Philosopher à travers l'art

1Hsiung Ping-Ming (1922-2002), à la fois lettré chinois confucéen, artiste français, et philosophe, théoricien de l’art, est l’auteur d’une œuvre considérable tant artistique que théorique. D’un point de vue artistique, il fait partie de la génération des Zao Wou-ki (1921), Chu Teh-chun (1920-) et Wu Guanzhong (1922-) ; il est parvenu à un achèvement comparable, dans le domaine de la sculpture. D’un point de vue théorique, ses écrits en chinois, Sur Rodin (1983) notamment, ont contribué à modeler la nouvelle génération des artistes chinois et à les ouvrir concrètement, c’est-à-dire à travers son expérience d’artiste, à la perception occidentale. D’un point de vue philosophique, son grand ouvrage, qui s’inscrit à la fois dans la tradition lettrée et qui ouvre cette dernière à la pensée occidentale considérée comme « moderne », également en chinois, porte sur Les Systèmes théoriques de la calligraphie chinoise (1984). Ce livre a connu un succès considérable en donnant une lecture nouvelle, pouvant être qualifiée de « moderne », de la tradition théorique de l’art de l’écriture, globalement rejetée depuis le mouvement du 4 mai 1919 et jusqu’au début des années quatre-vingt.

2Pourquoi aborder la philosophie de Hsiung ? D’une part, parce que celle-ci se situe à l’entrecroisement de deux cultures et qu’elle emblématise en cela la pensée chinoise moderne et contemporaine. D’autre part, Hsiung est l’union de ce qui, en Occident, peut apparaître comme contradictoire, en alliant pratique et théorie, alors que dans la tradition lettrée chinoise, les deux vont de pair. De plus, sa réflexion porte précisément sur la rencontre de ces apparentes contradictions. Enfin, Hsiung s’affirme comme un confucéen, à une époque où le confucianisme est particulièrement mal considéré, et il est finalement reconnu en tant que théoricien et philosophe au moment où le confucianisme connaît une véritable renaissance [1].

3Pourquoi parler de philosophie, alors que Hsiung est d’abord un artiste ? La pensée de Hsiung présente l’intérêt de ne pas se fonder sur une esthétique abstraite, contrairement à celle de tous ses prédécesseurs et contemporains, de Wang Guowei (1877-1927) à Li Zehou (1930-), en passant par Zhu Guangqian et Zong Baihua (1897-1986), qui se développe selon des modalités occidentales, c’est-à-dire n’ayant aucun lien avec une quelconque activité artistique. Au contraire, Hsiung s’appuie sur sa propre pratique artistique, qu’il théorise, reprenant en cela la tradition des lettrés. Autrement dit, sa philosophie n’est pas purement spéculative, mais pratique et agissante. Elle se situe dans le prolongement de la tradition chinoise, sans ignorer les apports de l’Occident.

4Rappelons simplement que, dans la tradition chinoise, l’« art » ne va pas de pair avec la technique et la science comme c’est le cas en Europe, mais qu’il est lié au développement de soi. L’étymologie d’« art » en chinois est « planter, cultiver ». Cet « art » au sens de culture de soi porte un sens moral : « Concentre ta volonté dans la voie… et prends plaisir dans les arts » (Entretiens, VII. 6), exhorte Confucius. C’est pourquoi la pratique artistique, qui concerne avant tout, depuis les premiers siècles de notre ère, l’écriture, la peinture, la poésie et la musique, correspond à une « philosophie », qui aujourd’hui est considérée comme marquant l’identité de la Chine [2].

5Pour autant, Hsiung n’oppose pas Chine et Occident, ni ne les considère comme devant être comparés. En tant qu’artiste et philosophe, il met à profit ces deux traditions aux sources desquelles il a été nourri depuis son enfance. Sa pensée se déploie dans la période des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, où la principale interrogation portait sur la question de la « sinité » (zhonghuaxing) et de l’identité culturelle [3] ; or celle-ci n’est aujourd’hui pas éteinte. Ses ouvrages sont régulièrement réédités en Chine et à Taiwan depuis les années 2000, ses articles divers réunis et republiés dans des recueils, sa pensée est commentée [4].

6Dans un premier temps, son parcours permet d’éclairer l’apport et la représentativité de sa pensée. Ensuite, sa démarche originale par rapport aux spécialistes de la philosophie esthétique explique son succès. Enfin, la place de la calligraphie dans la culture et la philosophie chinoises sera abordée.

Un parcours d’artiste et de philosophe

7Hsiung Ping-Ming, né à Nankin en 1922, est issu d’une famille de lettrés ouverts aux sciences occidentales.

8

Je suis né après le mouvement du “quatre mai”, c’est pourquoi j’ai grandi dans l’air des slogans diffus de la démocratie et de la science. Mon père a fait partie de la première génération de ceux qui ont introduit les sciences occidentales en Chine, et il a ouvert des départements des sciences dans plusieurs universités[5].

9Son père, Hsiung Ch’ing-lai, s’est formé en France à l’École des Mines et le jeune Ping-Ming l’a alors accompagné, le reste de la famille étant resté en Chine. Son ami d’enfance et camarade de classe, Yang Chen-ning, est devenu prix Nobel de physique en 1957 ; lui-même a suivi des études de physique, puis de philosophie, avant de choisir les beaux-arts. C’est donc dans une ambiance baignée de sciences occidentales qu’il grandit.

10Pourtant, il rapporte dans divers articles que, dès sa jeunesse, il rêvait de sculpture, c’est-à-dire des modèles grecs et romains, de la Renaissance ou de l’âge classique, et de celle de Rodin ; aussi, reste-t-il « aveugle » à la tradition sculpturale de son propre pays jusqu’à ses études supérieures en France [6]. La sculpture, comme tout l’art en général, est porteuse d’une idéologie, qui guide les jeunes chinois du début du XXe siècle :

11

Notre génération de Chinois admirait Michel-Ange et Rodin, parce que la situation de notre époque nécessitait un art solide et masculin qui, dans la lutte pour la survie, encourage l’esprit combatif. Nous devions être pleins de vitalité, tordre le corps en un mouvement et nous dresser comme le Moïse [de Michel-Ange] avancer à grands pas comme L’Homme qui marche [de Rodin] ; nous ne supportions plus l’élégance classique, le fait d’être assis dans la position du lotus avec le sourire et les sourcils baissés [comme le font les statues du Bouddha][7].

12Pour Hsiung, la sculpture était une forme d’incarnation de la philosophie de la culture occidentale à laquelle il s’était formé depuis son jeune âge : c’est avec une bourse pour écrire une thèse en philosophie qu’il se rendit en France avec trente-neuf autres étudiants invités par le gouvernement français, en 1947.

13Cependant, il préfère, dès 1948, se tourner pleinement vers la sculpture, puisqu’en France, il n’est alors pas possible d’unir la théorie à la pratique, c’est-à-dire de mener de pair des études de philosophie et de sculpture. Son choix de devenir sculpteur n’est pas anodin : dans la tradition chinoise, la sculpture ne compte pas parmi les activités considérées comme des « arts [8] ». Devenir sculpteur, aux yeux d’un Chinois du début du XXe siècle, c’est donc a priori choisir la voie de l’Occident et tourner le dos à la tradition. Voici ce qu’il écrit à ce sujet, en 1988 :

14

Depuis deux mille ans en Chine, en raison de l’influence de la conception lettrée de l’art, la sculpture a été considérée comme une technique d’artisan et un travail manuel et exclue des objets d’appréciation. Après que les historiens de l’art occidentaux nous ont rappelé la valeur de la statuaire bouddhique, nous l’avons encore rattachée à une production de la conscience féodale et nous n’avons toujours pas été capables de l’étudier en profondeur[9].

15Plus encore, l’ambiance dans laquelle a baigné Hsiung dans sa jeunesse dénigrait la culture traditionnelle dans sa globalité [10], et en particulier tout ce qui touchait à la religion, comme la statuaire bouddhique :

16

Aujourd’hui [en 1988], la “comparaison culturelle” (bijiao wenhua) est à l’ordre du jour. Autrefois, les questions culturelles étaient toutes uniformément étudiées et expliquées dans le cadre d’un processus historique ; on estimait que la culture chinoise était féodale, moyenâgeuse, et qu’il fallait l’éliminer. Après une longue période d’auto-dénigrement unilatérale, il est apparu que le problème n’était pas aussi simple, et que finalement il fallait commencer à accepter des théories différentes ; progressivement, on a pu arriver à observer Chine et Occident sous des angles variés et à reconnaître que la culture chinoise avait une spécificité irremplaçable. La tradition qui auparavant avait été gommée et la victime de violentes idées préconçues fut de nouveau réévaluée[11].
Dans l’atelier de [mon maître] Gimond, ce fut la première fois que j’entrai en contact avec des statues bouddhiques chinoises d’un point de vue artistique. Ce fut la première fois que, dans ces chefs d’œuvre, je distinguai le raffinement de la technique artistique et leur haute spiritualité. Il n’est aucune des statues collectionnées par Gimond qui ne fût d’une qualité supérieure, qui ne fût majestueuse et ne concentre une vitalité abondante. Dans cet alignement d’idoles, les statues bouddhiques chinoises diffusent une autre sorte de saveur de recueillement et de sagesse. Je suis profondément convaincu que les artisans antiques [qui en sont les auteurs] étaient aussi des sages parmi le peuple. J’éprouvai de la honte pour mon aveuglement passé à l’égard de ces sculptures. Je connais évidemment l’origine de cet aveuglement. Je connais par cœur les paroles de Lu Xun [1881-1936] que je lisais dans ma jeunesse : “Les tâches auxquelles nous devons nous atteler en toute hâte sont, premièrement, rester vivants, deuxièmement, nous loger et nous nourrir, troisièmement, nous développer. Tout ce qui fait obstacle à ce plan d’avenir, qu’il soit ancien ou moderne, homme ou démon, qu’il s’agisse des ouvrages mythiques des Trois Augustes et des Cinq Souverains, des cent et mille [livres] des Song et des Yuan, de la sphère céleste ou des diagrammes du fleuve [Jaune], des statues dorées ou de jade du Bouddha, des remèdes transmis par hérédité, des pilules fabriquées secrètement, tous doivent être renversés et piétinés” (Recueil du dais fleuri, « Sixième pensée soudaine »).
Sous l’influence de cette pensée, nous avons de fait moqué “le patrimoine culturel national”, pour la survie du peuple, nous avons de fait décidé de renverser et de piétiner les statues dorées ou de jade du Bouddha ; mais je ne pensais plus ainsi. Étais-je pour autant devenu un conservateur réactionnaire du courant du patrimoine culturel national ? Non, j’estime que j’ai progressé et que j’ai dépassé “les tâches auxquelles nous devons nous atteler en toute hâte” en m’intéressant aux choses plutôt sur le long terme[12]. »

17Ainsi, l’éthique confucéenne de Hsiung commence par une prise de conscience de sa propre tradition culturelle, tout en l’appliquant à la vie pour laquelle il opte, en Occident ; il épouse une européenne, et apprend la sculpture à l’école des Beaux-arts et dans les ateliers des artistes les plus en vue à l’époque : Gimond, Janniot, Zadkine et Auricoste. Ses œuvres sont rapidement reconnues, exposées au Salon de Mai de 1954 à 1962, elles obtiennent des prix, il gagne une bourse américaine, collabore avec la galerie Iris Clert (avec Klein, Tinguely, Tarkis…) et, en définitive, il préfère enseigner à Langues O’ à partir de 1962 car il n’aime pas à avoir à vendre ses œuvres et estime qu’il ne sait pas répondre aux exigences des acheteurs. Cependant, il n’abandonne jamais la sculpture et continue cette pratique jusqu’à sa disparition.

18Mais l’activité de Hsiung ne se limite pas à la sculpture, car il écrit beaucoup en chinois. Il rédige des articles critiques sur l’art occidental contemporain, et publie un important livre sur la sculpture, dont la réflexion centrale porte sur Rodin (1983). De son enseignement du chinois, il fait œuvre poétique et, de son enseignement de la calligraphie, commencé en 1968, il compose son ouvrage principal en chinois, Les Systèmes théoriques de la calligraphie chinoise, à portée clairement philosophique. Il devient professeur à Langues O’ et, à sa retraite en 1989, continue la création artistique et les expositions, en Chine, à Taiwan, à Singapour, en Corée, etc.

19Son œuvre n’a jusqu’à présent fait l’objet d’aucune étude systématique, alors qu’elle exerce une influence considérable sur les penseurs et créateurs contemporains [13].

Art, esthétique et philosophie

20Quoique Hsiung se soit installé en Europe, sa philosophie se situe dans les courants de pensée chinois et s’adresse avant tout à ses compatriotes. S’il oscille entre philosophie et art, de fait, il laisse de côté l’esthétique. C’est pourquoi son œuvre ne peut être assimilée à celles de Zhu Guangqian ou de Zong Baihua, même s’il se réfère à ces penseurs. En effet, par contraste avec Zhu Guangqian (1897-1986), qui est considéré en Chine comme le premier grand spécialiste de l’esthétique, et qui met en avant une forme d’idéalisme esthétique, Hsiung ne cherche à aucun moment à expliquer les courants de pensée philosophiques ou artistiques aux Chinois, ni ne vise à établir de grandes théories métaphysiques. Zhu a étudié en Angleterre et en France, et il a le mérite d’avoir présenté les principales tendances de l’esthétique occidentale à ses compatriotes. Il fut néanmoins très critiqué dans les années cinquante, parce qu’il prônait une autonomie de l’esthétique, impliquant une séparation entre la sphère esthétique et la vie [14].

21Hsiung, de son côté, n’a d’une part, jamais séparé art et philosophie ; d’autre part, c’est précisément une philosophie pratique à travers l’art et son éthique qui l’ont toujours motivé. Aussi, se distingue-t-il de Zhu Guangqian, qui voulait compléter les manques de l’esthétique moderne occidentale par les apports de la tradition chinoise, tout autant que de Zong Baihua qui utilisait l’esthétique moderne occidentale pour réinterpréter la tradition chinoise. En d’autres termes, Zong Baihua fait de l’esthétique comparée, contrairement à Hsiung, qui s’intéresse avant tout à la théorie de l’art et à la philosophie culturelle, plus qu’à l’esthétique. Hsiung se situe dans la pratique artistique, qu’il vit de façon compatible avec une réflexion philosophique :

22

À l’origine, j’étudiais la philosophie, ce qui implique évidemment une quête envers la connaissance, envers les méthodes de réflexion, et qui finalement, correspond à une recherche du sens de la vie. Si, pour parvenir à cet objectif, quelqu’un a le sentiment que c’est dans l’art qu’il pourra le mieux arriver à le réaliser, alors le passage de la philosophie à l’art ne paraît plus aussi surprenant.
Ne parlions-nous pas de l’impossibilité de tracer une ligne de démarcation entre philosophes et sculpteurs de la Grèce ancienne ? Cependant, je suis chinois et ma condition n’est pas identique à celle de Socrate. Il n’est pas courant que l’accord harmonieux entre philosophie et art soit aussi idéal[15].

23Contrairement à Schiller, remarque-t-il, il ne ressent pas de contradiction entre la réflexion philosophique et l’imagination créatrice :

24

Si l’on parle de ce qui engendre la philosophie et l’art, pour la philosophie, c’est l’activité de la curiosité, la quête de la connaissance de ses désirs ; pour l’art, c’est l’activité d’expression de ses désirs, de création de ses désirs. Dans ces deux capacités, les désirs sont assurément très différents, ils peuvent s’opposer mutuellement, mais ils peuvent également collaborer. Parce que je veux savoir qui je suis, que j’ai l’exigence de m’exprimer, j’ai aussi de la curiosité envers cette exigence d’expression et les formes issues de cette expression. La conscience de son destin, le subconscient, la mémoire, les inclinations, les sentiments… toutes sortes d’éléments complexes s’échappent de mes œuvres, et j’ai envie de savoir leur sens, de connaître leur développement. D’ordinaire, un artiste ne sait pas tellement analyser ses propres œuvres avec un regard impartial, mais il n’est aucun artiste qui n’ait envie de connaître le sens de ses œuvres. Il espère au moins pouvoir les observer de façon impartiale à travers la critique objective d’autrui. C’est pourquoi, de ce point de vue, affirmer qu’une personne est à la fois philosophe et artiste correspond à une exigence très naturelle et l’analyse philosophique et la création artistique ne sont pas en conflit[16].

25C’est la raison pour laquelle son analyse des Systèmes théoriques de la calligraphie chinoise est œuvre philosophique.

26Pour autant, la philosophie de Hsiung ne peut non plus être assimilée à celle de Li Zehou (1930-), figure représentative du néo-confucianisme [17], auteur d’Une histoire de la beauté en 1981 (traduit en anglais dès 1983 sous le titre de The Path of Beauty[18]). Ce dernier s’est opposé à la conception de Zhu Guangqian en prônant une forme d’esthétique engagée et morale. Li Zehou se distingue de la plupart des « néo-confucéens » chinois parce qu’il fait du confucianisme un mode de vie, plutôt qu’un système de pensée. Néanmoins, son esthétique demeure sur le modèle de celle de l’Occident, elle n’est pas fondée sur une pratique artistique.

27Hsiung, quant à lui, ne s’affirme pas comme un néo-confucéen mais comme un confucéen, au sens de ce qu’il applique une philosophie morale en pratiquant les « arts » selon les préceptes de la tradition lettrée : autrement dit, les « classiques » de la tradition chinoise ne servent pas chez lui à illustrer un propos, comme chez les néo-confucéens [19], mais ils sont mis en pratique dans sa vie et son œuvre. D’autant que, d’après l’adage traditionnel, « l’œuvre est semblable à son auteur » ; aussi, selon cette conception toute confucéenne, une œuvre se juge-t-elle en fonction de la qualité morale de celui qui l’a réalisée.

Le « noyau du noyau » de la culture chinoise

28Hsiung Ping-Ming, reprenant la méthode de son professeur et maître en philosophie, Feng You-lan, ne traite que de philosophie et non d’histoire [20]. Celui-ci considérait en effet que « la philosophie d’un peuple est le plus grand accomplissement de sa culture [21] ». À travers cette démarche, Hsiung, contrairement à bon nombre de penseurs chinois contemporains ou de philosophes et sinologues occidentaux, ne présuppose pas une spécificité culturelle « en soi » de la tradition chinoise. S’il pointe le doigt sur la calligraphie qu’il considère comme le « noyau du noyau de la culture chinoise [22] », ce n’est pas pour l’ériger en forteresse nationale qu’il faudrait défendre. En revanche, son objet, c’est l’étude et la mise en pratique d’une philosophie agissante, telle qu’elle se déploie de façon visible et aisément compréhensible à travers la forme artistique de l’écriture chinoise, ancrée dans la Chine d’aujourd’hui :

29

Grosso modo, le noyau d’une culture est sa philosophie. L’objectif ultime des philosophes traditionnels chinois n’était pas de construire un système de pensée gigantesque, élaboré et rigoureux mais, après une réflexion amenant à une compréhension et à un éveil, de revenir à la mise en pratique dans la vie. Je considère que le premier degré du résultat effectif de la pensée abstraite dans la vie concrète, c’est précisément la calligraphie[23]. »

30Hsiung estime qu’une culture exprime l’esprit d’un peuple, ses idéaux, ses conceptions spatio-temporelles, bases de sa « philosophie » de la vie. Dans certaines cultures, dit-il, c’est la religion qui structure la pensée, qui en est le noyau. En Chine, le noyau de la culture est sa philosophie beaucoup plus que la religion ; mais alors, pourquoi la calligraphie est-elle le noyau du noyau de la culture chinoise ? Hsiung répond que le monde s’accorde à considérer que la philosophie occidentale est un système abstrait construit, de façon rigoureuse, alors que la philosophie chinoise s’intéresse à la mise en pratique de la vie humaine. Ainsi, la philosophie chinoise cherche-t-elle toujours à revenir de l’abstrait au concret ; or la calligraphie permet ce passage de la pensée abstraite au monde concret, elle se nourrit de littérature, manifestation abstraite de la pensée, et s’exprime concrètement, par des points et des traits. Elle fait partie intégrante de la vie de tout Chinois. C’est pourquoi, d’après Hsiung, elle en manifeste le noyau du noyau.

31En d’autres termes, la calligraphie est un moyen de faire de la philosophie en Chine. C’est pourquoi Hsiung se distingue de Wang Guowei, dont le but était de réévaluer la philosophie chinoise à partir de l’Occident [24], et en particulier de la pensée idéaliste germanique, même si sa perspective demeure dans celle qui a marqué le XXe siècle en Chine [25], à savoir la philosophie des Lumières qui conçoit un progrès de l’histoire. Du point de vue de la méthode, Hsiung reprend également celle qui a été instaurée par Feng You-lan, à savoir une analyse et une logique rigoureuses.

32Par cette démarche, il se distingue à nouveau des néo-confucéens, pour lesquels le confucianisme est aussi une religion [26]. Partant de l’art, et non de la religion, Hsiung fait un parallèle entre le rôle de la sculpture et de l’architecture en Occident et celui de la calligraphie en Chine : il considère qu’elles incarnent une forme de patrimonialisation :

33

Cette sorte de tâche de commémoration historique qui, dans d’autres cultures, est constamment assumée par la sculpture (comme la déesse de la Victoire grecque) ou l’architecture (comme l’arc de triomphe romain), l’est en Chine par la calligraphie. […] La calligraphie dont nous parlons a obtenu un statut éminent équivalent à celui de l’architecture, de la sculpture ou de la peinture [sous d’autres cieux][27]

34Hsiung explique d’autre part que, depuis plus d’un siècle, la validité des caractères chinois se voit remise en cause : la calligraphie a été critiquée, pourchassée, détruite, surtout pendant la Révolution culturelle, alors qu’elle a servi de moyen permanent d’expression à travers les « affiches en grands caractères », les fameux dazibaos, y compris pour les dirigeants. Aujourd’hui elle est l’occupation des retraités. Hsiung, regrettant que les recherches sur la calligraphie n’occupent pas encore une place primordiale, surtout sur les théories de la calligraphie, l’explique de façon paradoxale par cette place centrale qui induit presque une auto-analyse, difficile et douloureuse [28]. Pourtant, constatant que la calligraphie chinoise attire de plus en plus d’Occidentaux, il se pose la question de l’universalité de cet art [29]. C’est pour répondre à cette question qu’il rédige Les Systèmes théoriques de la calligraphie chinoise.

35Dans Les Systèmes théoriques, il semble a priori que Hsiung ne s’adresse pas à un grand public mais à des initiés : il entre en effet directement dans les textes théoriques sur la calligraphie chinoise, dont il cite de nombreux extraits. Cependant, de fait, il met la tradition chinoise à la portée des esprits de son temps, formés depuis plusieurs générations aux systèmes de pensée occidentaux. Ceux-ci pour la plupart estimaient jusque-là que la calligraphie chinoise ne pouvait former un « système de pensée », qu’elle était constituée d’éléments épars, de considérations sans portée universelle. Hsiung explique dans son introduction :

36

Les écrits sur la théorie calligraphique chinoise depuis son origine ne sont pas rares, mais la plupart sont des recueils de citations qui ont adopté le style littéraire des anecdotes poétiques ; ils sont ainsi composés de phrases autonomes rapportant des impressions diverses les unes à la suite des autres. Quoiqu’ils renferment des opinions remarquables, elles semblent cependant dispersées et, à la lecture, il n’est pas facile de saisir le cœur de la pensée de l’auteur. L’esthétique de la calligraphie semble n’avoir pas de système, ni de courant ; quoique les théoriciens se critiquent ou se rejettent mutuellement, ils ne se distinguent pas par des antagonismes radicaux, comme s’ils ne s’opposaient que sur quelques points minimes ; en réalité, il n’en est rien. Que ces ouvrages sur la théorie calligraphique ne présentent pas formellement de système ne signifie pas qu’ils n’en possèdent pas[30].

37Il analyse et classifie les différentes étapes (bian, « variations ») de l’histoire de la calligraphie chinoise, et en retient six. S’il prend modèle sur la pensée hégélienne [31], c’est en réalité à partir de son expérience artistique et de son propre apprentissage qu’il présente cette évolution. Il reprend en effet la théorie de Dong Qichang (1555-1636), qui formula la conception lettrée de l’art, au sujet des évolutions de la calligraphie, mais sans en donner d’explications approfondies, et propose de la développer [32], au regard de son interprétation personnelle et artistique de cet art. Il affirme en effet :

38

Dès que le philosophe tient le pinceau, qu’il l’imbibe d’encre pour écrire quelques grands caractères, son activité ne relève plus de l’analyse raisonnée froide et sévère, ni d’une simple locution langagière, mais elle mêle les principes philosophiques et la réflexion émotionnelle qui s’expriment dans la création libre de l’espace formel, revenant d’une réflexion transcendantale à une promenade dans la campagne d’ici-bas[33]. »

39Autrement dit, le pinceau en mouvement est ce qui relie l’homme pris dans la vie concrète au monde de la raison objective, par le truchement de ses émotions. Par l’activité calligraphique, le scripteur peut être artiste et philosophe.

40En guise de conclusion, on peut affirmer que si l’apprentissage de la calligraphie, formel, spirituel, historique, anecdotique, est aussi un apprentissage des normes parmi les plus valorisées, et donc les plus acceptées, de toute une société, elle en est également devenu le meilleur moyen d’expression. Alors que la philosophie est un outil de pensée, l’art est conçu chez Hsiung Ping-Ming comme un moyen de l’exprimer et de la transmettre de façon aisément compréhensible et perceptible à tous, ce qui explique son aspect universel. En renversant le regard, cette conception explique son choix de la sculpture comme expression philosophique, l’œuvre donnant accès à la qualité humaine de son auteur. C’est précisément là l’apport de la philosophie chinoise et son éthique de la vie, dans la période moderne et contemporaine.

Notes

  • [1]
    Anne Cheng a parfaitement analysé cette évolution dans son cours du Collège de France, Histoire intellectuelle de la Chine, http://www.college-de-france.fr/media/his_int/UPL19849_cheng_res0809.pdf, p. 773-776. Il serait donc superflu de revenir dessus.
  • [2]
    Voir A. Cheng, « Les tribulations de la “philosophie chinoise” en Chine », in A. Cheng (dir.), Penser en Chine aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2007, p. 159-184.
  • [3]
    Voir Zhang Yinde, « La “sinité” : l’identité chinoise en question », in A. Cheng (dir.), Penser en Chine aujourd’hui, op. cit., p. 300-322.
  • [4]
    Voir notamment Les Œuvres complètes de Hsiung Ping-Ming (Xiong Bingming wenji), 3 vol., Shanghai, Wenhui chubanshe, 1999 ; Sur Rodin. Le journal de Hsiung Ping-Ming (Guanyu Luodan, Xiong Bingming riji yichao), Tianjin jiaoyu chubanshe, 2002 ; Les Systèmes théoriques de la calligraphie chinoise, Tianjin jiaoyu chubanshe, 2002.
  • [5]
    Hsiung, « La Sculpture bouddhique et nous » (1988), § « Aveugle à la sculpture bouddhique », Regards sur le regard de Monna Lisa, Kao-hsiung, Jiechu wenhua, 2000, p. 17.
  • [6]
    Ibidem.
  • [7]
    « La Sculpture bouddhique et nous » (1988), § « Retour en Orient », Monna Lisa, op. cit., p. 23.
  • [8]
    À ce sujet, je me permets de renvoyer à mon ouvrage, L’Art en Chine, Paris, Hermann, 2001, p. 12-13.
  • [9]
    Hsiung, « La Sculpture bouddhique et nous » (1988), Monna Lisa, op. cit., p. 28.
  • [10]
    À ce sujet, voir A. Cheng, cours du Collège de France, Histoire intellectuelle de la Chine, op. cit., p. 773.
  • [11]
    Hsiung, « La Sculpture bouddhique et nous » (1988), Monna Lisa, op. cit., p. 28-29.
  • [12]
    « La Sculpture bouddhique et nous » (1988), Monna Lisa, op. cit., p. 21-22.
  • [13]
    Sur son œuvre sculpté, voir Y. Escande, « Perception et esthétique de l’espace à travers l’œuvre de Hsiung Ping-Ming », in Jean-Jacques Wunenburger (éd.), Esthétique de l’espace, espaces de l’esthétique. Regards croisés entre l’Occident et l’Extrême-Orient, université de Lyon 3 (actes du colloque du même nom de 2009), à paraître.
  • [14]
    Voir Peng Feng, « The Limits of Aesthetic Modernity in Zhu Guangqian’s Aesthetics », Beida Journal of Philosophy special issue, avril 2004.
  • [15]
    Hsiung, « Sur la sculpture », extraits tirés du Xiongshi meishu, n° 61, 1985, repris dans Le Concept d’exposition (Zhanlanhui de guannian), Taipei, Xiongshi tushu gufen, 1985, p. 45-46.
  • [16]
    Ibidem, p. 48.
  • [17]
    Voir Sylvia Chan, « Li Zehou and New Confucianism », in John Makeham, New Confucianism : A Critical Examination, chap. 4, p. 105-130, § « Li Zehou’s Aesthetics », pp. 114-117. Voir également A. Cheng, cours au Collège de France, Histoire intellectuelle de la Chine, op. cit., p. 781-783.
  • [18]
    Mei de licheng, Pékin, Wenwu chubanshe, 1981, traduit en anglais The Path of Beauty. A Study of Chinese Aethetics, Oxford, Oxford Univ. Press, 1983.
  • [19]
    Voir Zheng Jiadong, « De l’écriture d’une “histoire de la philosophie chinoise”. La pensée classique à l’épreuve de la modernité », in Extrême-Orient, Extrême-Occident, 2005, 27, p. 122.
  • [20]
    Voir Zheng Jiadong, « De l’écriture d’une “histoire de la philosophie chinoise” », op. cit., p. 125.
  • [21]
    Ibidem.
  • [22]
    Hsiung Ping-Ming, « Le noyau du noyau de la culture » (Wenhua hexin de hexin), L’Art du lion (Xiongshi meishu), printemps 1995, n° 288, p. 23-26, repris dans Monna Lisa, op. cit., p. 142-146.
  • [23]
    Hsiung, « La calligraphie et la culture chinoise » (1995), Monna Lisa, op. cit., p. 147-148.
  • [24]
    Voir Wang Keping, « Wang Guowei’s Aesthetic Thought in Perspective », in Cheng Chung-ying & Nicholas Bunnin (éds). Contemporary Chinese Philosophy Oxford, Blackwell Publishers, 2002 (p. 37-56), p. 37.
  • [25]
    Voir Zheng Jiadong, « De l’écriture d’une “histoire de la philosophie chinoise” », op. cit., p. 138.
  • [26]
    Sur ce point, voir Joël Thoraval, « Sur la transformation de la pensée néo-confucéenne en discours philosophique moderne. Réflexions sur quelques apories du néo-confucianisme contemporain », Extrême-Orient, Extrême-Occident, n° 27, 2005, p. 92-93.
  • [27]
    Hsiung, Les Systèmes théoriques de la calligraphie chinoise, Hong Kong, Shangwu, 1984, chap. 1, p. 23.
  • [28]
    Hsiung, « Le noyau du noyau de la culture chinoise » (Zhongguo wenhua hexin de hexin), L’Art du lion (Xiongshi meishu), printemps 1995, n° 288, p. 23-26, repris dans Monna Lisa, op. cit., p. 142-146.
  • [29]
    Hsiung, « La calligraphie et la culture chinoise » (Shufa he Zhongguo wenhua), XXIe siècle (Ershiyi shiji), 1995, n° 10, p. 103-108, repris dans Monna Lisa, op. cit., p. 153.
  • [30]
    Les Systèmes théoriques de la calligraphie chinoise, op. cit., p. 1.
  • [31]
    Hsiung, « Au sujet des catégories des Systèmes théoriques de la calligraphie chinoise », Œuvres complètes de Hsiung Ping-Ming, op. cit., vol. 3, p. 160.
  • [32]
    Les Systèmes théoriques de la calligraphie chinoise, op. cit., p. 1.
  • [33]
    Hsiung, « La calligraphie et la culture chinoise », Monna Lisa, op. cit., p. 148.