Dans les plis coloniaux

1Seloua Luste Boulbina : On a toujours un intérêt personnel à s’investir dans certains domaines d’études, même si, à tort, on réduit généralement l’intérêt personnel à l’expérience vécue ou, pire, à « l’identité ». Comment pourrais-tu parler de la pulsion qui t’a poussée et te pousse encore, j’ai envie de dire irrésistiblement, dans le champ des études coloniales, que tu as entamées au bout du monde ?

2Ann Laura Stoler :Ethnologue de formation, je suis historienne par passion, à la fois comme étudiante et comme chercheuse. Avant même d’avoir lu Foucault, la Politique du savoir fut, dans la recherche, mon point de départ. J’ai toujours été poussée à mieux comprendre la façon dont le pouvoir « marche », surtout là où on ne le voit pas. J’ai commencé mes recherches au moment où le Vietnam était très important. Pour moi, le marxisme fut formateur. Il me fallait comprendre le rapport entre impérialisme, capitalisme et domination de classe. C’est à partir de là que j’ai travaillé sur les plantations de Sumatra. Les Javanais étaient vraiment coincés entre mode de paysan et mode d’ouvrier moderne. Il devenait un peu faux de dire qu’il y avait deux modes de production. J’étais saisie par leur situation. Il leur fallait être paysans à côté des grandes plantations pour avoir plus de terre, mais en étant fortement liés aux plantations. L’idée de subsomption était très importante pour moi et n’était pas à mes yeux bien travaillée. On distingue subsomption formelle et subsomption réelle. La première ne modifie pas les rapports de travail quand la seconde vise au contraire à changer ce rapport. Changer la vie, ou changer de vie était fondamental. Maurice Godelier m’accueillit dans son équipe. C’est dans ce cadre que j’ai réfléchi à l’idée de subsomption et qu’il m’a ensuite publiée dans un ouvrage portant sur la transition [1]. En réalité, j’ai toujours trouvé qu’il y avait un lien organique entre Marx et Foucault. Tous deux ont essayé, chacun pour leur part, de comprendre ce que le pouvoir rend invisible, les inégalités qu’il enfouit profondément de sorte qu’on ne les voit pas.

3J’ai commencé un voyage ethnographique, historique, analytique et politique à New York, puis je l’ai continué à Java et Sumatra, avec des séjours longs et courts dans les archives coloniales aux Pays-Bas, ainsi qu’avec de nombreux allers retours en France. Ce travail est situé dans des problématiques constamment liées à ma présence en France : la recherche a été animée par le rapport aux gens qui m’ont aidée, aux archives qui m’ont bouleversée, aux romans, aux manuels coloniaux et aux guides d’instruction destinés aux femmes blanches partant pour la première fois en Indochine, au Sénégal et en Côte d’Ivoire que j’ai trouvés à la Bibliothèque nationale avec des pages qui n’avaient jamais été coupées. Mais ce travail est surtout marqué par la forte absence et présence en même temps de ce passé colonial – caché, « oublié », soudainement « découvert », occulté encore, laissé de côté, –, un passé qui hantait hier et qui hante encore aujourd’hui la France.

4J’ai commencé, dans les années soixante-dix, mes recherches historiques sur les questions de sexualité comme un site de pouvoir colonial et comme un dispositif dans le façonnement des catégories raciales dans les Indes Néerlandaises des XIXe et XXe siècles, avec des recherches ethnographiques en Indonésie. Mais c’est assurément ma présence en France – à Paris, à Aix, à Marseille, et chaque année dans un village du Lubéron dont j’ai longtemps ignoré qu’il était proche d’un hameau forestier ou étaient logées des familles de harkis – qui m’a toujours donné un sens de ce passé colonial si vivant, viscéral, et décalé, avec un regard à la fois si proche et éloigné. Mieux vaut comprendre cette histoire coloniale non comme l’histoire d’un passé terminé mais comme une histoire du présent. Elle laisse bien plus que de faibles traces : des marques profondes, ce qui m’a toujours impressionnée. Plus que jamais, je trouve des concepts avec lesquels je travaille ou que je rejette, aussi bien que des concepts que j’essaie de formuler et de relier, en étant bousculée, agitée par les sujets et questionnements sociaux et politiques chargés d’aujourd’hui. En France, aux Pays-Bas, aux États-Unis, au Japon (par rapport aux « femmes de réconfort »), en Australie, en Palestine et en Israël pour ne prendre que ces exemples, on peut tracer des généalogies qui montrent ce rapport entre histoires coloniales, savoirs intimes et pouvoirs raciaux – des histoires trop souvent écartées et même écrasées.

5S. Luste Boulbina : Comment conçois-tu l’engagement dans la recherche, à l’intérieur des analyses ? À l’évidence en effet, s’intéresser aux archives concernant les femmes ou la sexualité, ou mettre en œuvre une expérience scientifique pour un nouvel objet (et terrain) je pense au rapport Israël-Palestine (et l’inverse) – constituent non seulement des lignes de fuite intellectuelles mais aussi des positions politiques, qu’il s’agisse du passé ou du présent.

6A. L. Stoler : En l998 j’étais en train d’achever le dernier chapitre de La Chair de l’empire à Aix (ou j’étais installée pour un an) afin de terminer un livre sur les archives coloniales, une ethnographie des archives, et des archives coloniales comme technologie du pouvoir. Mais il m’était difficile de rester enfermée dans mon bureau. Le Pen et le Front National étaient partout dans la presse, aux manifestations, à l’école de ma fille, juste à côté. Les rues (la mienne) étaient couvertes de leurs affiches.

7J’ai laissé les deux manuscrits de côté et j’ai décidé de suivre la piste du FN à Vitrolles [2] où la femme de Bruno Mégret (numéro deux du FN à cette époque) devenait maire. Je me souviens bien de la méfiance de mes amies dans le sud qui m’ont expliqué – si gentiment – que je perdais mon temps. Le Pen était nul : rien, pas d’influence ; et son discours sur la « sécurité » et « la préférence nationale » n’étaient pas vraiment français. Ce discours n’était pas entendu parce qu’il n‘était pas attendu par les bourgeoises françaises ni même par la plupart des Français « de souche ». Mais je n’étais ni convaincue, ni d’accord.

8Cette année-là, j’ai passé beaucoup de temps avec des mères à Vitrolles qui étaient FN, socialistes, UDF, RPR ; avec des profs, des commerçants, étant frappée par le fait que le discours des femmes FN n’était pas si étrange, extrême et outré que ça. Leurs discours sur La France pour les Français, la sécurité, les problèmes des jeunes Arabes à l’école me semblaient avoir un écho familier et fort, pas très loin du discours colonial sur les distinctions de race dans les archives d’outre-mer à Aix, juste à côté.

9Si l’on pouvait imaginer la célèbre étude de Pierre Bourdieu, La Distinction, réécrite pour réfracter les distinctions raciales aussi soigneusement qu’il a décrit les nuances de classe entre des bourgeois petits, moyens, et grands, je crois qu’on pourrait voir les rapports de race intercalés/entrelacés partout, les histoires coloniales vivant dans les perceptions, les sentiments, les dégoûts, les goûts et les pratiques de notre présent. On devrait le faire, non pour rectifier le passé colonial mais pour mieux reconnaître la sédimentation de leurs effets, la force de la blanchité aujourd’hui et pour identifier les inégalités explicites et invisibles, tangibles et intangibles, la violence douce et forte/lente et soudaine qui pèsent sur l’avenir.

10Pour moi, la connaissance est une question politique. Sans avoir lu Foucault, j’avais déjà constaté (grâce aux ethnologues qui m’ont précédée comme Talal Asad, Kathleen Gough) que la formation de cette discipline était modelée par le colonialisme. Encore fallait-il le montrer. Une certaine gauche s’interrogeait sur le développement et le sous-développement. Le développement était effectif. C’était un effet d’un système global et mondial. Wallerstein [3] était alors très important. J’ai étudié ces questions, alors même qu’elles ne figuraient pas dans le cursus ordinaire de l’ethnologie, car elles étaient très présentes dans mon milieu marxiste. J’ai travaillé sur la révolution verte à Java. En 1974, durant la préparation de mon doctorat à Columbia University, j’ai passé des heures à lire Balibar et Althusser : Lire Le Capital. Ce livre a été très important pour moi. J’ai lu aussi Lénine, Rosa Luxembourg, pour comprendre l’impérialisme. Ce travail était aussi lié avec le féminisme, avec le débat sur la reproduction du travail. Nous cherchions à montrer qu’elle ne peut pas s’effectuer sans le travail des femmes et des enfants. Le travail domestique, indispensable à la reproduction, fait pour cela partie intégrante du capitalisme. Le premier article important que j’ai publié [4] dans Signs, en 1977, commençait par la phrase : « La classe l’emporte analytiquement sur le genre pour comprendre les inégalités à Java ». Toutes les ONG affirmaient alors qu’il fallait soutenir les femmes (mais les différences de la classe étaient énormes et « l’aide » de la Banque Mondiale et AID aggravaient beaucoup la vulnérabilité de la population rurale dépourvue de terre, et surtout des femmes).

11S. Luste Boulbina : Un de tes livres majeurs vient d’être publié en français sous le titre La Chair de l’empire (Carnal Knowledge and Imperial Power, 2002). Il aborde la sexualité comme une dimension fondamentale des représentations et pratiques impériales et renverse la perspective. La sexualité apparaît comme diacritique, comme une pierre de touche de la politique. Elle donne la possibilité de voir la circulation du pouvoir entre le « public » et le « privé » et d’observer comment la distinction se joue et se rejoue selon les contextes. Elle est, dans une politique impériale, racialement déterminée. Ce qui était, telle la lettre volée de Poe, sous les yeux et introuvable devient ainsi visible.

12A. L. Stoler : Pour situer le livre tel qu’il était et j’espère tel qu’il reste, comme une incitation, un appel, j’inviterai à repenser ce qu’est la politique coloniale ; ce qui compte comme « la politique », autrement dit, les manifestations du pouvoir colonial ; ce qu’est le rapport entre la vie intime et la gouvernance. Mais pourquoi, alors que les archives coloniales traitent de manière obsessionnelle de sexualité, de la peur de perdre la virilité blanche, de l’inquiétude devant les rapports entre des femmes indigènes et des hommes blancs, de l’angoisse de perdre l’identité blanche aux colonies, du danger politique que représentaient les trop nombreux enfants métis abandonnés – en bref, alors que ces archives parlaient si souvent des rapports intimes pour penser la meilleure façon de gouverner non seulement les colonisés mais aussi les colonisateurs,– pourquoi cela n’avait-il jusqu’alors presque aucun intérêt, même pour les historiens les plus respectés ? Et quand ils en parlaient, trop rarement, pourquoi affirmaient-ils que le racisme colonial aurait commencé véritablement avec l’entrée des femmes blanches dans les colonies ?

13Je voudrais citer une phrase par laquelle je commence le livre : elle exprime parfaitement la situation coloniale qui m’intéresse. En l929, George Hardy, grand architecte de l’Éducation coloniale et Directeur de la fameuse École Coloniale a écrit une phrase qui reste gravée dans ma mémoire et qui pointe de manière symptomatique la façon dont la race, la peur, les femmes blanches et la sexualité étaient entrelacés dans les pensées et les pratiques coloniales. Pour lui, « L’homme reste homme tant qu’il est sous le regard d’une femme de sa race. » Presque tout est là : la peur que les hommes blancs perdent les qualités nécessaires pour rester « hommes » s’ils ne sont pas surveillés par des femmes blanches. Celles-ci sont comme des gardiennes de la race blanche. Elles soutiennent des hommes blancs trop faibles pour se maintenir.

14Cette phrase de Hardy importe pour ce qu’elle dit, mais aussi pour ce qu’elle tait. C’était un avertissement et une prescription qui exprimaient une inquiétude répandue.

15Le fait de rester vraiment « européen » en colonie n’était jamais assuré : les dangers étaient partout, et surtout dans leurs maisons. Comme l’indiquaient dans les années vingt et trente les manuels coloniaux de tâches ménagère, et comme en témoignent aujourd’hui les Javanaises et Javanais ayant travaillé comme domestiques, jardiniers, nourrices dans les foyers des Blancs, au sein de l’espace domestique, les relations coloniales étaient (elles étaient tendues et pas toujours facilement réglées) dans une intimité troublée, à la fois indésirables, dangereuses, trop proches, et désirées.

16Il faut dire une chose clairement. La sexualité n’est pas une simple métaphore des rapports coloniaux ; c’est le lieu même où se jouait la réalité de ce pouvoir. La politique du savoir, dans le domaine de l’histoire coloniale avant les études des trente dernières années, (avec quelques exceptions comme Franz Fanon), évitait et ignorait cette base si chargée dans le jeu du pouvoir et les dispositifs de la gestion coloniale.

17Mais il y avait quelque chose de plus important encore qui m’a frappée à ce moment-là : savoir qui couche avec qui, ou bien le nom donné au concubinage – « le mal nécessaire » (pour le distinguer du « pire », l’homosexualité masculine), les enfants métis abandonnés et non reconnus par les Blancs qui étaient leurs pères, les manuels consacrés à protéger « la santé » des Blancs, les vêtements si blancs portés par les colons, tout cela faisait partie d’un système répandu et quotidien qui a produit un régime de vérité fondé sur un croisement du contrôle des rapports sexuels et des classements de race (la hiérarchie raciale), un système pour garder, protéger, et parfois créer un moi blanc – et pour confirmer quelque chose qui ne pouvait pas être confirmé – qui appartient à quelle race, selon quel critère, et qui va en juger ?

18J’ai commencé avec une histoire des ouvriers sur des plantations européennes, mais je me suis trouvée plongée dans une histoire plus profonde – avec des effets énormes et plus larges que la situation coloniale dans les Indes Néerlandaises : des taxonomies raciales produites, contestées, transformées, repensées par des médecins, des avocats, des administrateurs qui ont essayé de les fixer, en s’assurant eux-mêmes de la vérité de la différence raciale. Les rapports des gens étaient surveillés mais il demeuraient difficilement limités par les cadres imposés. Leurs efforts pour figer ce qui ne peut pas être figé s’exprimaient autrement encore : dans la peur que subsistent dans les colonies des Blancs pauvres.

19Dans les années vingt, faire venir des familles de travailleurs et non plus des célibataires ; faire venir des femmes blanches pour constituer et pour stabiliser la communauté européenne devient un principe. Celui-ci était corrélé à la peur d’un « prolétariat blanc » insuffisamment attaché aux principes et aux prescriptions d’un système racial bien clair et distinct. À partir du début du XXe siècle, dans les Indes néerlandaises, on peut observer la surveillance détaillée des conditions précaires des Européens qui vivaient en dessous du niveau obligatoire pour de vrais Blancs, eux qui habitaient avec des femmes indigènes, dans des villages indigènes, travaillant même dans les ateliers réservés aux métis et indigènes. Les « petits Blancs » comme les « petites épouses » (l’appellation que les Français donnaient aux femmes indigènes qui vivaient maritalement avec des Blancs hors mariage) n’étaient jamais « les vrais » : trop pauvres pour être « vraiment » blancs ; les petites épouses, quant à elles, étaient trop indigènes pour être de vraies femmes et de véritables épouses. En l987, j’étais à Paris pour un congé sabbatique consacré à rechercher comment les catégories coloniales marchaient pour créer et fixer des critères de race. À la Bibliothèque nationale, je m’attendais à trouver de nombreuses thèses sur le métissage et les « petites épouses » dans les colonies françaises. Il n’y en avait aucune. C’est à ce moment-là que je suis descendue à Aix travailler dans les archives d’outre-mer où j’ai trouvé la salle des lecteurs peu fréquentée, tandis que les dossiers que j’ai commandés sur les prostituées blanches étaient vides ou « non disponibles ».

20S. L. Boulbina :Tu as écrit un livre complétant ou déplaçant si l’on peut dire Foucault : Race and the Education of Desire – Foucault’s History of sexuality and the Colonial order of Things (1995). Foucault est chez toi une source d’inspiration en tant qu’il est, selon ses propres termes, expérimentateur plutôt que théoricien. Il est aussi, presque, un adversaire auquel il ne faut pas s’opposer mais opposer, au fond, ce qu’il n’a ni pensé, ni articulé, ni, au fond, réalisé. Il n’a jamais saisi explicitement le lien entre le racisme et la sexualité, qui est chez toi fondamental.

21A. L. Stoler : EN 1979 je suis venue à Amsterdam pour rédiger ma thèse mais mon compagnon Lawrence Hirschfeld, a été invité par Lévi-Strauss sur la base de son travail sur les Bataks de Sumatra. J’ai préféré rester travailler aux archives néerlandaises. Nous nous retrouvâmes à Paris, lui, grâce à une bourse de Lévi-Strauss, moi, à celle de Maurice Godelier qui m’accueillait dans son équipe sur la transition. Ma thèse a porté sur les grandes entreprises multinationales, les plantations de caoutchouc et l’huile de palme à Sumatra où j’ai passé près de deux ans. Chaque mois, je retournais dans les archives hollandaises à La Haye et à Amsterdam. J’analysais d’une part les rapports (tendus, trop calmes, et violents) entre les migrants javanais dans les plantations et la croissance des grandes entreprises ; et, d’autre part, le genre comme catégorie fondamentale dans la gestion des travailleurs javanais. J’ai été frappée dès le début de ma recherche, d’un côté, par l’interdiction du mariage pour les ouvriers (même le mariage des jeunes administrateurs blancs était fortement contrôlé) ; de l’autre, par la présence de femmes javanaises qui étaient délibérément payées moitié moins que les hommes et donc étaient obligées de servir les Blancs comme domestiques/concubines, et même de se prostituer auprès des ouvriers javanais. Cela n’arrive nullement par hasard : c’est une politique qui s’exprime avec une clarté étonnante dans les archives coloniales. Alors qu’elle n’est pas difficile à documenter, elle n’est presque jamais reconnue ni discutée par les historiens de cette région dont on connaît si bien les multinationales pour leur grande réussite.

22Dans les foyers des Blancs, c’était grâce aux domestiques qu’on pouvait montrer qu’on était « à l’aise », qu’on menait une vie de prestige qu’on n’avait pas en métropole mais le danger résidait en même temps au cœur de ces foyers. Les chansons, les câlins, une sensualité de la vie étaient transmis par les domestiques. Les Européens en avaient besoin et en éprouvaient en même temps de la crainte. C’est pour cette raison que les interdictions étaient si nombreuses. Ne pas laisser les enfants jouer avec les métis pieds nus, etc. Les manuels de santé étaient des manuels de danger. À Java, on a voulu avoir des fonctionnaires comprenant les habitudes javanaises mais sans être proches des Javanais. Après cinq ans ou dix ans dans la colonie, ils devaient rentrer en métropole. Pourquoi ne pas avoir utilisé les métis ? Il fallait avoir une connaissance via l’Europe pour maintenir une identité blanche.

23Comme soixante-huitarde new yorkaise, j’ai été façonnée par le féminisme et par Marx, puis par Foucault. Foucault a été et reste très important pour moi. C’est lui qui m’a indiqué des pistes que lui-même n’a pas empruntées Je me pose encore la question de savoir pourquoi la sexualité est, comme Foucault l’a dit, « un point de passage particulièrement dense pour les relations de pouvoir », doté de la plus grande instrumentalité, un « point d’appui, de charnière aux stratégies les plus variées ». Mais aussi pour Foucault, « la sexualité est originairement, historiquement bourgeoise ». Il me semblait qu’il avait et raison et tort. J’étais d’accord avec la première proposition, même si j’étais un peu gênée par la notion d’instrumentalité mais j’avais plus de doutes sur la seconde. Il a limité ses analyses et ses recherches aux archives du monde européen, sans voir comment la sexualité et la race étaient impliquées dans les systèmes de gestion coloniale, et comment la sexualité métropolitaine ne pouvait pas être isolée des rapports sexuels et raciaux dans les colonies.

24Comme cela était et reste souvent le cas pour moi, c’est Foucault lui-même, qui m’a dirigée vers la possibilité d’une autre généalogie et d’une autre histoire déplacée. C’est à partir de la trajectoire de son propre travail que j’ai suivi et prolongé une piste, seulement sous-jacente dans ses ouvrages. En lisant La Volonté de savoir, je trouvais (de façon éparse) abordée la question de la race. Il a au fond ma propre démarche. Au moment où il finissait ce premier tome de l’Histoire de la sexualité, Foucault commençait son cours de l976 : « Il faut défendre la société ». Pour ma part, je me suis arrêtée dans la rédaction de La Chair de l’Empire. En revanche, j’ai pourchassé ce rapport entre La Volonté de savoir et ses cours afin d’écrire Race et éducation du désir, développant l’idée que la sexualité bourgeoise en Europe était formée par son rapport avec la race, une idée suggérée dans La Volonté de savoir, sans jamais être approfondie par Foucault. Ce propos est au cœur du chapitre VI de La Chair de l’empire où je l’y ai poussé plus loin. Bien que Foucault ait beaucoup réfléchi dans ce cours sur « La naissance du racisme d’État », malgré tout le bruit intellectuel autour de ce cours (le premier cours publié) – articles, compte rendus, colloques – personne en France ne parlait, ni ne notait le fait que, dans ce cours, il a ciblé la problématique et l’histoire de la race, des races, et du racisme.

25En bref, la sexualité et la race étaient entremêlées dans la gérance coloniale mais ce n’était pas parce que la sexualité était un point de passage du pouvoir. La sexualité a été aussi liée à un classement des sentiments dangereux, des attachements affectifs découragés ou valorisés pour rester blanc. C’est nettement clair par rapport aux enfants. Pour façonner un soi blanc dans le monde colonial, les dirigeants se demandaient : que faire pour s’assurer qu’un enfant blanc devienne, en tant qu’adulte, un vrai blanc attaché au milieu européen « comme il faut » ? Plus précisément ils se demandaient : est-ce qu’un enfant blanc pourrait rester européen s’il était déjà habitué à deux ans aux odeurs locales, s’il s’endormait avec une chanson javanaise comme bébé, s’il courait pieds nus et était toujours dans les bras des domestiques indigènes ?

26Il faut être clair : ce n’était pas moi comme chercheure féministe qui avais choisi et cherché ces thèmes et proposé et posé de telles questions. C’étaient des avocats, des médecins, même les ministres des colonies qui les posaient, et qui étaient agités par ces craintes. C’est eux qui ont décidé que l’âge de l’école primaire était trop tardif pour installer des liens affectifs nécessaires pour être blanc, eux qui ont constaté que l’école maternelle elle-même arrivait aussi trop tard. Et c’est eux qui ont averti leurs employés blancs d’envoyer leurs enfants en métropole pour leur éducation (parfois pour dix ans). Chez les Français comme chez les Néerlandais et les Anglais, ce sont « les liens invisibles » qui font de nous ce que nous sommes.

27Les enfants blancs n’étaient pas le seul souci administratif. Il y avait beaucoup d’inquiétude politique au sujet du métissage. L’État colonial se tracassait au sujet des enfants métis abandonnés, pensant à ce qu’ils pouvaient ressentir à l’égard de leurs pères, qui les rejetaient, et qu’ils pouvaient donc devenir des « révoltés ». À cet égard, les fonctionnaires hollandais ont souvent parlé « des Européens artificiellement fabriqués » – les fonctionnaires français en Indochine avaient peur de la même chose – « des reconnaissances frauduleuses » des enfants métis déclarés « blancs » grâce à leur peau claire. Partout se trouvait la crainte d’une blanchité « salie » par des gens qui n’étaient pas comme disaient les Hollandais les « echte » blancs ou comme disaient les Français les « vrais français ».

28S. Luste Boulbina : Dans un contexte intellectuel et théorique, aux États-Unis, qui cherche à réhabiliter les subalternes et à se placer du point de vue des colonisés plutôt que des colonisateurs, tu continues à t’intéresser aux Européens. Ou du moins, si ce n’est aux Européens eux-mêmes, en tout cas aux dispositifs qui établissent et maintiennent une frontière qui paraît autant intangible qu’elle est poreuse entre « les uns » et « les autres ».

29A. L. Stoler : l997. Il n’était pas très à la mode, dans mon milieu universitaire de gauche, parmi les chercheurs en histoire coloniale, d’étudier les Européens. Critiquée (un peu applaudie aussi), je continuais quand-même. On m’a demandé souvent : « Pourquoi ne pas faire une étude des assujettis ? » « Pourquoi ne pas se focaliser sur leurs résistances anticoloniales ? » « Pourquoi sur les Blancs ? » Pour ma part, c’était clair : on ne peut pas comprendre la subjugation, les catégories qui coincent les gens, ou même faire une histoire « à rebrousse poil » (comme Benjamin nous le conseillait) sans voir des ontologies historiques, sans comprendre des outils/dispositifs de pouvoir qui sont logés dans les détails. On ne peut pas comprendre les premiers sans les seconds. Gaston Bachelard a décrit son propre travail – ou plutôt son objectif de travail – comme « une épistémologie des détails ». Pour moi, c’est aussi une bonne description de ce que j’essaie de faire : montrer que les détails ne sont pas ajoutés dans nos récits pour «enrichir » nos histoires mais parce que c’est à partir des détails qui ne sont pas cachés mais manifestes, présents à la surface des choses, qu’on peut voir comment les vies quotidiennes coloniales étaient façonnées pour « défendre leur société » et en même temps, pour mieux inscrire les privilèges et les distinctions de la race.

30C’est Étienne Balibar [5] qui m’a amenée à penser que les frontières internes sont plus importantes et plus discriminantes que les frontières externes qui sont, elles, plus faciles à maintenir. Il faut défendre la société contre la dégénérescence, l’ennemi, etc. Le concept de frontières intérieures possède des connotations contradictoires, comme je le souligne dans La Chair de l’empire[6]. Au niveau individuel, la frontière est moralement efficiente. Elle est déterritorialisée.

31S. Luste Boulbina : Tu travailles dans les études coloniales, ce qui est un champ de recherches, et tu t’étonnes de ce que tous les objets relevant de champ ne soient pas situés dans ce champ. C’est à ton sens le cas d’Israël et de la Palestine, qui apparaissent jusqu’à présent, académiquement tout du moins, comme « hors champ ». Comment vois-tu la situation ?

32A. L. Stoler : Pourquoi la situation coloniale, pourtant si frappante en Palestine depuis cinquante ans, n’est-elle jamais traitée par les chercheurs dans le domaine des études coloniales anglophones (aux États-Unis, en Angleterre, en Australie, les lieux où les études coloniales étaient si branchées depuis vingt-cinq ans) ? Pourquoi la situation coloniale en Palestine et en Israël est-elle presque toujours placée hors champ, non traitée, évitée même, dans notre domaine ? Je ne veux pas dire que des descriptions de la situation n’ont jamais été faites avant et hors du champ des études coloniales mais plutôt de comprendre son absence si marquante dans ce champ.

33Pour des chercheuses comme moi, perchées entre l’histoire, l’ethnographie et la philosophie, voici les tâches les plus essentielles : voir les déplacements, les échanges de pensées et de pratiques ; être également attentive aux concepts qui nous empêchent d’établir des comparaisons ou qui nous encouragent à les effectuer (et il faut se demander pourquoi celles-ci et non d’autres) ; interroger enfin les concepts qui bloquent nos visions et rendent un paysage politique ténébreux.

34Deux faits me semblent avoir arrêté un mouvement des idées. Le premier est le suivant. La terre arrachée aux Palestiniens, leurs oliviers incendiés, leurs maisons et leurs villages détruits ont été en effet mis à part, comme ne relevant pas d’une histoire coloniale. J’ai toujours traqué ce qui empêche de penser et de voir maintes situations coloniales autrement que comme des « exceptions », comme des cas aberrants, ne s’inscrivant pas dans la domination coloniale. Cela occulte le rôle joué par les États-Unis dans cette violence passée et présente.

35Le deuxième mouvement (lié au premier) concerne le concept de « colonie » et son rapport avec le camp. Je suis ici les traces du mot colonie qui demeure innocent, mais qui, comme concept politique, rassemble et relie les colonies agricoles pour jeunes délinquants en France et au Pays-Bas aux XIXe et XXe siècles (comme celle de Mettray, créée en 1839 et fermée en 1939), les colonies pénales (notamment dans les îles sous une domination coloniale de la France, des États-Unis, ou d’Italie), et les colonies agricoles établies en Algérie (sans grand succès) et qui étaient ensuite transformées en camps militaires. Ces cas montrent des réseaux de pouvoir et des dispositifs, un mouvement particulier des idées ainsi qu’une circulation des pratiques, différemment mises en œuvre dans les stratégies impériales [7].

36On peut clairement observer ce phénomène dans les études coloniales depuis trente ans. On peut dire en effet que les archives des études coloniales sont aussi sélectives et problématiques que les archives coloniales elles-mêmes. On peut fixer le début des ces études (non « l’origine » évidemment) ou le déclenchement d’une industrie académique des études aujourd’hui si répandues avec la publication d’Edward Said en l978. Le fameux livre, L’Orientalisme, nous a donné les « outils » pour repenser le canon de la littérature occidentale sur l’orient – et nous a montré « l’Orient » comme une création d’un savoir et d’un pouvoir européens.

37À partir de cette ouverture, on a commencé à étudier la configuration des pouvoirs occidentaux qui comprenaient la cartographie, l’histoire, l’anthropologie. Le nouveau but a été de relier le pouvoir colonial avec tous ces moyens soutenus par le savoir scientifique et « objectif ». On a été fier et excité d’avoir ces nouveaux moyens à notre disposition pour examiner plus profondément le fonctionnement de la domination coloniale, non seulement au niveau de l’exploitation de la main d’œuvre et la prise de la terre mais aussi comme un système pénétrant au niveau scientifique et culturel. On en restait aux situations coloniales qu’on trouvait typiques. L’Orientalisme a été publié au moment même où les Subaltern Studies étaient créées par des intellectuels indiens de Calcutta (dont la plupart était d’anciens marxistes cherchant un moyen de faire l’histoire d’en bas – à l’E. P. Thompson et même à la Gramsci si l’on peut dire – des histoires non inscrites dans les récits des élites, ni des Anglais, ni de la bourgeoisie nationale). Ce croisement a produit une démarche qui contribuait à faire de l’Inde le cas quintessentiel et, pour les doctorats universitaires en Angleterre et aux États Unis, grâce aux archives en anglais, un « cas » plus facile à traiter.

38C’était un peu bizarre parce que « le savoir situé» de Saïd était au Moyen Orient, et surtout en Palestine. Néanmoins, la Palestine était effacée de la carte des études coloniales ; elle n’était pas incluse dans les études ultérieures, ni immédiatement ni même dix ans plus tard. Mais il y a quelque chose de plus frappant encore : Said a publié L’Orientalisme en l978. Durant l’année où ce livre était en cours de publication par Viking Press, Said avait déjà commencé et était même en train d’achever un autre livre, qui devrait être peut-être plus important pour les études coloniales mais qui n’a jamais été considéré comme un fonds conceptuel pour nous. Il s’agit de La Question de Palestine, qui est paru un an après L’Orientalisme.

39S. Luste Boulbina : Edward Said a souvent parlé de la façon dont on le percevait, racontant par exemple ses mésaventures éditoriales et les malentendus que les préjugés pouvaient engendrer, à rebours de l’évidence. Lui, l’universitaire cultivé, spécialiste de littérature en général et de Conrad en particulier d’une part, le « Palestinien » éventuellement partial de l’autre, quand il travaille sur des questions politiques. Mais tu dis qu’en outre, ceux qui lisent L’Orientalisme et s’y réfèrent ignorent, dans tous les sens du terme, La Question de Palestine. Il a fait l’objet d’une lecture clivée.

40A. L. Stoler : Selon moi, ce n’est pas un hasard si les études académiques retiennent l’un et oublient l’autre. L’un, L’Orientalisme, a été vu comme le produit d’un Said intellectuel, bien sûr. Il y a proposé une critique de l’Ouest et montré comment des disciplines soi-disant « neutres » par rapport à la politique contemporaine étaient une base fondamentale des approches eurocentristes. Le livre offrait un certain confort aux chercheur(e)s à plusieurs niveaux. Premièrement, L’Orientalisme était pris comme un livre d’histoire, d’un passé qu’il fallait « corriger ». Deuxièmement, L’Orientalisme était traité comme une histoire, un récit/conte d’une histoire sans presque aucun rapport avec les États-Unis grâce au fait que l’Amérique du nord « n’avait jamais eu de véritables colonies » et n’avait jamais installé un État colonial. Troisièmement, le livre a été vu comme une ouverture sur les aspects du pouvoir colonial, non au niveau de la violence matérielle, ne s’exerçant ni sur la chair ni sur la terre, mais sur le savoir érudit et les stéréotypes racistes qu’il a portés.

41La Question de Palestine était vu de façon totalement différente. Ce livre a été d’un autre Said, l’Edward Said « trop engagé politiquement », l’Edward Said qui s’occupait trop de rapports contemporains en Israël et en Palestine, l’Edward Said à la radio, avec un rôle dans des détentes politiques.

42C’est aussi bizarre de relire L’Orientalisme. Comme je l’ai écrit en 2005, presque personne n’a fait attention au fait que ce n’était jamais qu’une question sur les empires français et anglais des XVIIIe et XIXe siècles qui était traitée par Said dans L’Orientalisme. En revanche, Said a insisté, même dans ce livre, sur la force américaine, les savoirs et pouvoirs académiques aux États-Unis dans ce jeu colonial du pouvoir. C’est dans La Question de Palestine qu’il parle d’une « épistémologie de l’impérialisme », une épistémologie et une politique qui annulent les Palestiniens en Palestine, qui les traitaient « d’une manière secondaire et négligeable ». C’est là qu’il a beaucoup parlé du Sionisme comme d’une force coloniale forte et « diffusée », et nettement de la colonisation sioniste.

43Donc je demande : quels sont les effets de cette rupture, de ce décalage, d’accepter un livre et de refuser l’autre ? Pourrait-on imaginer une autre démarche des études coloniales si on traitait ces livres comme un seul et même projet ou, à tout le moins, liés, et non deux projets tout à fait différents ? Comme j’essaie de le montrer d’ailleurs dans le livre que je suis en train de finir, Durabilities of Duress : Concept-Work for Colonial Histories (Duke, forthcoming), on pourrait imaginer un domaine des études coloniales qui ne prendrait pas l’Inde comme le véritable et meilleur exemple de la colonisation. Les lieux considérés comme en marge pourraient au contraire être considérés comme étant au centre d’un système de gouvernance coloniale dans lequel on trouve les gradations de la souveraineté, les degrés des droits décalés, les luttes incessantes pour fixer les borders, les frontières entre qui va être un citoyen, qui va être sans État, et qui va être un sujet [8].

44En l990, l’historien de l’Inde, Nicholas Dirks [9], a soutenu que les études coloniales étaient en train de devenir un milieu académique trop a l’aise, trop facile à faire. Mais je ne suis pas tout a fait d’accord. Pour ma part, les études coloniales, malgré nous, (et qui sait si cela a été fait consciemment) étaient déjà trop domestiquées, coincées, carrées dès le début. Si l’on cherche à identifier ici un événement historique, ce n’a pas été la publication de L’Orientalisme mais par contre la coupe, la séparation entre deux manifestations d’un même projet, la coupe entre des lieux contemporains si chargés pour nous, et une histoire coloniale qui était transformée en quelque chose du passé. On peut même poser un autre question plus délicate : peut-on dire que les études coloniales ont été façonnées à partir de concepts qui peuvent exclure (ou même, afin d’exclure) des cas de la domination coloniale qui implique les États-Unis dans ce domaine intellectuel ?

45Il y a quelque chose de frappant dans les archives de tous les empires : tous les empires se voyaient et se voient eux-mêmes comme des « exceptions ». Toutes les formations impériales parlent de leur mission civilisatrice comme étant plus forte que les autres, de leurs moyens de gouverner comme plus doux et plus raisonnés que la violence menée par les autres. Chaque empire était légitimé dans sa noble tâche : « défendre la société », avec une violence coloniale exercée « seulement » pour sauvegarder la paix et l’avenir.

46On peut imaginer une autre carte impériale que la carte donnée – une carte qui peut bien capturer la profondeur et le champ d’une histoire coloniale sédimentée, inégale et irrégulière qui forme l’histoire du présent. Il s’agit d’une démarche qui pose des questions sur ce que j’appelle « la politique de la comparaison » – où on met en question des comparaisons qui sont bien acceptées ainsi que des comparaisons considérées comme « non-valables », comme des effets politiques [10]. Dans cette démarche on peut considérer les protectorats, les mandats, les « trusteeships », les îles et leurs garnisons militaires dans le Pacifique, non comme des parties à part et moins importantes que les lieux impériaux bien répertoriés, ni comme des parties d’un empire léger, non plus que comme des exceptions de la colonie, laquelle devrait manifester le « colonialisme véritable », mais plutôt comme les endroits essentiels où les technologies contre les « insurgés » ont été perfectionnées [11].

47À cet égard, on peut voir que « le fait colonial » étudié par la plupart des chercheur(e)s en études coloniales, ignorait les relations si fortes et les circuits si denses entre les pouvoirs impériaux. Comme Foucault nous l’a conseillé, il vaut mieux ne pas chercher une vérité cachée pour la rendre visible mais faire apparaître ce qui est déjà visible et si proche.

48S. L. Boulbina : Ton travail est de mon point de vue extrêmement philosophique et porte grande attention aux concepts (en témoigne du reste le Critical Political Lexicon dont tu es la maîtresse d’œuvre). Comment travailles-tu avec la philosophie ou dans la philosophie (j’entends par là les productions de concepts) ? Les concepts sont-ils pour toi des éléments critiques ou des vecteurs d’exploration ?

49A. L. Stoler : On pense souvent que la tâche d’une chercheuse portant un regard critique sur l’histoire coloniale est (ou doit être) claire et nette : montrer et rendre visible ce que est caché par les archives d’État, enterré par des pouvoirs coloniaux, occulté dans ses politiques et ses dispositifs ainsi que par ses façons de gérer et gouverner les colonisés. On pense souvent que cette tâche peut être enrichie et rendue possible grâce aux concepts philosophiques que nous empruntons pour nos travaux empiriques.

50C’est vrai, on le fait. Les références aux concepts de Foucault, de Deleuze, de Derrida sont semées partout dans les études coloniales. Et ils sont aussi là dans mes travaux. Mais, de plus en plus, je vois notre travail d’une autre façon, comme une démarche qui doit faire autre chose. Je n’ai pas envie d’utiliser et d’emprunter des concepts philosophique comme on se sert d’objets figés afin de montrer ce qu’ils éclairent des faits empiriques, ou même pour démontrer comment ils marchent aux niveaux historique ou ethnographique. Cela ne nous donne (ou ne nous laisse) qu’un projet de vérification ou de rejet. Je pense plutôt à une démarche qui doit travailler les concepts d’une autre façon, et voir comment des concepts – surtout des concepts que nous aimons et que nous appelons si souvent pour nous aider (et pour nous autoriser) –, comment ces concepts poussent, pressent (et parfois déforment) nos tâches analytiques et politiques, et peuvent produire des blocages.

51Dans les études de l’histoire coloniale du présent (et je veux souligner « du présent »), il me semble plus important de tracer des politiques du savoir qui sont portées par des concepts et que nous traitons trop souvent comme des données, sans éprouver toujours le besoin de les interroger. Ou pire, nous les traitons comme des « outils » (invités clairement par Foucault qui concevait ses écrits comme « une boîte à outils ») qui peuvent être déplacés n’importe comment, et qui sont donnés aux étudiants avec une sorte de manuel théorique en expliquant « le mode d’emploi ». Mieux vaut procéder autrement et poser une autre question : comment des concepts agissent comme des dispositifs qui déclenchent de nouvelles questions ou, par contre, nous empêchent de voir comment le pouvoir colonial se montre et se cache dans l’histoire coloniale et comment ils marchent toujours dans les études coloniales et postcoloniales aujourd’hui.

52Je préfère accorder plus d’attention au travail des concepts à deux niveaux. D’abord au niveau des concepts qui étaient là dans le monde colonial et qui changeaient en fonction des changements dans les stratégies de la gestion coloniale. On a emprunté ces concepts pour en faire des concepts analytiques, ce qu’ils n’étaient pas. Certains concepts durent activement, dans un réseau d’autres concepts auxquels ils se collent et par rapport auxquels ils se sont activés. Ensuite, je pense nécessaire tout travail ciblé sur des concepts que, comme chercheuse, nous employons afin de distinguer, définir, préciser, et mieux comprendre des situations coloniales dans nos propres recherches et dont parfois nous nous servons trop facilement.

53Aux deux niveaux, j’observe qu’on doit se poser une question. Non pas : « Que veut dire ce concept ? » ; non pas « quelles sont leurs définitions ? ». Il faut se demander ce qu’ils font – ce qui les empêche de bouger, d’être activés, de migrer d’ailleurs, de ne pas nous laisser les repenser dans des situations semblables mais différentes.

54Avec cet objectif, j’essaie de ne pas emprunter mais de retravailler des concepts politiques, de les voir comme des rapports de force qui font du travail, que nous devons faire travailler, donc ce qu’il vaut mieux traiter et tenir comme provisoires eux-mêmes et provisoirement employés. Plutôt que de chercher l’essence d’un concept, et de chercher en outre ce qu’il réunit, il me semble plus intéressant de maintenir notre attention sur les décalages, sur les contradictions de leur usages, les réseaux de leur emplois, les débats et les doutes autour d’eux. Surtout, mieux vaut faire attention aux moments où l’on peut identifier des brèches dans le sens commun de leurs usages. Ici je pense à la définition d’un événement chez Foucault : « une brèche dans ce qui va de soi ».

55Pour poser ces questions, il faut penser les concepts politiques autrement – penser les concepts politiques comme agissant sur nous – comme nous arrêtant à la frontière d’un lieu de pensée, – comme nous interdisant (parfois sans le dire ou, par contre, avec des interdictions explicites, virulentes, menaçantes même) d’entrer et de passer de l’autre coté. Ces frontières peuvent être tenues avec des armes, ou plus pernicieusement parfois d’une façon apparemment si douce, si innocente et bénigne, un peu comme ces jolies jeunes femmes israéliennes, avec leur peau bronzée, qui sont stationnées au check-point, et qui bloquent le passage avec des « bonjours » et des sourires.

56Depuis un certain temps, j’entends cette sorte de travail analytique comme une étude de la politique épistémique, ou même comme de « l’épistémologie politique » pour souligner le fait que dès qu’on parle du pouvoir visible et invisible, tangible ou intangible, doux et violent, c’est toujours une question de savoir et pouvoir (oui Foucault est toujours sur la scène malgré moi). Il s’agit d’ une épistémologie qui est entrelacée avec une certaine coupe de l’histoire et une certaine façon de surveiller et de contrôler les mots et les concepts qui sont rejetés ou même paralysés ou, par contre, qu’on a laissé passer (et même qu’on a invités à passer tranquillement) et sans empêchement.

57S. Luste Boulbina : Conduire des enquêtes en anthropologie historique, c’est bien sûr consulter et compulser des archives, c’est aller sur le terrain, mais c’est aussi écrire. On sent que, en tant qu’auteur, tu aimes les mots, tu apprécies la précision du vocabulaire, sans doute plus que d’autres. Tu cherches aussi, me semble-t-il, à ne pas laisser filer le fil de l’écrit et à le maintenir constamment tendu. Peux-tu me dire comment tu envisages ton travail d’écriture ?

58A. L. Stoler : J’aime bien l’idée que les mots peuvent porter une analyse sans recourir au jargon. C’est dans la force des phrases qu’on désigne un concept qui n’est pas seulement un mot mais également une idée, une « fuite en avant » comme le dit Pierre Macherey. Il ne faut pas jouer avec les mots, mais les mots touchent les gens et peuvent les faire bouger. Je préfère la tonalité, en faisant attention à la façon dont ils résonnent, selon les cas. Quelque chose me regarde et je ne peux détourner mon regard. C’est pour moi un appel : « ça me regarde ». Cela me touche au cœur. « Vous avez touché mon cœur et mes idées » m’a dit une jeune lectrice, et auditrice. C’est cela que je veux faire. C’est pourquoi ce n’est pas seulement affaire de concepts.

59Écrire est pour moi une façon de trouver les idées : je pense et je touche la réalité dans l’écriture. Chercher plus loin, remplacer et aussi écouter. Quand j’écris, c’est à haute voix. C’est toujours à haute voix. Ce n’est pas une performance. C’est envisager une réception dans l’écoute et ne pas s’enfermer dans les mots de la science sociale. Ce n’est pas une question de description ethnologique. Celle-ci constitue une autorisation pour légitimer le fait d’être là. C’est surtout au niveau des détails. Les détails ne servent pas à élaborer une recette plus riche. Les détails sont un lieu où on peut vraiment imaginer. C’est comme chez James Agee [12]: les détails lui permettent de sentir la poussière au lieu de parler des pauvres blancs.

60Il y a un livre de Georges Steiner sur la poésie de la pensée [13]. Il y dit que la philosophie est très dépendante de la poésie. Je suis tout à fait d’accord. La formation des concepts est très liée à la poésie. Je ne sais jamais ce que je peux arriver à voir et c’est souvent plus que ce que je peux imaginer. On pense quelquefois qu’on commence juste avec une métaphore simple mais qui ouvre à quelque chose de très profond et très fécond. Il faut toutefois veiller à ne pas être séduit par la métaphore et par ses effets poétiques.

Notes

  • [*]
    Ann Laura Stoler a notamment publié Race and The Education of Desire, Foucault’s History of Sexuality and the Colonial Order of Things, Duke University Press, 1995 ; Carnal Knowledge and Imperial Power, Race and the Intimate in Colonial Rule, University of California Press, 2002, qui a été traduit en français sous le titre La Chair de l’empire, Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, La Découverte, 2013 ; Along the Archival Grain, Epistemic Anxieties and Colonial Common Sense, Princeton University Press, 2009.
  • [1]
    Maurice Godelier (dir.), Transitions et subordinations au capitalisme, Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 1991
  • [2]
    Ann Laura Stoler, « Racist Visions for the Twenty-First Century. On the Banal Force of the French Radical Right », in Jo-Ann Lee et John Sutton Lutz dir., Situating « Race » and « Racism » in Time, Space and Theory, McGill Queens University Press, 2005, p.414-437.
  • [3]
    Immanuel Wallerstein,The Modern World-System : volume 1 Capitalist Agriculture and the Origins of the European World-Economy in the Sixteenth Century, New York/Londres, Academic Press, 1974 ; volume 2 Mercantilism and the Consolidation of the European World-Economy, 1600-1750, New York, Academic Press, 1980 ; volume 3 The Second Great Expansion of the Capitalist World-Economy, 1730-1840’s, San Diego, Academic Press, 1989. Avec Étienne Balibar, Race, nation, classe : Les identités ambiguës, La Découverte, 1988.
  • [4]
    Ann Laura Stoler « Class Structure and Female Autonomy in Rural Java », Signs, Volume 3, n° 1 Women and National Development : The Complexity of Change, The University of Chicago Press, Automn 1977, p.74-89, version électronique http://www.jstor.org/stable/3173080
  • [5]
    Étienne Balibar, « Fichte et la frontière intérieure, À propos des Discours à la nation allemande », Les Cahiers de Fontenay, juin 1990.
  • [6]
    Ann Laura Stoler, La Chair de l’empire, chapitre 3 « Affronts sexuels et frontières raciales, La compétence culturelle et les dangers du métissage », p.121.
  • [7]
    Ann Laura Stoler « Colony » in Political Concepts : A Critical Lexicon, Vol 1, 2012, http://www.politicalconcepts.org/issue1/colony/
  • [8]
    Ann Laura Stoler, « On Degrees of Imperial Sovereignty », Public Culture, 18, 1, 2006, p.125-146.
  • [9]
    Nicholas Dirks, The Hollow Crown : Ethnohistory of an Indian Kingdom, Cambridge University Press, 1988 ; Castes of Mind : Colonialism and the Making of Modern India, Princeton University Press, 2001 ; The Scandal of Empire : India and the Creation of Imperial Britain, Harvard University Press, 2006.
  • [10]
    Ann Laura Stoler « Tense and Tender Ties : The Politics of Comparison in North American History » in Haunted By Empire, Duke University Press, 2006.
  • [11]
    C’est un point analysé par Martin Thomas dans son livre Empires of Intelligence Security Services and Colonial Disorder after 1914, University of California Press, 2008.
  • [12]
    James Agee & Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes. Alabama : trois familles de métayers en 1936, Paris, Plon, Collection « Terre Humaine », 1972 [1941]; réédition 1993, augmentée d’une postface de Bruce Jackson.
  • [13]
    Georges Steiner, Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, Albin Michel, 1978 édition revue et corrigée en 1998.