Comment Deleuze et Derrida voyagent dans la pensée glissantienne de la créolisation

1Un enthousiasme envahit les modes de réception de la pensée de Glissant. Un enthousiasme, il faut le dire, qui contraste, en tout cas en France, au silence sur la négritude césairienne. Comme si s’enthousiasmer avait à voir avec une certaine conscience malheureuse d’avoir maintenu en quarantaine cette pensée qui fricotait avec l’indépendantisme antillais, et que l’on surprend brusquement inefficace ou épuisée, c’est-à-dire incapable de proposer une voie d’émancipation aux Antillais pris depuis la nuit de leur histoire dans les rets d’un colonialisme réifiant d’abord par l’esclavagisme, ensuite par l’« assimilationnisme » renforcé depuis par le consumérisme qui, dans les trois cas de figure, dénie la capacité créatrice de ces peuples.

2La réception de la créolisation glissantienne s’opère à partir d’une vue très courte dissimulant la manière dont on devient dans cette relation à l’autre où l’on est pris dans l’impossibilité de s’identifier, de se réclamer de quelque chose de « propre » tout en se refusant inversement à concéder à l’autre quelque chose de « propre ». L’œuvre de Glissant, elle-même, porte la marque d’une appropriation où le propre de l’autre et de soi se dissout dans la machinerie du devenir.

3Il semble, et c’est l’hypothèse que nous retiendrons, que la manière de mobiliser des auteurs comme Derrida ou Deleuze, ce dernier d’autre part a été plus ou moins assumé, montre que la relation créolisante s’établit sur le mode de la digestion, donc de l’appropriation-refonte de l’autre, en dépit de la ténacité de sa présence. C’est particulièrement en tant que cette présence tenace laisse sa trace ineffaçable que nous tenons, à la relever dans l’œuvre de Glissant. La créolisation en tant qu’elle est un processus de création porte une part de violence, de dénégation à partir de quoi l’originalité, la nouveauté adviennent ; en ce sens aussi elle efface la présence de l’autre qui ne garantit en rien une présence à soi. Donc elle invalide toutes formes de revendications au profit d’un « soi ».

4Autrement dit, ne serions-nous pas en présence de la conséquence de la visée de la créolisation (théorie et expérience culturelle), dans la mesure où elle est prise dans la spirale du devenir ? En ce sens, la pensée de Glissant est à l’épreuve de ses propres présupposés théoriques. L’une des conséquences de cette présupposition sous-tend qu’il n’y aurait pas de « propre », de « racine », d’origine. À partir de cette présupposition, la rencontre ou la mise en relation doit être interprétée comme ex-propriation de ce qui appartiendrait à l’autre en même temps que cette expropriation ne donne à aucun « propre » dont on se réclamerait, au nom de quoi on pourrait revendiquer des privilèges. C’est pour cette raison que notre démarche ne doit pas s’entendre comme une tentative de rechercher ce qui est propre à Glissant et aux autres, mais celle de voir comme l’autre devient autre chez Glissant.

5L’enjeu d’une telle hypothèse consiste à savoir d’une part : que nous est-il donné à penser quand le propre de l’autre et de « soi » est disséminé dans la mise en relation ? D’autre part, notre hypothèse nous conduit à la conséquence même de la revendication, donc de la politique comme pratique et partage des différenciations au besoin de la re-distribution des biens. Si l’on part, du « propre », comme fiction, ne devrions-nous pas par-là maintenir cette fictionnalité qui rend possibles les revendications, les dénonciations et les formes de justice ?

6Nous proposons, pour répondre à ces questions, une argumentation qui consiste à suivre le traitement et le fonctionnement de l’altérité dans l’œuvre de Glissant, à partir de la manière dont il mobilise certains concepts chez Derrida, Deleuze et Guattari, tout en étant attentif à l’impasse où nous conduit cet usage de l’autre : l’impossibilité d’instituer une politique de la créolisation, si l’on ne fait pas subir à la pensée de Glissant un correctif préalable.

La pensée de la créolisation et de l’altérité : la « poétique de la relation » à l’œuvre dans l’appropriation glissantienne de Derrida, de Deleuze et Guattari

7Dans la Poétique de la relation, Glissant fait nommément référence à Deleuze et Guattari dont il emprunte le concept de rhizome. Faut-il croire que la présence de Deleuze et de Guattari se résume à l’unique emprunt du concept rhizome permettant à Glissant de distinguer « exil » et « errance » ? Nous pensons en effet que l’œuvre de Glissant est truffée d’un ensemble de concepts dont la source n’a pas été précisée, d’autant plus qu’ils témoignent d’une similitude surprenante. C’est ce que nous entendrons exposer d’une part, au regard de certains concepts deleuziens et guattariens. D’autre part, il nous reviendra de montrer que le pilier fondamental de la pensée de la créolisation promouvant l’absence de l’origine comme trait caractéristique des sociétés antillaises, reste assez proche d’une critique derridienne de la métaphysique occidentale. En ce sens, tout ce que Glissant a dit de l’un-iversalisme rencontre des considérations derridiennes de la présence de l’un comme passion essentielle de la métaphysique. Toutefois, notre position n’est pas de supposer un certain plagiat chez Glissant, mais une certaine appropriation des concepts ou des théories trans-portés d’ailleurs. Nous nous intéressons au fait que ces sources ne sont pas explicitement assumées, particulièrement dans le cas de Derrida, même quand nous ne négligeons pas l’amitié qui unissait Glissant et Derrida ; son roman Tout-Monde a été dédié à Félix Guattari. Précisons que l’intérêt d’une telle étude est double : suivre le traitement de l’altérité dans l’œuvre de Glissant- par le biais de la façon dont Glissant mobilise les auteurs qui témoignent à certains égards du devenir de l’altérité dans l’expérience de la créolisation, et penser le problème de l’émancipation de « soi » au regard de ce traitement.

Glissant et Derrida : la critique de la métaphysique de l’origine. De la créolisation disséminatrice

8Glissant présente une véritable critique de la pensée occidentale définie comme pensée de système, c’est-à-dire une pensée dont la préoccupation fondamentale est de se constituer en tout cohérent et fermé. C’est une pensée de l’enfermement. Ce souci propre aux théories occidentales tient de l’intuition métaphysique selon laquelle la pensée doit se confondre avec l’être de l’un. Pensée de l’identité unique en relation avec l’origine, le fondement qui est aussi « un ». Historiquement Glissant trouvera une illustration indiscutable dans les sociétés caribéennes pour justifier l’existence de cultures qui ne sauraient se réclamer d’une origine unique, donc d’une pensée qui est incapable de se penser selon le principe de la logique traditionnelle, celle de l’identité. Ce constat trouve son écho chez Derrida, et les arguments les plus décisifs pour contrecarrer la pensée occidentale retentiront d’une pensée à l’autre ; bien qu’il importe de préciser qu’un déplacement s’est opéré de la sphère du conceptuel philosophique à la sphère de la culture et de la poétique de Derrida à Glissant. Chez Derrida, ce qui est en question, c’est l’origine en tant qu’elle est inatteignable par l’oblitération interminable dans le « langage [1] » mettant constamment en retrait l’origine au profit des « suppléments ». Alors que Glissant se préoccupe davantage de montrer comment les cultures créoles sont dépourvues d’origine, et ne sauraient s’en réclamer : « la mémoire est un archipel, nous sommes des îles que les vents inspirés mènent à dérader [2]. » Dans les deux cas, il s’agit de l’idée derridienne que l’origine reste hors d’atteinte de la pensée : « Le supplément s’ajoute, il est surplus, une plénitude enrichissant une autre plénitude, le comble de la présence ; il cumule et accumule la présence [3] »

9Et comme chez Derrida, la pensée de la créolisation devient paradoxalement herméneutique, c’est-à-dire décryptage des signes dans et par les signes où le « sens » n’est plus « présence » ou « auto-affectation », mais « signe ». Elle prend la posture d’une variation incessante sur les textes dont on sait déjà qu’ils ne livreront jamais leur sens premier ou dernier, puisque le texte est toujours le supplément de la chose. Ce textualisme, nous le rencontrons d’une certaine façon chez Glissant. Sans l’avoir explicitement soutenu, Glissant soutient une conception de la culture comme textualité, et sa mise en relation est comparable à la mise en relation des langues. Si l’on est toujours dans le « monolinguisme de l’autre », c’est-à-dire s’il y a toujours présence de l’autre dans la langue que l’on parle, ce qui casse toute prétention à un monolinguisme pur et dur, il en est de même de la culture. Notre culture porte toujours la « trace » de toutes les autres ; elles s’interpénètrent selon la logique herméneutique de la lecture et de l’écriture, de la traduction [4]. C’est une autre manière de raturer dans la culture et dans la langue l’origine, et de présenter une société sans profondeur, toute étendue. Sur ce point, Glissant se démarque d’un certain point de vue de Derrida, puisque sa position herméneutique, si l’on peut retenir ce terme, se débarrasse de toute « sédimentation », de tout dépôt de sens. Cela tient aux usages irréconciliables entre la critique de l’origine de Derrida, et la vertu dérivante de la machinerie du désir de Deleuze. Cette tension sera explicitée particulièrement dans les premières pages de la « philosophie de la relation », où Glissant fait référence au « tout indistinct » qui précédait le langage. Bien que nous soyons davantage en présence d’une contradiction où l’origine est à la fois oblitérée et retrouvée.

10Aucun travail n’a été réalisé, à notre connaissance, pour montrer la position « déconstructiviste » de Glissant, en dépit de cette contradiction entre le fait d’assumer l’absence d’origine et de poser le tout indistinct à l’« origine » des cultures. Pourtant Glissant ne produit pas seulement une critique acerbe de l’universalisme occidental, mais il se fait aussi « déconstructeur » de la présence, de l’origine, de l’un comme condition de toute métaphysique occidentale d’où procèdent les politiques impérialistes de colonisation et d’esclavage. D’autre part, cet élan déconstructiviste, trouve encore une fois un écho saisissant chez Derrida. Même quand, inversement, il a été gratifié d’un incipit par Derrida dans le Monolinguisme de l’autre[5]. À partir de cet usage de la critique derridienne, Glissant en vient à une conception de la culture comme « mélange », mise en relation qui contrevient constamment à toute forme de présence. En ce sens, et cela peut surprendre, la créolisation est un sémiotisme qui accorde davantage d’attention au devenir des individus ou des sujets au travers des signes culturels qu’au devenir des sujets dans leur subjectivité. Glissant n’a pu éviter de se perdre dans les dérives du devenir, de la suppléance du signe, en ce que ce qu’il soutient porte son écho dans le dire de l’autre ; à partir de cet effacement de la subjectivité, il est impossible de se revendiquer quelque en propre.

11Soulignons immédiatement qu’une telle pensée s’interdit inévitablement de penser l’émancipation comme prise de position « subjective » en vue de la conquête d’une plus grande capacité à s’affirmer, à se réaliser. Il n’y a pas que les signes dans un projet d’émancipation, il y a aussi les douleurs qui se disent, et les douleurs qui se vivent dans l’incapacité des signes à les dé-signer. Selon ce sémiotisme créolisant, les individus deviennent par la machinerie des signes culturels ou linguistiques, et leur mise en relation est la mise en relation des signes. C’est ce qui explique, en fin de compte, l’inattention de la pensée de la créolisation aux expériences traumatiques, aux douleurs qui ont été prises en compte dans les moments antillaniens de Glissant : « dépossession », etc. Cette attitude nous met déjà sur un autre versant de la pensée de Glissant, la manière d’être à Deleuze et Guattari ou de Deleuze ou Guattari d’être présents à Glissant.

Glissant et Deleuze et Guattari : De la multiplicité et de l’étendue

12En dehors de la référence explicite que Glissant fait de Deleuze et Guattari dans la Poétique de la relation, il ne fait aucun doute que la présence de ces auteurs traverse l’œuvre de Glissant de part en part. Le concept de multiplicité est ainsi en devenir dans la Poétique de la relation.

De la multiplicité

13La multiplicité représente l’un des concepts fondamentaux de la pensée de la créolisation. Elle est la condition de possibilité des mises en relation. En effet, ce qui se met en relation, c’est avant tout les réalités hétérogènes se déployant au fil de cette relation en donnant lieu à de nouvelles réalités, lesquelles sont appelées par la même dynamique à se mettre en relation ad infinitum. La multiplicité se caractérise par deux facteurs essentiels, le temps et l’espace. En quoi le temps et l’espace participent-ils à la compréhension ou à la conceptualisation de la multiplicité ? D’abord, selon Glissant la temporalité de la créolisation est la mise en relation d’un nombre indéfini de temporalités ou de temps. Le temps des individus ou des groupes se rencontrant, le temps de la rencontre elle-même. La pluralité de temporalité qui soutient la mouvance créolisante génère une temporalité créole dense, obscure ou opaque. Chez Glissant, l’illustration la plus saisissante de cette temporalité dense est donnée dans le langage. Il nous précise que le « sujet » de la parole, « celui qui parle » n’existe pas, en ce qu’il est « multiple », c’est-à-dire qu’il est jeté comme « parole » qui est elle-même multiple. Donc du point de vue de la temporalité, celui qui parle, étant en présence de toutes les langues du monde, mais aussi étant en présence de toutes les histoires du monde, est traversé par un flux dense et multiple, puisque composé d’une multiplicité de langues et d’histoires. Le temps de la créolisation est alors celui du temps multiple projetant à chaque fois le sujet parlant dans le multiple des mondes.

14La spatialité de la créolisation est aussi dense, et composée d’une multiplicité de spatialités liées aux éléments qui sont mis en relation. Au regard du temps de la créolisation, l’histoire est une composante de traces indéfinies. Il en est de même de la géographie composée de strates de spatialités multiples. Ce qui explique que « celui » (peut-il répondre de sa parole ?, est-il un « qui » ?), qui parle n’est pas seulement traversé par le « multiple », mais rencontre du même coup le « multiple ». En ce sens, ce que la multiplicité laisse entrevoir, c’est d’une part la solidarité de l’espace et du temps, mais particulièrement le maintien solidaire de la spatialisation-temporalisation qu’on pourrait désigner par la notion d’« étendue » qui, chez Glissant, coupe court à la filiation comme linéarité. En plus de cette relation entre « étendue et filiation », c’est l’absence de profondeur dans la multiplicité qui est variance des temporalités et des spatialités dans leur surface plane. « La multiplicité ne s’altère d’aucune disparité de lumière, et les ombres sont dilatées tout autant au sommet que dans les fonds [6]. »

15Au regard du temps et de l’espace créoles de mise en relation, la multiplicité doit être entendue dans le sens d’une « puissance des multiples [7] », elle se déploie selon la dynamique de la variation ou de la multiplication du multiple. Elle se multiplicifie par un mouvement exponentiel de complexification et de densification. Ainsi la créolisation devient le processus complexe et dense de mise en relation de cultures, de langues, d’histoires, etc., dont la caractéristique essentielle est le multiple : « la Relation est totalité ouverte, en mouvement sur elle-même [8]. » Autrement dit, la Relation est la multiplicité dense que nous avons décrite au regard de l’espace et du temps. Étant ouverte, elle est multiplication interminable. La créolisation est multiplicité; elle traduit « une région nouvelle qui est une époque, mêlant tous les temps et toutes les durées, une époque aussi qui est inépuisable pays, accumulant les étendues, qui se cherchent d’autres limites, en nombre incalculable mais toujours fini [9]». Pourtant, tout ce que nous avons soutenu sur le multiple n’est pas tiré de Glissant chez qui il est difficile de trouver une définition précise du multiple ou de la multiplicité. C’est en reconnaissant l’influence de Deleuze et de Guattari dans l’élaboration de sa pensée « processuelle », pensée du devenir, de la déterritorialisation que nous parviendrons à nous faire une meilleure compréhension de la multiplicité et saisir son écho dans l’œuvre de Glissant.

16En effet, au risque de nous répéter, nous avons remarqué que toute la pensée glissantienne de l’« errance », du « nomadisme » et du « rhizome » pour lequel il a cité Deleuze et Guattari, s’apparente à ce qui se déploie dans la philosophie de Deleuze et de Guattari des « mille plateaux ». Cette philosophie du rhizome s’élabore autour de quatre principes fondamentaux : 1) principe de connexion ; 2) principe d’hétérogénéité ; 3) principe de multiplicité ; 4) principe de rupture asignifiante [10]. Prenons l’exemple du principe de la multiplicité.

17Chez Deleuze le concept de multiplicité, qui se distingue du concept badiousien de multiplicité élaboré à partir des appuis des mathématiques, est non-numérique. La multiplicité deleuzienne est faite de qualité, de confusion et refuse toute prédication définitive. La multiplicité glissantienne n’a rien d’une multiplicité numérique, elle s’apparente à la multiplicité qui apparaît dans le surgissement même d’un « agrégat sensoriel [11]». La multiplicité que nous appelons sensorielle, puisqu’elle tient des sens, annule l’opposition de l’un et du multiple, du même et de l’autre, dans leur entrelacement indéfectible. La définition de la multiplicité proposée par Deleuze et Guattari, dans Mille plateaux, explicite cette différence entre multiplicité numérique qui s’ancre dans les réalités mathématiques et multiplicité sensorielle : « toutes les multiplicités sont plates en tant qu’elles remplissent, occupent toutes leurs dimensions : on parlera donc d’un plan de consistance des multiplicités, bien que ce plan soit à dimensions croissantes suivant le nombre de connexions qui s’établissent sur lui [12]. » La multiplicité s’établit sur un plan de consistance sans profondeur, elle n’est qu’étendue, non l’espace géométrique où nous pourrons rencontrer la divisibilité du nombre, en conséquence, la question de la multiplicité numérique, de l’un et du multiple.

18L’étendue dont il s’agit est la forme de connexion qui ne demande aucune unité, mais exige une multiplicité rhizomatique dérivante dans des lignes de fuite multiples, denses, intenses. C’est ce qu’a compris Glissant pour qui l’« étendue n’est pas que d’espace, elle est aussi son propre temps rêvé [13]. » Donc l’étendue est préalablement temporalisation de l’espace et spatialisation du temps : elle injecte dans l’espace la même variation de la racine faisant de l’identité une identité racine ou radicelle. En conséquence, la créolisation devient avant tout une temporalisation et une densification de la temporalisation de l’espace et de l’histoire. Elle est une philosophie de l’histoire qui retrace la per-version des identités, les formes de déterritorialisation des identités qui cessent d’être prises dans le gond de l’origine.

Herméneutique de la réception et altérité broyée dans l’écriture

19À la différence de l’esthétique de la réception qui pose les conditions de la réception des œuvres dans la tradition, dans l’enchaînement des traditions, l’herméneutique de la réception serait plus attentive à la manière de recevoir ces traditions. De l’esthétique de la réception à l’herméneutique, il importe de souligner le passage de « l’élaboration littéraire du travail historique à sa réception [14]». Certes, une herméneutique de la tradition est impensable sans l’esthétique qui permet de comprendre comment les traditions s’enchaînant préparent le(s) sens que les œuvres sont appelées à recevoir. Dans l’« herméneutique de la réception », il est davantage important de savoir, non dans la diachronie, mais dans la synchronie ce que la « réception » fait de l’œuvre. C’est la question que nous posons à l’œuvre de Glissant, entendue comme une forme de réception de l’œuvre des œuvres de Derrida et de Deleuze et Guattari. En effet si l’herméneutique de la réception s’intéresse à l’usage qui est fait de l’œuvre à partir des différents horizons d’attente suggérés par la tradition, elle renvoie d’un autre côté à une poétique de la réception qui consiste à voir le mode d’inventivité de la modalité de réception priorisée. La poétique de la réception porte davantage sur l’horizon d’attente du lecteur en tant qu’il est sollicité par des préoccupations propres, liées aux problèmes que lui pose son mode d’exister et qui le portent à créer selon ces préoccupations avec l’opportunité de se démarquer des traditions.

20Ici, nous posons d’abord la question de ce que sont devenues les pensées de Deleuze et Guattari ou de Derrida dans l’œuvre de Glissant. D’autre part, afin de savoir ce qui en est fait, encore faut-il bien s’interroger sur la modalité de cet usage. Nous prenons comme concept fondamental, pour répondre à cette question, celui de l’autre, de l’auteur comme autre.

21Dans la créolisation, le traitement de l’autre est très paradoxal. En principe une pensée de la mise en relation qui fait intervenir l’égalité devrait accorder du même coup une place de prédilection à l’altérité qui devient l’interlocuteur indispensable de la relation. Glissant semble présupposer cette reconnaissance respectueuse de l’autre, car il distingue « nomadisme envahisseur » ou « nomadisme circulaire » et « nomadisme en flèche » où la « racine n’exerce pas [15]». Le nomadisme envahisseur est conquérant et renferme par conséquent la dénégation de l’altérité qui devient instrument de l’augmentation de la puissance. L’histoire coloniale esclavagiste témoigne de cette forme de nomadisme envahisseur qui étouffe toute altérité au profit du conquérant se posant en « maître et possesseur » de l’autre. Au contraire du nomadisme de conquête, de massacre et de servitude, le « nomadisme en flèche » favorise la relation, en ce que l’altérité est instaurée en même temps qu’elle instaure la relation. Elle est partie prenante de cette relation qui ne pourrait y avoir lieu sans sa présence. Mais qu’est-ce qui caractérise ce nomadisme ? L’« errance » où « la racine n’importe, mais le mouvement. » Donc, on se dessaisit de sa racine au profit du rhizome qui est la condition de la Relation, « selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre ». D’autre part, il faut préciser que soutenir que toute identité appelle un rapport à l’autre est très vague, et ne dit pas encore la modalité de ce rapport à l’autre, quand on sait que la domination, l’exploitation, la violence ne sont pas moins des relations à l’autre. Le rapport dont il s’agit concerne le fait de prendre en compte la « multiplicité [16] » qui permet de rompre la dialectique de l’un et du multiple dans un mouvement solidaire où l’un et le multiple s’entremêlent dans un devenir toujours ouvert. Ce qui est préservé de l’autre est moins l’altérité qui en est sa caractéristique intrinsèque que ce qui la fait dériver toujours en son autre. La créolisation est en ce sens une pensée de l’autre autre ; elle se préoccupe constamment du devenir autre de l’autre, du devenir autre tout simplement, puisque « je deviens autre de moi-même » dans la mise en relation. Il s’agit d’une véritable pensée de la contagion, ou de la « contamination » qui dés-essentialise toute subjectivité en les nouant dans les relations. La mise en contact est une forme d’appropriation où ce qui s’y joue n’est nullement le « propre », la « propr-(i)été », puisqu’il ne saurait avoir de propre qu’en liaison avec l’origine. En revanche, dans cette poétique de la relation l’altérité est toujours déjà en jeu, présente pour raturer les présences à prétention pure – ce que nous montre la filiation. Aussi est-elle aussi déjà là dans ce que l’on se réclame. Comme les ouvrages signés par Glissant semblent lui revenir en propre, il faut bien se détromper que l’autre n’y soit pas présent de part en part. Dans cette perspective, l’œuvre de Glissant nous procure la saisissante illustration de ce que représente l’importance de l’autre dans le devenir de soi comme autre.

22Voilà qui renvoie au problème des usages de l’autre, mais aussi de « soi » comme autre de l’autre : peut-on être en relation avec l’autre sans l’effacer ? Telle est la question que soulève l’usage glissantien de certains auteurs, mais qui traverse son œuvre au regard du statut d’auteur. Certes, on peut nous objecter que Glissant n’a aucunement raturé ces auteurs autres qu’il mobilise. Et c’est là que notre question devient plus exigeante : peut-on reconnaître sans nommer, sans citer ? Ne pas nommer l’auteur qui nous inspire peut être une stratégie pour l’oblitérer, pour refuser qu’il soit auteur ou autorité, qu’il soit celui qui fut le premier à soutenir une position. Est-ce à dire que la créolisation peut être une machine à aboyer les différences ? Nous comprenons pour quelle raison, dès lors, certaines questions deviennent superflues dans la pensée de la créolisation. N’ayant pas aménagé un espace d’avènement du « soi », sinon le grand soi créolisant, la créolisation tourne le dos aux questions fondamentales des sociétés antillaises faites de « dépossession de soi », marquées par l’effet spéculaire du désir de reconnaissance. Tout en laissant en suspens ces questions de fond, la pensée de la créolisation se déploie dans le grand fleuve du mélange-appropriation donnant lieu à un « soi » folâtre, frivole, sans consistance, qui ne se revendique d’aucune forme d’injustice, de violence, puisqu’il faut croire qu’il faut un peu de tout pour faire un monde ; il faut un peu de tout pour faire Tout-Monde. Devons-nous prendre la créolisation pour une pensée lénifiante ? Ce serait conclure trop vite que de répondre à cette question par l’affirmative.

Théories voyageuses, créolisation : l’imaginaire comme mirage de l’émancipation

23Les sociétés créoles sont sans organe, c’est la raison pour laquelle les luttes n’ont plus de raison d’être : jetons-nous dans le grand fleuve du devenir, de la déterritorialisation ; laissons-nous devenir dépossédés, maniaco-dépressifs, dépendants jusqu’à l’os, consommateurs de soi dans les autres, etc. Nous n’y pourrons rien. Pas de morale, pas d’instance de revendication, pas de principe de justice, pas de principe du bien, massons-nous les uns les autres dans le marasme puant du post-colonialisme qui n’est pas moins un néo-colonialisme, marqué par le retour du racialisme, du racisme, du sexisme, etc. Cela nous conduit à quelques considérations sur l’imaginaire qui devient le pilier de la pensée de créolisation.

24D’abord, devrions-nous supposer que les théories voyageuses semblent susciter une attitude textualiste qui donne une propension à une sorte d’herméneutisme où les textes renvoient aux textes. À certains égards, ce jugement ne vaut pas pour la créolisation. En même temps, il est clair que le textualisme qui travaille la créolisation a partie liée à un parti pris pour la textualité, l’écrit au détriment des travaux empiriques. Certes, il faut reconnaître la difficulté à sortir de la textualité de la culture, cependant le rapport aux textes peut avoir plusieurs modalités. Dans le cas de la créolisation ce qui est intéressant c’est l’importance que Glissant attribue à la langue ou au langage, à partir de quoi il présente une critique, à notre sens, qui allait trop vite vers le monolinguisme. Dans cette critique de Glissant, nous l’avons rappelé, nous retrouvons la présence de la critique derridienne du monolinguisme qui traduit la posture de certains locuteurs à se réclamer d’une langue, à dénoncer la force d’imposition d’une langue (langue dominante versus langue dominée), particulièrement en situation de domination coloniale.

25Derrida en procédant à la critique du monolinguisme a eu en perspective de critiquer la langue comme la « propr-(i)été », ce qui est le propre d’une communauté ou d’un individu. Ce qui renvoie à sa critique de l’origine, en ce que le propre est avant tout ce qui est de l’origine, et qui appartient à celui qui s’apparente à l’origine, le sujet. Le « monolinguisme de l’autre » conduit ainsi Glissant à un refus du monolinguisme au profit d’un plurilinguisme plus imaginaire qu’effectif. Parler en présence de toutes les langues n’est pas encore parler toutes les langues, aussi bien que parler en présence de l’autre dans sa tradition n’enlève pas la « capacité » à parler. Cette posture nous ouvre encore moins aux autres mondes que portent les langues. D’où l’intérêt que Glissant porte à l’imaginaire, qui devient la voie royale de résistance et d’émancipation des peuples contre la marche cavalière de la mondialisation.

26Nous devons comprendre l’appropriation glissantienne des théories derridienne et deleuzienne ou guattarienne, dans le sens même de la présence à la langue. En effet, on est présent à la langue, la langue nous est présente dans le sens d’une présence qui n’exige pas de prendre en compte ses dynamiques internes, mais de seulement prendre en compte sa gestualité, sa manière de faire signe. Les théories font signe dans la créolisation qui elle-même signifie, c’est-à-dire les remplit à partir de sa propre grammaire du « sens », donc aussi fait signe. La stratégie de Glissant consiste moins à s’assumer de la « présence » de l’individualité, celle de l’auteur qui, selon l’inspiration derridienne, ne saurait en être un. Puisque l’auteur est avant tout celui qui commence, qui origine quelque chose. C’est en effet ce que n’admettrait aucunement Derrida, et que Glissant exploite de manière poétique. Ce que Derrida pose comme point de principe théorique ou philosophique, nous le rencontrons formulé chez Glissant de manière « poétique » ou « esthétique ». Puisque nous sommes tous en présence des autres langues et des autres cultures, l’écrivain n’est pas excepté de cette règle générale. C’est-à-dire que Glissant se trouve englué dans le mouvement de devenir créolisant son œuvre et lui enlevant du même coup son origin-alité. Toutefois, un tel principe met en question d’une part la question de la création qui renvoie du point de vue de l’art ou de la culture à la question de l’originalité, du propre. Il serait utile, à partir de cette perspective, de savoir en quoi la créolisation est le « propre » de Glissant ? Mais l’enjeu peut être tout autre si l’on formule notre question du point de vue de la politique. Si le « propre » est mis hors jeu par la pratique de la « supplémentation », c’est le droit en tant qu’il fait appel à une certaine « propriété », ce qui serait propre au sujet de sujet, qui se trouve ruiné au profit de la dissémination des pratiques sociales et politiques « par-delà bien et mal ». Ce qui invalide, en conséquence, les problèmes éthiques et philosophiques dans les sociétés. On l’aura compris, la créolisation conduit à l’impossible revendication des « groupes » socio-historiques classés selon la race, l’ethnie, le sexe ou l’appartenance socioprofessionnelle. Devrions-nous voir dans l’œuvre de Glissant le changement de cap d’une critique de la dépossession à une exaltation de la « dérive », du mélange ? Bien entendu, ce serait être très peu attentif à l’œuvre de Glissant que de s’arrêter à ce constat de changement de cap qui lui est tout à fait légitime, si ce concept peut faire encore sens.

27Si du point de vue biographique, il serait inévitable d’en venir à cette question, en ce qui concerne notre propos nous pouvons nous passer de la relation de la créolisation à l’expérience militante de Glissant. À l’inverse, il est difficile de passer sous silence la pertinence de l’imaginaire comme modalité d’être dans les langues ou les cultures des autres pour penser sa propre émancipation. Encore qu’il faille s’interroger sur la possibilité qu’il y ait quelqu’un à émanciper. Donc, en présence d’une pensée du voyage qui pose les théories dans une relation d’imaginaire, il est important de s’interroger sur la possibilité de l’émancipation, ou le voyage comme mode nouveau d’émancipation. N’est-ce pas en fin de compte l’idée que nous devrions retenir de la créolisation : on s’émancipe par le voyage entendu comme manière d’être chez l’autre et mettant en suspens le « soi » ?

28D’abord, il faut restituer l’idée que le plurilinguisme glissantien conduit à une théorie de l’imaginaire qui se veut aussi une théorie de l’émancipation. L’imaginaire renvoie à la construction poétique et esthétique qui semble produire une résistance face au déferlement de la mondialisation, de la politique impérialiste d’unification des modes de vie selon le modèle unique occidental ou américain. L’imaginaire entendu comme mode multiple d’être en présence des autres cultures permet de résister à la tentative unifiante. Si Glissant semble obtenir une demie raison en considérant que l’imaginaire peut tenir tête à la matérialité du système capitaliste globalisé, il faut très vite se raviser en se persuadant que l’imaginaire à lui-seul ne saurait venir à bout d’un dispositif qui a participé à l’invention de cet imaginaire. Est-ce pour cette raison que nous pensons que la distinction proposée par Glissant entre mondialisation et créolisation ou mondialité est très problématique ? D’autant plus problématique que la créolisation est fille de la mondialisation.

29En dépit de son enthousiasme à se faire désigner comme « guerrier de l’imaginaire », Patrick Chamoiseau [17], qui a repris le flambeau de la pensée de la créolisation, a formulé le problème dans sa véritable précision : « que vaudrait une réforme institutionnelle qui ne proviendrait pas d’une libération préalable de nos imaginaires ? Mais comment véritablement libérer nos imaginaires sans un assainissement responsable de nos institutions [18] ? » La libération des institutions en appelle à la libération des imaginaires qui, à leur tour, en appellent à la libération des institutions. Tel est le cercle qui ne doit pas être entendu dans le sens de cercle vicieux, il s’agit d’un cercle vertueux qui nous force à penser davantage. Et c’est là que se trouve non la boucle contradictoire qui noue l’impossible, mais qui nous force à penser le possible que semble occulter le jugement de l’impossible. Du point de vue de l’émancipation, c’est-à-dire du point de vue des revendications pour une plus grande réalisation de soi des citoyens, la créolisation nous conduit-elle à l’impossible ? S’il faut faire le constat, à la suite de Chamoiseau, de l’impossible, ne devrait-on pas lier cette impossibilité à la voie esthétique et poétique de la créolisation, négligeant les préoccupations éthiques et politiques, susceptibles de s’attaquer à la matérialité des institutions où s’engluent les imaginaires ?

Notes

  • [1]
    « Le supplément n’a pas seulement le pouvoir de procurer une présence absente à travers son image : nous la procurant par procuration de signe, il la tient à distance et la maîtrise. Car cette présence est à la fois désirée et redoutée. » Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 223.
  • [2]
    Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, 2006, p. 163.
  • [3]
    Jacques Derrida, op. cit., p. 208.
  • [4]
    Paul Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2003.
  • [5]
    Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre. Prothèse de l’origine, Paris, Galilée, 1996.
  • [6]
    Édouard Glissant, Philosophie de la relation, Paris, Gallimard, 2009, p. 154.
  • [7]
    Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre ouvrage où cette question a été plus amplement exposée. Edelyn Dorismond, L’Ère du métissage. Variation sur la créolisation : politique, éthique et philosophie de la diversalité, Paris, Éditions Anibwé, 2013,
  • [8]
    Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 206.
  • [9]
    Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, 2006, p. 24.
  • [10]
    Gilles Deleuze et Felix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 14.
  • [11]
    Gilles Deleuze, Théorie des multiplicités chez Bergson, http://www.le-terrier.net/deleuze/20bergson.htm
  • [12]
    Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 15.
  • [13]
    Édouard Glissant, Poétique de la Relation, op. cit., p. 70.
  • [14]
    Paul Ricœur, « Mémoire, Histoire, Oubli », « La pensée Ricœur », Esprit, n° 323, Mars-avril 2006.
  • [15]
    Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 24-25.
  • [16]
    Op. cit. p. 30.
  • [17]
    En ce qui concerne cette problématique, voir Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997.
  • [18]
    Patrick Chamoiseau, Cahier d’un guerrier de l’imaginaire. Ou comment traduire un idéal de Beauté en construction dans ce monde ?, 2010, disponible en ligne.