Découper dans l'amorphe : mise en matériel sonore

Scelsi a écrit « Un homme qui peut se tenir tout seul sur une ficelle n’a pas besoin de philosophie ».

1Cette expression, « découper dans l’amorphe », m’est venue à l’écoute de Scelsi [*] et Varese, le 21 novembre 2005 à l’opéra Garnier. M’intéressant à la musique de Scelsi en particulier, je cherchais à comprendre l’étrange démarche du compositeur italien qui est aussi un poète, du point de vue du travail sur le matériau qui conduit à tirer des formes sonores d’un substrat informe, non construit, bref à extraire la forme de l’amorphe.

1 – Question : est-il possible de tirer directement, sans médiation, une forme de rien ?

2La question revient à se demander si l’on peut faire l’économie du symbolisme intermédiaire entre forme et matière. Nous devons à Aristote le couple forme/matière, soit ce qui est lié et qui est fini/ce qui n’est pas lié par des lois, amorphe, et est un infini redoutable « apeiron ». La poésie est une sorte d’« acte plasmateur » aspirant à la forme d’un matériau opaque, dont on ne connaît la provenance. Pour moi, le matériau de la langue est tel un continuum sonore qui se laisse discrétiser.

3À Pygmalion, figure de l’échec de cette extraction directe, échouant à donner la vie à son œuvre sculptée Galatée, il fallait « précipiter l’art dans la vie » sans transition. Car il faut bien, disait Spinoza, un « marteau pour créer le marteau, et une enclume sur laquelle faire l’enclume ». Épistémologiquement [1] ces considérations conduisent à marquer l’importance des opérations pour constituer des structures d’objets. Donc un « travail ».

2 – Le matériau réserve de sons

4On notera d’abord que la notion de matériau qui est à l’arrière-plan de cet exposé est celle du musicien. On la trouve peu dans le langage de la peinture, sauf chez les « matiéristes » espagnols qui se réclament explicitement d’une démarche picturale précise. Par exemple Tapiès, qui veut dire aussi, rappelle-t-il lui-même, en catalan, « mur ».

5Dans la musique, la notion a son histoire. Et Adorno qui l’emprunte à Max Weber ne l’ignore pas. Le matériau est un terme de métallurgie. Max Weber l’utilisait dans le champ de la rationalisation technique dans sa Sociologie de la musique. On parle de matériaux industriels, de matériaux lourds, de science des matériaux. Son usage en musique est un déplacement significatif. On parle avec Adorno de « beherrschen », dominer le matériau par l’imposition humaine d’une forme. Les douze sons chez Schoenberg ont ainsi constitué un « matériau » construit, formellement préparé pour la composition. Ce qui laisse supposer une mise en ordre de relations entre des éléments d’abord mêlés indistinctement.

6On peut alors se demander quel nom donner à ce qui est préalable au matériau dont le matériau élaboré provient. On peut être tenté d’appeler « materia prima » ce matériau premier dont le matériau construit provient. On dédouble alors le matériau. Ce dédoublement est philosophique ou peut intéresser le philosophe. Husserl le thématise, mettant à part le matériau au sens matériel qu’Aristote jugeait inarticulable, à peine susceptible d’être désigné en parole.

7Dans le langage, le « matériau » comme materia prima pourrait être l’équivalent de la glaise pour le potier, ou du marbre qui sert de socle à la Pieta Rondanini de Michel-Ange, le continuum sonore dans le domaine des sons où la matière sonore se présente comme contigüe et fluide, assimilée pour cette raison au temps qui passe avec perception de moments auto-contenus (cf. Carole Gubernikoff sur le travail de Kramer). Ce point de vue qui place les sons en priorité, fait d’eux le fondement nouveau de la musique depuis Helmholtz qui a mis au premier plan cette « grammaire inférieure » de la sensation auditive.

3 – Figures d’événements à partir d’un plan indifférencié : vers la forme-force

8À ce niveau plus proche du substrat acoustique, l’approche confine à ce que Deleuze nous a appris à comprendre sous l’expression mystérieuse de « plan d’immanence » à même lequel les événements sonores se laissent « découper ». Ainsi, l’expression « découper dans l’amorphe » pourrait-elle rendre un son deleuzien.

9Il est intéressant à cet égard de constater que ces pensées du continuum sonore qui suggèrent des découpages à même ce plan d’immanence inspirent tout particulièrement les musiciens. Pas d’intermédiaires, de médiations symboliques, mais le surgissement d’événements sonores à partir d’un plan indifférencié, surface et substrat de multiplicités de qualités de vibration émergeant de l’espace sonore plein comme dans des champs de forces. Par quelques-uns de ces mots que je lui emprunte, Carole Gubernikoff songe ici à des musiques inspirées par le courant constructiviste russe du début du xxe siècle : ainsi Wyschnegradsky [2] dont jeune fille Pascale Criton, compositrice, a suivi l’enseignement avant de rencontrer Deleuze. Il est important de comprendre que le plan précède les combinaisons d’entités discrètes résultant de découpages. On discrétise ensuite. La question se pose cependant de savoir comment se présente l’accès au plan d’immanence qui est préalable à toute représentation musicale. On peut le figurer comme une réserve de sons possibles de caractère virtuel. Mais il faut prendre garde à ne pas faire de ce continuum une totalité (danger mystique de la « Pansonorité ») et d’autre part, se prémunir contre la tendance à projeter une « loi » de développement programmable de toutes les possibilités sonores qui seraient ainsi contenues d’avance dans cet espace sonore plein. Il y a en effet plus d’aléatoire dans la libération de ces qualités-processus sonores, que de nécessité prévisible.

4 – L’image de la réserve profonde : « lalangue »

10« Tanaris » pour récitant, composé par François-Bernard Mâche (né en 1935, écrivain et compositeur utilisant volontiers hauts parleurs et instruments acoustiques) et donné à la Cité de la musique avec choeur et orchestre, évoque justement une citerne. Il en a également écrit le poème. J’écrivais alors « Ma cathédrale engloutie » que Jean-Daniel Hégé a interprété un soir de colloque à la contrebasse, à l’INHA. Comme je l’ai spécifié en marge, mon poème reprend ce motif de la réserve des sons, mais en moins métaphysique. On serait tenté d’entendre, dans cet espace sonore plein, résonner « lalangue », expression de Lacan reprise par Jean-Claude Milner. En effet, cette réserve ou espace sonore plein du plan d’immanence se rapporte à quelque chose qui « n’est pas épuisé » par le signifiant (avec l’ensemble des propriétés minimales d’un langage qui le caractérisent, à savoir ce « minimum » qui veut que le signifiant, pour être ce qu’il est fonctionnellement parlant, articule un type d’objet et des relations). Conçu comme plein, contrairement à ce que lui reproche injustement Deleuze, Lacan dit aussi « qu’il n’existe pas de langue insuffisante à couvrir le champ du signifié », autrement dit, cette langue qui couvre ce champ est un « matériel » avec sa « batterie ». Loin d’inscrire le signifiant par rapport à un espace manquant propre au désir, comme chez Platon, Lacan insiste sur le caractère pleinement suffisant car « L’inconscient l’habite [3] », dit Lacan. Certes ce « plein » n’est pas à comprendre avec les mots de Deleuze. Il emplit au contraire tout le champ du signifié au sens où il se situe en deçà de la relation signifiant-signifié. Le pas de vide entre « la » et « langue » figure l’aspect de soudure qui empêche la « distinction », entre expression et exprimé (partout où il y a l’expression, il y a, dit Merleau-Ponty, de l’exprimé, à l’état en quelque sorte non détachable [4]), ainsi dans le rêve. Mais l’ennui pour Deleuze, est que ce mot forgé par Lacan pour rendre cette indistinction palpable, infantilise le langage.

11On est tenté d’assimiler cette approche du matériau de la langue comme réserve profonde à un procédé par lequel l’artiste travaillerait « sans le savoir » à partir de matériaux enfouis (dans l’inconscient) : comme si, conception douteuse, la poésie s’assimilait à la simple émission associative, la moins contrôlée possible, de signifiants en quelque sorte sur le divan. Mais l’atelier ou le studio n’est pas un divan. Deleuze nous met en garde contre cette illusion d’une démarche infantilisante. Ainsi, quand Deleuze déclare les écrivains « bègues du langage » (Mille Plateaux, p. 168) en ce qu’ils parlent une langue étrangère chez eux, ce n’est pas pour abonder dans le sens de l’argument de l’infantilisation dont il se méfie à juste titre. Si comme l’a dit Proust : « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère [5] », cela n’est en rien une concession à un matériau venu droit d’une pulsion primaire sans transformation. On retrouve le problème mentionné plus haut. D’un côté, comme il est écrit dans Critique et clinique : « écrire n’est certainement pas imposer une forme (d’expression) à une matière vécue ». Par ces mots, Deleuze tourne le dos à la symbolisation du vécu si importante pour Granger. Mais quand il ajoute en guise de conséquence, que : « La littérature est plutôt du côté de l’informe » (chap. 1, premières lignes, p. 11), il ne suggère aucune régression du signifiant poétique au signifiant cliniquement parlant.

12Deleuze s’oppose autant à une vue intercalant un système de symboles entre forme et matériau propre à résoudre la tension insoluble matière-forme, qu’à une « psychanalysation de la littérature » (ainsi Marthe Robert). Il récuse jusqu’à l’idée-même d’extraction d’une forme hors de l’informe, façon de ramener l’écrivain au langage informe, au sens réfractaire à la forme, « a-grammatical » comme dans « he danced his did » du poète américain Cummings. Cependant, un tel passage à l’informe est déparentalisé, dé-complexé, comme rendu à sa fonction d’agencement « du dehors » sans référence à l’ego, compris par contiguïté, tel le « neutre » blanchotien, impliquant de « se dessaisir du pouvoir de dire “je” ».

13Plus exactement, la dimension clinique demeure mais comprise autrement, et même inversée vers l’extériorité, comme on sait, en référence au psychotique. À l’époque le cas de Wolfson, l’écrivain psychotique, focalisait toutes les attentions. Le parti de Deleuze dans le Schizo et les langues (Seuil, 1970) était de contrecarrer le motif œdipien freudo-lacanien du papa-maman en littérature, et, à l’inverse de Freud qui « ramène tout à l’éternel père-mère » et familialise l’écriture, d’instruire un « devenir-processus » régi par la « puissance d’un impersonnel ». Quelles que soient les manières d’exploiter la dimension « neutre » à distance de l’ego, on mesure le service rendu par Deleuze aux musiciens qui le lui rendaient bien. Et l’on peut voir là les fruits d’une élaboration paradoxale pour un philosophe qui, à l’affût de la pensée artiste, prenait le concept à rebrousse-poil, tout à fait à l’inverse des philosophies du concept venues des mathématiques, comme chez Granger après Cavaillès ou Carnap.

14Mon chemin s’inscrit à distance du symbolique, comme du clinique qu’il soit freudien ou deleuzien. Il prend au sérieux la stratégie du bas revendiquée par Adorno (« partir du bas, c’est-à-dire de l’œuvre ») avec cette différence que je voudrais aller plus bas que le « bas » qui pour Adorno reste toujours l’œuvre, plus bas qu’un système de cohérences.

15Partir d’un absolument non-encore-formé est illusoire. L’amorphe s’atteint avec un certain travail de résistance à ce qui y fait écran. La forme, généralement héritée, la syntaxe apprise, le Tout reçu, l’usage, une grammaire de l’usage comme moule d’emplois intelligibles, tout cela constitue un milieu discursivement pré-découpé dans lequel j’arrive à l’être et qui porte représentations comme préjugés. Le monde n’est pas le silence dont on remonte au cogito comme d’une tabula rasa, mais le monde pré-cogitatif bruyant dont j’ai à m’abstraire. Un grouillement de vie. Wittgenstein l’a dit et aussi Merleau-Ponty contre Descartes. Le vrai cogito, écrit Merleau-Ponty [6] est un « être au monde », une immersion dans un monde donné là « avant toute analyse », et qui me précède. L’opération suppose un écart à la langue comme moyen de communication des pensées.

16Là serait à mes yeux le « travail », non un travail de « séparation » de la pensée (Trennung), mais à l’inverse un travail (conflictuel) de « réunion » par l’expression, en vertu d’une aspiration à l’indissocié (Zum Ungeschiedenen) : à savoir, à ce qui est tressé inextricablement (verwebt) avec la langue et ne connaît pas la synonymie [7], un être dit « organique » pour cette raison par Humboldt. Ainsi, l’informe est loin d’être donné. Il se conquiert par résistance contre les formes reçues. C’est une « lutte » (et non un ajustement sans heurt entre pensée et expression) au corps à corps, entre une matière reçue (la langue héritée) et l’articulation nouvelle, séparatrice, individualisante. Sous l’aspect de cette « lutte », la forme est force.

17Donc l’informe doit être lui aussi produit. Mais ici le résultat de cette production n’est pas du formel mais un devenir-de-la-forme produit par le « travail d’énergie » d’un écrire ou d’un parler ou encore d’un sonner exploitant la langue. Dans ce travail d’énergie (energeia vs ergon), ce qui s’élabore est immanent à l’opération conduisant à se forger les mêmes moyens (différents de moyens de communication) pour « produire » des figures, que ces figures qui en résultent. Et ce travail de « réunion » n’est nullement de réconciliation pacifique. Il contrarie, comme le dit Humboldt, le mouvement de la pensée conceptuelle en la prenant à rebrousse-poil. La difficulté, pour que ce travail de découpage (Gliederung) s’effectue, tient à l’écart pris par rapport au matériau, écart dans lequel s’est installé le philosophe, justement parce que la langue naturelle, avec ses résonances et sa richesse expressive, dérange ses plans, perturbe sa sémantique de l’objectivité.

18C’est cet écart qu’il faut donc réduire jusqu’à l’immanence à reconquérir, ou « bloc d’incompréhension fiché au cœur du poème » (Meschonnic [8]) et indétachable de la langue particulière en son opacité de matériau. « Fiché au cœur du matériau », ce non-compréhensible vient bien d’un « conflit entre l’expression et la pensée », source de la résistance dont je parlais plus haut.

19« Masse de formes et de sons embrouillés » en quoi consiste l’essence de la langue, celle-ci est « matière du monde phénoménal coulée dans la forme de la pensée ». Mais, défi à la pensée claire, elle est aussi un facteur de « retardement de l’esprit ». Ainsi, d’elle vient l’obstacle, l’écran, qui maintient sa tension fondamentale avec la pensée articulée et claire. Cette fonction de réserve, faite de rétention, « retenue », mais aussi d’inexpliqué (mais audible) est ce qui rend le poème « intraductible », sauf à respecter l’obscurité du texte et à rendre l’élément étranger en lui [9]. L’immanence à reconquérir, loin de ressembler à une plongée facile et sans résistance dans le matériau de la langue, réclame bien un travail consistant, pour résumer les étapes, à

201- repartir des éléments et distinctions d’un moyen articulé pour communiquer pour

212- produire ce que cette articulation a recouvert, en s’attaquant au besoin à l’usage pour en démonter les formes reçues, et

223- découper ensuite. Le mot « découper » peut décrire différentes stratégies :

23Ex. : celles de Pierre Henry, partant du classement des sons de la vie dans Journal de mes sons (Actes Sud, Éd. Séguier, 1996, p. 21) où un son est gros de « micro-œuvres », sans notes, comme le bruit d’une porte qui bat (p. 26), ou celle de Scelsi, très différente et peu « concrète », plus mystique aussi. En ce sens le « matériau » est très variable. Des « éléments » peuvent être matériau, comme chez Klee, le point, la ligne, la surface… (pour que la peinture dise quelque chose de musical…).

5 – Ce « bloc d’incompréhension » fiché dans l’œuvre

24Si le matériau se pense de façon immanente comme un devenir-force de la forme, musique, couleur ou sons, c’est que sa notion dépend de ce qu’on en fait, en vertu d’une élaboration des moyens pour produire ces formes de la même pâte que ces moyens : des sons avec des sons, des couleurs avec des couleurs, des mots avec des mots, etc. Cet exposé est un défi au philosophe : car, où pour lui est le matériau (Stoff) ? Peut-il même en parler ? On a rappelé que depuis les Grecs, la matière seule, non marquée par le sceau de la forme, n’est pas susceptible d’être parlée. Il y a aussi un sens immatériel du « matériau » pour le philosophe, ex. : la proposition en soi selon Bolzano n’est pas objet mais « Stoff » du sens, sans pour autant s’identifier à l’expression linguistique. Il y a bien un sens immatériel de la matière (Hourya Sinaceur [10]). La matière se dédouble donc chez le philosophe en matière matérielle et « matière de la pensée », celle-ci étant déphysicalisée. C’est en effet ce que montre l’usage du mot « matière » chez Husserl quand il s’attache à l’expression de la signification du langage. Une première proposition serait de dire que ce qui est matériau au sens matériel pour le musicien ou le phonologue par exemple, ou le poète, est bien une sorte d’informe pour le philosophe, à savoir quelque chose d’indéterminé dont on ne tirera rien d’articulé ni de significatif. C’est donc d’un point de vue philosophique que le matériau est conceptuellement imprésentable.

6 – Le « sifflement » de « Joséphine die Sängerin » (Kafka)

25On entendra « marmonner » si on a dans l’idée d’entendre un message clair. Marmonner, « mauscheln » (cf. Kafka, dans la traduction de Marthe Robert) en allemand, le balbutiement du poète, le grondement de sonorités brutes et impropres à l’articulation sous le mot. Bref, ce qui n’est pas à « comprendre », comme le « sifflement » de « Joséphine die Sängerin », ce récit de Kafka [11]. Le sifflement est « la langue de notre peuple » que le peuple émet « sans le savoir » et sans comprendre non plus l’art de Joséphine qu’il écoute pourtant et admire. L’incompréhension si l’on peut dire est mutuelle. Des souris à la cantatrice et de la cantatrice aux souris. Ce non-compréhensible de l’art de Joséphine est un chant qu’elle siffle peut-être aussi avec des roulades, mais autrement que « nous », le peuple qui l’écoutons sans comprendre. Elle chante au-dessus des lois. Le propos dit qu’il s’agit pourtant de la même langue naturelle parlée par tous, et en même temps qu’elle en fait un usage non-familier qui détonne et enchante jusqu’à ce qu’elle-même, Joséphine, disparaisse comme une voix qui s’éteint, disparition où l’on peut avec Walter Benjamin déceler un « gage d’évasion » hors du communautaire qui « nous » enferme. Même thème dans « Recherches d’un chien » ou « Le nageur », autres petits récits de Kafka sur l’étrangeté d’un natif dans sa propre langue. Il n’est pas exclu que ce jargon soit aussi un peu celui que Kafka appelle les sonorités de « mon » allemand (de juif allemand de Prague dans une lettre à Max Brod de 1920) dont on peut douter, et dans lequel il ne se sent pas en sécurité (ibid., 1921).

26La différence est indiquée par Kafka lui-même, dans le récit de la cantatrice, par l’exemple de la manière dont on casse une noix. L’exemple est excellent parce que, choisi dans l’ordinaire, il dit exactement ce qui fait la différence entre l’objet de tous les jours auquel on ne prête pas d’attention et le même objet considéré comme de l’art. « Casser une noix n’est vraiment pas un art, aussi personne n’osera-t-il convoquer un public pour le distraire en cassant des noix. S’il le fait cependant, et que son intention se voit couronnée de succès, c’est qu’il s’agit au fond d’autre chose que d’un simple cassement de noix » et qu’il est apparu que c’est un art. Le récit de Joséphine inspire un très intéressant article du musicologue allemand H. Danuser, dans Sens et signification en musique[12]. L’espace expressif qui se trouve ainsi ouvert à la musique ne correspond pas à l’attente d’un sens articulé au sens où on a l’habitude de le comprendre. Ce n’est même pas la musique dissonante dont Adorno disait qu’elle aurait pu musicaliser Fin de partie de Beckett. L’idée nous éloigne donc de la priorité sémantique du sens articulé, si importante pour Carl Dahlhaus comme pour Adorno. On entre peut-être dans ce que Adorno appelait la part d’énigme qui fait que la compréhension d’une œuvre résiste en dernier ressort à son herméneutique. Sans être musicien, Kafka s’est ingénié à suggérer sa « musicalisation ».

7 – La philosophie franchirait-elle le mur du son ? Une philosophie du son en question

27Il y aurait comme une incompatibilité entre l’essence phonique du langage et une grammaire de la signification. Si un mot dans une phrase articulée a un sens, ce n’est pas à l’aide de règles qui régiraient l’ordre des sons phonologiquement parlant. Cette idée est vieille et remonte au Cratyle de Platon auquel, comme on sait, Gérard Genette a consacré tant d’attention. L’ordre, s’il en est un des sons (en l’occurrence ceux des caractères littéraux), ignore et repousse même toute « grammaire » du sens, digne de ce nom. Ainsi, si le philosophe s’occupe de signification, il ne peut aller plus loin que les mots dans une phrase. Il n’y a rien à comprendre pour lui, plus bas et en dessous que ces séquences du langage. À la question : « La philosophie franchirait-elle le mur du son ? » on est tenté de dire non. C’est aussi, à mon avis, ce qui explique que les philosophes écrivent mal. Ils manquent d’oreille.

28D’ailleurs, il n’y a pas beaucoup de place pour une « philosophie du sonore » chez les philosophes sauf quand elle s’attache à des données épistémologiques, ainsi relatives à la perception sonore, aux qualités sonores perçues, comme chez R. Casati et J. Dokic [13], mais aussi Stephen McAdams, avec Emmanuel Bigand dont la démarche emprunte à la psychologie cognitive (cf. Penser les sons, PUF, 1994).

29En revanche, un intérêt direct pour le son en lui-même semble requérir une forme d’intuition frisant le mystique, tout aussi peu compatible avec la philosophie. Je ne suis pas non plus sûre que la philosophie soit, comme dit Deleuze, un « véritable chant » autre que celui de la voix, et que, pour cette raison, elle suive le même sens du mouvement que celui de la musique [14]. Je crois plutôt que si l’on s’oriente vers le matériau, c’est la philosophie et ses concepts qui doivent lâcher du lest d’abord. Le son met le philosophe au pied du mur du matériau sonore qui résiste au concept (Adorno a raison sur cette résistance mais tort de croire le philosophe capable de la réduire en réduisant l’hétérogénéïté du matériau grâce à la dialectique entre forme et contenu).

30En effet, de quelque côté que l’on se tourne, la philosophie nous oblige à lâcher quelque chose : tantôt le matériau, tantôt la grammaire, mais pas les deux. Le philosophe n’aime pas l’informe, l’indétermination du sens… S’il pense le matériau, il le dématérialise, s’il réclame une grammaire, celle-ci rejette le matériau matériel.

Notes

  • [*]
    G. Scelsi, souvent qualifié de « compositeur et poète », né en 1905 à La Spezia, mort le 8 août 1988 à Rome. V. Hommage à Scelsi à Salzbourg, en 2008.
  • [1]
    G. Granger, ch. 1 de Formes, opérations, objets, Paris, Vrin, 1994, sur « le complexe de Pygmalion », texte écrit en 1947.
  • [2]
    Ivan Wyschnegradsky, La?Loi?de?la?pansonorité, Éd. Contrechamps, 1996.
  • [3]
    Cf. ce que j’ai écrit à Frédéric Vinot (LIRCES, Univ. Nice après le 26 nov. 2012) : « Au livre XX, séminaire, que vous me signalez, je tombe dessus, et à la page dite que j’ai gribouillée il y a longtemps. Car l’époque où je travaillais avec des psy (les cartels constituants et les gens d’Essaim quand ça s’appelait Littoral) est un peu loin, mais je le retrouve volontiers, car je l’ai intégré dans mon travail sur d’autres rivages que j’explore avec la poésie. C’est mon passage personnel à autre chose par la psychanalyse. L’habitation de lalangue ou cohabitation survient avec l’histoire du labyrinthe et le montage du clapet. Suivant l’exemple de Bateson, Lacan revient en effet au “savoir” déjà là (non communicationnel) de lalangue à la griffe (grippe du concept) duquel l’expérimenteur s’accroche avec le rat, capable de “se dépasser” (dans la survie). Pour moi, l’important est ce sur-passement par la survie dans l’ignorance de ce “savoir” permettant à l’animal de réagir au “signe”. L’habitation ou cohabitation se révèle à ce point de réaction au signe par le montage et on ne le saurait pas sinon. Jeu de mot sur “apprendre” à-prendre donc. Motif très aristotélicien, c’est le point de départ de l’hexis, ou “habitude”. Il faut avoir “commencé” pour qu’une manière d’être se fraie et devienne une conduite qui de proche en proche se mue en action (morale ou autre). Aristote explique ainsi la conduite morale (vertu qui naît par la pratique répétée avant qu’on sache ce qu’est le Bien – ceci contre Platon). Je pense que c’est très profond et qu’il y a dans lalangue (qui n’existe pas évidemment) cette ressource. Elle ne “se connaît” qu’à y puiser pour la mobiliser et la faire ainsi “être”. Je le ressens ainsi. Et pour cela il faut y aller. Je l’appelle “réserve”, réserve d’une citerne par exemple, mais c’est trop dire peut-être. J’ai écrit un texte sur “Ma cathédrale engloutie”, et renvoyé à ce propos aussi à la citerne Tanaris dont Mâche, le compositeur, a fait une musique. Mais c’est très personnel. Comme poète, on ne colle jamais tout à fait à une “leçon”. »
  • [4]
    Phénoménologie??de?la?perception, Paris, Éd. Gallimard, p.447.
  • [5]
    Proust, Contre Sainte-Beuve, cité en exergue par Deleuze dans Critique et clinique, Paris, Éd. Minuit, 1993.
  • [6]
    Phénoménologie?de?la?perception, 3e partie, sur le Cogito.
  • [7]
    Cf. W. von Humboldt, Sur le caractère national de la langue et autres écrits, édition bilingue, prés. D. Thouard, Paris, Seuil, 2000, p.93. Voir en particulier, dans ce volume, le texte « Sur l’étude comparée des langues dans son rapport aux différentes époques du développement du langage ». L’aspect de lutte est indiqué p.91.
  • [8]
    Voir « traduire », ibid., p.24-25, (D. Thouard), ainsi de l’Agamemnon? d’Eschyle dont Humboldt entreprit la traduction, qu’il introduit par ces considérations en 1816.
  • [9]
    Henri Meschonnic à propos de W. von Humboldt.
  • [10]
    Hourya Sinaceur « Différents aspects du formalisme » in Le Formalisme en question, le tournant des années 30, Vrin, 1998, coéd. Fr. Nef et Denis Vernant, p.129.
  • [11]
    Je renvoie ici à l’analyse de ce récit faite par Hermann Danuser dans « L’éloge de la folie ou de la fonction de la non-compréhension » s-e. dans la musique, in Sens? et? signification? en musique, sous la dir. de Marta Grabocz, Paris, Éd. Hermann, 2007, p.87. Ce point de vue se heurte au paradigme de la compréhensibilité adornienne de l’œuvre dont l’autonomie passe par cette condition de « sens ». Un exemple d’incompréhensibilité dans la musique « classique » que donne H. Danuser est les mesures 113-119 du 2e mouvement de l’op. 111 de Beethoven, op.?cit.,?p.71. Un autre exemple est celui de Ch. Ives « Le chant Nov. 2, 1920 » parmi les 114 « Songs », à propos de l’élection présidentielle historique de cet automne-là (cf. H. Danuser, ibid., p.76).
  • [12]
    Vol. dirigé par Martha Grabosz, Paris, Éd. Hermann, 2007.
  • [13]
    Auteurs d’un livre intitulé Philosophie?du?son, chez J. Chambon, 1994.
  • [14]
    À Robert Maggiori dans Libération, 22 septembre 1988, cf. Pourparlers, Paris, Éd. Minuit, p.222.