La migration des idées # 2

1Nombreux sont ceux qui, d’horizons différents, ont souligné que l’étranger est généralement assimilé à un intrus. Ce que l’on appelle « accueil de l’étranger » est au fond un lieu commun, une façon de ne pas y penser, et une normalisation des rapports. Mais qu’est-ce qui est étranger dans l’étranger ? Jean-Luc Nancy, filmé par Claire Denis en 2002 (Vers Nancy) en (r)appel d’une scène de La Chinoise de Jean-Luc Godard (1967) précise encore, comme il le fait dans ses livres, que l’étrangeté ne saurait être imperceptible. À déplacer ainsi la question de la migration vers sa perceptibilité, on est immédiatement renvoyé à la sensibilité qui préside – ou non – à une rencontre paradoxale puisque rencontre contient encontre et recèle contre. Une rencontre est en ce sens une espèce de combat. Contre l’autre ou contre soi ? Rencontrer est aussi aller contre soi. C’est déplacer et se déplacer, y compris lorsque l’on est « chez soi ».

2À l’inverse, toute migration est un remodelage intensifié des actions et des représentations. Car il s’agit tout à la fois de vitesse et d’ampleur de l’adaptation. Sous la pression des circonstances, de l’absence de « chez soi », un émigré quelconque se transforme vite en immigré, à tel point qu’on oublie souvent, dans l’arrivée, le départ qui y a présidé. Devenir immigré, c’est assimiler, de préférence à la vitesse de l’éclair, le nouveau contexte – généralement aussi la nouvelle langue – dans lequel on pense et on agit. Cela ne saurait s’effectuer sans que quelques ratés, quelques malentendus, quelques quiproquos ou quelques bévues ne surviennent. La traduction simultanée, culturelle autant que linguistique, est plus souvent laissée à la charge de l’arrivant que pensée comme étant – aussi – du ressort de l’autochtone.

3Cela signifie que, sur le plan des idées, il ne revient pas tout à fait au même de réfléchir à l’émigration et à l’immigration. On serait tenté de parler de différence des horizons d’attente et d’herméneutique. Comment comprendre Don Quichotte sans l’arrière-plan des romans de chevalerie ? Comment l’œuvre de Cervantès voyage-t-elle de par le monde ? Son caractère parodique est-il partout et toujours perçu ? Faut-il, comme se le demande Paul Ricœur dans Temps et récit[1], en reconstituer l’horizon d’attente pour remédier à l’écart entre le passé et le présent ? Ces questions, centrales pour la littérature, le sont aussi pour la philosophie, bien qu’elles aient été partiellement gommées par des visions trop idéalistes et/ou trop autocentrées de l’universalité des idées. Cette approche supposerait néanmoins de considérer qu’il existe des lieux (de départ et d’arrivée) solides comme le roc et parfaitement constitués.

4Ce serait peut-être une appréhension trop textuelle et insuffisamment politique de la migration des idées. Car l’herméneutique littéraire définit des espaces légitimes d’interprétation quand l’approche philosophique ici choisie refuse de se prononcer sur des légitimités et opte plutôt pour l’opinion que le voyage des idées, tel un cambriolage intellectuel, produit une effraction dans les pensées. Le point de vue est en effet très différent d’une appréhension de la migration en termes de réception ou de lecture. La création des idées est création continuée, indéfinie dans le temps et dans l’espace, même si privilégier la stabilité conduit à les déterminer, ainsi que les œuvres qui les contiennent, dans le temps et dans l’espace, pour mieux les identifier, et, éventuellement, pour en établir la généalogie. Voilà qui revient nécessairement à procéder de façon stratifiée. Comment les choses apparaissent-elles d’un point de vue dynamique ? Comme en devenir et comme un devenir.

5Les idées n’ont ni la puissance des noms propres, ni l’étendue des noms communs. Les conceptualisations philosophiques se rapprochent parfois du premier pôle, parfois du second tant leur hétérogénéité et la variété de leurs usages sont grandes. Pourquoi substituer sagesse à falsafa si ce n’est parce que les stéréotypes en disent long sur les jugements de valeur qui accompagnent – quasi toujours – les migrations ? Le transport des idées peut s’entendre comme une transposition. Ali Benmakhlouf dit bien le phénomène en parlant d’une acclimatation. Il relève ainsi l’instabilité foncière d’idées qui, sans appartenir au ciel des idées, n’ont ni sol propre, ni racine unique. Ce faisant, il relocalise ce qui a été non seulement déterritorialisé mais également omis ou oublié. Par conséquent, et paradoxalement, la migration des idées aboutit à la relocalisation des formes de la discussion philosophique.

6La textualisation de la philosophie sert souvent à masquer une décontextualisation qui sépare les textes de leurs fonctions et surévalue les productions et réappropriations comme pour rapporter, coûte que coûte, les idées à la propriété plutôt qu’aux échanges. Il s’agit là, implicitement d’une apologie du capitalisme à l’intérieur duquel les phénomènes de concentration (hégémonie, impérialisme) sont généralement tus. C’est pourquoi une certaine sociologie a insisté sur l’historicité des idées (à ne pas confondre avec l’histoire des idées non plus qu’avec l’histoire de la philosophie). Déconstruisant l’histoire des idées, Randall Collins a ainsi cherché à établir une « théorie globale du changement intellectuel [2] » et insisté sur l’accentuation progressive, produite par une autonomisation croissante des formes de la discussion, de l’abstraction philosophique. Kant, qui prend celle-ci pour objet, en est un des exemples majeurs. Les migrations révèlent si elles n’y président aux hétérotopies et aux hétérochronies.

7Jonathan Israel montre ainsi l’importance stratégique du confucianisme dans les disputes philosophiques des Lumières radicales. Certains penseurs européens se sont montrés enthousiastes à l’égard de la pensée chinoise. Ils ont dit leur admiration pour l’inventivité des Chinois, qui connaissaient l’imprimerie mille cinq cents ans avant l’Europe. Les déplacements et transformations aboutissent alors à l’identification (symptomatique) de Spinoza avec Confucius. De façon générale, les variations et métamorphoses défamiliarisantes que les migrations suscitent dans les idées, d’un pays l’autre, d’un territoire l’autre, d’un champ l’autre, sont libres. C’est pourquoi elles peuvent finir par détruire un cadre de pensée donné, créant ainsi des espaces d’indétermination relative, ni complètement publics, ni totalement privés.

8C’est là sans doute, dans le site de l’entre, que Jacques Derrida, tel que Martine Leibovici en parle, a puisé l’idée d’une déconstruction. « La figure qui correspond au déconstructeur, écrit-elle, n’est pas celle d’un autochtone qui déciderait de s’éloigner d’un point de départ auquel il pourrait toujours revenir (Ulysse), c’est celle d’un migrant en route, loin de son point de départ et pas encore arrivé et qui pourtant, de là, intervient. » La migration n’est ni un aller-retour ni une circumnavigation. C’est une aventure irréversible qui ne procède jamais par lignes droites mais, comme l’épopée d’Homère nous l’a appris, par détours et boucles, par reprises multiples et incessantes. Sans happy end.

9C’est ainsi que se dessine une décolonisation des savoirs qui échappe au volontarisme de l’impératif (« décolonisez les savoirs ») comme au positivisme des faits. Ni volonté à proprement parler, ni expérience proprement dite, la décolonisation des savoirs commence par des abandons, autrement dit des départs, quelquefois interminables. Les conquêtes, les colonisations, ont laissé penser la migration en termes de droit et la résidence en termes d’indigénat. De grotesques méconnaissables ont été façonnés par des rencontres et des non rencontres complexes et parfois contradictoires. C’est en ce sens que l’idée d’une décolonisation des savoirs contient celle d’une créolisation des idées, sans que, pour autant, la créolisation implique nécessairement quelque décolonisation que ce soit.

10Tout devenir contient des contraintes et des opportunités. Et les pratiques, fussent-elles théoriques, y compris chez les philosophes, restent largement impensées. Les transferts s’opèrent sans véritable savoir et, souvent, sans conscience. En outre, les phénomènes de la vie sociale n’épargnent pas les idées, qui en font partie : pouvoir, valorisation, dévalorisation, sacralisation, marginalisation, etc… La maîtrise et les places fortes abondent. Le discours du maître s’y développe et s’y emploie. Les cultes – des grands auteurs – prolifèrent et s’institutionnalisent dans les commentaires de Kant, de Derrida, de Foucault et de bien d’autres. Mais le philosophe a-t-il un chez soi ? Est-il maître dans sa propre maison ?

11Il suffit de le confronter aux images pour qu’il en perde son latin. S’agit-il alors de se prononcer sur les images, comme la tradition européenne nous l’a appris ? S’agit-il de partir des images, et de « métaphorer », de penser dans un mouvement (phora) des mots vers des noms étrangers (allotriou) ? Les idées en deviennent ainsi étrangement méconnaissables. S’agit-il, enfin de penser avec les images, de les affronter et de s’y confronter comme à de belles étrangères ? Chaque numéro de la revue Rue Descartes ouvre un espace à un « artiste invité ». Aujourd’hui, Ernest Breleur nous fait l’honneur et l’amitié d’accepter cette invitation en nous offrant sa série À suivre (l’origine du monde), via Courbet, via la Martinique.

12Voilà qui nous apprend, s’il en était besoin, que l’entre nous n’est pas l’entre soi. L’entre nous implique la distance et l’écart, le regard éloigné, la réflexivité, le « hors de propos », le refus du « il convient ». L’entre nous est global et produit par la dissémination ; l’entre soi est local et constitué par la concentration. Le premier ignore la différence du centre et de la périphérie ; le second contient l’expansion et crée des foyers. La provincialisation de l’Europe peut ainsi être regardée comme corrélative d’un entre nous mondial qui, en particulier par ses difficultés à se former, dissipe inévitablement les illusions consubstantielles de l’entre soi car elle le défait. C’est pourquoi les commentaires que Yuji Nishiyama propose de son documentaire philosophique Le Droit à la philosophie ne sont ni plus proches ni plus lointains que les analyses panoramiques d’histoire de la philosophie que Paolo Quintili consacre à l’individu et à la communauté dans les philosophies occidentales de la Révolution.

13La migration des idées déborde et passe les frontières habituellement érigées entre domaines, pratiques, pays et autres délimitations institutionnalisées. Elle relance ce qui, sans elle, (re)tomberait dans l’inaperçu, l’indifférent, l’omis, le délaissé. En ce sens, elle relève, sans en posséder cependant toutes les caractéristiques, de la discursivité et du dialogue que l’on peut observer dans les entretiens philosophiques. Il y va du décalage, de la dissymétrie, de l’accord, du différend, et, quasi, de toute la gamme des émotions intellectuelles dont la philosophie – notamment – est porteuse. Les paroles échangées entre Fabien Eboussi Boulaga et Nadia Yala Kisukidi sont à cet égard éloquentes : « Poursuivre le dialogue des lieux ». Utopies, délocalisations, déterritorialisations traversent la discussion et révèlent les trajets et les trajectoires par lesquels nous incorporons, anthropologiquement et anthropophagiquement, les idées. La question de savoir qu’est-ce qu’un intellectuel change ainsi d’échelle et d’enjeux. Car, parce que toujours d’actualité, ils sont forcément extrêmement diversifiés.

14Certains mettent dans le désir d’en finir l’énergie du désespoir. D’autres mettent dans les commencements la ferveur qu’on place habituellement dans l’espoir d’un renouveau. L’Occident a longtemps fait du dernier mot un point d’honneur, séparant les bibliographies autorisées (européennes et nord-américaines) et les auteurs invalidés (tous les autres). Le reste du monde, fait de minorités, a peu à peu, avec les indépendances et grâce à elles, avec parfois l’augmentation des richesses et le développement des échanges commerciaux, défait et parfois détruit ou cisaillé le tissu serré des références qui valent dans un univers académique jamais très éloigné des mondes politiques et sociaux. La circulation des idées s’est effectuée hors des canaux inventés pour diffuser le nord au sud et l’ouest en est. Elle en a inversé parfois les courants, ce qui explique pour partie les résistances opposées par le main stream, et, par exemple, le peu de poids des études postcoloniales dans la philosophie française.

15C’est un plaisir pour moi que cette Migration des idées contienne à la fois tant d’horizons différents et tant de mondes distincts. Pour que la philosophie soit affaire de rationalité en effet – et ne soit pas affaire de nationalité –, il ne suffit pas de le proclamer. Bien au contraire, ce type de performatif occulte le peu de diversité (pays, perspective mais aussi genre) de nombreuses revues philosophiques. La Migration des idées, loin d’être le site d’une école ou d’un courant en particulier, montre ici que sa richesse ou son originalité tient, au sens fort, au mélange des genres, à l’intersectionnalité, et à l’isonomie – la règle d’égalité – dont la philosophie ne peut se prévaloir sans d’abord la respecter. La fin des empires a promu un nouveau régime intellectuel : l’iségoria – l’égalité du droit de parole. Les impératifs démocratiques, en effet, ne sont pas spéciaux mais généraux. Leur validité est intégrale. Il est bon que le manteau de la philosophie soit troué et que, les laissant passer, il fasse de ses porteurs des êtres qui n’appartiennent à aucune communauté donnée.

Notes

  • [1]
    Paul Ricœur, Temps et Récit, tome iii, Le Temps raconté, Éditions du Seuil, 1985.
  • [2]
    Randall Collins, The Sociology of Philosophies, Harvard University Press, 1998.