Comment mathématiser la biologie ?

1Les mathématiques ont avec la physique des relations privilégiées, sans équivalent du côté des autres disciplines scientifiques, telles que la chimie et la biologie. Non seulement la physique trouve, dans les mathématiques, à chaque étape de son développement, ce dont elle a besoin ; mais il n’est pas rare que l’émergence d’une nouvelle théorie en physique suscite du côté des mathématiques l’invention de nouveaux formalismes et théories. Ainsi, le calcul différentiel est-il contemporain de la théorie de Newton ; ainsi, tout au long de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’hydrodynamique et la théorie des équations aux dérivées partielles se sont-elles construites ensemble d’un même mouvement, les avancées d’une discipline provoquant de nouvelles découvertes dans l’autre, immédiatement reprises etc. L’élaboration de la théorie quantique illustre également cette connivence des mathématiques et de la physique : on sait que l’intuition physique « ordinaire » s’étant révélée inopérante dans le domaine microscopique, les physiciens l’ont, dans un premier temps, remplacée par une intuition proprement mathématique ; remplacement rendu possible par l’invention du concept d’espace de Hilbert apparu en mathématiques quelques années seulement avant que les physiciens en aient l’usage.

2Qu’en est-il de la relation entre biologie et mathématiques ? La biologie, au cours du XXe siècle, a cessé d’être une science descriptive pour devenir une science post-galiléenne, quantitative, prédictive… potentiellement mathématisable. L’équation de Michaelis-Menten régissant la vitesse d’une réaction catalysée par un enzyme, les équations de réaction-diffusion d’AlanTuring expliquant la morphogenèse sont autant d’exemples d’une collaboration entre biologistes et mathématiciens – tout comme l’est la participation de physiciens théoriciens, tels Francis Crick, à la résolution de la structure de l’ADN ou au déchiffrage du code génétique (voir encadré 1).

3Pour fécondes qu’elles aient été, ces collaborations sont restées ponctuelles. Force est de constater qu’au XXIe siècle l’explosion de la production de données biologiques expérimentales n’a pas été suivie d’une évolution correspondante dans le domaine des mathématiques. Je me propose, dans cet article, de développer un argument qui, de mon point de vue, explique cette infertilité.

Mathématiques et biologie. État des lieux

41. Un mathématicien auquel on demanderait d’expliquer pourquoi les mathématiques n’ont pas suivi le train de la biologie répondrait que le propos d’un mathématicien est de faire des mathématiques – certainement pas de la biologie, ou de la physique. Les mathématiciens, dirait-il, cherchent à découvrir des structures mathématiquement riches, de nouveaux outils de calcul ou des axiomes sur lesquels fonder une théorie inédite ; ils utilisent pour y parvenir des méthodes variées, mobilisant tout aussi bien l’abstraction que diverses formes d’intuition ; quant aux motivations de la recherche mathématique, elles sont également multiples, allant de la simple curiosité au plaisir esthétique, en passant par la nécessité de résoudre des problèmes laissés ouverts par d’autres mathématiciens.

5Il arrive cependant que dans cette recherche de structures « intéressantes » le mathématicien soit guidé par l’observation de la manière dont la Nature résout certains problèmes. C’est en tout cas ce que suggère Henri Poincaré, parfait exemple de physicien mathématicien (ou de mathématicien physicien), lorsqu’il écrit : « La physique ne nous donne pas seulement l’occasion de résoudre des problèmes ; elle nous aide à en trouver les moyens, et cela de deux manières. Elle nous fait pressentir la solution ; elle nous suggère des raisonnements [1]. »

6On comprend mal dès lors que ce qui vaut pour la physique puisse ne pas valoir pour la biologie : la matière vivante, qu’étudie la biologie, n’appartient-elle pas tout autant au règne de la Nature que les « objets inanimés » dont traite la physique ?

72. De fait, certaines branches de la biologie moderne semblent accréditer l’idée que les phénomènes biologiques fondamentaux (ou du moins, certains d’entre eux) sont gouvernés par des structures mathématiques, à la manière dont les phénomènes physiques le sont.

8L’exemple classique est celui du pliage des protéines (voir encadré 2). Ce phénomène, encore incompris aujourd’hui, produit des structures (celles des protéines repliées) qu’il n’est pas possible de prédire ou de caractériser mathématiquement. En effet, tenant compte de nos connaissances, coder le pliage des protéines avec un alphabet ne comportant que quatre lettres (les quatre bases de l’adn), nécessiterait un temps infini – autrement dit, ce codage n’est pas réalisé sensu stricto dans la Nature. Pourtant le pliage des protéines est un fait – les protéines en question existent bel et bien et elles ont une structure « pliée » ; ce qui incite à penser que, derrière l’algorithme de codage, se cache une structure mathématique fondamentale, encore inconnue, gouvernant le phénomène de pliage.

9Se fondant sur des arguments du même type, Schrödinger concluait il y a soixante ans :

10

« Living matter, while not eluding the “laws of physics” as established up to date, is likely to involve “other laws of physics” hitherto unknown, which however, once they have been revealed, will form just as integral a part of science as the former[2]. »

11Non seulement ces autres lois de la physique, régissant la biologie, se font toujours attendre ; mais il faut bien reconnaître également qu’au cours des quarante dernières années, aucun théorème inspiré par la biologie n’a eu en mathématiques un impact comparable à celui des différentes tentatives d’unification des lois régissant les forces en physique.

12La situation en biologie est donc singulière. Alors que certaines règles biologiques manifestent des aspects quantitatifs prononcés, suggérant même une forme de combinatoire algébrique, les structures qui permettraient de traduire cet état de fait en langage mathématique (voir encadré 2) restent introuvables. Face à cette impossibilité, et faute de mieux, les biologistes en sont réduits à mettre en œuvre des méthode de type « essais et erreurs », bien connues des lycéens cherchant à résoudre une équation à tâtons en suivant les indications du manuel.

133. Cette situation a pu à un certain moment paraître désespérée. Ainsi, en 1996, le mathématicien Gian-Carlo Rota écrivait-il : « Le manque de contact réel entre biologie et mathématique est soit une tragédie, soit un scandale, soit un défi [3] ». Pourtant, le même Rota ajoutait immédiatement, indiquant ainsi la manière dont la biologie allait relever le défi : « Il est déjà apparent dans certaines branches de la biologie que la génération suffisante de données permet la création de théories telles que la génétique et la biologie moléculaire ». Déclaration prémonitoire car c’est bien ce qui s’est passé durant les dix dernières années : la biologie s’est développée en créant de nouvelles sous-disciplines à partir de nouvelles données.

14L’exemple le plus significatif de cette évolution est l’émergence de la génomique. La génétique, en passant de l’étude d’un ou quelques gènes à l’étude de milliers de gènes (formant le génome) dont les interactions et influences sont structurées s’est transformée et a donné naissance à une nouvelle discipline : la génomique. La génomique a pour objet l’identification des fonctions des gènes composant tel ou tel génome, et au-delà la compréhension des mécanismes biologiques. On conçoit bien qu’une fonction biologique, objet nécessairement complexe, ne puisse résulter de la simple addition des propriétés de ses composantes ; son explication doit nécessairement prendre en compte les interactions des diverses composantes entre elles, interactions qui en modifient les propriétés.

15La caractéristique essentielle de cette évolution (récente) de la biologie est la quantité des données à traiter (dont la production a considérablement augmenté dans les dix dernières années du fait du développement instrumental). Or l’étude générale des propriétés induites dans un système par les multiples interactions de ses nombreuses et diverses composantes n’est pas, en soi, un problème nouveau. La théorie générale des systèmes (ou la théorie des réseaux), relevant des sciences de l’ingénieur, a été développée, précisément dans cette intention, à la fin de la Seconde Guerre mondiale dans le domaine des circuits électriques et électroniques. Si l’on ajoute qu’entre temps les moyens informatiques, quasi inexistants en 1945, ont connu l’essor révolutionnaire que l’on sait, on comprend que soit apparue dans les dix dernières années une nouvelle forme d’étude du vivant : la biologie des systèmes. Cette biologie fait appel aux outils mathématiques et statistiques, développés dans le cadre de la théorie générale des réseaux [4] par le mathématicien Paul Erdös, permettant d’extraire de l’ensemble des données relatives à un système l’information pertinente et, à partir de là, d’inventer des modèles mathématiques dont on peut tester la plus ou moins grande validité. En somme, les biologistes sont allés chercher dans le vaste magasin de la physique, des mathématiques et de l’ingénierie ce dont ils avaient besoin pour traiter les interactions entre un nombre considérable d’acteurs, et donc un nombre énorme de données [5].

16Peut-on dire qu’ils ont ainsi introduit les mathématiques au cœur même de la biologie ? Et que de ce fait, les biologistes sont mieux armés qu’ils ne l’étaient au XXe siècle ? Faut-il penser que les problèmes posés par la biologie transformée par la multiplication des données accessibles en biologie des systèmes seront plus faciles à résoudre par les mathématiciens que ceux posés par la biologie « d’avant » ? Peut-on imaginer que les mathématiciens puissent résoudre les problèmes biologiques sans avoir besoin de comprendre les mécanismes proprement biologiques sous-jacents ? Sans devoir apprendre et comprendre les règles de la biologie ?

17Un peu de réflexion sur ce que peut être l’ « objet biologique [6] » incite à la prudence.

L’objet biologique, les mathématiques et les mathématiciens

18Avant toute tentative en vue de définir l’objet biologique, il importe de rappeler que les « principes » régissant les organismes vivants, les « lois » de la biologie (à supposer que le mot « loi » ait ici un sens) ont été construits dans la Nature, au fil du temps, sur quatre mille millions d’années – contrairement aux « principes » sur lesquels sont fondées la physique et ses lois – principes qui, eux, sont supposés éternels, invariants dans le temps et l’espace. Cette historicité constitutive de la biologie a plusieurs conséquences quant à une éventuelle mathématisation de la discipline.

19Tout d’abord, l’idée selon laquelle parmi plusieurs théories il conviendrait de préférer la plus simple (version moderne du « rasoir d’Occam ») apparaît comme totalement déplacée en biologie : les mécanismes régissant un être vivant, parce qu’ils résultent d’une série de transformations accumulées au cours du temps, ne peuvent a priori donner lieu à des constructions simples et élégantes (comme ce peut être le cas en physique) ; ils sont fondamentalement alambiqués. À noter que ce manquement au précepte de simplicité n’est pas propre à la biologie ; il affecte toutes les disciplines traitant de phénomènes portant les traits de l’histoire où l’exception et la règle se disputent la prévalence.

20De là résulte que la description que donne Poincaré du comportement intellectuel des physiciens : « les faits qui les intéressent sont ceux qui peuvent conduire à la découverte d’une loi [7] », ne peut en aucune façon valoir pour les biologistes. Les biologistes s’intéressent à des faits dont l’enchaînement n’entre pas forcément dans le cadre de « lois » invariantes et éternelles (condition nécessaire sinon suffisante de leur mathématisation). Raison pour laquelle toutes les tentatives en vue d’« appliquer » les lois et principes mathématisés de la physique sans précaution doivent être considérées avec circonspection. Il est clair, par exemple, que l’entreprise qui consisterait à « considérer la vie en tant que phénomène critique [8] » a peu de chances de réussir. Il en va de même de l’argument selon lequel l’origine de la vie serait à chercher en dehors de notre planète, « en vertu du second principe de la thermodynamique » (lequel implique pour un système isolé une marche au désordre inéluctable, alors que la vie est une mise en ordre).

21Certes la matière vivante, en tant que matière, est soumise aux lois de la physique : lâché sans vitesse du haut de la tour de Pise, un organisme vivant tombe au sol de la même façon que la pierre lâchée par Galilée (il y a quatre cents ans aussi bien qu’hier). Mais que la loi de la chute des corps explique la trajectoire dans l’espace et le temps de cet organisme considéré comme « objet physique » n’implique pas que son comportement d’organisme vivant (capable de se reproduire, entre autres) – en un mot, son comportement d’« objet biologique » – puisse être également expliqué par les lois de la physique. Tout au plus la physique peut-elle aider à expliquer l’effet induit au sein d’un organisme par telle ou telle modification physique de son environnement – par exemple la surexpression d’un gène lorsqu’on exerce une pression sur la membrane extérieure d’un embryon de drosophile [9] ; mais de là à expliquer le concept proprement biologique d’expression d’un gène par application des lois de la physique, il y a un pas immense qui ne sera probablement jamais franchi. Ce n’est pas par le biais de la physique que les mathématiques pourront s’introduire au sein de la biologie.

22La biologie des systèmes, dans ce contexte, peut apparaître comme une manière d’éviter le type de réductionnisme dont se rendent coupables certains physiciens. En effet, les lois mathématiques de la théorie générale des systèmes y interviennent non pas pour expliquer tel ou tel mécanisme biologique, mais bien plutôt pour traiter l’immense ensemble des données empiriques dont on dispose et en extraire l’information nécessaire (grâce à l’informatique). Elle a pour objectif premier de fournir une représentation d’un objet biologique comme et par un système, et non comme un système d’objets objectivement identifiables « dans la Nature ». Mais ses résultats peuvent-ils être considérés comme donnant une explication complète du fait biologique ? On peut en douter : la théorie générale des systèmes, si elle permet de modéliser le réseau des interactions entre acteurs biologiques, ne dit rien sur la nature des interactions qui lient ces acteurs (c’est même cette indifférence à la nature exacte des acteurs et des interactions qu’elle suppose qui rend son application si universelle) ; tant qu’on ne saura pas expliquer ce que sont ces interactions et ces acteurs, proprement biologiques, la biologie des systèmes restera incomplète.

23Revenant à la question de la mathématisation de la biologie, on dira que tant que l’on ne dispose pas d’une théorie mathématisée de l’objet biologique lui-même, la biologie des systèmes ne peut prétendre constituer une mathématisation de la biologie. Mais encore faudrait-il, pour qu’une telle théorie voie le jour que les mathématiciens (et éventuellement les physiciens) attachent suffisamment de considération aux particularités manifestées par les faits biologiques et acquièrent une véritable connaissance de « l’objet biologique », dont on ne peut se faire une juste représentation qu’en l’étudiant réellement, en « allant y voir », en apprenant les règles de la biologie. Après tout, la formulation de la théorie de l’évolution – seule véritable « théorie » de l’objet biologique à ce jour – est indissociable du voyage autour du monde qu’entreprit Darwin sur le Beagle. C’est en « allant y voir » que la diversité et l’adaptabilité lui apparurent comme des caractéristiques essentielles de l’objet biologique, ce dont il n’avait pas conscience avant d’entreprendre son voyage ; et c’est ainsi qu’il conçut et rédigea L’Origine des Espèces.

La biologie dicte ses lois

24La philosophie d’Arthur Schopenhauer telle qu’elle est exposée dans son livre Le Monde comme Volonté et comme Représentation permet peut-être de penser le rapport des mathématiques à la biologie sur de nouvelles bases (voir encadré 3). Pour Schopenhauer, le « corps », représentant l’ensemble des sens, est à l’origine de toute connaissance ; ce qui impose selon lui une réinterprétation des lois de la nature qui doivent être considérées comme subjectives, découlant de la volonté, faisant du monde extérieur une représentation subjective (« Le monde est ma représentation »). Cette conception du monde et de la connaissance que l’on peut en avoir s’oppose évidemment à celle sur laquelle se sont construites non seulement la physique et la chimie modernes, mais également les mathématiques elles-mêmes – raison suffisante pour expliquer le peu d’écho rencontré par les conceptions épistémologiques de Schopenhauer.

25Mais ce rejet d’une épistémologie centrée sur le corps subjectif, être vivant, est-il de mise s’agissant de la biologie à la recherche des règles du fonctionnement, non pas des organismes biologiques en général, sur un mode a priori, mais bien de chaque organisme. En biologie, l’exception fait partie de la règle, comme vient de le rappeler la récente découverte d’une bactérie capable de vivre d’arsenic lorsque le phosphore, élément que l’on pensait essentiel à la vie, intervenant dans la construction de l’ADN, vient à disparaître. D’ailleurs, la plasticité des principes régissant les organismes biologiques est à la base même de la théorie de l’évolution et la stochasticité est de nos jours un principe essentiel à la compréhension du fonctionnement des cellules au niveau moléculaire.

26La difficulté à penser l’« objet biologique » tient en partie à ce qu’on ne sait pas aujourd’hui en donner une définition. Plus exactement, on ne sait pas relier l’objet matériel, celui qui est « sur la paillasse », sur lequel les biologistes travaillent avec des techniques appropriées – ce que dans la tradition philosophique allemande, on désignerait du nom de Gegenstand, « l’objet de l’expérience » – à l’« objet de la biologie » (Objekt, dans la tradition allemande) dont le concept (biologique) permettrait d’unifier la variété des objets (Gegenstände) dont les biologistes ont l’expérience.

27Pourtant, à cet « objet biologique » sont attachées des notions (ou des concepts) qui, si elles ne le définissent pas, doivent nécessairement pouvoir être « lues » dans cette définition : reproduction, division, adaptation, diversité sont quelques uns de ces concepts. L’ADN a pu un moment apparaître comme leur dénominateur commun, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que les virus contiennent de l’ADN, mais ne sont pas considérés comme des êtres vivants. Tout se passe comme si les tentatives de définition de l’« objet biologique » achoppaient toujours sur des exceptions. Le vénérable concept de gène, lui-même, ne cesse d’évoluer.

28Pourtant l’« objet biologique » existe et la manière de le faire apparaître consiste justement à découvrir et utiliser des concepts biologiques (tels le gène) et à les doter de propriétés « mathématisables ».

29La conclusion qui s’impose est que les mathématiques, pour mieux établir les lois mathématiques et physiques sous-jacentes à la vie, doivent lire le livre de la vie qui est écrit en langage biologique.

Encadré 1. Mathématiques et biologie

Maud Menten (1879-1960)
Le fameux modèle de cinétique enzymatique de Michaelis-Menten repose sur une description mathématique très simple des réactions biochimiques que Maud Menten a appliquée à l’étude du taux de réaction d’une enzyme transformant le sucrose en glucose. Ce modèle est aujourd’hui utilisé dans des contextes très variés, par exemple pour décrire l’interaction entre protéines et brins d’ADN.
Alan Turing (1912-1954)
En 1952, dans un article intitulé « The chemical basis of morphogenesis », Turing, plus connu pour l’invention des concepts de base de l’informatique, a construit un modèle mathématique de type « réaction-diffusion » pour étudier, entre autres choses, les facteurs dont dépendent les formes que présentent les fourrures animales. Ici sont modélisées sept fourrures dont les taches sont obtenues en variant simplement le paramètre qui détermine la taille de l’animal.
figure im1
Max Delbrück (1906-1981)
Pour décrire la distribution d’apparition d’un virus bactérien dans une population de bactéries, Delbrück imagina un modèle statistique qui lui permit de mettre en évidence le caractère aléatoire de ces mutations adaptatives. D’où il conclut que les bactéries ne répondent pas à la pression de sélection, et que ce sont les mutations avantageuses, aléatoirement réparties, qui sont sélectionnées.
Max Perutz (1914-2002)
La fonction biologique d’une protéine est déterminée par sa structure (c’est-à-dire par sa conformation en 3 dimensions), laquelle dépend des propriétés physiques et chimiques de l’ensemble des acides aminés la composant. Les structures de protéines ne peuvent être déterminées qu’expérimentalement par cristallisation de la protéine et étude de cette forme cristalline par diffraction des rayons X. Le physicien Max Perutz, réussit en 1959 à « remonter », par un procédé mathématique, des clichés de diffraction X à la structure de la protéine – en l’occurrence l‘hémoglobine.

Structure atomique de l’hémpgmpbine par Max Perutz

figure im2

Structure atomique de l’hémpgmpbine par Max Perutz

Encadré 2. Pliage des protéines

En 1953 Watson et Crick découvrirent la structure en double hélice de l’ADN et – implicitement – le mécanisme par lequel cette molécule assure l’héritage génétique. L’ADN, conformé en longues répétitions de 4 types de bases – Adénine, Thymine, Cytosine et Guanine –, contient l’information nécessaire à la fabrication de protéines dans les cellules. Une protéine est elle-même une séquence (c’est-à-dire un certain ordre d’enchaînement) de molécules (acides aminés) en nombre restreint (vingt dans l’espèce humaine). Le lien avec l’héritage génétique tient au fait qu’à chaque protéine correspond un gène qui « code pour » elle, c’est-à-dire détermine l’ordre de la séquence et la nature des acides aminés qui la composent.
La fonction biologique d’une protéine dépend, outre des propriétés physiques et chimiques de ses composants, de sa forme, laquelle dépend elle-même de la nature de ces composants. On s’est aperçu que les protéines, initialement sans structure, se replient adoptant une forme stable. Jusqu’à présent, on ne sait pas prédire, connaissant la séquence des acides aminés qui la composent, la forme repliée stable qu’adopte une protéine donnée.

Encadré 3. Schopenhauer et la Biologie

Dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation[10], Schopenhauer (1788-1860) qui se voyait comme l’unique et véritable héritier de Kant, a néanmoins développé une théorie de la connaissance qui s’en écarte sur bien des points – en particulier sur la manière de penser la relation entre sujet et objet. Si l’on songe que c’est sur la théorie de la connaissance de Kant qu’ont longtemps reposé (et reposent probablement encore) une large part des considérations philosophiques développées à propos de la physique (ce qui a amplement contribué à faire de la physique le modèle de toute science), on ne s’étonnera pas de l’attrait qu’exerce Schopenhauer sur certains des biologistes d’aujourd’hui qui sont à la recherche d’un autre modèle pour penser les rapports entre la biologie et les mathématiques.
« [L’homme] sait que le monde dont il est entouré n’existe que comme représentation dans son rapport avec un être percevant, qui est l’homme lui-même […] L’univers entier n’est objet qu’à l’égard d’un sujet, perception que par rapport à un esprit percevant ; en un mot, il est pure représentation », écrit Schopenhauer à la première page de son ouvrage.
« Nous devons, dès lors, poursuit-il, considérer tous les objets présents, y compris notre propre corps, comme autant de représentations […] Ce qui connaît tout le reste, sans être soi-même connu, c’est le sujet. Le sujet est, par la suite, le substratum du monde, la condition invariable de tout objet […] Notre corps lui-même est un objet et, par la suite, mérite le nom de représentation. Il n’est qu’un objet parmi d’autres objets, soumis aux mêmes lois que ceux-ci [11] (§1 et 2). »
L’intégration du corps au monde des représentations – corps de ce fait « dédoublé » en objet et sujet – est ce qui séduit les biologistes. L’écart entre cette conception et celle qui sert de fondement philosophique à la physique apparaît clairement dans la description des rapports entre le monde et l’« observateur » physicien que donne Hermann Weyl (porte-parole particulièrement instruit philosophiquement de la physique mathématique) : « Only to the gaze of my consciousness, crawling upward along the life line of my body, does a section of this world come to life, as a fleeting image in space which continuously changes in time[12]. » Le corps ne figure ici qu’en tant que ligne d’univers, corps abstrait attaché à une conscience.
Schopenhauer insiste à plusieurs reprises sur ce qu’il considère comme la singularité de sa théorie de la connaissance : « Notre point de départ n’a été pris ni dans l’objet ni dans le sujet, mais dans la représentation, phénomène où ces deux termes sont déjà contenus et impliqués. Le dédoublement en objet et sujet est la forme primitive essentielle et commune à toute représentation […] Les doctrines philosophiques émises jusqu’ici partent toujours soit de l’objet, soit du sujet, s’efforçant ensuite d’expliquer l’un par l’autre. »
On voit se dessiner ici une tentative pour penser une forme d’objectivité qui ne soit pas celle de la physique, science que Schopenhauer range parmi les théories qui partent de l’objet seul, faisant l’impasse sur l’essentiel « dédoublement » du sujet et de l’objet. Comme on le sait, l’objectivité propre à la physique est liée au fait que la physique est mathématique de part en part, circonstance qui justement est à rapprocher du fait qu’elle part de l’objet seul : l’objectivité, norme dont il n’est pas aisé de cerner les contours avec des mots, possède une expression mathématique simple et parfaitement bien déterminée ; c’est celle-là qu’adopte tout naturellement la physique… mais qui ne convient pas à la biologie. C’est là que la conception de la connaissance développée par Schopenhauer peut peut-être aider à inventer une autre forme d’objectivité.
Pour Schopenhauer, l’objectivité ne peut être dissociée de la perception. D’une part, parce que dans sa conception du dédoublement objet/sujet, il n’y a pas de connaissance sans perception : « Pourtant, c’est bien de ce premier œil une fois ouvert (fût-ce celui d’un insecte) que tout l’univers tient sa réalité ; cet œil était, en effet, l’intermédiaire indispensable de la connaissance, pour laquelle et dans laquelle seule le monde existe, sans laquelle il est impossible même de le concevoir ; car le monde n’est que représentation, et, par suite, il a besoin du sujet connaissant comme support de son existence [13]. »
Et d’autre part, parce que la vérité d’un raisonnement dépend plus de la qualité de la perception qui lui sert de point de départ que de la rigueur logique avec laquelle est mené le raisonnement :
« La vérité de bien des propositions est seulement logique, j’entends fondée sur leur dépendance à l’égard d’autres propositions, en un mot sur le seul raisonnement […] La vérité de toute proposition déduite par voie syllogistique n’est jamais qu’une vérité conditionnelle et qui, en dernière analyse, ne repose pas sur une suite de raisonnements, mais sur une intuition [14]. II résulte de tout ceci que l’évidence immédiate est toujours préférable à la vérité démontrée, et qu’on ne doit se décider pour celle-ci que lorsqu’il faudrait aller chercher celle-là trop loin [15]. »
Après tout, Poincaré n’était pas loin d’une telle conception, lorsque pour expliquer pourquoi la géométrie euclidienne doit être préférée aux autres, il invoque l’intuition que nous avons « sans éducation préalable » de l’espace :
« Des êtres dont l’esprit serait fait comme le nôtre et qui auraient les mêmes sens que nous, mais qui n’auraient reçu aucune éducation préalable, pourraient recevoir d’un monde extérieur convenablement choisi des impressions telles qu’ils seraient amenés à construire une géométrie autre que celle d’Euclide et à localiser les phénomènes de ce monde extérieur dans un espace non-euclidien ou même dans un espace à quatre dimensions [16]. »

Notes

  • [1]
    Henri Poincaré, La Valeur de la Science, Paris, Flammarion, [1905], régulièrement réédité dans la collection « Champs », p. 13.
  • [2]
    Erwin Schrödinger, What is life ? The Physical Aspects of the Living Cell, Cambridge University Press, [1944] ; trad.fr, Qu’est-ce que la vie ? [1947], régulièrement réédité, Paris, Le Seuil, coll. « Points-Sciences ».
  • [3]
    Gian-Carlo Rota, « Phénoménologie discrète. Écrits sur les mathématiques, la science et le langage », tr. de l’italien et de l’anglais par A. Lanciani et C. Majolino, Beauvais, Mémoires des Annales de Phénoménologie, 2005. Voir aussi, G.-C. Rota, Indiscrete Thoughts, Boston, Birkhäuser, 1996.
  • [4]
    Un réseau est un ensemble de relations entre éléments, caractérisé par une faible organisation.
  • [5]
    À côté de la biologie des systèmes s’est constituée une discipline, assez voisine en ce sens qu’elle repose aussi sur l’analogie systémique : la biologie synthétique qui a pour objectif la construction de systèmes biologiques « de synthèse » (au sens où l’on parle en chimie de molécules « de synthèse ») à partir de circuits de gènes in vivo. En 2010,a été construit le premier organisme contenant un génome intégralement fabriqué.
  • [6]
    Qui ne doit pas être confondu avec l’objet de la biologie, bien évidemment.
  • [7]
    Henri Poincaré, Science et méthode, Paris, Flammarion, [1908], régulièrement réédité dans la collection « Champs ».
  • [8]
    Comme il fut récemment demandé par un physicien.
  • [9]
    Voir Emmanuel Farge, « L’embryon sous l’emprise des gènes et de la pression », Pour la science, 2009, vol. 379, p. 42-49.
  • [10]
    Arthur Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, [1819], traduction Auguste Burdeau, Alcan 1912, reprise dans la collection « Quadrige » aux PUF, disponible en ligne.
  • [11]
    A. Schopenhauer, Le Monde comme…, op. cit. p. 2-7.
  • [12]
    « Ce n’est qu’au regard de ma conscience, rampant le long de la ligne d’univers de mon corps, qu’émerge peu à peu une section de ce monde, image flottant dans l’espace, évoluant continûment dans le temps. » Hermann Weyl, Philosophy of Mathematics and Natural Science, [1949], Princeton University Press, Atheneum, New York, 1963, p. 116.
  • [13]
    A. Schopenhauer, Le Monde comme…, op. cit., p. 32-33. Un peu auparavant, il notait : « Lorsque nous imaginions avec le matérialisme [dont relève la physique] penser la matière, ce que nous pensions en réalité, c’était le sujet qui se la représente, l’œil qui l’aperçoit, la main qui la touche, l’esprit qui la connaît. »
  • [14]
    Ici Schopenhauer donne un exemple : « Il est plus facile de reconnaître la nature d’un animal par l’espèce, – ou, en remontant plus haut, par le genre, la famille, l’ordre, la classe à laquelle il appartient – que d’instituer chaque fois une nouvelle expérience pour l’anima] en question. »
  • [15]
    A. Schopenhauer, Le Monde comme…, op. cit., p. 73.
  • [16]
    H. Poincaré, La Science et l’hypothèse, Paris, Flammarion, [1902], repris dans la collection « Champs », p. 77.