Habermas et la nécessaire révision de la gauche

1I. Les intellectuels de gauche au Brésil, issus de traditions très diverses et adoptant des positions variées, se sont toujours donné pour défi d’analyser dans quelles conditions l’émancipation pourrait se réaliser dans un capitalisme périphérique. Ces défis n’impliquaient pas seulement l’adaptation des théories marxistes et socialistes aux réalités locales. Cela allait bien au-delà, les contraignant – ici autant qu’ailleurs, évidemment – à conduire une réflexion profonde sur l’orientation théorique et pratique que la gauche a traditionnellement assumée vis-à-vis de la morale, du droit et de la démocratie. Cependant, nos spécificités sociales et politiques n’ont pas empêché que, dans les grandes lignes, l’opposition classique entre révolution et réforme constitue la toile de fond de presque toutes les prises de position conflictuelles dans ce vaste processus de révision : les communistes accusaient les réformistes sociaux-démocrates d’avoir trahi les intérêts de la classe ouvrière en délaissant le but suprême de la transformation révolutionnaire du capitalisme ; les socio-démocrates cherchaient à légitimer des voies alternatives afin d’imaginer une société dans laquelle l’on pourrait associer l’intervention de l’État au marché dans le but d’obtenir une redistribution plus centralisée des moyens et d’offrir ainsi plus d’opportunités. Cependant, malgré cette opposition, les deux camps cherchaient en priorité les meilleurs moyens et les meilleures stratégies pour obtenir une redistribution socialement plus juste et égalitaire, sans désaccord quant au but final à atteindre ; c’est ainsi qu’à l’image d’une société inégalitaire érigée sous les effets négatifs et injustes du capitalisme s’opposait celle d’une société émancipée dans laquelle régnerait l’accès le plus juste et le plus égalitaire aux fruits du travail et aux conditions de son développement. Certaines conséquences historiques ont montré que depuis longtemps le communisme échouait à créer un système socio-économique viable, tout comme il a échoué aussi à développer des procédés démocratiques susceptibles de légitimer le régime aux yeux de la population. En outre, les principes sociaux-démocrates d’égalité, de bien-être et d’intervention de l’État dans le marché, qui durant des années ont permis, malgré de nombreux problèmes, une amélioration de la vie pour la grande majorité des gens, ont été de plus en plus remis en cause non seulement par les impératifs de la libération du marché, mais aussi par une crise de légitimité qui a affecté au moins trois importants piliers de son programme : l’étatisme, l’économie Keynésienne et le maintien du bien être social. Beaucoup de gens n’ont pas tardé à annoncer que « le socialisme était mort [1] ».

2Les limites d’une perspective émancipatrice sautaient aux yeux à mesure que les conceptions révolutionnaires ou réformistes décevaient les vieilles promesses d’une vie plus juste et plus égalitaire. Quelle direction donner alors à une auto-réflexion critique du socialisme ? Il est étonnant que, dans le cas du Brésil, beaucoup de positions des plus paradigmatiques n’aient pu se libérer d’une perspective émancipatrice traditionnelle. Parmi les plus typiques, Paulo Arantes commente dans une interview que « l’idée utopique, d’une sortie possible, est en train de devenir socialement prohibitive. Et le socialisme aussi. L’idée classique de socialisme doit être entièrement repensée [2] ».Mais seulement en termes de tout ou de rien, de socialisme ou de barbarie, si bien qu’aujourd’hui « celui qui parle de socialisme semble être dépassé [3] ». De ce point de vue, au-delà du constat d’inertie – apparemment l’unique conséquence entrevue par ce type de posture critique dans le cadre des démocraties de masse– il y a le maintien paradoxal d’un paradigme révolutionnaire et la reprise du vieux dilemme « socialisme ou barbarie [4] ». Ruy Fausto, quant à lui, aborde l’ambiguïté du socialisme démocratique en proposant « d’injecter de la démocratie dans les mouvements sociaux en général essentiellement “négatifs” et sujets à des tentations quasi-totalitaires ; et en développant un esprit radical démocratique chez les socialistes et les Verts [5] », c’est-à-dire, une réforme radicale à l’intérieur des partis. Et José Artur Giannotti, qui depuis longtemps critique les croyances du marxisme et évalue les limites des bases de la théorie de la valeur travail pour une analyse des formes de sociabilité du capitalisme contemporain, affirme qu’il n’est pas possible d’indiquer des éléments d’émancipation et des possibilités de changement à partir de la dynamique de la politique actuelle [6]. Dans tous les cas, Marx ne nous permet plus de simplement passer de la théorie à la praxis – cependant, les attentes classiques demeurent en arrière-plan.

3Des tentatives plus récentes pour renouveler le vocabulaire d’émancipation de la gauche, qui identifient dans une certaine mesure les limites des conceptions révolutionnaires à celles des réformateurs actuels, semblent encore recycler d’anciennes catégories face à des diagnostics nouveaux. Fernando Haddad, par exemple, ne tire pas toutes les conséquences de ses diagnostics de départ (la non confirmation d’une théorie de l’effondrement capitaliste, la crise de la société du travail, la recomposition organique de la classe ouvrière et la crise de l’État du bien être social). Associant travail et langage, Haddad reprend toujours les sentiers battus de l’émancipation des travailleurs, au moyen de la coopération, etc., et de fait il ne prend pas en compte la description du potentiel des « processus de formation de la décision dans la sphère publique » lesquels auraient dû porter son attention sur des phénomènes différents de lutte sociale et de processus de démocratisation [7].

4Face à ces contextes historiquement modifiés, il paraît évident à tous ces auteurs que les catégories traditionnelles du marxisme sont insuffisantes. Toutefois, jusqu’à quel point ont-ils pu s’écarter de l’inertie centrale de l’imaginaire politique de la gauche socialiste ? Ce que les événements historiques de la banqueroute du socialisme réellement en vigueur ont exigé de différent, ce fut une sorte de réorientation pratique et théorique qui deviendrait caduque sans qu’il émergeât un diagnostic adéquat des démocraties contemporaines. Si, d’un côté, l’autocritique radicale de la tradition marxiste ne supposait pas nécessairement d’assumer le fait que le socialisme réel contenait les sources normatives du projet d’émancipation, d’un autre côté, cela n’a pas signifié que l’alternative d’un capitalisme administré s’est présentée comme une solution non problématique. Si la question de l’émancipation n’a pas été étouffée par la tradition libérale en vigueur dans les sociétés capitalistes, comment la comprendre en dépassant les conceptions révolutionnaires et réformatrices ?

5Devant ce tableau, la réception de la théorie critique au Brésil nous aide à évaluer le diagnostic du présent. En effet, la création de la théorie critique elle-même fut impulsée par la possibilité de trouver une issue dans le champ du marxisme qui aurait pu éviter l’orthodoxie du socialisme soviétique et une probable résignation d’une posture socio-démocratique qui flirtait de plus en plus avec le libéralisme. Cette prise de position alternative offrit la possibilité de remettre en question les paradigmes révolutionnaires et réformateurs qui ont marqué de façon théorique et pratique l’imaginaire du projet de gauche dans presque toute sa globalité. La tentative pour dépasser l’opposition classique qui historiquement s’est établie entre le marxisme révolutionnaire et les conceptions réformatrices est un des aspects centraux de la création de la théorie critique. Ce dépassement, du moins en principe, n’impliquait pas l’abandon d’une théorie critique orientée vers l’émancipation, bien que des contextes historiques et politiques différenciés – nouvelle composition organique du prolétariat, rejet du socialisme soviétique et de l’expérience du nazisme et autoritarisme d’état dans des sociétés au capitalisme récent – permettent un large éventail d’opinions sur la relation, très souvent figée, entre théorie et praxis.

6D’un côté, le lien entre théorie de l’émancipation et prolétariat, présent chez Marx ou chez Georg Lukács, ne pouvait plus être présupposé par la théorie critique. Ainsi, ce n’est pas seulement la relation entre les conditions sociales existantes et l’action politiquement orientée qui eut besoin d’être théoriquement formulée, mais se posa également celle de la nécessité de repenser le lien entre théorie et praxis dès lors que l’on n’a pas un « sujet » historiquement privilégié, porteur d’émancipation. D’un autre côté, la première génération de la théorie critique a refusé la solution réformatrice, autant dire qu’elle s’est méfiée radicalement de la réalité effective de la fonction sociale et émancipatrice de l’État.

7La position réformatrice en tant que telle permettait déjà quelques avancées dans le sens suivant : elle marquait l’abandon de la perspective dogmatique de la lutte des classes (en effet elle s’orientait vers la mise en place de compromis politiques), de l’attitude erronée face à l’État de droit démocratique (ne considérant plus le droit comme une simple superstructure, mais en le plaçant en permanence à l’intérieur d’un registre de négociations politiques), de la vision holiste de la société (vu que l’organisation du travail ne dépendrait pas seulement du contrôle communautaire des travailleurs associés, mais serait attachée simultanément au système politique et économique) et les hypothèses de fond d’un ordre évolutionniste (en effet, les réformes seraient des transformations graduelles non motivées par l’attente d’une fin suprême). Le marxisme orthodoxe restait prisonnier de ces discours et affaiblissait sa capacité à comprendre la réalité.

8Néanmoins, même s’ils représentaient une avancée dans la production d’un nouveau diagnostic d’époque, les réformistes demeuraient prisonniers de l’utopie dominante d’une société du travail. Le réformisme n’a pas remis en question l’engagement utopique dont il hérita, s’orientant plutôt vers une meilleure satisfaction des promesses non tenues de l’universalisation de l’autoréalisation au moyen du travail. De cette façon, il cessa aussi de diagnostiquer des conflits et d’éventuels mouvements d’émancipation non limités à la logique de redistribution. Pour pouvoir vivre avec le marché capitaliste, la social-démocratie a dû non seulement assurer politiquement le maintien des conditions de travail à une population tenue par l’idéal du plein emploi, mais aussi concilier cet idéal avec une bureaucratie centrale de plus en plus paternaliste. Or les attentes les plus réalistes d’émancipation, qui présentent la technique, la science et la planification d’état comme des instruments prometteurs et sûrs en vue d’un véritable contrôle de la société auraient été ébranlées par de fortes évidences. Plus les systèmes nécessitant un contrôle devenaient complexes, plus grandes étaient les probabilités d’effets collatéraux de dysfonctionnement. Les forces productives se transforment en des forces de destruction, et la capacité de planification se transforme en puissance de désagrégation. On a perdu la croyance social-démocratique selon laquelle un pouvoir administratif pourrait encore contrôler socialement l’économie et mener à bien le projet d’émancipation du socialisme démocratique.

9II. Parmi les auteurs de la théorie critique, la position de Jürgen Habermas est particulièrement intéressante. Bien qu’admettant la voie réformiste en tant qu’alternative encore possible à l’intervention politique dans les démocraties de masse, Habermas suit en partie l’interprétation de la première génération de la théorie critique en concevant la logique du fonctionnement du pouvoir administratif de l’État selon les paramètres d’une rationalité instrumentale et réifiée. L’orientation réformiste, pour être véritablement émancipatrice, devrait s’appuyer sur un projet radicalement démocratique d’autodétermination politique auquel elle avait déjà renoncé. Cette solution démocratique avait été mise de côté par les critiques de la première génération envers l’État interventionniste. C’est là une nouveauté lourde de conséquences du diagnostic d’époque d’Habermas.

10J’ai affirmé ci-dessus que la rénovation de la théorie critique a été provoquée par le questionnement des bases pratiques et théoriques qui appuyaient l’antinomie entre réforme et révolution. Bien que cette perception ait déjà été exposée dans une certaine mesure lors des critiques que la première génération de la théorie critique a adressées à l’encontre des présupposés de la tradition marxiste, ce n’est qu’avec Habermas que cette perception a acquis une forme systématique. Tout nouveau diagnostic de temps devrait prendre en considération la révision des fondements qui s’établissent dans le paradigme de production comme élément unificateur qui orienterait le projet de gauche dans presque toute sa globalité. Voilà l’autre grande nouveauté d’Habermas, dans la mesure où il léguerait aux modèles théorico-critiques actuels de nouvelles références à partir desquelles la relation entre théorie et praxis pourrait être repensée dans l’actualité – sans résoudre ses complexes articulations. Ce virage modifie à coup sûr les termes au moyen desquels la théorie critique réinterprète son règlement de comptes avec le marxisme, principalement parce que, en ce qui concerne le diagnostic du temps, on relie désormais les orientations émancipatrices aux contextes des démocraties de masse. La disparition historique du paradigme de la production s’est accompagnée d’une importante tentative d’inclusion des questions politiques liées à la démocratie et au droit. Suite à cela, réapparaissent les alternatives devant lesquelles la nouvelle théorie critique a besoin d’entrevoir une fois de plus un troisième tour d’action et d’établir de manière immanente d’autres contours conceptuels pour la relation entre théorie et praxis.

11L’accueil d’Habermas au Brésil montre que, au-delà de l’intérêt qu’il suscite dans les domaines les plus divers des sciences humaines et de la philosophie, ces deux « nouveautés » évoquées ci-dessus pourraient contribuer à la constitution d’horizons politiques nouveaux : le maintien de la résolution émancipatrice de la théorie critique sous conditions de la démocratie de masses de l’occident capitaliste et la propre théorie de l’émancipation établie sans avoir recours au concept de travail. Il suffit de voir comment sa théorie a été assimilée par la production nationale. Il ne s’agit pas seulement de ressemblances fortuites par le biais desquelles, à divers moments historiques, la gauche s’est vue forcée de reconsidérer sa dette envers la démocratie [8]. Rejoignant l’optique de ceux qui misaient sur une solution démocratique pour les aspirations socialistes – point de vue qui était déjà privilégié par des intellectuels comme, par exemple, Claude Lefort ou Carlos Nelson Coutinho – un tel accueil ouvrit de nouvelles possibilités pour penser à des solutions émancipatrices, unissant la tradition marxiste avec la perspective de la philosophie politique, de la théorie du droit et de la démocratie [9]. Dans les travaux faisant suite à cette réception, la reconstruction d’une théorie de l’émancipation liée au marxisme s’est tournée de plus en plus vers les fondements normatifs de la critique sociale (portant sur des réflexions sur la morale et sur des questions de justice politique [10]) et le rôle de la démocratie et du droit pour le développement de la théorie critique [11].

12III. L’idée d’un « besoin de révision de la gauche [12] » renvoie à des questions qui ont occupé la théorie critique depuis ses débuts, en lien principalement avec la reconstruction critique des catégories marxistes conçues comme base théorique pour l’orientation émancipatrice de notre époque. Ce problème met en évidence une tentative de renouveau des diagnostics critiques dans le champ de la théorie marxiste qui nous permet de vérifier si le sentiment d’une probable faillite ou d’un échec des idéaux de la gauche, ou même d’un désenchantement du socialisme d’une manière générale, ne seraient pas le résultat des limites de certaines présuppositions communes, rendues responsables d’avoir gardé leurs inspirations théoriques et leurs intuitions normatives tournées de manière prédominante vers un sens de l’émancipation dont le potentiel, dans ce cas, paraît s’être dissipé. Il ne s’agit pas simplement d’admettre un discours sur un déficit démocratique qui marquerait aussi bien la réalité politique que l’héritage théorique de la gauche dans son ensemble, mais de comprendre pourquoi la prédominance de l’antinomie révolution versus réforme du capitalisme dans la détermination des termes du débat entre le marxisme révolutionnaire et le réformisme social-démocrate recèlerait la véritable cause de cet éventuel épuisement. Le désenchantement du socialisme ne correspondrait-il pas plutôt aux limites d’une conception de l’émancipation qui aurait maintenu en son registre un paradigme productiviste comme modèle à suivre pour des formes de vie émancipée, lequel ferait en sorte qu’une réflexion plus approfondie sur la démocratie et sur les condition institutionnelles de l’accomplissement de la liberté devînt un problème dérivé ? La réponse qu’Habermas donne à cette question permet de reprendre, sur de nouvelles bases théoriques, la relation avec le marxisme initiée dans le projet théorico-critique de 1930 et de comprendre les conditions actuelles de son affaiblissement ou de sa continuité.

13En réalité, quand je fais allusion à la jonction entre paradigme de production et orientation émancipatrice, je mets en évidence une question centrale pour la modernité occidentale qui a influencé bien plus que les traditions de gauche. Aussi bien les libéraux comme les socialistes ont interprété l’évolution des sociétés modernes fondamentalement comme société de travail : « Les traditions classiques de la sociologie bourgeoise et marxiste », commente Claus Offe, ont partagé l’idée que le travail serait le fait social central. Elles ont construit la société et sa dynamique comme une « société de travail [13] ». Cela signifiait l’attribution à toutes les activités sociales d’un fil conducteur centré sur l’activité économique, érigeant l’économie de marché comme la base de la société. La constitution de la société moderne fondée sur l’économie ébauchait ainsi les plans d’un projet de modernité rendu explicite avec l’implantation du capitalisme. Le capital subordonne par son propre mouvement, c’est-à-dire, par ce mouvement d’auto-valorisation régulé par le profit, tous les cadres et tous les aspects de la société, s’érigeant en fondement de détermination exclusif de ses conditions de vie et de travail. L’organisation rationnelle de l’entreprise capitaliste s’appuie, surtout, sur le travail formellement libre et sur la quête du profit, dans la séparation entre l’entreprise et l’économie domestique et, enfin, dans la création d’une comptabilité rationnelle. Le rationalisme économique déclenché par le capitalisme s’unirait à la rationalisation culturelle en se répandant par l’emploi rationnel des sciences et des techniques, par la rationalisation de l’État et du droit, voire par la cristallisation dans l’administration de la justice et du droit formel.

14Marx a défini la forme même de socialisation non capitaliste selon des catégories du travail, soit, la capacité d’un sujet socialisé à disposer des moyens et des processus matériels afin d’organiser sa propre vie. L’identification du paradigme productiviste renvoyait à des aspects présents dans une conception de l’émancipation susceptible de résoudre le problème du travail hétéronome. Dans cette ligne d’interprétation, l’autonomie, ou l’auto-activité productive des individus ou des classes, ne pourrait être atteinte que lorsque les travailleurs se seraient appropriés collectivement la totalité de la production, identifiant, ainsi, émancipation et développement des forces productives : cette image de la société bourgeoise organisée par le travail abstrait pénétrerait dans cette autre organisée par l’archétype productiviste d’une communauté de coopération basée sur la division égalitaire du travail, et avec cela les attentes utopiques pourraient aussi être adressées à la sphère de production, pour l’émancipation du travail de toute détermination étrangère. En résumé, affirmer que la critique radicale entreprise par Marx restait fixée à l’horizon de l’utopie de la société du travail signifiait que la révolution du capitalisme tendait vers la possibilité de constituer une organisation sociale fondée à nouveau sur le travail, bien que d’un autre type.

15Au paradigme productiviste Habermas a opposé, néanmoins, le diagnostic qui dit que « l’utopie de la société du travail est finie [14] », c’est-à-dire qu’elle a perdu sa force persuasive, mais pas seulement parce que les forces productives ont perdu de leur innocence ou parce que l’histoire a montré que l’abolition de la propriété privée des moyens de production n’a pas débouché de toute évidence par elle-même sur un gouvernement autonome des travailleurs, mais aussi parce que l’utopie aurait perdu tout point de contact avec la réalité elle-même, c’est-à-dire, avec la force socialisante et structurante du travail abstrait. Un tel diagnostic a été fortement influencé par des études sociologiques dans le cadre du capitalisme tardif, lesquelles ont fait état « d’indices de force objectivement décroissante de facteurs comme le travail, la production et le profit dans la détermination de la constitution et du développement de la société dans son ensemble [15] ». Bien qu’une partie croissante de la population doive continuer à être considérée comme des travailleurs, le travail abstrait posséderait progressivement moins de force pour déterminer de manière unilatérale le contenu de nos actions aussi directement que le présupposait la théorie marxiste. Les transformations économiques, d’organisation et de technique des conditions de travail, immanentes au capitalisme tardif, indiqueraient que la position centrale de la marchandise force de travail pourrait difficilement continuer à servir comme point de départ pour l’explication complexe de l’intégration sociale, des relations politiques et des interprétations culturelles. Dans ce sens, la fin de l’utopie de la société du travail ne représenterait pas une simple crise économique, mais indiquerait plutôt qu’un utopie dans son ensemble qui, depuis deux siècles, nourrit les sociétés industrielles s’écroule, soit, la fin d’une vision du futur à partir de laquelle une civilisation liste ses projets, consolide ses idées et ses espoirs.

16La tâche de l’autoréflexion de la critique sociale consisterait ainsi à « dépasser le paradigme productiviste, sans laisser de côté les intentions du marxisme occidental [16] ». Ce dépassement, si important pour créer les bases des orientations théoriques et pratiques des nouvelles luttes émancipatrices, suppose alors un nouveau règlement de comptes de la théorie critique à l’encontre du paradigme productiviste. Axel Honneth a très bien synthétisé cette idée en rappelant que « la faiblesse théorique » de la théorie critique dans la première génération consisterait précisément dans le maintien de son programme lié au contexte « d’un réductionnisme fonctionnaliste » dans lequel « seuls les processus sociaux susceptibles d’assumer des fonctions dans la reproduction et dans l’expansion du travail social peuvent y trouver une place [17] ». L’interprétation de la première génération des problèmes historiques et politiques rencontrés par les gauches, la problématisation de la relation entre théorie et praxis et sa position théorique renouvelée face au marxisme n’ont pas empêché le découpage fonctionnel d’imprégner le point de vue d’une grande partie des travaux développés dans le cadre de leurs recherches interdisciplinaires. Néanmoins, « l’élan anti-fonctionnel a atteint l’auto-conscience théorique [18] » précisément dans la théorie présentée par Habermas et, depuis lors, il offre un nouveau cadre de référence pour une critique sociale soucieuse de la relation entre théorie et praxis.

17IV. La réception de la théorie critique d’Habermas a permis, dans ce contexte, de montrer que l’élément critique et émancipateur qui accompagnait le développement des sociétés modernes ne consiste pas dans la centralité de la genèse et dans l’ensemble du processus d’auto-valorisation du capital privilégié par le paradigme productiviste, mais dans le rachat du projet d’une démocratie radicale, c’est-à-dire, dans le rachat d’un projet d’autodétermination et d’autoréalisation par le truchement desquels les citoyens eux-mêmes seraient capables de s’organiser de manière libre et à égalité. « Si nous entendons “le socialisme”, dit Habermas, comme un ensemble de conditions nécessaires pour des formes de vie émancipées, sur lesquelles les participants eux-mêmes doivent s’entendre au préalable, nous reconnaissons que l’auto-organisation démocratique d’une communauté de droit forme aussi le noyau normatif de ce projet [19] ». Le marxisme révolutionnaire et le réformisme social-démocrate n’ont pas pu reconnaître que dans leurs propres orientations se trouvait déjà inscrit exactement ce noyau normatif : le premier parce que, centré sur le paradigme productiviste, il n’a pas pu mener à terme le fait que son penchant pour l’autodétermination radicale était déjà présent dans l’héritage des mouvements bourgeois par émancipation – héritage qui, bien qu’ayant été nié par eux, leur serait attribué ; le deuxième parce que, bien qu’ayant adopté la voie de l’universalisation de la citoyenneté, il a simplement abdiqué de la démocratie radicale au détriment d’une humanisation du monde du travail produite par les interventions administratives de l’État social.

18Ainsi, si la question démocratique bien souvent ne se présente que comme problème dérivé dans la théorie et la pratique des révolutionnaires et réformistes, cela ne s’est pas produit parce qu’un déficit démocratique serait intimement et nécessairement inscrit dans les présupposés et les motivations de ces dernières, mais plutôt parce que l’instauration totale de la liberté et de l’égalité resta liée à l’utopie de la société du travail. Ainsi, la question de la démocratie mériterait d’être reprise dans la production d’un nouveau diagnostique du temps. En effet l’horizon émancipateur ne serait sûrement plus déterminé par l’idée du socialisme en tant que tel. Habermas nous aide ainsi à comprendre que le désenchantement du socialisme n’a pas signifié l’abandon des sens de l’émancipation et du dessein émancipateur qui était à la base d’une théorie critique.

19La banqueroute du socialisme d’État et les nouveaux mouvements sociaux survenus dans l’est européen furent symptomatiques pour repenser non seulement la signification historique, les limites des stimulations théoriques et les orientations normatives de la gauche, mais aussi principalement pour racheter une fois de plus le projet d’une démocratie radicale dans le vocabulaire théorico-critique. À coup sûr, la gauche non communiste – qui ne s’est pas sentie coupable de la faillite d’un socialisme d’État qu’elle a toujours critiqué – ne devrait pas se comporter comme si de rien n’était. Les changements révolutionnaires dans l’Union Soviétique, la Pologne, la Hongrie et l’Allemagne furent suivis par une orientation qui avait pour but de récupérer des développements perdus : le lien politico-social avec des formes de relation et de vie du capitalisme développé et avec la tradition politico-institutionnelle des révolutions civiles bourgeoises, lien qu’Habermas a désigné de « révolution récupératrice » pour désigner la consolidation d’une société de bien-être et de constitution démocratique. Dans ce cas, la référence à l’État démocratique de droit a été accompagnée d’une tendance à la transformation démocratique de la relation entre État et société, étant donné que c’est le fruit de mouvements et de profondes critiques contre les interventions politiques étatiques. Déjà vue comme conséquence des crises post-guerre caractéristiques du capitalisme d’État et des effets collatéraux de l’intervention administrative massive, cette révolution récupératrice viserait à agrandir les espaces démocratiques de participation et de délibération au cœur même des lignes de planification administrative de l’État social.

20Le rachat de la « démocratie radicale », cependant, ne concerne pas seulement la relation réflexive entre l’État et l’autodétermination politique. Parler de radicalisation de la démocratie cela signifie bien plus qu’ouvrir les mécanismes politiques de participation à l’exercice de l’autonomie publique des citoyens. Un changement significatif dans l’imaginaire politique actuel place les notions d’identité, de différence, de culture et de reconnaissance au centre des défis que doivent surmonter les démocraties. Les idéaux qui traditionnellement ont inspiré les luttes socialistes par le biais de transformations dans l’organisation sociale et dans les ajustements institutionnels ont non seulement épuisé leur énergie utopique, mais ils ont dû aussi faire place nette aux demandes de reconnaissance des différences culturelles. Cette « condition postsocialiste », pour utiliser un terme de Nancy Fraser, ne peut être diagnostiquée de manière adéquate que si la théorie critique contemporaine repense profondément la relation entre théorie et praxis[20]. La banqueroute du socialisme réel a signifié plutôt l’effondrement d’un référentiel théorique et pratique qui n’aurait pas eu de vigueur suffisante pour alimenter sa vision du monde face à des diagnostics politiques et culturels si altérés. Selon ce diagnostic, une des principales tâches de la théorie critique dans « la condition postsocialiste » consisterait à comprendre la pluralité des luttes sans les englober dans un quelconque projet émancipateur totalisant [21].

21Par conséquent, les nouveaux mouvements sociaux, qui répondaient aux désastreuses conséquences de l’étatisme social sur diverses formes de vie, sur des formes de participation, de solidarité et d’autonomie, prétendaient rendre l’État social plus réflexif en constituant des demandes pour la conquête de droits et de garanties individuelles, en passant par la ré-discussion de problèmes de redistribution économique et des compensations sociales, allant même jusqu’à des revendications pour la reconnaissance d’identités collectives marginalisées. Ce nouveau diagnostic montre que les événements politiques récents ont déplacé le centre d’une théorie de l’émancipation exclusivement préoccupée par la contradiction entre capital et travail. L’émancipation des travailleurs résoudrait-elle aussi d’autres formes d’oppression sociale, telles que l’homophobie, la marginalisation des minorités ethniques ou la violence contre les femmes ? La reconnaissance d’un égal statut du citoyen porteur de droits aboutit-il nécessairement à la reconnaissance sociale et culturelle de sa différence ? Ou, à l’inverse, la reconnaissance de valeurs spécifiques, de visions du monde et d’identités différenciées qu’endossent les individus assure-t-elle simultanément leur lutte pour la reconnaissance d’une même citoyenneté ?

22L’affirmation d’Habermas, selon laquelle « on ne peut avoir ni maintenir un État de droit sans démocratie radicale [22] », attire l’attention sur la relation de l’intérêt émancipateur via la restitution de l’autonomie avec la tradition démocratique sans que cela implique de tomber dans l’antinomie de la révolution ou de la réforme : à l’inverse des révolutionnaires, il ne serait pas possible de réaliser pleinement l’autonomie sans se soucier de la constitution et de l’auto-stabilisation d’une communauté d’hommes libres et égaux ; et contrairement aux réformistes, c’est seulement en côtoyant la spontanéité des différentes formes de vie que le projet d’universalité de la citoyenneté pourrait prétendre à une légitimité démocratique non instrumentalisée par la transposition administrative d’un programme politique. Ce changement du référentiel établi par le paradigme productiviste présuppose des processus émancipateurs partiels de lutte pour l’autonomie et la totalité de formes de vie et projette une nouvelle lumière sur la pluralité de sens que la théorie critique attribue aujourd’hui aux idéaux émancipateurs.

Notes

  • [1]
    Touraine, A. L’Après-socialisme, Grasset, 1980. Pour un bilan général du problème au Brésil, cf. le débat Oliveira, F. et alt. « Adieu le socialisme », Novos Estudos Cebrap, 30, 1991.
  • [2]
    Arantes, P. « Interview », in : Nobre, M./Rego, J.M. Dialogue avec des philosophes brésiliens, São Paulo, Editora 34, 2000, p.368.
  • [3]
    Ibidem.
  • [4]
    Cf. aussi Arantes, P. ’810 6 -(2).,, São Paulo, Conrad, 2004 ; et Extinction, São Paulo, Boitempo, 2007.
  • [5]
    Fausto, R. La Gauche difficile: à propos du paradigme et du destin des révolutions du XXe siècle et quelques autres thèmes, São Paulo, Perspectiva, 2007, p. 239. Cf. aussi Melo, R. « La gauche difficile: à propos du paradigme et du destin des révolutions du XXe siècle et quelques autres thèmes de Ruy Fausto », in: Cadernos de filosofia alemã, 11, 2008, p. 141-151.
  • [6]
    Cf. Giannotti, J. A. Travail et réflexion: Essais pour une dialectique de la sociabilité, São Paulo, Brasiliense, 1983; et Un certain héritage marxiste, São Paulo, Companhia das Letras, 2000. Cf. aussi Melo, R. « Critique et contradiction: Quel héritage marxiste? », Novos Estudos Cebrap, 90, 2011.
  • [7]
    Haddad, F. Travail et langage: Pour le renouveau du socialisme, Rio de Janeiro, Azougue, 2004.
  • [8]
    Dans le contexte « d’ouverture » de l’après-guerre en Allemagne, Habermas s’intéressa de plus en plus à la théorie critique en misant sur le modèle de la démocratie libérale occidentale. Cf. Specter, M. Habermas: An intellectual biography, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
  • [9]
    Pour une vision d’ensemble sur la réception d’Habermas au Brésil, cf. Pinzani, A./Dutra, D. V. « Jürgen Habermas et l’héritage de la Théorie Critique », in : Almeida, J./Bader, W. (orgs.). La pensée allemande au XXe siècle, São Paulo, Cosac Naify, 2009, principalement p. 251 et ss. Sur le projet théorique et politique, cf. Pinzani, A. Habermas, Porto Alegre, Artmed, 2009; Repa, L. La Transformation de la philosophie chez Jürgen Habermas: Les rôles de reconstruction, interprétation et critique, São Paulo, Esfera Pública, 2008; et Nobre, M./Repa, L. (orgs.). Habermas et la reconstrution: Au sujet de la catégorie centrale de la théorie critique habermatienne, Campinas, Papirus, 2012.
  • [10]
    Cf. Dutra, D. V. Raison et concensus chez Habermas, Florianópolis, UFSC, 2005; et Araújo, L. B. L. Pluralisme et justice: Études sur Habermas, São Paulo, Loyola, 2010.
  • [11]
    Cf. Nobre, M./Terra, R. Droit et démocratie: Un guide de lecture d’Habermas, São Paulo, Malheiros, 2008; Werle, D. L. Justice et démocratie: Essais sur John Rawls et Jürgen Habermas, São Paulo, Esfera Pública, 2008; et Melo, R. L’Usage publique de la raison: Pluralisme et démocratie chez Jürgen Habermas, São Paulo, Loyola, 2011.
  • [12]
    Habermas, J. « Die nachholende Revolution und linker Revisionsbedarf: Was heißt Sozialismus heute? », in: Die nachholende Revolution, Frankfurt/M, Suhrkamp, 1990.
  • [13]
    Offe, C. « Arbeit als soziologische Schlüsselkategorie? », in: Arbeitsgesellschaft: Strukturprobleme und Zukunftsperspektiven, Frankfurt/M, Campus, 1984, p. 13.
  • [14]
    Cf. Habermas, J. « Volkssouveränität als Verfahren », in: Habermas, J. Faktizität und Geltung, Frankfurt/M, Suhrkamp, 1998, p. 602; Habermas, J. « Die Krise des Wohlfahrstaates und die Erschöpfung utopischer Energien », in: Die Neue Unübersichtlichkeit, Frankfurt/M, Suhrkamp, 1985, p. 157.
  • [15]
    Offe, C. « Arbeit als soziologische Schlüsselkategorie? », op. cit., p. 20.
  • [16]
    Habermas, J. « Ein Interview mit der New Left Review », in: Die Neue Unübersichtlichkeit, op. cit., p. 217.
  • [17]
    Honneth, A. « Kritische Theorie. Vom Zentrum zur Peripherie einer Denktradition », in: Die Zerrissene Welt des Sozialen, Frankfurt/M, Suhrkamp, 1990, p. 33.
  • [18]
    Idem, p. 538.
  • [19]
    Habermas, J. Faktizität und Geltung, Frankfurt/M, Suhrkamp, 1994, p. 12.
  • [20]
    Fraser, N. Justice Interruptus: Critical reflections on the « postsocialist » condition, New York/London, Routledge, 1997.
  • [21]
    Cf. Melo, R. « Teoria crítica e os sentidos da emancipação », Cadernos CRH, 62, 2011.
  • [22]
    Habermas, J. Faktizität und Geltung, op. cit., p. 13.