Pratiques de pouvoir, violence représentative

1À l’origine de ce dossier il y a une recherche menée par différents chercheurs autour du thème de la violence représentative (Repräsentative Gewalt[1]). Une des hypothèses sous-jacentes à cette notion est que le pouvoir, pour fonctionner, doit prouver sa propre existence ; autrement dit, pour qu’il fonctionne, pour qu’il se constitue en tant que pouvoir, il doit être mis en scène : c’est là que la violence apparaît, puisqu’elle peut être interprétée comme un élément structural de la représentation et du fonctionnement du pouvoir. Du coup d’État jusqu’à la manifestation de rue et à la grève de la faim, des révoltes jusqu’aux révolutions, aux émeutes, aux actes de terrorisme, nous sommes confrontés à des phénomènes qui peuvent être classés comme des démonstrations de pouvoir. Le pouvoir est ce qui donne une image et une forme à la puissance ; mais pour que la puissance s’accomplisse dans le réel il faut l’action de la représentation. C’est une thèse au cœur de l’œuvre de Louis Marin, qui explique que l’effet de la représentation est de présentifier l’absent, comme si ce qui revenait était le même et parfois mieux, plus intense, plus fort que si c’était le même. Marin écrit : « Le dispositif représentatif opère la transformation de la force en puissance, de la force en pouvoir, et cela deux fois, d’une part en modalisant la force en puissance et d’autre part en valorisant la puissance en état légitime et obligatoire, en la justifiant [2] ». Marin analyse le rôle de la représentation à l’âge moderne ; il décrit un régime de représentation qui est celui de la modernité, où le pouvoir s’expose dans la représentation de ses signes pour pouvoir s’exercer. D’où l’importance de ses analyses sur le coup d’État et sur la grande théâtralité de la politique baroque. Le dispositif de la représentation rend visible le pouvoir du roi et assure l’obédience et la subordination sans que le souverain ait à recourir toujours à la violence physique. Les dispositifs de la violence représentative permettent la préservation du pouvoir absolu. Le pouvoir, tel qu’il a été imaginé à l’âge classique, est l’exercice de la force. Il est la manifestation visible de la force et de ses effets. Il est ce qui donne forme à la force. Le pouvoir absolu du souverain existe à travers les images qui le représentent. En déplaçant un peu la question, on pourrait se demander aussi avec Giorgio Agamben : pourquoi le pouvoir a-t-il besoin de la gloire ? Pourquoi cet appareil cérémonial et liturgique qui accompagne le pouvoir depuis toujours ? Dans son livre Le Règne et la gloire, Agamben montre que le pouvoir moderne n’est pas seulement « gouvernement » mais aussi « gloire » et les cérémonies, les liturgies et les acclamations que nous sommes habitués à considérer comme un résidu du passé ne cessent de constituer la base du pouvoir occidental.

2Mais de ce régime représentatif moderne, où le rapport entre pouvoir, puissance et violence s’exprime à l’intérieur d’un cadre bien précis et d’un appareil bien défini, à savoir l’État, nous sommes peut-être précisément en train de sortir, car nous nous trouvons face à des dispositifs de pouvoirs décentrés par rapport à la question de l’État. C’est tout l’enjeu de la question biopolitique et gouvernementale posée par Foucault. Le concept de « gouvernementalisation » de l’État permet à Foucault d’analyser la manière dont l’État, en tant que réalité composite, a pu se constituer à partir d’une série de pratiques de gouvernement. L’hypothèse selon laquelle l’État n’était pas autre chose qu’une manière de gouverner permet à Foucault de s’éloigner une fois de plus d’une théorie de la souveraineté et d’aborder ainsi l’analyse des arts de gouverner comme pratiques de pouvoir. Que l’État ne soit pas un monstre froid en face de nous, mais une réalité composite et une abstraction mythifiée dont l’importance est beaucoup plus réduite, est ce qui permet à Foucault d’analyser aussi des événements comme les coups d’État et les formes de théâtralisation du pouvoir à l’âge classique comme autant d’actes inscrits dans des pratiques gouvernementales. Dès l’âge classique cet art gouvernemental implique aussi le souci de gouverner le peuple, de rendre impossible la révolte, de se soucier des séditions et des émeutes, de les prévenir. Gouverner le peuple implique une série de calculs, des connaissances, de prise en charge de la possibilité de l’émeute et de la sédition. Le maintien de l’État implique une connaissance des choses, une connaissance de l’État, de la réalité de l’État lui-même. D’où le rapport que cet art de gouverner instaure avec des sciences émergentes telles que la statistique, la démographie, l’économie.

3Ces quelques remarquent qui précèdent ne sauraient en aucun cas rendre compte de la richesse des analyses recueillies dans ce numéro de Rue Descartes, auquel ont contribué des chercheurs et des spécialistes de différents pays. Elles rappellent seulement quelques questions et pistes théoriques qui ont servi de base et de point de départ pour un certain nombre de recherches publiées ici. Certaines des questions posées jusqu’ici reviennent dans l’analyse que j’ai consacrée ici à la théorie du coup d’État au XVIIe siècle, par exemple (voir R. Nigro « Quelques considérations sur la fonction et la théorie du coup d’État ») ; elles sont aussi au centre des questions posées par Ludger Schwarte (Kunstakademie, Düsseldorf) dans sa contribution « Preuves de pouvoir » et reviennent dans l’entretien que j’ai réalisé avec Judith Revel (Université Paris 1). Sur les implications des analyses biopolitiques foucaldiennes pour un examen des formes de violences actuelles, incluant les formes du terrorisme et des crimes d’État se concentre Guilherme Castelo Branco (Université Fédérale de Rio de Janeiro). Francesca Falk (Université de Fribourg, Suisse) s’interroge sur le point de départ de la manifestation politique, sur les modalités de son émergence, sur ses conditions de réalisation. Gabriel Hürlimann (ZHdK, Zurich / Université de Francfort sur le Main) porte son attention sur une lecture foucaldienne du Léviathan de Hobbes pour soutenir la thèse selon laquelle un examen attentif de l’argument contractualiste de Hobbes en faveur de la souveraineté absolue permettrait de mettre au jour dans sa pensée une peur de la révolte. Maria Muhle (Merz Akademie, Stuttgart) pose la question des pratiques du reenactment pour essayer de définir une pratique esthético-politique qui échappe à une opposition entre un mode historique critique fonctionnant à travers des effets de distanciation et un mode identificatoire et immersif. Robin Celikates (Université d’Amsterdam) nous livre des réflexions sur la désobéissance civile ; sujet qui parcourt aussi le texte de Thomas Berns (Université libre de Bruxelles), où l’auteur prend en considération une qualité inhérente à la norme juridique, à savoir le fait qu’elle est fondamentalement une norme à laquelle il est possible d’obéir ou de désobéir, voire de résister.

Je remercie vivement tous les auteurs qui ont contribué à la réussite de cette publication, et l’artiste Rossella Biscotti qui a accepté de donner une de ses photos pour la couverture de ce numéro de la Rue Descartes.
Pour son soutien généreux et ses précieuses relectures critiques mes remerciements vont également à Mathieu Potte-Bonneville. Pour leur travail de traduction, que soient remerciés ici Johanna Probst, Ariane Kiatibian et Cristiano Fagundes.

Notes

  • [1]
    Le groupe de recherche, dirigé par Ludger Schwarte, était constitué par Francesca Falk, Gabriel Hürlimann et moi-même. Pour mener à bien ce projet nous avons bénéficié d’un financement du Fond national suisse (NFS), pour la période 2009-2012 et du soutien de l’Institut de Théorie de la Zürcher Hochschule der Künste (l’École des Beaux Arts de Zurich), où le projet a été réalisé.
  • [2]
    Louis Marin, Le Portrait du roi, Les Éditions de Minuit, Paris, 1981, p. 11. (Aussi dans Id, « Les pouvoirs et ses représentations » in Politiques de la représentation, Paris, Kimé, 2005, p. 74).