Pour une autre pornographie

1Pour Rue Descartes, c’est la première fois.

2La première fois que Rue Descartes ouvre ses pages à la question de la pornographie. De façon explicite – si bien qu’il y aura d’ailleurs (que le lecteur en soit prévenu) des mots « explicites » (comme on parle d’explicit lyrics à propos de certaines paroles de rap). Bref, il y aura ici du dirty talk dans la philosophie.

3Or, cette première fois se place sous le signe d’un titre – Pour une autre pornographie– qui semble indiquer une antécédence. Comme si, dès la première fois, il s’agissait de faire autre chose. Comme s’il s’agissait d’emblée, dès l’origine, d’un supplément. Ou mieux : comme si cette première fois était déjà hantée par le spectre d’une pornographie traditionnelle (mainstream, hétérosexuelle, straight, etc.), qui était donc là même si on ne l’avait pas convoquée.

4Bref, dans les articles ici recueillis, il sera principalement question d’une pornographie autre, qu’elle soit lesbienne, gaie, bisexuelle, transexuelle, post-porn, alt-porn… Une pornographie qu’on pourrait définir queer au sens large, qui résisterait non seulement aux représentations dominantes de la sexualité hétérocentrée (en contestant les codes hétéronormatifs des discours qui les produisent et qui s’articulent au régime dominant de la reproduction), mais qui résisterait aussi aux effets de réappropriation identitaire et communitaire des discours gays et lesbiens eux-mêmes, comme le rappelait déjà Teresa de Lauretis en 1991 [1].

5Loin de prétendre à quelque exhaustivité, ce numéro de Rue Descartes se veut plutôt un aperçu d’une certaine pornographie queer en tant que travail de mise en question critique – voire déconstructive – des protocoles discursifs et politiques qui, comme nous le suggère Judith Butler, produisent performativement les corps et leur différence sexuelle, les identités de genre ainsi que leurs représentations [2].

6Si l’on a largement privilégié ici l’objet pornographique audiovisuel, ce n’est pas seulement parce qu’il s’impose partout. Se disséminant sur toutes sortes d’écrans (cinématographique, télévisuel, informatique ou téléphonique) mais aussi dans des espaces de performance publique, il représente, certes, l’une des techniques contemporaines les plus massives de production des identités – ce que Judith Butler, lisant Michel Foucault, appelle la « production disciplinaire du genre », ou ce que Beatriz Preciado, lisant Butler et Foucault, appelle le régime pharmacopornographique, à savoir cette nouvelle forme du biopouvoir qui, à l’époque capitaliste, procède à une miniaturisation des techniques du contrôle par l’administration hormonale surveillée du corps [3].

7Mais l’objet pornographique audiovisuel est aussi celui qui se prête le plus massivement à une certaine critique de cette production des identités, à une certaine mise en question des normes qui règlent leur prétendue vérité : effet d’une représentation, la pornographie, en effet, non seulement ne montre guère la vérité objective du sexe, mais c’est précisément pour cette raison même qu’elle peut déjouer les identités, justement en les jouant, en les citant, en les répétant, en les mettant en scène. Comme si la pornographie devenait le lieu auto-immunitaire de l’identité sexuelle, à savoir le lieu où elle se construit en même temps qu’elle se défait.

8C’est peut-être là, au sein d’un système représentationnel et normatif en auto-déconstruction, que la philosophie peut rencontrer la pornographie, toutes deux étant des dispositifs discursifs fragiles et précaires mais déployant des effets très puissants. Toutes deux sont ce théâtre où s’érige et se met en scène une représentation philosophico-politique du corps qui semble donnée une fois pour toutes et qui pourtant, loin d’être naturelle, n’est que le résultat d’un processus discursif qui la produit.

9La déconstruction du sujet est sans doute l’enjeu commun à la philosophie et à la pornographie : dans ce combat où il y va du corps (un corps porno-philosophique), elles n’ont qu’à partager leurs armes conceptuelles et leurs arsenaux techno-sexuels, ainsi que leur vocation à la dissidence, pour inventer de nouvelles stratégies de résistance, de nouvelles pratiques de désobéissance.

Remerciements

10Je tiens à remercier Pierre Weiss pour sa précieuse et généreuse contribution, pour ses autres territoires compressés qui traversent et ponctuent ce numéro de Rue Descartes consacré à la pornographie.
Image de couverture : Pierre Weiss, un autre territoire compressé. zéro
Pierre Weiss est né le 12 mars 1950 à Bruxelles. Il grandit à Vienne en Autriche, fait les « Beaux arts » qu'il quitte dans les années soixante-dix pour s'installer à Paris où il travaille comme assistant d'Ado Kyrou lorsque celui-ci réalise une adaptation cinématographique du Moine de Lewis, comme chauffeur, comme traducteur et ainsi de suite. Pierre Weiss se consacre ensuite à nouveau aux arts plastiques. Il expose tableaux, dessins, sculptures et installations, essentiellement à Vienne (MAK museum, Semperdepot…) et à Paris (ARC-Musée d’art moderne, Fondation Ricard…). Il est représenté par la galerie ColletPark.
Depuis 2000, il a réalisé et montré (notamment au Musée du Jeu de Paume) une dizaine de films en correspondance avec son travail plastique, le dernier en date s’intitulant dont la réalité s’impose. Cofondateur du collectif Independencia, il se consacre actuellement à un ensemble d’oeuvres picturales dont le titre générique est les territoires compressés.

Notes

  • [1]
    Teresa de Lauretis, « Théorie Queer : sexualités lesbiennes et gaies. Une introduction », traduction française de Marie-Hélène Bourcier, dans Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, La Dispute, 2007. Sur le queer, voir aussi « Queer : repenser les identités », Rue Descartes, sous la direction de Robert Harvey et Pascal Le Brun-Cordier, n° 40, PUF, 2003.
  • [2]
    Judith Butler, Trouble dans le genre, traduction française de Cynthia Kraus, La Découverte, 2005.
  • [3]
    Beatriz Preciado, Testo junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Grasset, 2008.