chinois ont coutume de s’inspirer des textes chinois anciens, et « you » est un concept important dans le néotaoïsme (xuanxue) et le bouddhisme des dynasties Wei et Jin (220 - 420 après J.-C.). D’ailleurs, la traduction en chinois de la « métaphysique », « xing er shang xue » (l’étude de ce qui est en amont de la forme visible), est, elle aussi, la reprise d’un terme ancien. Traduire « être » par « you », c’est indiquer l’objet de la métaphysique.

13Cependant, beaucoup de traducteurs ne sont pas convaincus par cette traduction. CHEN Kang a même critiqué sa propre traduction. En chinois, le verbe « you » signifie initialement « tenir par la main », tandis que le mot grec « to on » vient « d’eimi », « je suis ». Même si « you » possède aussi une dimension ontologique dans la philosophie chinoise, sa signification reste toujours différente de celle « d’être ». Il faut reconnaître que le sens de « you » dans la langue chinoise est beaucoup plus restreint que celui « d’être » dans les langues occidentales. Si nous revenons à la phrase de Hegel citée plus haut, nous découvrons immédiatement que « you » n’a presque aucun rapport logique ou philosophique avec les trois propositions qui le suivent. Au niveau linguistique, il manque donc une équivalence au niveau linguistique entre « you » et « être ». Il est vrai que malgré sa portée ontologique, « you » se rapproche davantage « d’avoir » (au sens de posséder) que de « l’être ».

14Il est nécessaire de montrer que « you » n’est pas non plus équivalent au verbe « avoir » (tout comme « shi » n’est pas identique à « être »). Dans les langues européennes, le mot « être » peut être utilisé dans des cas où le chinois recourt à « you». Considérons d’abord trois phrases anglaises et leur traduction chinoise : « This is a book », « zhei shi yiben shu » ; « There is a book », « you yiben shu » ; « that book is in my bag », « na ben shu zai wode shubaoli ». Nous voyons qu’en anglais il suffit d’utiliser « to be » pour former toutes ces phrases, alors qu’en chinois il faut trois mots différents. D’ailleurs, pour dire « j’ai un livre » en latin (et, similairement, en russe), il faut dire « est mihi liber » au lieu de « librum habeo ». Aussi, la traduction par « you » nous entraîne-t-elle souvent dans des situations délicates et complexes.

152) La plupart des traducteurs de Chine continentale traduisent « être » par « zai » ou « cunzai ». LAN Gongwu (1887-1957) a traduit « sein » par « cunzai » dans sa traduction de laCritique de la raison pure, parue dans les années 1930 [6]. Dans le célèbre passage où Kant cherche à expliquer pourquoi « sein » n’est pas un verbe, la phrase « Dieu est » ou « Il y a un Dieu » est traduite par « shen zai » (Dieu existe). Il faut reconnaître que le choix du verbe « cunzai » est d’abord lié à l’influence considérable et durable du marxisme, qui réduit la philosophie à la dualité de l’esprit et de l’existence matérielle. Dans les traductions officielles des œuvres de Marx, Engel et Lénine, nous trouvons souvent des expressions telles que « l’existence et l’esprit », « l’existence décide de l’esprit », ou « l’ existence et la conscience [7] ». Outre l’influence marxiste, il y a également une autre raison. Les traducteurs chinois tentent souvent de trouver une solution dans la tradition de la philosophie occidentale. En latin médiéval, le sens « d’ens » se rapproche de celui « d’existens ». S’il est vrai que, comme le proposent certains philosophes existentialistes, le sens initial « d’être » remonte à celui « d’existens », alors il semble tout à fait normal aux traducteurs chinois de traduire de façon identique « être » et « existens », c’est-à-dire par « cunzai ». C’est pour cette raison que « cogito ergo sum » est traduit par « wo si gu wo zai » (je pense, donc j’existe). Durant les deux dernières décennies duxx e siècle, la pensée existentialiste s’est installée en Chine. Dans les versions chinoises de l’Être et le temps et de l’Être et le néant, le verbe « être » a été traduit par « cunzai ». Depuis ce fait, la traduction par « cunzai » est devenue familière au lecteur chinois.

16Mais le problème reste le même, la signification de « cunzai » est trop restreinte par rapport à celle « d’être ». Trois problèmes au moins découlent de cette traduction par « cunzai ». D’abord, cette façon de traduire « être » risque de brouiller des différences importantes entre la philosophie chinoise et la philosophie occidentale. Les Chinois prêtent le sens « d’exister » au verbe « être », parce qu’ils pensent que dans des propositions telles que « X est », « Dieu est » ou « Je suis », le sujet et le verbe copule forment ensemble « un jugement existentiel ». Mais malheureusement, « exister » n’est pas, dans ces propositions, une interprétation exacte du verbe « être ». Par exemple, « Dieu est » ne veut pas dire, comme le signifie sa traduction chinoise, qu’une chose nommée Dieu existe quelque part. Lorsque les Chinois lisent « wo si gu wo zai », traduction poétique et rythmée de « Je pense, donc je suis », ils se disent très probablement : « Selon Descartes, l’existence de l’homme est démontrée par sa pensée ou sa capacité à penser… Au moment où l’on désigne une chose, quelle que soit la nature de cette chose, elle existe [8]… » L’interprétation suscitée par la traduction chinoise est en fait un contresens, parce que les lecteurs chinois définissent facilement « l’existence » cartésienne, qui se rapporte à l’esprit du sujet, par « l’existence objective » de la philosophie traditionnelle chinoise, qui est tout à fait hors de contexte [9].

17Ensuite, la notion de « cunzai », étant toujours liée au temps et à l’espace, ne peut jamais décrire un état libre. Bien que son usage nous fasse penser à celui de « you », notion relevant d’un état sans contrainte, « cunzai » n’est pas une notion importante dans la philosophie chinoise. Doté d’une dimension temporelle, le premier caractère « cun » signifie « du commencement à la fin » ou « de la vie à la mort », tandis que le deuxième caractère, « zai », se rapporte toujours à un lieu. En effet, beaucoup de traducteurs chinois emploient « cunzai » pour rappeler aux lecteurs l’importance de ces notions (le temps et l’espace) dans la philosophie occidentale. Cependant, « l’être » ne se borne pas au temps et à l’espace.

18Enfin, certains chercheurs pensent que dans les langues occidentales, « exister » est en fait une autre forme du verbe copule « être », tandis qu’en chinois « cunzai » ne peut s’employer comme verbe copule. Autrement dit, le lecteur chinois, au lieu de considérer « cunzai » comme un verbe se rapportant à « l’être », ne saurait le comprendre et l’interpréter qu’à partir de la grammaire du chinois [10]. Par conséquent, la traduction par « cunzai » semble encore plus discutable que celle de « you ».

193) La traduction par « shi »

20Le verbe « shi » est la traduction littérale en chinois du verbe « être ». CHEN Kang a plus tard dans sa carrière, choisi ce mot pour traduire « estin » dans les œuvres de Platon. Il a même inventé le terme « shizhe » (ce qui est, l’être), forme nominale de « shi » qui lui ne s’emploie que comme verbe copule. Le traducteur explique, dans une note de sa traduction de Parménide, qu’à l’époque de Platon « estin » ne signifie pas « exister » : car la « non-existence » de « l’Un » ne réfute pas « l’Un », de même la « non-existence » du « Bien » ne réfute pas non plus le « Bien [11] ». Durant une vingtaine d’années, « shi » a trouvé une grande résonance chez les traducteurs chinois. WANG Taiqing, dans son article « Comment devons-nous comprendre le mot “être” dans les langues occidentales ? », soutient cette façon de traduire. YU Xuanmeng, professeur de l’Université Fudan et spécialiste de Heidegger, a également choisi « shi » pour traduire « être ».

21

Si nous replaçons le terme chinois “shi” dans son contexte philosophique, nous voyons qu’il possède, tout comme “être”, trois dimensions : l’existence, l’essence et la vérité. Il ne s’agit pas ici seulement d’une affirmation linguistique, mais surtout d’une compréhension importante concernant nos recherches sur la philosophie occidentale. C’est pour cette raison que nous devons traduire “être” par “shi”… Bien que nous soyons habitués à traduire “être” par “cunzai” ou “you”, ni l’un ni l’autre ne sont des traductions tout à fait exactes. En réalité, chacune de ces deux traductions n’est exacte que dans certains cas, puisqu’elles ne montrent respectivement qu’un des aspects du verbe “être”. Par conséquent, “cunzai” ou “you” restent des traductions partielles[12].

22YU Jiyuan, professeur de philosophie à l’Université de Buffalo, et XIAO Shimei, professeur de philosophie à l’Université de Wuhan, sont tous deux d’accord avec l’idée que traduire « être » par « shi » est conforme aux caractéristiques du langage et de la pensée occidentaux. Tout récemment, la recherche de WANG Lu, professeur de philosophie à l’Université Qinghua, a attiré notre attention. Partant des problèmes de langue et de logique, cette recherche propose une nouvelle manière d’interpréter la philosophie occidentale, par une invitation à réfléchir à nouveau sur la tâche de la traduction et une remise en question des traductions existantes [13]. La traduction par « shi », par rapport à la traduction par « you » ou « cunzai », est un choix particulier qui tient compte de l’histoire et de l’évolution de la philosophie occidentale. Traduire « être » par « shi » met l’accent sur la fonction verbale du mot « être » dans la pensée existentialiste. Ainsi, les lecteurs chinois arrivent-ils à saisir plus facilement l’orientation vers l’autre dans la pensée occidentale, et à comprendre enfin les différences essentielles entre les deux traditions de pensées. Cependant, nous devons toujours nous interroger sur cette façon de traduire. Peut-on traduire « être » par « shi », dans toutes les circonstances, ou bien, comme dans les cas de « you » et « cunzai », ne peut-on appliquer cette traduction qu’en fonction du contexte ? La réponse semble évidente. En effet, si nous essayons d’appliquer partout la traduction par « shi », nous nous heurtons alors à de nombreuses difficultés linguistiques et philosophiques.

23Premièrement, avant la Dynastie des Han de l’Est (25 av. J.-C. – 220 après J.-C.), « shi » était un pronom démonstratif et non un verbe copule [14]. Durant toute son évolution linguistique, « shi » n’a jamais eu les mêmes fonctions grammaticales que celles « d’être » dans les langues occidentales. Par exemple, quand « shi » relie un sujet et un attribut, ce dernier doit être toujours un nom ou un terme nominatif, mais non pas un adjectif [15]. À cause de ces contraintes grammaticales, « shi » ne possède pas une signification logique aussi forte que celle « d’être ». Deuxièmement, bien que nous nous efforcions de définir « shi » de façon philosophique, nous ne pourrons jamais changer sa nature de verbe copule. Autrement dit, par « shi », nous n’arriverons jamais à exprimer « avec aisance » la dimension existentielle que le mot « être » comprend. Quand les lecteurs chinois lisent « Shangdi shi » (« Dieu est »), ils ont l’impression que cette phrase est inachevée et continuent de se poser la question « Dieu est quoi ? ». Nous rencontrons la même difficulté pour traduire « To be or not to be ». Puisque la traduction littérale de cette phrase ne peut être comprise que comme « être quoi ou ne pas être quoi », il faut donc trouver d’autres traductions qui perdent souvent le caractère concis du texte original. Troisièmement, on dit que « l’existence », « l’essence », et la « vérité » constituent les trois caractères élémentaires du verbe « être ». Pourtant, ces trois caractères sont-ils impliqués de façon logique par le mot « être », ou bien au contraire, n’apparaissent-ils que dans les objets désignés par la langue ? Cette question est en fait le noyau des polémiques en métaphysique. Si nous sommes d’accord avec l’idée que c’est dans les objets que se trouvent l’essence et la vérité, alors nous ne devrons plus donner tant d’importance à « shi ». Derrière cette dernière question se cache la cause profonde des discussions et des débats concernant la traduction du mot « être ».

4 – Conclusions

241) Il faut voir que toutes ces trois façons de traduire « être », par « you », « cunzai » (« zai »), et « shi », trouvent leur fondement dans l’histoire de la métaphysique. La traduction par « you » correspond à l’essentialisme, alors que la traduction par « cunzai » ou « zai » se fonde sur la tradition ontologique. Quant à la traduction par « shi », elle s’appuie sur une tradition en métaphysique selon laquelle l’étude de l’objet se ramène souvent à la question de l’usage du verbe copule. D’ailleurs, les critiques que formulent Kant et Heidegger sur la façon dont l’essentialisme et l’ontologie interprètent le mot « être » renforcent les arguments de la traduction par « shi ». Comme le dit Wittgenstein : « (Dans) le langage quotidien il arrive très fréquemment que le même mot désigne d’une manière différente – donc appartienne à différents symboles – ou que deux mots qui désignent de manière différente, soient utilisés extérieurement de même manière dans la proposition [16]. »

252) Nous devons admettre qu’il n’existe pas en chinois de mot qui puisse traduire tous les aspects du verbe « être », que chacune de ces trois traductions est pertinente dans son contexte, et qu’aucune ne peut remplacer les deux autres au titre de traduction unique. Cependant, il est inutile de nous plaindre d’une telle absence. La philosophie analytique nous dit : les polémiques métaphysiques relèvent de problèmes linguistiques, dont le plus grand concerne le mot « être ». Lorsqu’un philosophe utilise le seul mot « être » pour désigner le monde, il s’obstine dans le sens qu’il trouve pertinent, et auquel il ramène également les sens que cherchent les autres. En réalité, utiliser différents termes pour traduire « être » est déjà un moyen de rappeler au lecteur le sens multiple « d’être ».

263) La diversité de la traduction « d’être » ne représente pas du tout un choix sans condition. Bien au contraire, les traducteurs doivent sélectionner, en fonction du sens métaphysique de « you », « cunzai » et « shi », la traduction qui correspond le mieux au contexte. L’exactitude de la traduction ne peut naître que de la bonne compréhension du texte original et du bon usage de sa propre langue. Lorsque nous réfléchissons au choix de cette traduction, nous menons en même temps une autre recherche, pour approfondir notre compréhension de la philosophie occidentale ainsi que notre étude comparée des pensées chinoise et occidentale. C’est en cela que consiste le sens profond des discussions sur la traduction « d’être ».

Notes

  • [1]
    Métaphysique, 1028 b 3-4.
  • [2]
    WANG Taiqiong, « Comment devons-nous comprendre “l’être” dans les langues occidentales ? », L’Homme étudiant, 4 (1993), p. 432.
  • [3]
    WANG Zisong, CHEN Taiqing, CHEN Kang : Essai sur la philosophie du Grec antique, Presse commerciale, 1990, p. 476.
  • [4]
    L’apparition du caractère « shi » est tardif, car il n’existe ni dans les œuvres des dynasties précédant la dynastie Qin, ni dans les Mémoires historiques (Shiji). En chinois ancien, il n’y a pas de verbe copule dans les propositions de jugement. Par exemple, on dit « Bai Lixi, Yuren ye. » (Bai Lixi <est> l’homme de Yu). En chinois moderne, « shi » est un verbe copule, mais son usage n’est pas obligatoire dans tous les cas. D’ailleurs, « shi » n’a pas de forme nominale.
  • [5]
    Hegel, Petite Logique, tr. HE Lin, Presse commerciale, 1981.
  • [6]
    M. Lan Gongwu a terminé la traduction de la Critique de la raison pure entre 1933 et 1935. Mais cette traduction n’a été publiée qu’en 1960 par la Presse commerciale.
  • [7]
    Il est nécessaire de rappeler le débat intense qui a eu lieu dans les années 1950-1960. portant sur l’homogénéité ou non entre les notions « d’esprit » et « d’existence ». En fait, ce débat vient du fait que « l’existence » en chinois (« cunzai ») ne contient pas tous les aspects de « l’être ».
  • [8]
    XIAO Shimei, Études philosophiques du mot « être », Presse de l’Université de Wuhan, 2003, p. 159-160.
  • [9]
    Dans la philosophie issue de la tradition platonicienne, « l’être » est une substance immatérielle et indépendante, qui est même plus réelle que les choses que nous pouvons percevoir. Au contraire, la pensée chinoise attache l’existence aux choses concrètes. Plus une chose est concrète, plus elle est réelle. Les concepts de la pensée chinoise, tels que le « dao », la « raison », la « pitié », ou la « fidélité » par exemple, n’existent que dans les choses concrètes. Cette existence imagée ressemble à la « non-existence » de Parménide. Le monde des idées de Platon ne devrait pas être un monde réel pour les penseurs chinois.
  • [10]
    « Esse est percepi » (Berkeley) est traduit en chinois par « Ce qui existe est ce qui est perçu ». À la lecture de cette traduction, le lecteur chinois comprend « qu’une chose n’existe que quand elle est perçue ». Pourtant, expliquer « esse » par l’ensemble de l’existence ne correspond pas tout à fait au sens original, qui veut dire en fait « si une chose est sucrée, c’est parce que son goût est perçu sucré ». « Esse » garde ici sa fonction de verbe copule.
  • [11]
    CHEN Kang, Parménide, Presse commerciale, 1985, p. 159-160.
  • [12]
    YU Xuanmeng, « Le sens et l’influence du verbe “être” dans la philosophie occidentale », Science sociale de Chine, 1 (2001).
  • [13]
    WANG Lu, « Le problème “d’être” et “d’exister”, sa manière et sa conclusion », Philosophie mondiale, 4(2010).
  • [14]
    Selon l’explication du dictionnaire Shuowen Jiezi (iie siècle de notre ère), « shi » est un pronom, dont le sens est proche du démonstratif « ce » ; le caractère « shi » vient du caractère « shi », qui signifie « au-dessous du soleil de midi ». « Shi » devient progressivement un verbe copule au cours de l’évolution de la langue chinoise.
  • [15]
    En chinois, si l’attribut du sujet est un adjectif, il faut supprimer le verbe copule : par exemple, il faut dire « renxing shan » (l’homme est bon) et non « renxing shi shan ». Nous pouvons aussi dire « renxing shi shande », à condition d’ajouter « de » après l’adjectif « shan ».
  • [16]
    Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, suivi de Investigations philosophiques, Gallimard, 1999, p. 42-43.