Comment penser le temps présent ? De l'ontologie de l'actualité à l'ontologie sans l'être

La pensée épocale

1De « l’ère postmoderne » à « l’époque postindustrielle » et « l’âge numérique », on ne cesse de proposer des étiquettes pour le temps présent. Trouver le concept capable de cerner la nature de celui-ci, et ainsi dire vrai sur le propre de notre époque, c’est en effet un des soucis théoriques majeurs de nombreux penseurs actuels. Mais on prête moins d’attention à la logique historique dont un tel souci dépend. Par logique ou ordre historique, j’entends le mode d’intelligibilité pratique de l’histoire qui nous dote de schèmes temporels, de méthodologies et de positivités patentes. Dans le cas de la recherche du concept le plus à même de saisir le fond de notre ère, il va sans dire, par exemple, que le temps présent est un phénomène singulier, qu’il est identifiable et délimitable, qu’il mérite d’être interrogé en et pour lui-même, qu’il a une nature propre et qu’un seul et unique concept serait capable de la cerner. Une telle recherche s’inscrit alors dans un ordre historique dominé par ce qu’il convient d’appeler la pensée épocale. Celle-ci peut être entendue de manière générale comme la réduction de l’histoire à une chronologie périodique et, de manière plus spécifique, comme la tentative de cerner – à la limite avec un seul concept épocal – la nature d’une ère, ou d’un sous-ensemble important de celle-ci.

2Il peut s’avérer que l’interrogation sur la nature du temps présent se montre plus révélatrice de notre conjoncture historique que les réponses apportées. C’est du moins ce que suggère Michel Foucault dans plusieurs textes écrits à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt. Il y entame une réflexion sur ce qu’il propose d’appeler « l’ontologie de l’actualité » en soulevant une question fondamentale : d’où vient, sur le plan historique, cette interrogation – si caractéristique de notre conjoncture – sur l’être même du temps présent ? En posant une telle question, il tente de resituer dans l’histoire une certaine forme de questionnement historique. Il dénaturalise ainsi notre relation à la contemporanéité – qui est loin d’être invariable – ainsi que notre façon de penser l’actualité. Et il ouvre de la sorte la possibilité d’une critique historique de la pensée épocale.

3Sa réflexion sur l’ontologie de l’actualité tourne autour d’Emmanuel Kant, et notamment de son essai « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? » (1784). Il souhaite y repérer ce qui est peut-être la première formulation de la question « qu’est-ce que notre actualité [2]? ». Depuis le jour où Kant s’est interrogé sur cette question, la philosophie aurait acquis, selon Foucault, une nouvelle dimension : « s’est ouverte pour elle une certaine tâche qu’elle avait ignorée ou qui n’existait pas pour elle auparavant, et qui est de dire qui nous sommes, de dire : qu’est-ce que notre présent, qu’est-ce que ça, aujourd’hui [sic] [3] ». Cette tâche est à la fois historique et anthropologique, car il s’agit d’une ontologie de l’actualité qui est tout à la fois une ontologie de nous-mêmes : « je crois que l’activité philosophique conçut un nouveau pôle, et que ce pôle se caractérise par la question, permanente et perpétuellement renouvelée : “Que sommes-nous aujourd’hui ?” [4] ». Le philosophe de Königsberg aurait répondu à cette question centrale de manière presque entièrement négative, en définissant le temps présent « comme une Ausgang, une “sortie”, une “issue” » : « Il cherche une différence : quelle différence aujourd’hui introduit-il par rapport à hier [5] ? ». Il n’est donc pas du tout étonnant de voir Foucault lui-même s’identifier directement à cette lignée de penseurs : « Kant, Fichte, Hegel, Nietzsche, Max Weber, Husserl, Heidegger, l’école de Francfort ont tenté de répondre à cette question. M’inscrivant dans cette tradition, mon propos est donc d’apporter des réponses très partielles et provisoires à cette question à travers l’histoire de la pensée [6] ».

4Il peut sembler que Foucault reconduit tout simplement la pensée épocale à un autre niveau : plutôt que de proposer une réponse directe à la question de la nature du temps présent, il suggère que c’est justement la question elle-même qui constituerait le trait caractéristique de notre époque. En effet, il explique dans un texte de 1978 que la pratique historico-philosophique qu’il revendique lui-même « se trouve évidemment dans un rapport privilégié à une certaine époque empiriquement déterminable : même si elle est relativement et nécessairement floue, cette époque est, certes, désignée comme moment de formation de l’humanité moderne, Aufklärung au sens large du terme à laquelle se référaient Kant, Weber, etc., période sans datation fixe, à multiples entrées […] [7] ». Mais dans son article de 1984, dont le titre répète à quelques nuances près celui de Kant, il propose de parler plutôt d’une « attitude de modernité [8] ». Il en vient même à remettre en question l’identification entre la modernité et une période de l’histoire : « plutôt que de vouloir distinguer la “période moderne” des époques “pré” ou “post-moderne”, je crois qu’il vaudrait mieux chercher comment l’attitude de modernité, depuis qu’elle s’est formée, s’est trouvée en lutte avec des attitudes de “contre-modernité” [9] ». Une attitude, pour Foucault, est « un mode de relation à l’égard de l’actualité » qui ne s’étend pas nécessairement à la totalité d’une époque [10]. Au contraire, elle est le résultat d’un « choix volontaire qui est fait par certains [11] ». Chaque période historique serait donc tiraillée, semble-t-il, entre plusieurs attitudes.

5La réflexion de Foucault sur l’ontologie de l’actualité a l’avantage de mettre en lumière, jusqu’à un certain point, l’historicité de l’expérience temporelle et de ses catégories privilégiées. Au lieu de penser le temps présent comme une catégorie formelle invariante dont les contenus changeraient au fil des années, il s’interroge justement sur la reconfiguration historique de la catégorie même du présent. Il nous invite ainsi à réfléchir sur le rapport entre des attitudes historiques opposées plutôt que d’accepter comme tel le présupposé selon lequel il y aurait une seule et unique expérience de l’actualité. Ceci étant dit, sa discussion de l’attitude de modernité reste quelque peu ambivalente. Car il souhaite, malgré tout, la situer à l’ouverture d’une nouvelle époque de la pensée : celle justement de l’avènement de la pensée événementielle [12]. Il trace ainsi une ligne de démarcation entre l’âge ouvert par l’attitude moderne et les époques précédentes. Il en vient même à dire que la réponse à la question des Lumières installe un rapport d’imbrication réciproque entre la philosophie et son époque [13]. On peut alors se demander s’il est allé assez loin dans sa prise de distance critique à l’égard de la pensée épocale [14], au moins dans ses écrits sur l’ontologie de l’actualité vers la fin de sa vie.

Repenser le temps présent

6Pour repenser ce que l’on appelle le « temps présent », il faut rompre définitivement avec la pensée épocale, à savoir la réduction de l’histoire à une chronologie périodique et, plus précisément, l’effort d’identifier la nature profonde de chaque période, en recourant éventuellement à un seul et unique concept épocal. Il ne suffit pas d’en critiquer telle ou telle manifestation ou de modifier légèrement quelques aspects. Il est nécessaire de démanteler l’ordre historique dont elle dépend. Cela implique, en même temps, la création d’une logique alternative de l’histoire qui organise tout autrement la problématique du temps présent, et qui abandonne une fois pour toutes la quête chimérique du concept épocal le plus à même de cerner le propre de l’actualité. Et ceci, pour commencer, parce qu’il n’y a pas de nature du temps présent ni d’essence conceptuelle de notre moment. Il n’y a pas non plus deux attitudes rivales qui s’opposent depuis 1784.

7Pour des raisons purement heuristiques, il convient de distinguer entre trois dimensions de l’histoire : la dimension chronologique de la temporalité, la dimension géographique de l’espace, et la dimension sociale des pratiques. En ce qui concerne la première dimension, qui jette souvent de l’ombre sur les deux autres, il est important de rappeler que la temporalité est elle-même un élément de part en part historique [15]. Étant donné que le temps, tel qu’on le connaît, est un phénomène humain, il varie selon les trois dimensions heuristiques de l’histoire. Il n’y a donc pas de temps en général, sauf par la projection à partir d’une structuration spécifique de la temporalité. Ce qu’il convient d’appeler le problème pérenne consiste justement à penser le temporel à partir de l’atemporel, l’historique sur fond de l’anhistorique. Il s’agit d’un problème quasi permanent dans l’histoire de la pensée, qui découle précisément de la pérennité supposée de la temporalité, entendue comme la structure formelle invariable encadrant le flux temporel.

8Par ailleurs, dans la temporalité abstraite de ce que l’on appelle l’âge scientifique, il n’y a aucune raison de s’attendre à ce que chaque période fasse preuve d’une cohérence interne. Comme Siegfried Kracauer l’a montré, il peut y avoir d’autres formes de cohérence qui ne dépendent pas du tout d’horizons chronologiques. Et l’existence d’un cadre temporel abstrait fondé sur les formes de datation modernes n’implique nullement une homologie principielle entre tous les phénomènes qui s’y trouvent : la simultanéité ne signifie pas obligatoirement l’unification, la cohésion ou même la cohérence. Il n’est pas du tout nécessaire, d’ailleurs, que le temps – et, plus précisément, la chronologie scientifique de « l’âge moderne » – soit le mode d’organisation historique le plus fondamental.

9Pour toutes ces raisons, Kracauer a absolument raison de déclarer que « le Zeitgeist n’est qu’un mirage [16] ». « Les influences réciproques, écrit-il, sont souvent compensées par toutes sortes d’incohérences [17] ». Il remet ainsi en question la catégorie historique d’époque : « une période typique n’est pas tant une entité unifiée avec un esprit qui lui est propre, qu’un fragile agrégat de tendances, d’aspirations et d’activités qui le plus souvent se manifestent indépendamment les unes des autres [18] ». Et il a tout à fait raison d’ajouter : « cela ne revient pas à nier l’existence, à un moment donné, de certains objectifs, croyances, attitudes, etc., répandus ou même prédominants [19] ». Or, plutôt que d’abandonner complètement la catégorie d’époque, l’auteur de L’Histoire : Des avant-dernières choses affirme qu’il faut défendre deux positions apparemment contradictoires et incompatibles. D’une part, il déclare que « le temps mesurable s’évapore, remplacé par des paquets de temps formés dans lesquels évoluent les multiples séries intelligibles d’événements [20] ». Mais il ajoute aussitôt que « la datation garde tout son sens dans la mesure où ces paquets tendent à s’agglomérer à certains moments qui acquièrent dès lors valeur pour tous [21] ». Sa critique de l’histoire périodique ne rompt donc pas entièrement avec la logique historique de la périodicité. Mais il s’efforce plutôt de repenser la catégorie de l’époque en rompant avec le présupposé selon lequel elle découlerait du flux homogène du temps propre à la chronologie abstraite. Une période ne présupposerait donc ni une temporalité homogène ni un esprit unificateur. Elle serait, à proprement parler, une unité spatio-temporelle ayant son propre rythme : « En tant que configuration d’événements qui appartiennent à des séries dotées de grilles temporelles distinctes, la période n’émerge pas du cours homogène du temps ; elle instaure plutôt un temps à elle – ce qui implique que son expérience de la temporalité peut ne pas être la même que celle de périodes chronologiquement antérieures ou postérieures [22]. »

10Le temps n’est qu’une dimension de l’histoire. Mais celle-ci n’est jamais réductible à la seule temporalité. Sinon, elle resterait imperceptible et intangible. S’il n’y avait pas d’agents, d’objets ou d’éléments situés dans l’espace, on n’aurait affaire qu’à un déroulement insaisissable d’un phénomène éphémère. Sans l’espace, l’histoire n’aurait tout simplement pas lieu d’être. Le nunc est toujours fonction du hic, et vice versa. « Géographie et chronologie, écrivit Giambattista Vico, sont les deux yeux de l’histoire [23]. » C’est pour cette raison qu’il est absolument nécessaire de faire état de la dimension horizontale de l’histoire, c’est-à-dire la distribution des phénomènes dans l’espace [24]. Et c’est précisément en mettant l’accent sur la dimension spatiale que nous pouvons éviter l’homogénéisation de l’espace historique propre à la conception purement chronologique de l’histoire, qui réduit celle-ci à la seule dimension verticale du temps.

11C’est ce que Foucault a tendance à faire dans ses divers écrits sur Kant et l’Aufklärung, qui accordent une place importante à la discontinuité historique. Car il suggère à maintes reprises que le philosophe de Königsberg ouvrit une nouvelle époque, et il retrouve chez lui le coup d’envoi qui fut à l’origine de son propre projet : l’interrogation sur l’ontologie de notre actualité. Une telle interprétation suppose inévitablement une compression socio-historique. La variabilité et la complexité du monde social et historique, ainsi que la circulation réelle de l’article de Kant, sont largement mises entre parenthèses au nom d’une conception verticale de l’histoire où celle-ci en vient à fonctionner plus ou moins comme un fil unique susceptible d’être rompu à des moments précis par la simple existence d’un écrit [25].

12En cartographiant des phénomènes historiques dans la dimension verticale de la chronologie et la dimension horizontale de la géographie, il faut également faire part de la dimension stratigraphique des pratiques sociales. Car chaque espace-temps est le site de diverses activités, et il peut y avoir, dans le même cadre chronotopique, des pratiques tout à fait divergentes. Il est donc tout aussi important de penser la socialité de l’histoire que de réfléchir sur la géographie historique. Car la géographie a toujours une topographie spécifique, composée de diverses strates de pratiques sociales. C’est ce que Victor Hugo a si bien rappelé dans le chapitre des Misérables intitulé « L’année 1817 », où il a fourni une longue liste de détails importants délaissés par l’histoire dans sa démarche chronologique.

13En dépit de sa critique du chantage des Lumières, Foucault tend à penser l’espace social, dans sa réflexion sur l’ontologie de l’actualité, en termes d’opposition entre deux attitudes : celle de modernité et celles de contre-modernité. Une telle dichotomie ramène la topographie complexe des divers champs de force de la société à une logique binaire opposant la lignée de Kant à celle de ses rivaux. Il en va ici d’une procédure de légitimation historique bien attestée en philosophie contemporaine. L’histoire se divise en deux selon un partage épistémologico-normatif : les véritables penseurs de tel ou tel sujet tenu pour crucial (l’actualité, la discontinuité, la différence, l’altérité, l’incommensurabilité, l’indiscernabilité, etc.) s’opposent à tous ceux qui restent aux prises avec des idées jugées dangereuses, désuètes ou inauthentiques (la contre-modernité, la continuité, l’identité, et ainsi de suite). On suppose, d’ailleurs, que ceux-là sont plus sophistiqués, profonds ou pénétrants que ceux-ci, quand bien même on remettrait en question une certaine idée du progrès historique en s’appuyant sur une histoire verticale structurée par la répétition plus ou moins sempiternelle d’une bataille conceptuelle apparemment sans fin.

14Il est aussi à noter que Foucault individualise la question de l’attitude moderne, se rapprochant encore davantage d’une forme d’historiographie qui est omniprésente en philosophie. Ce n’est pas uniquement que l’histoire de l’attitude moderne est une histoire héroïque (Hegel) ou monumentale (Nietzsche) des grands hommes du passé européen. C’est aussi que la question anthropologique « qu’est-ce que nous sommes aujourd’hui ? » est largement pensée dans le cadre individuel de la constitution du sujet autonome [26]. Loin de nous proposer une anthropologie véritablement sociale, Foucault ramène la question de notre actualité à celle d’une décision individuelle dans un espace social binaire : ou bien on épouse l’attitude moderne en osant, comme Kant, s’interroger sur la différence de notre moment historique, ou bien on fait preuve d’une attitude anti-moderne en y tournant le dos [27].

15En prenant en compte la dimension sociale des Lumières, il faudrait se demander combien de personnes se sont réellement intéressées au débat sur l’Aufklärung. Nombreux furent celles et ceux qui n’ont pas lu Kant, Mendelssohn, Erhard et les autres participants au débat [28]. Et en ce qui concerne leurs lecteurs, est-il vraiment légitime de parler d’un partage binaire entre l’attitude de contre-modernité et la nouvelle attitude de modernité ? Attardons-nous brièvement sur le cas révélateur de J. G. Herder, qui ne se situe pas uniquement dans le même espace-temps que Kant, mais qui a été décrit par ce dernier – malgré ses sévères critiques – comme un penseur ayant eu le courage de dépasser les superstitions de sa profession. Herder a remis en question l’idée ethnocentrique d’un progrès linéaire et universel conduisant droit à la culture européenne, c’est-à-dire « éclairée ». Insistant justement sur la diversité des conjonctures culturelles, il s’en est pris directement à l’ethnocentrisme et à la pensée épocale, et plus généralement à l’abstraction historico-géographique dont ils dépendent. « Personne au monde, écrit-il, ne sent plus que moi la faiblesse des caractéristiques générales. On peint un peuple entier, une période, une contrée entière – qui a-t-on peint ? [29] » Mettant l’accent sur les limites épistémologiques des êtres finis, il souligne justement l’écart entre la diversité historique, géographique et sociale, d’une part, et la généralité de nos catégories de classification de l’autre : « Je sais comme toi que tout tableau d’ensemble, que toute notion générale n’est qu’abstraction. – Le Créateur est le seul qui puisse penser toute l’unité d’une nation et de toutes les nations dans toute leur diversité sans que cela fasse disparaître à ses yeux l’unité [30] ».

16La pensée épocale suppose une maîtrise épistémologique du temps, de l’espace et de la topographie sociale, et c’est exactement ce que Herder remet en doute. À la lumière d’une telle critique, située précisément dans l’espace-temps de Kant, il convient de s’interroger sur la thèse foucaldienne concernant la nature inédite de la réflexion historique de ce dernier. Le philosophe de Königsberg fut-il vraiment le premier, dans le monde entier, à se poser la question de l’actualité en termes de différence événementielle ? Sur le plan méthodologique, il faut souligner tout d’abord qu’il est impossible de le savoir avec précision, puisque nous n’avons tout simplement pas accès à la pensée de la totalité des personnes à un moment donné. Et même les archives textuelles que nous avons à notre disposition sont extrêmement vastes pour cette période, surtout si l’on prend en compte les publications dans toutes les langues du monde entier. Quand bien même nous nous en tiendrions aux trois espaces linguistico-culturels privilégiés par Foucault, de nombreux contre-exemples potentiels viennent à l’esprit. Faute de place, il n’est guère possible d’en entreprendre ici une analyse exhaustive. Il faut se contenter alors de signaler quelques cas qui mériteraient d’être examinés de plus près, sans pouvoir prétendre prouver définitivement, dans le présent cadre, qu’il s’agit d’« ontologies de l’actualité » pré-kantiennes.

17Commençons par une prise de position bien antérieure à celle de Kant. Il s’agit de la description du théâtre, et plus précisément de la performance théâtrale, par Shakespeare dans sa pièce sans doute la plus connue. S’adressant à une troupe de comédiens, qu’il définit en général comme « l’abrégé, la chronique concise de l’époque (the abstracts and brief chronicles of the time) », Hamlet leur conseille de ne pas s’écarter de « l’intention du théâtre dont l’objet a été dès l’origine, et demeure encore, de présenter pour ainsi dire un miroir à la nature et de montrer à la vertu son portrait, à la niaiserie son visage, et au siècle même et à la société de ce temps quels sont leur aspect et leurs caractères (the very age and body of the time his form and pressure) [31] ». Le neveu de Claudius ne se contente pas de fournir une description générale. Car en faisant une telle déclaration au moment de la préparation de la brève pièce mise en scène devant le nouveau roi (Claudius) et son épouse (la mère d’Hamlet), il avoue sa véritable intention : faire surgir l’essence dissimulée de l’actualité, soulever le voile de l’histoire en montrant la vraie nature du temps présent (qui s’avère être un temps décalé à cause du fratricide de Claudius). Par un retournement si caractéristique des pièces de Shakespeare, c’est le jeu des apparences qui révèle le fond caché des choses : « Le théâtre est le piège, dit Hamlet, où je prendrai la conscience du roi [32] ». C’est la mise en scène théâtrale, semble nous dire Shakespeare dans cette mise en abyme spectaculaire, qui est capable de dévoiler la réalité actuelle, dissimulée par la fausse théâtralité de la vie.

18Étant donné que l’on pourrait dire qu’il s’agit davantage ici d’un questionnement sur la vraie nature du temps présent que d’une interrogation axée sur la question « qui sommes-nous aujourd’hui ? », tournons-nous vers le siècle des Lumières, où d’autres exemples viennent à l’esprit. Bien que Giambattista Vico ne s’interroge pas sur l’actualité en tant que telle dans la Scienza nuova (1725 et 1744), il fonde tout son projet sur la nécessité, à son époque, d’une nouvelle science : celle des institutions humaines. Il reprend ainsi à son compte la méthode scientifique de Francis Bacon pour établir une science de l’histoire et de la société. Une telle tâche se sert d’un « nouvel art critique » qui rattache la philosophie à l’analyse historique des langages, des mœurs et des activités de divers peuples (« la philologie » est le nom qu’il donne à une telle analyse) [33]. Alors qu’il est vrai que le projet de Vico n’est pas axé spécialement sur l’étude de l’actualité, sa nouvelle science s’origine clairement dans son propre présent et propose une méthode pour analyser l’histoire dans son ensemble, que ce soit le passé ou le présent. Preuve en est, par exemple, ses références aux « derniers temps des nations civilisées » et à « l’humanité présente [34] ». Ceci est plus explicite dans La Méthode des études de notre temps (1709), où il vise précisément à repérer la différence entre son âge et celui des Anciens en comparant « les avantages de l’une et l’autre époque » : « je cherche en quoi notre méthode des études est supérieure à la méthode ancienne, en quoi elle lui est inférieure, et de quelle façon elle peut éviter cette infériorité [35] ».

19Il faudrait aussi s’interroger sur le rôle de l’actualité dans le travail de Montesquieu, et notamment dans les Lettres persanes (1721) où il décrit, de divers points de vue, la société de son époque. Il est très révélateur, à cet égard, qu’il fasse lui-même référence à l’actualité dans les « Quelques réflexions sur les Lettres persanes » ajoutées à l’édition de 1754 : « ces sortes de romans réussissent ordinairement, parce que l’on rend compte soi-même de sa situation actuelle : ce qui fait plus sentir les passions que tous les récits qu’on en pourrait faire [36] ». Jean-Jacques Rousseau, pour ne prendre qu’un dernier exemple, semble anticiper directement sur la conceptualisation du temps présent comme moment d’issue ou de sortie (Ausgang) ainsi que sur la devise proposée par Kant pour l’Aufklärung, qui remonte en effet à Horace : aude sapere (aie le courage de savoir). Dans la préface au Premier Discours (1750), il écrit : « Il y aura dans tous les temps des hommes faits pour être subjugués par les opinions de leur siècle, de leur pays, de leur société : tel fait aujourd’hui l’esprit fort et le philosophe, qui par la même raison n’eût été qu’un fanatique du temps de la Ligue. Il ne faut point écrire pour de tels lecteurs, quand on veut vivre au-delà de son siècle [37]. » D’autre part, comme Herder après lui, il propose une critique de l’idée du progrès historique ethnocentrique, si caractéristique de son actualité, et il appelle à secouer le joug de la myopie historique et des préjugés nationaux. « Toute la terre est couverte de nations dont nous ne connaissons que les noms, écrit-il dans le Second Discours, et nous nous mêlons de juger le genre humain [38] ! »

Vers une saisie topologique des phases historiques

20C’est en occultant les variations spatiales et sociales des phénomènes historiques au nom de blocs synthétiques et d’unités homogènes de pratiques, que l’on prétend pouvoir établir des concepts souverains capables de cerner la totalité ou la quasi-totalité de ce qui se passe à un moment donné, comme si tout était miraculeusement lié – ne serait-ce que dans une région spécifique ou pour une tradition particulière – par un seul et unique esprit du temps. Une fois que l’on met en lumière la variabilité géographique et sociale des pratiques, force est de reconnaître qu’il n’y a pas d’esprit unificateur du temps, qu’il n’y a nul Zeitgeist. Le temps n’est d’ailleurs qu’une dimension de l’histoire, et il n’y a aucune force métaphysique l’organisant dans des ensembles plus ou moins homogènes. La prise en compte des trois dimensions de l’histoire nécessite donc l’abandon des catégories traditionnelles d’époque et d’événement, ainsi que celles de continuité et de discontinuité. Certes, il peut parfois s’avérer utile de faire des références heuristiques à des phénomènes temporels de ce genre sans être obligé de reconstituer chaque fois une logique historique plus complexe (preuve en est quelques-unes des références dans cet article), mais il ne faut pas oublier le statut purement pragmatique de telles références. En général, il convient alors de penser plutôt en termes de phases et de transformations métastatiques. Une phase, contrairement à une période historique, se distribue toujours de manière singulière dans les trois dimensions de l’histoire. Et une transformation métastatique, à l’opposé d’un événement, connaît une propagation spécifique à des rythmes variables, s’étendant dans l’espace-temps social par des vagues de progression ou de régression.

21Cela ne veut pas du tout dire que l’on est condamné à rester silencieux devant la complexité temporelle et la diversité spatiale. Il est tout à fait possible de repenser l’actualité à partir de la logique alternative de l’histoire esquissée ci-dessus. À cette fin, il faut abandonner la pensée épocale au nom d’une intervention topologique qui propose, à partir d’un point bien précis dans l’espace-temps, une cartographie des diverses constellations de pratiques. Et de même qu’une constellation n’est ni une positivité brute, ni une invention de toutes pièces, une saisie topologique n’est ni purement objective, ni absolument subjective. C’est la tentative, de la part d’un agent socio-historique, de saisir les grandes lignes d’une conjoncture historique en cartographiant, tant que faire se peut, ses phases et ses métastases dans les trois dimensions de l’histoire. Une conjoncture n’est pas un espace-temps homogène ou une époque susceptible d’être enfermée dans un seul concept-valise. C’est un champ de forces socio-historique. Une telle saisie propose donc un graphique à trois dimensions qui fonctionne comme une carte de navigation modifiable nous orientant dans la conjoncture.

22En fin de compte, l’intérêt de la thèse de Foucault ne se trouve pas dans sa prétention à avoir cerné la nature de l’attitude moderne à partir du coup d’envoi qui lui était donné par le véritable penseur des Lumières. L’intérêt principal de sa prise de position, c’est bien plutôt qu’il s’agit, nolens volens, de proposer une saisie topologique de la conjoncture de Kant, et plus précisément d’une constellation très spécifique de pratiques théoriques axées sur le temps présent. Comme toute constellation, elle ne domine pas du tout la totalité de la conjoncture, mais elle partage le ciel historique avec de nombreuses autres constellations (qui ne s’organisent pas nécessairement dans une opposition binaire). Foucault pose ainsi une question qui mérite bien d’être creusée : est-ce qu’il y a eu, dans une certaine constellation de pratiques théoriques située dans la culture européenne de la fin du XVIIIe siècle, une interrogation relativement singulière sur la spécificité du temps présent ?

23En guise de conclusion, reprenons la question repérée par Foucault chez Kant afin d’y proposer une toute autre solution. Comme nous l’avons vu, l’auteur de L’Archéologie du savoir y voit une ontologie de l’actualité au sens d’une interrogation inédite sur l’être même du temps présent. Il est certes intéressant qu’il s’agisse d’un questionnement, mais c’est justement celui-ci qui, par un retournement conceptuel, en vient à définir la nature du présent. D’ailleurs, ce présent se délimite de manière stricte d’autres « présents » qui l’ont précédé. Foucault nous livre ainsi une histoire discontinuiste fondée sur une conception largement chronologique de l’histoire, qui fait généralement l’économie des dimensions géographiques et sociales. Une fois que l’on fait état de celles-ci, force est de reconnaître que l’on ne peut faire une ontologie de l’actualité qu’à condition de reconnaître que l’être fait défaut : il n’y a pas de « temps présent » au singulier, il n’y a pas un seul « nous ». Cela veut dire que l’ontologie de l’actualité doit devenir, à proprement parler, une ontologie sans l’être. Dépourvu d’unicité, « notre présent » n’est pas saisissable par un concept épocal, ou tout autre concept-valise prétendant cerner l’essentiel d’un moment historique. Au lieu donc de chercher désespérément le concept de notre ère, il convient de formuler, à partir de points d’ancrage spécifiques et en s’appuyant sur un tout autre ordre historique, des saisies topologiques des phases et métastases de diverses constellations. Plutôt que de repenser la nature du temps présent en proposant l’énième concept épocal, il s’agit alors, plus profondément, de repenser la façon même de penser le temps présent en reconnaissant qu’il n’y a pas d’être au fond du temps.

Notes

  • [1]
    Je souhaiterais exprimer ma gratitude envers Mogens Laerke, Diogo Sardinha et Pascal Sévérac pour leurs commentaires et suggestions.
  • [2]
    « Entretien avec Michel Foucault », réalisé par André Berten, Les Cahiers du GRIF, n° 37/38, Éditions Tierce, printemps 1988, p. 9.
  • [3]
    Ibid., p. 9-10.
  • [4]
    Michel Foucault, Dits et écrits, T. IV (1980-1988), Paris, Éditions Gallimard, 1994, p. 814.
  • [5]
    Ibid., p. 564 ; ibid., p. 564 (voir aussi ibid., p. 568).
  • [6]
    Ibid., p. 814 (voir aussi ibid., p. 687-688 et « Entretien avec Michel Foucault », op. cit., p. 10).
  • [7]
    « Qu’est-ce que la critique ? », Bulletin de la société française de philosophie, vol. LXXXIV, 1990, p. 46.
  • [8]
    Dits et écrits, T. IV, op. cit., p. 568.
  • [9]
    Ibid., p. 568.
  • [10]
    Ibid., p. 568.
  • [11]
    Ibid., p. 568.
  • [12]
    Je me permets de renvoyer à mon analyse de cette problématique dans Logique de l’histoire. Pour une analytique des pratiques philosophiques, Paris, Éditions Hermann, 2010, p. 363-384.
  • [13]
    Dits et écrits, T. IV, op. cit., p. 765-766.
  • [14]
    Il en va de même pour la brève réflexion que Giorgio Agamben a proposée sur le contemporain, où il s’appuie à bien des égards sur l’analyse de Foucault (avec Heidegger et Nietzsche en filigrane) : Qu’est-ce que le contemporain ?, trad. Maxime Rovere, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2008.
  • [15]
    Voir Norbert Elias, Du temps, trad. Michèle Hulin, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1996.
  • [16]
    Siegfried Kracauer, L’histoire : Des avant-dernières choses, trad. Claude Orsoni, Paris, Éditions Stock, 2006, p. 254.
  • [17]
    Ibid., p. 254.
  • [18]
    Ibid., p. 126.
  • [19]
    Ibid., p. 126.
  • [20]
    Ibid., p. 222.
  • [21]
    Ibid., p. 222.
  • [22]
    Ibid., p. 223.
  • [23]
    Giambattista Vico, Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations (1744), trad. Alain Pons, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2001, p. 19.
  • [24]
    L’espace tel que l’on le connaît est évidemment, comme le temps, un phénomène historique et donc variable.
  • [25]
    Il y a au moins un endroit où Foucault a mis en avant la dimension géographique de l’histoire de l’attitude moderne : Dits et écrits, T. IV, op. cit., p. 766 (voir aussi « Qu’est-ce que la critique ? », op. cit., p. 42-47).
  • [26]
    « Entretien avec Michel Foucault », op. cit., p. 15. Notons au passage que Foucault insiste davantage sur la dimension publique de l’Aufklärung dans Le Gouvernement de soi et des autres : cours au Collège de France (1982-1983), Paris, Éditions du Seuil/Gallimard, 2008, p. 9-13.
  • [27]
    Comme je l’ai souligné dans Logique de l’histoire (op. cit.), cette individualisation de la question de l’Aufklärung est particulièrement problématique dans le cas de Kant, qui insiste justement sur la dimension proprement sociale des Lumières.
  • [28]
    En 1800, le public « littéraire » allemand est estimé à 300 000 personnes par Jean-Paul, ce qui constitue un changement important par rapport à 1700, mais ne revient tout de même qu’à 1,5 % de la population (voir Reinhardt Wittman, « Une révolution de la lecture à la fin du XVIIIe siècle ? », Histoire de la lecture dans le monde occidental, dir. Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, Éditions du Seuil, 2001, p. 355-391).
  • [29]
    J. G. Herder, Une autre philosophie de l’histoire. Pour contribuer à l’éducation de l’humanité, trad. Max Rouché, Paris, Aubier, 1964, p.167.
  • [30]
    Ibid., p. 173-175.
  • [31]
    William Shakespeare, Hamlet, trad. Yves Bonnefoy, Paris, Mercure de France, 1962, p. 88 (acte II, scène II) ; ibid. 104 (acte III, scène II).
  • [32]
    Ibid., p. 91 (acte II, scène II).
  • [33]
    Giambattista Vico, Principes d’une science nouvelle, op. cit., p. 11.
  • [34]
    Ibid., p. 168 et 29.
  • [35]
    Giambattista Vico, La Méthode des études de notre temps, édition bilingue, trad. Alain Pons, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 7-8 ; ibid., p. 8.
  • [36]
    Montesquieu, Lettres persanes, Paris, Classiques Garnier Multimédia, 2001, p. 3 (c’est moi qui souligne). Dans le chapitre intitulé « Du droit de conquête » dans De l’esprit des lois, il déclare sans ambages : « Il faut rendre ici hommage à nos temps modernes, à la raison présente, à la religion d’aujourd’hui, à notre philosophie, à nos mœurs » (De l’esprit des lois, T. I, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 275).
  • [37]
    Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, Discours sur l’origine de l’inégalité, Paris, Flammarion, 1992, p. 27.
  • [38]
    Ibid., p. 194.