La logique des compétences à l'école et l'oubli du sujet.

1Partons de la façon dont le registre des compétences a commencé sa, relativement rapide, conquête de l’école. Tout commença lorsque furent proposées des grilles d’évaluation des enseignants stagiaires que l’on devait aller voir en classe, en situation pratique d’enseignement, afin de statuer sur leur titularisation. Pour éviter les avis par trop intuitifs et globaux, furent proposées, puis imposées, des grilles d’évaluation reprenant un ensemble d’items, de plus en plus nombreux au fur et à mesure des remarques de collègues. Au final, lors d’une visite, on doit désormais être en mesure d’évaluer une cinquantaine de compétences, sans lesquelles aucun enseignant ne mérite d’être titularisé. On peut y relever, de manière anecdotique mais révélatrice, que l’on est par exemple censé pouvoir apprécier les liens établis entre l’enseignant et la mairie … À l’origine, la compétence est présentée comme un gain quant au mode d’évaluation, censée être plus juste car à la fois attestable et résultant d’une détermination dont les sciences de l’éducation se portent garantes en terme de scientificité.

2Avant même de poursuivre, une première remarque, concernant l’efficacité d’un tel dispositif, l’une pourtant des premières justifications de cette innovation. Le nombre de compétences est tel qu’il devient pratiquement impossible d’en tenir compte lors des visites. Cette inflation résulte de la logique même de la compétence, qui cherche, sous prétexte de rigueur et d’objectivité scientifique, à détailler les moments, les étapes d’un enseignement sinon voué à un impressionnisme et à un implicite favorisant une connivence avec les élèves familialement prédisposés. Cette recherche de la décomposition analytique la plus précise mène à une parcellisation, dont je ne fais ici que souligner les écueils pratiques, mais dont on peut également souligner la perte de tout principe unificateur qui en est le résultat. La juxtaposition conduit à la perte de sens de l’enseignement, aggravée par la supposée équivalence des critères, des compétences évaluées. Il en va de même à l’école primaire, car les élèves sont également évalués bien sûr : un enseignant de maternelle par exemple, qui doit mener trois évaluations dans l’année, dans des classes d’une trentaine d’élèves, avec des grilles d’évaluation d’une cinquantaine de critères, devraient donc mesurer précisément plus de 4500 compétences durant l’année … Comme le temps de présence en classe des élèves diminue en parallèle, les enseignants risquent fort, s’ils veulent être des fonctionnaires respectueux des consignes, de se transformer en évaluateurs, sauf à laisser de côté ces exigences intenables. Comment mieux introduire notre propos, le remplacement de la notion de savoir par celle de compétence, la substitution du paradigme de l’enseignement par celui de l’évaluation ?

3Il convient tout de suite, pour cerner l’objet de notre intervention, d’éviter un malentendu. Notre propos ne consistera pas à remettre en cause globalement la notion de compétence. Il est évident que des compétences instrumentales existent, dont les élèves ont besoin pour acquérir de nouveaux savoirs. Par exemple, les compétences relatives à la lecture sont nécessaires pour accéder à la littérature et à la philosophie, les compétences de calcul arithmétique sont nécessaires pour résoudre un problème etc. Le problème n’est pas là, il réside dans le choix de la notion de compétence pour définir le but de l’éducation. Car la logique des compétences a conquis l’école depuis quelques années. L’omniprésence quantitative du registre des compétences finit par transformer qualitativement l’école, en particulier quant à ses fins. L’élève étant censé acquérir un socle commun de compétences, l’école devient un lieu de formation aux compétences.

4Cet objectif de formation à des compétences de plus en plus générales, qui participe du nivellement du savoir, peut être expliqué par ses enjeux économiques. Cette réduction de l’éducation répond aux critères d’un marché du travail demandeur d’agents non spécialement qualifiés, mais adaptables. Nico Hirtt [1], Jean-Pierre Le Goff [2] ou Angélique del Rey [3] ont mené des analyses critiques de ce type, analyses tout à fait convaincantes.

5Mais à côté de cette réduction utilitaire, il en existe une autre, à laquelle nous nous sommes attachés, qui résulte de la notion même de compétence, dont il faut alors entendre le pluriel. Là réside peut-être sa vérité : dans l’émiettement, dans la juxtaposition qui fait disparaître le sens même de l’éducation. En plaçant les compétences à son principe, l’école se prive de principe, cantonnée au registre de la juxtaposition opératoire. Cette parcellisation empêche toute recherche d’un sens, tout processus d’institution d’un sujet capable d’advenir précisément dans la mise en relation des savoirs. Au lieu de cela, l’école des compétences se propose de former des individus, opérateurs compétents. L’impensé de cette logique réside dans l’impossibilité de penser l’activité de l’élève autrement que comme choix opératoire indexé sur le critère de l’adéquation. Ce à quoi l’école des compétences ne laisse pas place, c’est au processus d’institution d’un sujet.

L’éviction du sujet.

6Cette éviction du sujet peut être analysée de deux manières, quant à la vie de l’esprit, qui constituera une première série de remarques, à partir d’une analyse des critiques adressées par G. Ryle à Descartes ; quant à la formation de l’esprit ensuite.

• Une exigence de rationalité ?

7La redéfinition actuelle de l’école selon la logique des compétences s’impose dans les milieux politiques [4] et même professionnels sans rencontrer beaucoup de résistances, en tout cas sans être gênée par un refus organisé et théorisé. C’est qu’elle a en sa faveur la caution d’une rationalité et d’une efficacité affichées : elle se propose en effet de rendre visible ce qui, jusque-là, restait un mystère et comme une zone d’impuissance, à savoir la compréhension de l’élève ainsi, parallèlement, que la conscience professionnelle du professeur.

8Il se trouve qu’une telle prétention rationnelle, une telle supériorité de l’innovation sur un passé réputé définitivement obsolète trouve une justification dans la critique qu’en 1949, dans La Notion d’esprit, Gilbert Ryle tente d’adresser au dualisme cartésien. Sans avoir réalisé nous-mêmes un authentique travail archéologique pour la notion de « compétences », nous prendrons le risque de présenter l’analyse de Ryle comme une matrice pour penser l’attractivité et la réussite actuelle de la logique des compétences.

9C’est ainsi une double insuffisance de rationalité que Ryle reproche à Descartes. D’abord, ce que Descartes, et la tradition à sa suite, disent de l’esprit ne nous apprendrait rien puisque les propriétés affirmées de la « substance pensante » ne sont que le négatif, l’envers des propriétés corporelles ; nous ne saurions rien de l’âme sinon que le savoir validé que nous pouvons acquérir de l’observable doit être systématiquement inversé (l’esprit comme non étendu, non soumis au déterminisme, etc.).

10Deuxième insuffisance, par cette supposition gratuite d’une âme séparée des actions corporelles, Descartes commettrait une faute logique consistant à réifier ou, pour recourir à un néologisme, à « entifier » une catégorie logique qui ne renvoie pas aux objets singuliers mais aux classes d’objets, à la façon de la méprise cocasse, selon l’exemple devenu fameux, d’un visiteur qui chercherait une université d’Oxford distincte et en quelque sorte parallèle à l’ensemble des bâtiments, des services, des laboratoires et des personnels qui donnent réalité à cette université.

11Plutôt que de doubler les descriptions phénoménales, ce qui revient, pour parler de façon aussi suggestive et persuasive que Ryle, à « introduire un fantôme dans la machine », il conviendrait de se limiter à la restitution de ce qui peut être observé en affirmant que « l’esprit de Johnson » n’est pas autre chose que « la façon dont Johnson écrivait, parlait, mangeait, s’agitait et s’irritait [5] ».

12Un philosophe pourrait relever dans l’analyse de Ryle le caractère historiquement injuste d’une telle présentation du dualisme de Descartes, indifférente au fait que la dualité âme / corps est déjà en elle-même l’effort décisif de rationalité pour rendre compte, contre la scolastique qui mélange matière et esprit, de l’application au réel d’une physique mathématique ; de même, pourrait-on discuter la réduction du savoir au savoir-faire ainsi que son implication ramenant la vérité à la simple donnée informative (le « savoir que » selon Ryle), lesquelles trouvent une illustration remarquable dans la conception actuelle de l’école comme lieu et instance d’apprentissages. Il semble plus fécond de mettre ici l’accent sur l’exigence de visibilité, d’observation et finalement de mesure par quoi se traduit peu à peu, et de façon insistante, l’impératif « rylien » de rationalité.

13Car c’est bien cette demande d’observation et de mesure que, dans l’école en cours de reconstruction, les compétences prétendent satisfaire : pour déjouer le mirage d’une intériorité déclarée fantomatique du fait qu’un observateur extérieur ne la perçoit pas, et peut-être surtout du fait qu’elle est hors de prise, il faudrait fonder l’action d’enseignement seulement sur ce que l’observation autorise. Or, en procédant ainsi on voit disparaître des listes de compétences toute cohérence – juxtaposition d’aptitudes hétéroclites – comme toute référence à un centre, l’élève ou le professeur. En réalité, la cohérence et le centre ne sont plus garantis que par le regard porté sur l’activité de l’individu observé, ils sont devenus extérieurs à celui qui agit, lequel est désormais contraint de chercher son identité dans l’agrément d’un utilisateur, d’un employeur soupçonneux, comme si la célèbre question kantienne de la légitimité rationnelle : « Quid juris ? » était subrepticement devenue l’injonction : « Montrez-moi vos papiers ! ».

14Le paradoxe de cette absence de raison auquel aboutit une entreprise déclarée animée par la raison est, semble-t-il, fort bien éclairé par Hegel [6] dans le chapitre de la Phénoménologie de l’esprit qu’il consacre à la « raison observatrice » et plus particulièrement dans l’analyse des pseudo sciences [7] de son temps, la physiognomonie de Lavater puis la phrénologie de Gall.

15La conscience élevée à la figure de la « raison observante », parce qu’elle est assurée d’elle-même, va se chercher elle-même dans le monde. Rendre compte de l’esprit, ce sera déduire de l’être-là de la figure et du visage, puis des bosses du crâne individuel, le sens et la vérité de l’individualité spirituelle. L’on se souvient de l’absurdité du point d’arrivée de pareille enquête : il faudrait alors admettre, comme le souligne Hegel avec une jubilation certaine, que « l’être de l’esprit est un os ». La raison, inévitablement égarée dans la contingence et l’arbitraire des correspondances qu’elle prétend saisir entre, par exemple, la forme de ce crâne-ci et la forme de cet assassinat-là s’est perdue peu à peu à cause, on le voit maintenant, du principe fondateur de sa démarche : observer, c’est se trouver contraint de figer le concept dans l’être, c’est réduire le sujet à la réalité immédiate.

16Hegel nous apprend que l’observation de l’esprit, celle que réclame Ryle comme celle dont procèdent les listes de compétences, ne peut que produire une ossification de l’esprit, la forme d’un squelette que la vie a déserté. On ajoutera à cela, en marge peut-être du texte hégélien mais certainement pas du contexte de pouvoir de 1807 – l’insistance de l’exemple du crâne du criminel n’est vraisemblablement pas de simple hasard mais témoigne plutôt d’une stratégie de repérage des populations dangereuses –, que cette observation répond finalement moins à une exigence de rigueur qu’à un impératif de transparence, de visibilité c’est-à-dire surtout de contrôle social permanent, ce qui se manifeste dans l’école contemporaine par l’accroissement sans limites de l’évaluation dans le quotidien de l’élève ou du futur professeur.

17Au fond, les compétences ne peuvent que rater l’esprit parce qu’elles en occultent la source, non les multiples bosses du crâne de l’individualité ou les performances fluctuantes de l’élève mais le sujet, l’unité d’un être devenant capable de faire de ses connaissances sa propre compétence. En ce point il paraît éclairant de relever que les compétences d’un acteur sont promues contre la compétence d’un auteur et il faut donc comprendre que le pluriel est essentiel [8] à la pensée selon les compétences : il lui apporte une apparence de scientificité en même temps qu’il rend l’individualité disponible (cela peut expliquer, par exemple, la stupéfaction et le refus de certains membres du jury d’agrégation de philosophie lorsqu’ils découvrent que, pour le professeur, l’éthique n’est plus qu’une compétence séparée du reste de sa mission d’instruction et d’éducation).

18Passons maintenant au deuxième enjeu de l’éviction du sujet, rapporté à la formation de l’esprit. On pourrait commencer par le circonscrire dans l’opposition entre le donné et l’idéel.

• Le dressage, l’éducation, le sujet.

19Échouant à rendre compte de la vie de l’esprit, les compétences ne peuvent que détruire la formation de l’esprit désignée par le mot « éducation », notion qui nous vient de la paideia des Grecs ainsi que l’a magistralement établi le travail de Werner Jaeger [9]. Éduquer, en effet, c’est référer [10] la vie de l’être éduqué à un modèle idéal d’homme qui, sitôt posé, introduit une séparation d’avec ce que les hommes sont ici et maintenant.

20L’idéalité du modèle est nécessaire pour que l’éducation se distingue de ce qui garantissait la transmission intergénérationnelle jusqu’au monde grec, à savoir la reproduction de la réalité humaine existante, plus clairement dit, le dressage : s’il n’y a pas de modèle idéel c’est l’ordre des choses qui jouera ce rôle de modèle parce que, hormis dans les fantasmagories du baron de Münchhausen capable de se sauver lui-même des pires faux pas, il serait absurde que l’élève soit à lui-même son propre modèle.

21Ce que nous montre clairement Werner Jaeger, de manière décisive sans doute pour que nous puissions comprendre et défendre l’essence de l’école, c’est que l’éducation requiert de rapporter la vie de l’être éduqué à un plan d’idéalité – le mouvement est exactement analogue à la condition de possibilité de la rationalité scientifique : comprendre le réel c’est renoncer à adhérer à ses manifestations. Or, où trouver cette idéalité ? La construction imaginaire par laquelle une époque ou un groupe social pense sa vie ne saurait en tenir lieu sous peine de transformer l’action éducative en une monstrueuse fabrication. Ce sont donc les œuvres humaines seulement – artistiques, littéraires, scientifiques, techniques, historiques – qui, indéfiniment, maintiennent ce plan d’idéalité tout en modifiant son contenu – et la recherche savante de Werner Jaeger nous en montre la variation tout au cours du monde antique. Telle est bien l’unité profonde qui, au sein du terme « paideia », fait se conjoindre les significations d’éducation et de culture.

22C’est bien évidemment par cette référence qu’un individu a quelque chance de devenir humain. Mais c’est aussi par cet écart établi entre le modèle et la vie individuelle immédiate qu’un espace s’est ouvert dont on peut penser qu’il est celui d’un désir singulier ainsi que d’une pensée personnelle. Est proposé à la sensibilité et à l’intelligence quelque chose qui n’est pas moi et que je peux rechercher afin de mieux exister : n’est-ce pas là une approximation minimale de ce que l’on appelle l’envie d’apprendre ?

• Le plein de l’individualité performante.

23Sur tous ces points – l’idéalité, les œuvres, le désir ou le sujet – la logique des compétences est extrêmement alarmante.

24Dans le meilleur des cas, c’est-à-dire lorsqu’il existe explicitement, le rapport aux savoirs et aux œuvres y est de « mobilisation », ce qui désigne une possession identitaire (par exemple la lettre à Guy Môquet pour les jeunes Français !). L’œuvre qui n’est éducative que dans la mesure où elle donne l’occasion d’une scission à l’intérieur de chacun, se trouve alors réduite à un usage particulier [11], comme celui que l’on a d’un bien ou d’un emblème, moyen d’une affirmation immédiate de soi-même, nationaliste ou culturelle. Aucune distance de soi à autre chose que soi et envers quoi l’on serait mis en condition d’appétit et de recherche, aucun décentrement, aucune possibilité pour que l’individualité imposée par le hasard de la naissance puisse être réfléchie, critiquée, dépassée ou assumée. Le triomphe du sens sociologique de la culture (l’héritage patrimonial qui assigne à chacun une identité et que l’on finit par nommer un « capital culturel ») sur son sens classique (le processus grâce auquel prendre soin de soi en se confrontant aux meilleures œuvres humaines offre la chance de devenir autre chose que ce que l’on était) est donc aussi le naufrage de l’idée ou de l’espoir d’un être capable de se rendre auteur de son action.

25On remarquera en ce sens que les listes de compétences proposées pour construire l’école de demain sont caractérisées par le plein : rien ne leur manque que l’acceptation du « manque », ressort, on le sait depuis Socrate, de la possibilité de s’élever. Bien au contraire, le négatif a dans les listes de compétences le statut de l’insuffisance substantielle du moi, du « défaut » individuel, de ce qui doit de toute urgence être comblé comme si la plénitude de l’objet était l’attribut essentiel de l’homme accompli. Il devient dès lors permis de dire qu’il y a « de l’humain » comme l’on dit : « il y a du matériau », ressource à utiliser ; langue, logique et conception du réel qu’on peut estimer barbares en ce qu’elles tentent d’abolir la possibilité de l’Autre, de ce qui n’est pas compris dans le plein du donné et de l’efficience.

26Reste à montrer en quoi cette mise à l’écart du sujet ne peut qu’affecter négativement le sens émancipateur que l’on prête à l’école depuis son projet fondateur.

27Le recours aux compétences ne peut avoir d’autres fonctions que de rendre possible la formation d’individus sans défauts, sans failles dès lors qu’ils maîtrisent ce que l’école leur a préparé, de favoriser l’action sur et l’intégration dans un monde sur lequel, toutefois, ils n’auront au final guère de prise. Là est bien l’essentiel : cette absence de défaut, ce paradigme du plein, qui vient d’être analysé, placent l’institution scolaire sous l’autorité de la recherche d’une efficacité. Mais cette efficacité, au demeurant limitée, circonscrit un enjeu extrêmement réducteur pour l’école. Telle sera l’hypothèse des analyses qui vont suivre : en visant la formation d’individu, cette façon de penser l’éducation de l’élève bloque la dynamique du sujet, elle en empêche l’institution. La référence de plus en plus exclusive aux compétences ne conduit qu’à une logique de la liberté conçue étroitement comme liberté de choix d’opérations prédéfinies censées maximiser efficacité et effectivité des actions. La logique des compétences ne vise que cette capacité à mobiliser des procédures adéquates pour agir, ou réagir face à une réalité dirimante.

28Dans cette perspective, il ne saurait donc être question que de former l’individu, support de compétences et de choix dont ces dernières garantissent l’efficacité et le caractère adéquat. Précisons-en les caractéristiques. L’individu se définit d’abord par sa prétention à la consistance, à l’autosuffisance. Il prétend exister par lui-même, alors même que cette revendication ne repose que sur l’oubli ou le déni de la puissance des origines. L’individu ne reconnaît aucune dette, aucune fonction pour l’extériorité, réduite à n’exister qu’en tant que champ d’exercice de ses actions. C’est cet individu dont les compétences vont assurer la capacité à agir au sein de la réalité. Quant à l’analyse de sa formation, une autre caractéristique de l’individu réside dans la prégnance du schème continuiste : l’individu se pense comme terme d’un développement endogène, appuyé sur des capacités propres que l’école lui permet de traduire en compétences. L’école ne se propose que de former ce qui préexiste dans l’individu, qu’il ne s’agit que de mettre en forme, d’actualiser, en sollicitant d’ailleurs le plus possible l’activité propre de l’élève. De l’enfance à l’adolescence, de la famille à l’école, de l’école à la vie un vaste continuum est censé garantir la meilleure expression de ce qu’est en vérité l’individu. Ce continuisme trouve son expression pédagogique dans le constructivisme foncier qui structure largement les discours et les pratiques actuellement. Le constructivisme révèle cette croyance selon laquelle « l’acquisition des savoirs se ramène à l’appropriation par le dedans des différents ordres de la réalité [12] ». En-deçà d’une critique de la consistance théorique de ces propositions théorico-pratiques [13], c’est la dimension ou la résonance individualiste de cette pédagogie qui sera soulignée ici. Comme s’il était possible d’ancrer tout apprentissage dans l’activité de l’élève, comme s’il était possible de lui assigner la place de centre et d’origine en-deçà de toute prise en compte de la fonction instituante de l’écart, de la discontinuité, de la rupture.

29Il serait possible de détailler historiquement le procès de l’avènement de cet individu. Les analyses de M. Gauchet, par exemple, essaient d’en saisir les étapes, dans leurs attendus politiques aussi bien qu’anthropologiques ou éducatifs [14]. Pure présence à soi, résultat d’une mise en forme efficace, l’individu n’en continue pourtant pas moins de reproduire le secret d’origines tutélaires et aliénantes. Faute d’une reconnaissance de cet impensé, il ne peut qu’être agi par ce même impensé. L’élève ne pourra que se perdre dans la recherche d’une liberté de choix illusoire, que la formalisation des compétences se révèle incapable de fonder.

30H. Arendt a repéré, dès la fin des années cinquante aux États-Unis, l’ensemble des mutations amenant à la promotion de cet individu. L’école y joue un rôle, précisément à travers le pragmatisme de la réduction de l’apprentissage au faire. L’idée que l’on ne peut « savoir et comprendre que ce que l’on a fait soi-même [15] » assure la jonction entre les enjeux et les choix pédagogiques d’une part et les revendications de l’individu que l’on vient de décrire rapidement d’autre part. De manière critique, H. Arendt souligne les continuités mises en place, par exemple entre le jeu et le travail, sans lesquels la prétendue consistance de l’individu serait attaquée et ruinée [16]. L’individu ne peut exister que sur le fond de cette continuité, en ne reconnaissant nulle transformation essentielle. Seules peuvent être pensées la formation, la mise en forme de ce qu’il est déjà.

31Mais, à penser l’éducation sur le mode de la formation d’un individu consistant, à penser l’éducation sur le mode du développement d’un être toujours déjà là, on risque de ne penser que la pérennisation d’un fait. En effet, on l’a déjà indiqué, la prétention à la consistance de l’individu ne repose que sur le déni de la puissance des origines. Cette puissance constitue l’impensé du schéma continuiste sur lequel se fondent les pratiques pédagogiques privilégiant l’activité des élèves. Que les perspectives soient constructiviste ou pragmatiste, elles s’appuient sur les ressources de l’élève-individu en formation, présupposant un développement de qualités propres : l’école n’apparaît alors que comme lieu d’épanouissement, d’actualisation neutre de telles qualités, en-deçà de toute visée de transformation ou de rupture. Viser la formation des compétences, au prétexte de sauvegarder l’intégrité de l’élève, ne peut dès lors que conduire à pérenniser les discours constituant de manière sourde l’individu et l’élève. Ne pas penser la nécessité de ruptures conduit à laisser libre cours à l’origine, dont le propre réside précisément dans la recherche de la pérennité. L’origine, qu’elle soit familiale ou sociale, qu’elle relève aussi de l’époque, cherche à se perpétuer en se présentant sous la forme de l’évidence naturelle propre à la spontanéité. Prendre l’individu et l’élève comme un tout déjà là conduit à prendre acte de cette puissance sans chercher à lui opposer la rupture par laquelle seule l’élève peut accéder à une forme d’émancipation. Or, de ce point de vue, l’école constitue un lieu irremplaçable. Comme lieu spécifique, en retrait de la société, elle peut désamorcer cette puissance. Elle peut être en mesure de marquer l’échec de la continuité, de favoriser la remise en cause de l’imposition d’une assignation identitaire en introduisant l’écart et la rupture. Mais, dès lors, c’est le modèle même de l’individu qui se trouve remis en cause. La distinction entre l’élève et l’enfant, la reconnaissance d’un partage de l’autorité éducative pourrait en constituer une matrice possible ; cette première forme de dualité est mentionnée alors même que, de plus en plus et pour remédier aux difficultés de l’école, on insiste sur tout ce qui peut rapprocher l’école de la famille, ruinant par là ce que l’école peut proposer en propre.

32Le décentrement constitue l’une des formes de la rupture à l’école. Il peut prendre différents aspects. Le premier concerne la socialisation même, découverte par l’élève de son intégration dans un ensemble dont il n’est ni le principe ni le centre. Un autre aspect a trait au savoir ; il est essentiel pour dégager l’enjeu émancipateur de l’école. Le décentrement que constitue et que procure le savoir représente l’indice de l’incomplétude de l’élève, le signe de la faille exhibant que l’on ne saurait chacun prétendre être déjà ce qui se révélerait par l’usage des qualités propres. Défiant les prétentions continuistes des schémas constructivistes et pragmatistes, cette forme de décentrement dépasse la combinatoire des compétences parce qu’elle ouvre sur une extériorité instituante irréductible aux prétentions de l’individu. Posons que le sujet s’institue précisément dans cette dynamique de relations, dont il ne pourra d’ailleurs jamais figurer ou clore la synthèse. Penser le sujet dans ces termes implique d’en penser la dynamique d’institution, et donc le rôle décisif de la rupture. Nul naturalisme ici, nulle position d’un sujet substantiel déployant ses facultés ou sa puissance. Le sujet se définit par le processus, par l’écart et la rupture.

33En analysant les programmes scolaires, on peut identifier à maintes reprises ces occasions de décentrement ; mais on doit aussi reconnaître que bon nombre de ces lieux sont aussi susceptibles d’interprétations utilitaires, décomposables en compétences. Prenons successivement deux exemples. La lecture constitue le premier. On peut comprendre la lecture à partir de ses effets utiles, pouvoir se repérer dans une ville, pouvoir échanger des informations, occasion de mobiliser des compétences que l’on peut détailler et décomposer. Mais la lecture ne se réduit pas à cette dimension, par ailleurs indéniable ; elle ne se réduit pas à la familiarité avec un univers utile de signes ; elle représente également la possibilité d’être happé dans un monde qui me préexiste, dont je découvre la cohérence propre, qui m’offre la possibilité de commencer à me repérer dans un nouvel univers, la culture que je vais appréhender indéfiniment à partir du lieu particulier que je représente à mon époque. La même tension se retrouve à propos de l’enseignement des langues : tension entre l’acquisition d’une compétence linguistique utile, tant pour les voyages que professionnellement, et la découverte d’une autre façon d’habiter le monde. Car l’apprentissage d’une langue constitue aussi le repérage d’une culture autre, la reconnaissance du caractère non transparent d’une langue, dont l’équivocité même constitue un objet d’étonnement inépuisable, irréductible à toute recherche d’effets. Nous ne pouvons, malheureusement, que témoigner du progrès d’une compréhension caricaturalement utilitaire des programmes par les jeunes enseignants, ou futurs enseignants.

34Ces tensions ont pu donner lieu à des débats extrêmement vifs. L’introduction du paradigme de la communication et la modification du sens de l’enseignement du français qui en est la conséquence en ont été des exemples marquants, dont La Princesse de Clèves aura été le symptôme le plus éclatant [17]. Les récentes modifications de l’enseignement des mathématiques, dont les enseignants du supérieur commencent à entrevoir les effets dévastateurs, montrent encore à l’envi combien les modifications didactiques, relatives aux compétences, sont porteuses de changements en profondeur quant au sens accordé à l’école. Certaines disciplines semblent plus épargnées par cette réduction possible. L’histoire ou la philosophie semblent échapper à cette récupération utilitariste, à cet appauvrissement épistémologique. Mais là encore rien n’est jamais sûr, et la réduction de la philosophie à un lieu d’expression censé garantir l’égalité de tous dans l’exercice de la prise de parole peut menacer à terme le sens même de l’enseignement de la philosophie.

35On trouve chez Rousseau, dans les chapitres 6 à 8 du livre I de Du contrat social, un modèle d’articulation entre décentrement et émancipation pensé sur le mode de la transformation. Il n’est pas question ici d’endosser la systématicité rousseauiste ; cette référence circonscrite n’est là que pour souligner combien le décentrement constitue la condition d’une transformation émancipatrice. Or la transformation doit être caractérisée, repérée et suscitée pour que puisse être pensée et favorisée l’institution du sujet, tel que l’on vient de le définir, par le biais du processus éducatif. L’école peut en effet être analysée dans ces termes. Le décentrement devient alors le lieu de l’institution d’un sujet capable d’échapper aux assignations originaires. Le décentrement entreprend d’instituer la singularité qui adviendra dans la découverte et la pratique de la culture transmise à l’école.

36La notion de transmission occupe évidemment une place décisive dans cette configuration éducative. Elle possède un double enjeu. H. Arendt souligne l’importance du premier : la transmission possède une vertu heuristique de compréhension du monde. Après avoir circonscrit la crise de l’éducation, elle propose de repérer dans « le conservatisme, pris au sens de conservation, l’essence même de l’éducation [18] ». C’est la caractérisation du monde comme vieux, associée à la responsabilité des enseignants à son égard qui indique le mieux le sens, cet enjeu de la transmission et sa nécessité.

37Mais au-delà de cette dimension, la transmission constitue aussi un vecteur de décentrement. La transmission d’une culture devient le moyen d’une singularisation, elle constitue le champ d’institution du sujet. Confronté à ces réseaux de sens qu’il ne soupçonne pas, qui excèdent tout ce dont il a pu faire une expérience directe et immédiate, l’élève se trouve ébranlé dans ses prétentions égocentriques, en même temps qu’il apprend progressivement à se déplacer dans des réseaux de sens. L’école joue un rôle décisif dans ce processus d’émergence. Comment penser cette institution du sujet, quels modèles peuvent fournir un cadre heuristique ? Rousseau présente l’avènement de la volonté générale sur le mode de l’instantanéité [19] ; peut-il en aller de même pour le sujet à l’école ? À cette question on peut en ajouter une autre, qui relève aussi de la caractérisation de l’émergence du sujet dans l’éducation : M. Gauchet, quand il analyse le rôle de la culture dans le processus d’éducation emploie les notions d’imposition, de contrainte [20]. Les registres de l’instant et de la contrainte, de l’imposition sont-ils adéquats pour rendre compte de l’avènement du sujet dans le processus éducatif ?

38Pour répondre, peut-être faut-il commencer par évacuer un malentendu : la référence à l’imposition ne concerne pas une modalité pratique, un choix didactique. La notion d’imposition renvoie davantage à un enjeu anthropologique : je ne peux devenir sujet qu’en m’arrachant à l’illusion de l’individualité. Le sujet tel qu’il apparaît à l’école n’est rien d’autre que le processus de cet arrachement, dont il est illusoire de penser que l’on pourra l’ancrer dans et le faire dériver des expériences et des expressions naturelles de l’enfant. Partant il est tout aussi illusoire d’imaginer que l’on pourra gommer toute dimension dramatique à l’enseignement, consistant dans cette expérience de la dépossession et de l’arrachement à la nature.

39Je terminerai par quelques remarques concernant le registre de l’instant. Cette notion est ambiguë, susceptible en particulier d’un usage positiviste, par exemple reproché à G. Bachelard, selon lequel l’instant marque la rupture entre une ère pré-réflexive, pré-scientifique et l’avénement d’un âge scientifique. L’instant que marque et favorise l’école ne signifie pas cette accession à un âge des certitudes, à la possession tranquille d’un savoir surplombant et rassurant. L’instant n’a d’autre sens que de précisément marquer cet ébranlement des certitudes, cette ouverture à l’institution indéfinie d’un sujet reconnaissant le caractère essentiellement instable de ses positions. L’instant marque, dessine ce moment où le sujet advient dans la distance et l’écart. La notion d’instant tente de cerner au mieux la dynamique de cette émergence.

40Conclure le propos, c’est forcément oser dire que cette logique des compétences appliquée à l’école entreprend la négation de l’éducation, de la science et de la culture ainsi que de la mission de paix dont on les a officiellement un jour créditées. Car l’utile, posé comme déterminant, éclipse nécessairement les exigences de vérité, de beauté et de justice que l’école était censée apporter aux peuples ; sans ces valeurs quelle harmonisation entre les différences humaines pourrait-on affirmer, autre que celle résultant des rapports de forces ?

41Conclure c’est aussi opposer à la conception issue des compétences une pensée de l’éducation qui accepte le décentrement, la rupture, qui ne soit donc pas flatterie des individualités. C’est à ce prix seulement que l’école publique pourra être émancipatrice, en accord avec son concept, en accord donc avec l’espérance, parfois confusément formulée, que les sociétés placent en elle.

42Conclure, c’est enfin redire solennellement ce qui fait qu’il y a de l’école entendue comme « loisir », des élèves et non des populations jeunes, des Maîtres aussi plutôt que des manageurs : une pratique de culture créant ce manque positif en chaque individualité, suscitant par ce travail l’institution progressive d’un sujet, instance singulière de désir et de pensée.

Notes

  • [1]
    N. Hirtt, «L’approche par compétences : une mystification pédagogique», L’École démocratique, n° 39, 2009.
  • [2]
    J.-P. Le Goff, La Barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, Éditions La Découverte, 2003.
  • [3]
    A. del Rey, À l’école des compétences, Paris, Éditions La Découverte, 2010.
  • [4]
    cf. Monde de l’Éducation, 10 novembre 2010, un article de la p. 2 fort éloquemment intitulé : « UMP et PS se disputent le socle commun ».
  • [5]
    G. Ryle, La Notion d’esprit, 1949, Éditions Payot & Rivages, 2005, p. 136.
  • [6]
    Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, 1807, V, A, c, Aubier, 1991, p. 222-247.
  • [7]
    Il est important, conformément à l’esprit philosophique, de rappeler deux évidences structurelles : d’une part que, au moment où elles sont appréhendées, ces théories apparaissent à l’opinion comme sciences, d’autre part que toute époque, donc la nôtre, tend à appeler science ce qui n’est qu’idéologie.
  • [8]
    Ryle, du reste, insiste sur ce point qu’il est nécessaire de rejeter « une » localisation de l’esprit pour pouvoir identifier rationnellement « des » localisations situées dans les multiples activités intelligentes d’un homme, in La Notion d’esprit, op. cit., p. 126.
  • [9]
    Werner Jaeger, Paideia, 1933, introduction, Éditions Gallimard, 1964, p. 20.
  • [10]
    La notion de référence est suffisamment indéterminée pour poser comme secondaire et subordonnée la question technique de la modalité de la transmission : imposition, comparaison, mise en question …
  • [11]
    L’analyse originale et convaincante, menée par Angélique del Rey, de la normalisation imposée à l’école par cette intrusion d’une logique des compétences révèle, de façon indiscutable, ce déplacement du centre de gravité de l’enseignement : des savoirs, devenus prétextes, vers les compétences, devenues l’objet du souci scolaire. Le concept de « récit » que cette philosophe met en œuvre pour rendre compte de la justification pédagogique ou démocratique de la logique des compétences permet notamment de saisir la relation de compensation entre, d’un côté, la vertueuse opposition didactique « moyens (compétences) / fin (savoirs) » - celle de la bonne intention subjective, et, de l’autre côté, la brutalité sans fard de l’impératif utilitaire des compétences telle que l’exprime benoîtement un texte de Philippe Perrenoud cité par A. del Rey – A. del Rey, À l’école des compétences, Éditions La Découverte, Paris, 2010, p. 93.
  • [12]
    M. Gauchet «L’école à l’école d’elle-même», La Démocratie contre elle-même, Paris, Éditions Gallimard, 2002, p. 147.
  • [13]
    Pour une telle critique, voir M. Le Du «Le constructivisme comme mythologie», Revue de métaphysique et de morale, n° 4, octobre 2007.
  • [14]
    Voir la note précédente, ainsi que La Religion dans la démocratie, Paris, Folio, Éditions Gallimard, 1998.
  • [15]
    H. Arendt, «La crise de l’école», La Crise de la culture, Paris, Éditions Gallimard, p. 234.
  • [16]
    H. Arendt repère, de manière critique, les liens entre individualisme, pragmatisme et constructivisme. On pourrait trouver dans les positions de l’Émile une origine de cette liaison. Au-delà de leurs différences, les positions pragmatistes et constructivistes sont ici assimilées sous l’égide de leur commun continuisme.
  • [17]
    Pour une analyse des termes et des enjeux de cette redéfinition, voir le numéro du Débat, « Comment enseigner le français », n° 135, mai-août 2005.
  • [18]
    H. Arendt, op. cit., p. 246.
  • [19]
    Voir le chapitre 6 du livre I de Du contrat social.
  • [20]
    Dans «L’école à l’école d’elle-même», op. cit., p. 152 par exemple.