La querelle sur Confucius dans les Lumières européennes (1670-1730)

1Traduit de l’anglais par Franck Lemonde
En Occident, à l’époque des Lumières, entre 1650 et 1800, de nombreux penseurs et écrivains européens ont adopté une conception positive et laudative de la société et de la politique chinoise, notamment de la philosophie chinoise classique. Cela vaut particulièrement pour le courant le plus irréligieux et le plus subversif de la pensée des Lumières européennes. En effet, cette tendance est devenue caractéristique de ces hommes engagés dans l’instigation de changements radicaux dans la société européenne, entre les gouvernants et les gouvernés, l’autorité religieuse et les laïcs, l’aristocratie et les gens du commun. Bien que les jugements sur la Chine et la pensée chinoise eussent tendance à devenir moins positifs à la fin du xviiie siècle, jusqu’à 1750 environ, l’aile la plus radicale des Lumières européennes est restée uniformément positive dans sa conception de la société, de la culture et de la philosophie chinoise. Le but de cet article est d’expliquer les raisons de cette haute estime du confucianisme à cette époque parmi les auteurs européens aux idées radicales, et de mettre en évidence les difficultés doctrinales que cette attitude a engendrées pour les défenseurs du christianisme, à la fois catholiques et protestants.

2L’enthousiasme européen pour la pensée chinoise classique est apparu pendant le troisième quart du xviie siècle, parmi un petit groupe de néo-épicuriens déistes libertins. Le premier libre-penseur, ou « athée supposé » comme l’appelle le grand érudit allemand luthérien Jakob Friedrich Reimmann (1668-1743), qui ait utilisé systématiquement la culture chinoise comme instrument de subversion au sein du débat intellectuel occidental fut le savant hollandais Isaac Vossius (1618-1689 [1]). À la fin des années 1650, Vossius souligna la grande longévité des institutions chinoises et les origines antiques de la philosophie chinoise, pour saper la croyance en la chronologie biblique et en la centralité de la révélation chrétienne. C’est également en se fondant sur la longévité exceptionnelle de la civilisation chinoise que Vossius et le déiste anglais Charles Blount soutinrent la thèse que le Déluge biblique n’avait pas englouti la totalité du monde habité, mais seulement une portion, principalement le pays habité par les Juifs [2]. Les nombreux détracteurs de Vossius dénoncèrent ses arguments, et particulièrement cette façon de s’enthousiasmer pour la pensée, la moralité et la culture chinoise alors qu’il ne savait pas le chinois et qu’il n’était jamais allé en Chine. Son assurance à voir dans la pensée et la culture chinoise l’une des réalisations suprêmes de l’humanité, d’après ses critiques, exhaussait la production chinoise de façon disproportionnée par rapport à sa valeur réelle [3].

3Dans son Liber Variarum Observationum, sa principale contribution à la pensée radicale, Vossius soutenait que la société chinoise n’était pas seulement le plus ancien, mais également le plus honorable élément de l’humanité civilisée, si l’on mesure les réalisations humaines en termes de paix, d’équité, de vie harmonieuse, de stabilité, de culture des arts et des sciences, comme il convient aux philosophes et aux savants de le faire [4]. Il honorait particulièrement la science, la technologie et la médecine chinoises. Parmi d’autres domaines, il soulignait que c’étaient les Chinois, et non les Européens, qui avaient inventé l’imprimerie. Ils l’avaient fait, qui plus est, mille cinq cents ans avant l’Occident [5]. La raison de cette réussite flagrante, d’après lui, était qu’ils avaient été plus près de réaliser une « République platonicienne », avec liberté d’investigation et de critique, que les autres. Ils avaient confié les problèmes les plus cruciaux aux « philosophes et aux amateurs de philosophie » plutôt qu’à la noblesse héréditaire. « Les philosophes jouissent d’une telle liberté » d’exprimer leurs conceptions qu’à chaque fois que les souverains de Chine s’égarent, les philosophes peuvent les critiquer et les guider à un degré « rarement atteint même parmi les prophètes israélites [6] ».

4Parmi les premiers à s’enthousiasmer pour les réalisations sociales et culturelles de la Chine, il y eut le libre-penseur français Charles de Saint-Evremond (1614-1703) et le diplomate anglais Sir William Temple (1628-1699). Chose intéressante, Vossius, Saint-Evremond et Temple se connaissaient tous, et, à la fin des années 1660, vécurent et travaillèrent un moment au même endroit – à savoir La Haye, en Hollande. Ils y étaient quasiment voisins et étaient tous les trois en contact, de surcroît, avec le grand philosophe Spinoza. Ces commentateurs éminents étaient habitués à considérer la société, la religion et la politique de l’Europe chrétienne de leur temps sous un angle des plus critiques. Peut-être que personne n’a pensé « si profondément et si rigoureusement » que Saint-Evremond, remarquait le subversif auteur français Jean-Baptiste de Boyer, marquis d’Argens (1703-1771), plusieurs décennies plus tard [7]. De fait, Saint-Evremond est resté un modèle pour bien des aristocrates européens aux idées « éclairées ». Après la publication du célèbre Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle (1647-1706), à Rotterdam, en 1697, il prit courageusement et résolument la défense de Bayle quand les savants conservateurs, catholiques comme protestants, avaient condamné son impiété et ses « mensonges » intellectuels au sujet de la Chine [8].Temple fut discrédité comme « athée » par ses ennemis, mais honoré par ses amis libres penseurs hollandais comme un sage républicain « qui aimait la Hollande comme si c’était son propre pays, en ceci qu’elle était libre [9] ». Temple sympathisait avec l’enthousiasme de Saint-Evremond pour la philosophie morale épicurienne et l’idéal d’un calme plaisir de vivre et d’une sérénité philosophique. Vraiment cosmopolite, fortement influencé par les sceptiques, les libertins et les républicains italiens et français, comme Montaigne, Boccace, Machiavel et « Père Paolo » (à savoir Sarpi), Temple admirait profondément ce que la Chine lui avait appris, et particulièrement Confucius, « le plus instruit, les plus sage et le plus vertueux de tous les Chinois [10] ». À ses yeux, il n’y avait pas de meilleure inspiration pour organiser sa vie que la sagesse de Confucius. Temple, comme Vossius et Saint-Evremond, était particulièrement impressionné par l’étroit parallélisme entre l’intuition philosophique fondée sur la raison et l’organisation pratique de la vie et de la politique humaines sur terre. Le « principe fondamental » de Confucius, remarquait Temple, était que chacun doit « étudier et entretenir l’amendement et le perfectionnement de sa propre raison naturelle au plus haut degré dont il soit capable, de sorte qu’il ne puisse jamais (ou aussi rarement que possible) errer et dévier de la loi de la nature dans le cours et la conduite de sa vie. » Il était convaincu que « c’est dans cette perfection de la raison naturelle que consiste la perfection du corps et de l’esprit, et le bonheur extrême ou suprême de l’humanité [11]. » Le naturalisme de ces libres penseurs et leur valorisation du confucianisme pour son insistance sur la stabilité, le bien-être de la société, et la nécessité d’harmoniser l’individu avec la nature plutôt que sur des formes austères de piété centrées sur la rédemption d’« âmes » individuelles dans l’au-delà, incitèrent Reimmann à commenter avec mépris – en écho à des remarques antérieures de l’important professeur luthérien allemand Johann Franz Budde (1667-1729) sur le « spinozisme avant Spinoza » – fuisse in China epicuranismus ante Epicurum et post Epicurum (du point de vue de la Chine, il y avait un épicurisme à la fois avant et après Epicure [12]).

5C’est ainsi que l’admiration de la philosophie et de la culture chinoises devint une tendance à part entière des Lumières radicales européennes. Parmi ceux qui exprimèrent des opinions semblables à celles de Vossius, Temple et Saint-Evremond sur la Chine et le confucianisme, on trouve Boulainvilliers, d’Argens, Fréret, Simon Tyssot de Patot (1655-1738), le scientifique français Jean-Jacques Dorthous de Mairan (1678-1771), le radical italien Alberto Radicati di Passerano (1698-1737), ainsi que Jean-Frédéric Bernard et Antoine-Augustin Bruzen de la Martinière (1662-1746), deux des contributeurs principaux de la première véritable encyclopédie de la religion dans le monde, les Cérémonies et coutûmes religieuses de tous les peuples du monde (7 vols., Amsterdam, 1723-1737). Éditée et publiée par Jean-Frédéric Bernard Le Clerc (1683-1744), cette œuvre fut largement diffusée en Europe, paraissant en flamand, allemand et anglais en plus du français, et offrant une version extrêmement positive de la Chine et de ses pratiques religieuses, dans laquelle la culture des intellectuels ou lettrés chinois ressemblait là encore au « Spinozisme [13] ». L’aristocrate spinoziste et républicain, Henri, comte de Boulainvilliers (1659-1722), le premier traducteur de l’Éthique de Spinoza en français, était un autre homme des Lumières radicales qui, comme Bayle, identifiait Confucius avec Spinoza et Spinoza avec Confucius [14]. Radicati affirmait que les disciples de Confucius « ont des préceptes qui contiennent des morales excellentes, ainsi que des idées très élevées sur cette Puissance Suprême qui donne la vie et le mouvement aux êtres créés [15] ». Il était particulièrement séduisant aux yeux de Bruzen de la Martinière, comme à plusieurs autres auteurs radicaux, que la Chine de Confucius soit une méritocratie plutôt qu’une terre gouvernée par une autocratie ou la noblesse [16]. Au commencement et au milieu du xviiie siècle, de nombreux hommes des Lumières européennes de tendance radicale croyaient que l’absence d’aristocratie héréditaire en Chine depuis l’antiquité – et la confiance chinoise dans le mérite et l’expérience en philosophie comme critère de désignation des administrateurs, des juges et des gouverneurs de district – prouvaient irréfutablement la supériorité intrinsèque du modèle chinois. La Chine avait depuis longtemps développé des techniques pour organiser le recrutement et l’avancement des officiels et des administrateurs afin de gouverner l’empire sur la base du mérite, de la compétence, de l’honnêteté et de la culture philosophique plutôt que sur la lignée noble ou l’autorité ecclésiastique.

6La philosophie de Confucius était conçue par les libres penseurs européens comme un système moral et politique qui avait façonné positivement la Chine pendant des millénaires et était potentiellement un modèle pour toute l’humanité. Leur perspective était, néanmoins, des plus problématiques d’un point de vue chrétien en raison de ses implications subversives quant à l’attitude envers le gouvernement, l’autorité religieuse, l’ordre social existant, la moralité individuelle et l’éducation. Avec la publication, en latin, en 1687, de plusieurs traductions de textes confucéens classiques sous le titre de Confucius Sinarum Philosophus, sive scientia sinensis latine exposita (Confucius le philosophe des Chinois, ou la science chinoise exposée en latin), un groupe de jésuites, dirigés par le Père Philippe Couplet (1623-1693), recourant à la vieille habitude jésuite d’entremêlement des termes, des concepts et des rituels confucéens et chrétiens dans leurs missions en Chine, cherchaient à montrer que le confucianisme n’est pas en réalité « athée [17] ». Leur but était de démontrer que le théisme et la croyance en la Providence divine caractérisaient tout autant le confucianisme que la longévité et la sagesse vénérables de la philosophie chinoise [18]. Le Confucius Sinarum Philosophus soutenait que l’enseignement de Confucius était centré sur l’idée d’un Dieu providentiel, ses termes « Tian » et « Shangdi » désignant la Divinité et non la totalité de l’univers, comme le soutenaient ceux qui identifiaient confucianisme et « athéisme ». Tout le monde n’en fut pas convaincu. Quelques auteurs chrétiens s’inquiétaient de ce que les jésuites aient quelque peu embelli la pensée de Confucius par des interpolations de leur fait et ainsi « spiritualisé » et christianisé à l’excès la pensée classique des Chinois [19].

7Pour les jésuites, « l’athéisme » philosophique moderne chinois était réellement, mais pas authentiquement, confucéen. Couplet avertit qu’affubler les confucéens classiques du titre d’« athées », alors que presque tous les commentateurs étaient d’accord sur le fait que Confucius avait été extraordinairement sage et vertueux, devait avoir des conséquences sérieuses pour le christianisme et la pensée européenne : car cela aurait voulu dire qu’il existe des « athées vertueux », que la vertu et la piété sont distinctes, et que Bayle avait raison de maintenir que le déni de Dieu peut coexister avec la rectitude morale [20]. Ainsi, Couplet, tout en concédant que le néo-confucianisme était « athée », avançait que Confucius et ses successeurs immédiats ne l’étaient pas. Pendant des siècles antérieurs à Moïse et au Christ, pensait-il, les Chinois possédaient la connaissance authentique du « vrai Dieu » et de la vraie moralité, même s’ils l’avaient acquise par la nature et par la tradition (source à ses yeux moins valide en dernière instance), plutôt que par la révélation divine. Selon un autre missionnaire jésuite influent, Louis Le Comte (1655-1728), la différence avec la Grèce antique et Rome, où seule une poignée de philosophes avaient perçu les vérités du monothéisme et de la moralité, tandis que la plupart des hommes restaient soi-disant plongés dans la superstition idolâtre, était que chez les Chinois la « prisca theologia » (la vénérable théologie) avait toujours prévalu, façonnant les traditions et la culture religieuses des gens et les aidant à résister à l’athéisme, à l’immoralité, à la crédulité irraisonnée et à l’idolâtrie [21].

8Catégoriser la riche et complexe tradition de la Chine dans les termes de leurs propres traditions théologiques et philosophiques devait nécessairement leur procurer de sérieuses difficultés intellectuelles. Outre l’antagonisme entre les libres penseurs et les chrétiens, il y avait inévitablement une profonde division parmi ceux qui étaient dévolus à convertir les Chinois au christianisme. Parmi ceux qui s’efforcèrent de définir un point de vue clairement catholique (après avoir étudié les traductions de Confucius), il y avait le janséniste cartésien Antoine Arnauld (1612-1694). N’étant pas ami des jésuites, il préférait les contre-arguments des opposants critiques de Couplet et Le Comte. Arnaud arguait que les anciens confucéens ne connaissaient pas de « substance spirituelle » distinguée de la simple matière et, conséquemment, étaient de purs naturalistes : ils ne possédaient rien qui ressemblât de loin à ce qu’il considérait être une notion correcte de Dieu, ni de la spiritualité, « ni des anges, ni de notre âme [22][23] ».

9Une grande controverse européenne s’est développée autour du problème de la Chine et du confucianisme à la fin du xviie et au début du xviiie siècle dans laquelle Bayle, ici comme dans bien des cas, a joué un rôle central. La pleine mesure de l’embarras philosophique créé par le débat sur la Chine n’apparut qu’avec ses arguments sur la viabilité morale d’une société athée [24]. Vers la fin de sa vie, dans la Continuation des pensées diverses (1705) et la Réponse aux questions d’un provincial (1706), le « philosophe de Rotterdam » développa cette thèse délibérément provocatrice et, pour des Européens, profondément perturbante, selon laquelle les penseurs chinois classiques concevaient la beauté, la symétrie et l’ordre de l’univers comme étant « la réalisation et l’œuvre », non pas d’un Dieu créateur, mais d’une « nature inconsciente ». Il qualifiait les penseurs chinois d’« athées », s’étant néanmoins distingués par leurs réalisations dans la pensée morale et ayant affirmé que le bonheur humain et la stabilité sociale dépendent entièrement d’une moralité bien fondée [25]. Tout en faisant de la philosophie chinoise classique une forme de monisme spinoziste irréligieux, Bayle, selon ses critiques indignés, s’accordait en même temps avec les missionnaires jésuites en Chine sur l’idée que le confucianisme faisait parfaitement respecter « le bien public » sur la base des valeurs morales et politiques les plus hautes et les plus louables [26]. Il était particulièrement déplorable et inquiétant, autant pour les catholiques que pour les protestants, dans l’approche de Bayle, que l’on considère le confucianisme non pas comme un athéisme embryonnaire, virtuel ou primitif, un athéisme négatif comme celui supposé des Caribéens, mais comme un athéisme positif. Confucius et Mencius, selon Bayle, jugeaient toutes les métaphysiques imprégnées de l’idée d’un Dieu créateur philosophiquement inférieures au « système opposé », identifiant Dieu avec la nature comme le fait Spinoza [27].

10Devenu encore plus provocateur dans ses œuvres tardives, Bayle mettait délibérément sur le même plan « les Spinozistes et les Lettrez de la Chine », les deux, disait-il, étant aussi aguerris que les hommes les plus « pieux » des autres nations en moralité, en équité et dans toutes les formes de bien et de bonté de la société humaine [28]. Ces implications embarrassantes étaient aggravées par l’affirmation de Bayle que la Chine n’était pas le seul foyer de sensibilité spinoziste en Extrême Orient ; comme précédemment dans le Dictionnaire, il appelait « l’athéisme de Spinoza » le « dogme de plusieurs sectes en Asie [29] ». Dans son long article « Spinoza », Bayle soutient que les rapports des missionnaires et des voyageurs présentent le confucianisme comme n’étant qu’une manière particulière d’exposer un ensemble de doctrines largement diffusées dans l’Extrême-Orient [30]. Le libre penseur tardif, Jean Lévesque de Burigny (1692-1785), suivant clairement Bayle, accordait en 1724 que si les Chinois « ont leurs Spinozistes qui sont très nombreux et dont le principe est que tout est un », en posant que l’univers « est composé d’une seule substance », les Japonais également, cela doit être admis, « ne sont pas éloignés du système que Spinoza a tenté de promouvoir [31] ». La particularité remarquable de ce débat alambiqué sur la philosophie et les sectes chinoises est que précisément le même argument qualifiant les confucianistes classiques d’« athées » quasiment spinosistes fut avancé par des représentants majeurs de ceux qui honoraient la Chine, tout autant que de ceux qui la dénigraient pour raisons religieuses. Un argument identique cautionnait deux stratégies philosophiques diamétralement opposées – juxtaposition qui a continué à caractériser les controverses européennes autour de la Chine et des Chinois pendant plus d’un demi-siècle. Là où le courant dominant des Lumières chrétiennes modérées, en recourant à cette analogie, essayaient de discréditer la Chine et les Chinois (autant que les jésuites), en reliant Chine et spinozisme, les Lumières radicales s’efforçaient de montrer que le monisme naturaliste n’était pas qu’un mode de pensée antique mais également une approche éminemment « naturelle » qui, même dénigrée par des ecclésiastiques, était en puissance – voire, peut-être, en acte – la principale manière de penser chez la plupart des hommes et les meilleurs savants. Ainsi, André-François Boureau-Deslandes (1690-1757), dans son Histoire critique de la philosophie, de 1737, en écho à l’idée de Bayle selon laquelle « la plupart des nations orientales adhèrent au même point de vue [que celui de Spinoza] », établissait un parallèle étroit entre le confucianisme et Straton, le philosophe grec ancien que Bayle considérait comme le plus étroitement proche de Spinoza parmi les Grecs anciens [32]. D’Argens, dans ses Lettres chinoises, ou correspondances philosophique, historique et critique, a son « visiteur chinois » à Paris, lequel observe, dans une lettre à Pékin, que bien des Européens admiraient un philosophe dont la pensée ressemblait étroitement à celle des lettrés confucéens, un penseur hollandais nommé « Spinoza », qui était l’instigateur du naturalisme en Europe ou peut-être simplement son « restaurateur », puisque ses concepts clés ressemblaient à ceux de plusieurs philosophes anciens [33].

11Des parallèles présumés entre Confucius et Spinoza furent également effectués par des libres penseurs et certains chrétiens critiques des jésuites pour prouver que les attaques théologiques contre le spinozisme en tant qu’« athée » et immoral constituaient une méthode philosophiquement insuffisante et inappropriée pour contrer le naturalisme systématique et « l’impiété ». Au milieu des années 1750, l’Abbé François-André Pluquet (1716-1790) affirmait que les savants chrétiens ne pouvaient pas se contenter de dénoncer Spinoza pour son « athéisme » et son opposition à la doctrine chrétienne. À ses yeux, prétendre que Spinoza renversait toutes les idées reçues « sur la nature de Dieu, et sapait tous les fondements de la morale » ne pouvait avoir que peu d’impact en Chine ou en Inde, puisque leurs philosophes considéraient les « conclusions scandaleuses » que l’on trouve chez Spinoza comme « des vérités ordinaires ». À ses yeux, si Bayle avait publié sa réfutation de Spinoza dans le Dictionnaire à Pékin, il aurait été relégué au rang de « philosophe médiocre » se contentant de reproduire des conceptions et des préjugés populaires [34]. C’est ainsi que le débat autour de la pensée chinoise classique en Europe s’est rapidement changé en labyrinthe théologico-philosophique d’une complexité extraordinaire et d’une large résonance [35].

12Dans sa Continuation, précisant sa version antérieure, Bayle distingue quatre écoles différentes de philosophie classique chinoise, arguant qu’elles concevaient toutes, avec quelques nuances mineures, la réalité comme une structure unifiée, gouvernée par un seul ensemble de règles et comme une forme quelconque de doctrine moniste de substance unique. C’était une extension de son argument antérieur, dans le Dictionnaire, selon lequel Spinoza opérait une synthèse originale, mais que « la base de sa doctrine était commune » à d’autres philosophes antiques et modernes, occidentaux et orientaux [36]. La philosophie chinoise classique, particulièrement la pensée confucéenne, Bayle la dépeint comme un système spinoziste « athée » qui ne reconnaît rien dans la nature que la nature elle-même, sa force motrice et formatrice étant le principe de mouvement et de repos – le principe inconscient qui ordonne les « différentes parties de l’univers et qui cause tous les changements que nous observons [37] ».

13Cela impliquait non seulement que la société chinoise antique était athée et formait un ordre moral totalement admirable, mais également que son ordre moral était manifestement supérieur, en pratique, à celui du christianisme [38]. Ces conclusions étaient clairement conçues pour étayer la thèse de Bayle, d’abord formulée dans ses Pensées diverses (Rotterdam, 1683), selon laquelle la décadence morale n’est pas causée par l’incrédulité et l’incroyance, et que la religion n’est pas un frein « capable de retenir nos passions [39] ». De plus, alors que dans le Dictionnaire, en 1697, Bayle dénigre ostensiblement les idées chinoises « athées » comme des concepts « extravagants », tellement « remplis de contradictions absurdes » (même si elles agitent de nombreuses personnes d’horizons culturels différents en Extrême-Orient) qu’il est difficile de comprendre comment quelqu’un puisse y adhérer, dans la Continuation, même ce respect feint des conceptions conventionnelles est abandonnée. Bien plutôt, dans ses derniers écrits, Bayle met en lumière la rectitude et la cohérence rationnelle de cette construction naturaliste répandue, alignant le confucianisme et le spinozisme sur le stratonisme, la philosophie qu’il juge logiquement la plus cohérente des systèmes grecs anciens d’« atheisme [40] ». En conséquence, il jugeait identiques la difficulté que les missionnaires chrétiens avaient éprouvée à localiser les points faibles du confucianisme et celles que les philosophes européens rencontraient quand ils essayaient de réfuter le « stratonisme [41] ». Bayle avoue ne pas savoir comment surmonter le stratonisme ou le confucianisme. Mais il suppose que le cartésianisme, grâce à son dualisme fondamental, offrait la meilleure opportunité de nier que le mouvement puisse être inhérent à la matière et ainsi d’achever la « victoire » sur le spinozisme-confucianisme.

14Ainsi, le confucianisme, pour Bayle comme pour son contemporain, le philosophe français Nicolas Malebranche (1638-1715), possédait une structure purement immanente et rationnelle, fondée sur la nature plutôt que sur un quelconque règne transcendantal, et concevait la nature comme la totalité de ce qui est et la source exclusive de ses propres lois et principes [42]. Cette construction radicale fut reprise quelques années plus tard par le libre penseur anglais, Anthony Collins (1676-1729), disciple de Bayle et de Spinoza sur des points essentiels, qui mettait également sur le même plan les « Lettrés de Chine » et Straton ou xénophane, ainsi que leurs idées et le spinozisme [43]. Tandis qu’en Occident il était incontestablement plus aisé de faire l’éloge de la moralité des « athées » vertueux (qu’ils fussent « spinozistes » ou confucéens) que de défendre la cohérence et la rationalité de leur métaphysique, il apparaît clairement, contrairement à ce qu’on suggère parfois [44], que Collins, comme Bayle, affirmait à la fois la supériorité morale de la pensée chinoise (et japonaise) et la supériorité de sa rationalité et de sa cohérence.

15Pour échapper au piège de « l’athéisme » attaché à la rectitude morale, dans lequel Bayle et Collins les jetaient si habilement, les théologiens et les représentants « modérés » des Lumières devaient démontrer que les Chinois classiques étaient des « athées » et manquaient de rectitude morale ou, symétriquement, qu’ils étaient « vertueux » mais pas « athées [45] ». Après des années d’âpres disputes et de manœuvres délicates parmi les théologiens de Rome, ce fut la première attitude que le Vatican choisit d’adopter et la thèse de la prisca theologia des jésuites (qui affirmait le théisme sans l’intégrité morale) que l’Église condamna formellement. En conséquence, l’idée selon laquelle « Li », tel que formulé dans la pensée chinoise classique, était dérivé de la prisca theologia et est ainsi un souvenir, une notion ou une prémonition du Dieu providentiel des chrétiens, thèse soutenue par les jésuites confucionistes, comme les appelait Arnauld, fut globalement condamnée comme « erreur » par l’Université de la Sorbonne à Paris en 1700 [46].

16Néanmoins, il apparut bientôt que le bannissement des thèses des jésuites confucionistes contenait bien plus d’embûches philosophiques et de risques pour l’Église que les cardinaux à Rome ne l’avaient supposé. Car en rejetant les arguments des jésuites missionnaires en Chine et en déclarant la pensée chinoise essentiellement « athée », les cardinaux ne risquaient pas seulement de saper un effort missionnaire de plusieurs décennies des jésuites en Chine, mais ils sabotaient également l’argument jusqu’alors dominant en Europe en faveur de l’existence de Dieu, dérivé du principe du consensus gentium (l’unanimité des peuples). Renverser la conception jésuite signifiait refuser la doctrine soutenue par de nombreux théologiens protestants et catholiques à l’époque, selon laquelle tous les peuples reconnaissent Dieu d’une façon ou d’une autre, et cela impliquait qu’une bonne partie de la population mondiale était en fait « athée » et spinoziste, confirmant ainsi la thèse de Bayle affirmant qu’un code social antique et un système éthique jugés admirables à une grande échelle avaient été pieusement maintenus pendant des siècles, indépendamment de la religion, par des « athées ». Ainsi, la papauté se retrouvait prise au piège du paradoxe de Bayle, selon lequel une société d’athées bien ordonnée était possible. Officiellement, l’Église était obligée d’avancer par là-même que si l’empereur, les mandarins et les intellectuels chinois étaient confucianistes, et partant « athées », le commun peuple chinois ne l’était certainement pas : la multitude adhérait censément à de louables critères moraux, surtout parce qu’ils maintenaient leur loyauté envers une religion déiste, fût-elle fausse [47].

17À l’évidence, c’était là une solution précaire. Mais elle semblait meilleure que son alternative. Si les cardinaux avaient décidé que la religion naturelle chinoise offre bel et bien une conception vraie d’un Dieu providentiel et de Ses commandements, et qu’elle favorise un ordre moral égal ou supérieur à celui de l’Occident, ils auraient rendu totalement incompréhensible la nécessité de la Révélation, de la théologie chrétienne et de l’autorité ecclésiastique pour la rédemption de l’humanité et le bien-être de la société. Tout comme la papauté, la Sorbonne et les théologiens se débattirent avec ces difficultés, tandis que les jésuites, en Chine, s’en tenaient pour la plupart à leur argument de la prisca theologia, postulant un ordre moral irréprochable, austère, quasi-chrétien, la révélation originale de Dieu à l’homme, délivrée non par la raison, mais par un législateur et docteur suprême désigné par Dieu pour instruire l’humanité. À leurs yeux, la pensée chinoise classique n’était pas athée, mais une véritable étape vers le christianisme. Ils soutenaient que l’on trouvait dans les authentiques classiques chinois la reconnaissance d’un Dieu providentiel et des notions explicites du paradis, de l’enfer, de la chute, du sauveur, de la rédemption, des anges déchus et de l’immaculée conception. Des allusions au Christ figuraient à part entière dans la pensée chinoise à ses débuts [48]. Cela s’accordait à leur idée de la présence universelle des « mystères » chrétiens et de l’inclusion latente et codée de la vérité chrétienne supposément répandue partout dans les symboles, les mots et les anciens mythes. Pendant plusieurs décennies, le concept d’une source unique de vérité cachée seulement superficiellement, héritage fondamental unifiant les traditions religieuses occidentales et chinoises, est resté une illusion fort séduisante.

18La plupart des philosophes et des théologiens chrétiens, catholiques et protestants, rejetaient cet argument jésuite. Malebranche, dont le système philosophique avait des années durant subi de violentes attaques des jésuites, examina attentivement leur conception de la prisca theologia chinoise dans son Entretien d’un philosophe chrétien et d’un philosophe chinois sur l’existence et la nature de Dieu (1708). Malebranche soutint que le confucianisme était une philosophie purement moniste qui ne produisait nulle part de véritable séparation du corps et de l’esprit, de la pensée et de l’extension. Dans le confucianisme, on trouvait l’immortalité, mais pas de péché de l’âme, rien de spirituel. La pensée classique chinoise, pensait-il, tout comme Bayle (mais avec des intentions exactement opposées), confond le corps et l’esprit, réduisant la totalité de ce qui est à une seule substance [49]. Le principe néo-confucéen du « Li », bien qu’étant une émanation conceptuellement distincte de la matière (zhi), et le reflet de la rationalité suprême de l’univers, n’était pas conçu selon Malebranche comme existant indépendamment de la matière. « Li » est sans entendement, sans bonté et sans liberté de la volonté. Dès lors, le « Li » du « philosophe chinois » de Malebranche ne crée que par la nécessité de sa nature, sans rien savoir ni vouloir de ce qu’il crée ou détermine [50]. Pour les Chinois, ce qui en Occident est appelé « esprit » ou « âme » n’est pas composé de pur esprit, mais de « matière organisée et subtilisée [51] ».

19Malebranche rejetait de telles idées, considérant que les Chinois se trompaient gravement en supposant que nos perceptions sont de simples « modifications de la matière ». Il prétendait que la nature est manifestement dépourvue de mouvement et de sensibilité et partant totalement inerte. Il méprisait l’hypothèse spinoziste-confucéenne d’une force et d’un mouvement inhérents aux corps, pour lui entièrement fausse tout autant que moralement pernicieuse. Il soutint ainsi contre les confucianistes et les spinozistes que la « [rationalité et l’énergie qui animent la nature dans notre univers doivent provenir entièrement de l’extérieur, par un décret de Dieu [52]] ». En décrivant le confucianisme comme un système dans lequel la force active, créative de l’univers, Li, n’est ni libre ni douée d’entendement est inséparable de la matière inerte qu’elle pénètre, Malebranche, comme Bayle, Collins et d’Argens, reliait à nouveau fermement la controverse européenne sur la philosophie chinoise à Spinoza.

20Malebranche s’en était déjà pris à Spinoza, dans ses Entretiens sur la métaphysique, de 1688, même s’il ne l’avait encore fait qu’indirectement, par allusion [53]. Mais personne n’était dupe de cette stratégie. Quand Malebranche dit « Chinois », rétorquaient ses critiques jésuites, « il pense Spinoza [54] ». En faisant de ses critiques jésuites des alliés tacites de Spinoza, Malebranche leur faisait tort, particulièrement à son adversaire, le Père René Tournemine (1661-1739), car il les rapprochait de l’athéisme (ce qui était une façon de rendre à Tournemine la monnaie de sa pièce), tout en réaffirmant fortement un strict dualisme cartésien contre le monisme de la substance unique. Il ouvrait ainsi un gouffre entre sa variante du cartésianisme chrétien et le « spinozisme » encouragé à ses yeux par les jésuites [55]. Après cela, il affirma avoir écrit le traité sur le confucianisme non pas pour blesser les jésuites ou gêner les efforts missionnaires en Chine, mais pour porter un coup au spinozisme, dont il croyait (comme les jésuites) qu’il faisait « de grands ravages » en France [56].

21Le débat autour de la vraie nature de la pensée chinoise était instrumentalisé par Malebranche pour promouvoir son dualisme rationaliste aux yeux du clergé et de la cour de France comme la métaphysique chrétienne la plus sûre et la plus viable – et comme la réponse la plus efficace à Spinoza. C’était une tactique rusée qui, néanmoins, connut le sort malheureux d’inciter Tournemine et un autre jésuite, Jean Hardouin (1646-1729), à redoubler leurs attaques à son endroit [57]. Les jésuites concédaient que « le système impie de Spinoza » faisait des progrès préoccupants en France et que cela donnait un tour spécial au débat sur la Chine. Mais ils déploraient le fait qu’en publiant un dialogue dans lequel on trouve une grande ressemblance entre « les impietez de Spinosa et celle de nôtre philosophe Chinois » [c’est-à-dire Confucius], Malebranche calomniait injustement les jésuites, diffamait la Chine, et présentait une parodie de confucianisme sans porter le moindre coup au spinozisme.

22Dans cette dispute, les jésuites n’étaient pas totalement sans alliés. Le philosophe allemand Leibniz (1646-1716) s’était intéressé aux efforts jésuites en Chine au moins depuis sa visite à Rome, en 1689 [58][59]. Il était le seul penseur européen majeur de cette époque à être totalement persuadé qu’il n’y avait « rien d’idolâtre ou d’athée dans les enseignements de Confucius ». En correspondant avec les jésuites, il fut amené à penser qu’il existait une antique source commune à la religion chinoise et judéo-chrétienne, quoique cette idée ne fût pas en vérité réellement essentielle à sa position universaliste, qui gravitait plutôt autour de l’idée que les deux traditions découlent de la raison. Dans la quête des vérités éternelles, le christianisme et la pensée chinoise, concluait-il, évoluaient parallèlement, et présentaient également les éléments fondamentaux de la théologie naturelle. Dans les derniers mois de sa vie, Leibniz intervint directement dans le scandale autour de la philosophie chinoise. Après avoir annoté la réfutation du confucianisme par Malebranche, en novembre 1715, il composa son Discours sur la théologie naturelle des Chinois (1716). Il y contredit en détail Malebranche, affirmant que les confucianistes distinguent bel et bien une intelligentia supra mundana du monde matériel. Leibniz y faisait l’éloge de la tradition de la pensée chinoise, acceptant largement les postulats de Couplet et Le Comte, rejetés par Arnauld, Bayle et Malebranche [60].

23Pendant ce temps, des auteurs radicaux opérèrent quasiment la même critique de la pensée chinoise que celle de Malebranche contre les jésuites, avec quelques changements seulement, mais en ayant en vue des objectifs extrêmement différents. Un exemple frappant en est l’ensemble de discours sur la culture, la chronologie et la littérature chinoises du disciple de Boulainvilliers, Nicolas Fréret (1688-1749), notamment son Discours sur l’écriture chinoise qui, bien qu’écrit en vue d’une allocution à l’Académie des Inscriptions de Paris en décembre 1718, est resté impublié jusqu’en 1731 [61]. Pendant de nombreuses années, Fréret garda un intérêt soutenu pour la Chine et apprit bel et bien un peu de chinois, en étudiant la langue avec Arcade Huang (c’est-à-dire Hang Jialüe), un jeune chinois bilingue attaché à la Bibliothèque du roi comme traducteur. En correspondant avec des missionnaires actifs en Chine entre 1714 et 1733, Fréret en vint à rejeter l’idée que les penseurs chinois croyaient en une « religion naturelle ». Lui aussi soutenait plutôt que la philosophie chinoise ne reconnaît ni création ni providence, de même qu’elle ne reconnaît aucun Dieu, « c’est-à-dire d’Être distingué de l’Univers, qui ait produit ou créé le monde [62] ». Dans ses remarques sur le Confucius Sinarum philosophus de Couplet, Fréret ridiculisait la crédulité des jésuites et leur aveuglement concernant les miracles et la théologie naturelle, soutenant que Confucius ne parle jamais d’être suprême ni d’immortalité de l’âme, « ni de l’autre vie ».

24Ainsi Fréret, en écho à Malebranche, réaffirmait puissamment la position de Bayle, tout comme celle de Vossius, de Temple pendant le second quart du xviiie siècle, en célébrant la pensée de Confucius comme étant si riche d’intuitions profondes, à la fois sur la moralité individuelle et la société, que l’on ne pouvait que souhaiter de voir tous les hommes la mettre en pratique, « pour le bonheur du genre humain [63] ». En valorisant l’aversion de Confucius pour la métaphysique et la théologie, Fréret interprète la spiritualité évoquée par Confucius comme quelque chose d’intimement uni à toutes choses et « qui ne peut estre separé ». En ce sens, la spiritualité confucéenne s’apparentait à l’âme du monde « ou à la vertu active des Spinosistes [64] ». Fréret conclut que Confucius n’avait aucun concept de la providence divine, sa notion de principe créatif dans la nature étant identique aux opérations de la matière [65]. Fréret était ainsi en accord complet avec Bayle comme avec Malebranche, en reconnaissant que le problème du spinozisme sous-tendait de façon cruciale tout le débat européen autour de la philosophie chinoise. Néanmoins, il le faisait en s’opposant à la stratégie de Malebranche et, comme Bayle, en déployant son argumentation tout à fait subversivement, au détriment du christianisme [66].

25Les penseurs des Lumières radicales assuraient que ce grand penseur chinois incitait les hommes à la vertu seulement pour elle-même, et non pour augmenter les chances de rédemption de leur âme. Confucius avait été le porteur d’une première manifestation des Lumières qui avait transformé la société chinoise, en la libérant de la superstition, de l’aristocratie et de l’autorité religieuse. Les Lumières radicales soutenaient que tout ce que les jésuites affirmaient au sujet des conceptions chinoises de la divinité était faux [67]. Le confucianisme était ainsi considéré à la fois par des critiques anti-jésuites comme Malebranche et par des anti-chrétiens radicaux comme totalement opposé à ce que la plupart des philosophes, des théologiens et des éducateurs occidentaux considéraient comme les principes fondamentaux de la vérité éternelle « en morale et métaphysique » – Dieu, le gouvernement divin du monde et la nécessité d’une autorité religieuse [68].

Notes

  • [*]
    Jonathan Israel est professeur d’histoire moderne de l’Europe à l’Université de Princeton.
  • [1]
    Jacob Friedrich Reimmann, Historia universalis atheismi et atheorum, Hildesheim, apud Ludolphum Schroeder, 1725, p. 480-481.
  • [2]
    Josiah King, Mr. Blount’s Oracles of Reason Examined and Answered, Exeter, printed by S. Darker for Philip Bishop, 1698, p. 21 et 24. Bayle, Réponse aux questions d’un provincial, 5 vols., Rotterdam, Leers, 1704-1707, vol. IV, p. 65. Yuen-Ting Lai, « Leibniz and Chinese Thought », in Leibniz, Mysticism and Religion, edited by Ludovicus Dutens, 6 vols., Genève, Fratres de Tournes, IV, p. 138-139.
  • [3]
    Christoph Heumann, Acta Philosophorum, das ist : Gründl. Nachrichten aus der historia philosophica, 18 vols., 1715-1727, Halle, Rengerische Buchhandlung, XI, p. 717-720, 774 et 778.
  • [4]
    Isaac Vossius, Variarum Observationum Liber, London, Prostant apud Robertum Scott Bibliopolam, 1685, p. 56-57 et 77. Reimmann, op. cit., p. 47. Gründliche auszüge aus denen Neuesten Theologisch-Philosophisch und Philologischen Disputationibus welche auf denen Hohen Schulen in Deutschland gehalten worden, 11 vols., Leipzig, Frierich Matthias Friese, 1735-1745, p. 406.
  • [5]
    Vossius, op. cit., p. 59, 75-76 et 81.
  • [6]
    Ibid., p. 58-59. Paul Hazard, The European Mind, 1680-1715, London, World Publishing Company, 1964, p. 36.
  • [7]
    Jean-Baptiste de Boyer D’Argens, Réflexions historiques et critiques sur le goût et sur les principaux auteurs anciens et modernes, Berlin, Fromery sous les Arcades, 1743, p. 43.
  • [8]
    Sergio Zoli, « Pierre Bayle e la Cina », in Studi Francesi 33, 1990, p. 467-472.
  • [9]
    Samuel Holt Monk, « “Introduction” to William Temple », in Sir William Temple, Five Miscellaneous Essays, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1963, p. viii.
  • [10]
    Sir W.Temple, Ibid., p. 65 et 113.
  • [11]
    Ibid., p. 113-114 ; David E. Mungello, « European Philosophical Responses to Non-European Culture » in The Cambridge History of Seventeenth-Century Philosophy, edited by D. Garber and M. Ayers, 2 vol s., Cambridge, Cambridge University Press, 1998,
    p. 90 ; Jonathan Israel, Radical Enlightenment : Philosophy and the Making of Modernity, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 606.
  • [12]
    Jacob Friedrich Reimmann, Historia philosophiae sinensis, Brunswik, Schroeder, 1741, p. 9 ; Thijs Westseijn, « Spinoza Sinicus : an Asian Paragraph in the History of the Radical Enlightenment », in Journal of the History of Ideas, 68.4, p. 557.
  • [13]
    Hunt, Lynn, Margaret C. Jacob and Wijnand Mijnhardt, Bernard Picard and the First Global Vision of Religion, Los Angeles, The Getty Research Institute, 2010, p. 239.
  • [14]
    Miguel Benitez, La Face cachée des Lumières, Paris, Universitas, 1996, p. 405.
  • [15]
    Alberto Radicati di Passerano, A Succinct History of Priesthood, Ancient and Modern, London, H.Gorham in Fleet Street, 1737, p. 36.
  • [16]
    Antoine Bruzen de la Martinière, Entretiens des ombres aux Champs Elisées sur divers sujets d’histoire, de politique et de morale, 2e édition, 2 vols., Amsterdam, chez Herman Uytvverf, 1723, I, p. 586-587.
  • [17]
    Virgile Pinot, La Chine et la formation de l’esprit philosophique en France (1640-1740), 1932, repr. 1971, Genève, Éditions Slatkine Reprints, p. 151-152, 158 et 418 ; Y.-T. Lai, op. cit, p. 163 ; J. Israel, Enlightenment Contested : Philosophy, Modernity and the Emancipation of Man 1670-1752, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 642-643.
  • [18]
    Alan Kors, Atheism in France, 1650-1729, Princeton, Princeton University Press, p. 163 ; Danielle Elisseeff-Poisle, Nicolas Fréret (1688-1749), Réflexions d’un humaniste du xviiie siècle sur la Chine, Mémoires de l’institut des hautes études chinoises, Paris, Collège de France, 1978, p. 52.
  • [19]
    Jean Le Clerc, Bibliothèque universelle et historique, Amsterdam, 1686-1693, VII, p. 455 ; Pinot, op. cit., p. 152.
  • [20]
    Kors, op. cit., p. 164.
  • [21]
    Ibid., p.169-170 ; Peter Harrison, « Religion » and the religions in the English Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 138.
  • [22]
    En français dans le texte.
  • [23]
    Henri Basnage de Beauval, Histoire des ouvrages des savants, Rotterdam, Leers, 1692, p. 94-99 ; Gottfried Wilhelm Leibniz, Opera Omnia, Nunc primum collecta, in classes distribuita, edited by Ludovicus Dutens, 6 vols., Genève, Fratres de Tournes, 1768, IV, p. 82.
  • [24]
    Sergio Zoli, Bologna, Éditions Capelli, 1989, p. 206-209 ; Id., « Pierre Bayle e la Cina », op. cit, p. 468 et 471.
  • [25]
    Jean-Pierre de Crousaz, Examen du Pyrrhonisme ancien et moderne, La Haye, P. de Hondt, 1733, p. 410-411 ; John S. Spink, French Free-Thought from Gassendi to Voltaire, Londres, Athlone Press, 1960, p. 263-264, 352 ; Lai, op. cit., p. 153 ; J. Israel, « Admiration of China and Classical Chinese Thought in the Radical Enlightenment (1685-1740) », in Taiwan Journal of East Asian Studies, 4.1, p. 12-13.
  • [26]
    Crousaz, op. cit, p. 438 et 689 ; G. Cantelli, Teologia e ateismo : saggio su pensiero filosofico e religioso di Pierre Bayle, Florence, La Nuova Italia, 1969, p. 263 ; Weststeijn, « Spinoza sinicus », op. cit., p. 551-552.
  • [27]
    Bayle, Continuation des pensées diverses sur la comète, 2 vols., Rotterdam, Leers, II, p. 728-729 ; Id., Réponse aux questions d’un provincial, op. cit., IV, p. 139-141.
  • [28]
    Bayle, Réponses aux questions d’un provincial, IV, p. 434 ; Id., Continuation des pensées diverses sur la comète, I, 68-69, 73 et 134-135.
  • [29]
    Ibid., I, 68 ; Y-T. Lai, « Leibniz and chinese thought », op. cit., p. 154.
  • [30]
    Bayle, Écrits sur Spinoza, éds. François Charles-Daubert et J.-P. Moreau, Paris, Éditions Berg international, 1983, p. 35.
  • [31]
    Jean Lévesque de Burigny, Histoire de la philosophie payenne, 2 vols., La Haye, chez Pierre Gosse, 1724, I, p. 17-21.
  • [32]
    André-François Boureau-Deslandes, Histoire critique de la philosophie, 3 vols., Amsterdam, Changuion, 1737, II, p. 296-298 ; Paul Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, Éditions PUF, 1982, p. 352-53.
  • [33]
    P. Vernière, op. cit., p. 353 ; J.-B. de Boyer d’Argens, Lettres chinoises, ou correspondance philosophique, historique et critique, 5 vols., La Haye, chez Pierre Paupie, 1739-40, I, p. 106 ; J. Israel, Radical Enlightenment, p. 588.
  • [34]
    François-André-Adrien Pluquet, Examen du fatalisme, 3 vols., Paris, Didot, 1757, II, iv.
  • [35]
    Y-T. Lai, « The linking of Spinoza… », op. cit., p. 151 ; D. Mungello, « European philosophical responses… », op. cit., p. 561-63 ; Id., « Malebranche and Chinese Philosophy », in Journal of the History of Ideas, 1980, 41.2, p. 551-557.
  • [36]
    P. Bayle, Écrits sur Spinoza, p. 29.
  • [37]
    Bayle, Continuation…, II, p. 537-540 et 728-730 ; Crousaz, Examen… p. 41, 438 et 675 ; Walter W. Davis, « China, the Confucean Ideal, and the European Enlightenment », in Journal of the History of Ideas, 44.4, 1983, p. 534.
  • [38]
    Crousaz, op. cit., p. 689-691 ; Zoli, Europa libertina…, p. 226 et 232.
  • [39]
    Bayle, Pensées diverses sur la comète, 2 vols., éd A. Prat, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1994, I, p. 72 et 86.
  • [40]
    Bayle, Continuation…, I, p. 134-135 ; II, p. 540 et 729.
  • [41]
    Ibid., II, p. 553-54.
  • [42]
    Pinot, La Chine…, p. 314-327 et 332 ; Y-T Lai, « The linking of Spinoza… », p. 167.
  • [43]
    Anthony Collins, An Answer to Mr Clark’s Third Defence of His Letter to Mr Dodwell, Londres, Thoemmes, 1708, p. 89 ; Zoli, Europa Libertina… p. 227 ; J. israel, Radical Enlightenment, p. 617.
  • [44]
    Lai, op. cit., p. 177.
  • [45]
    ibid, p. 167 ; A. Kors, Atheism…, p. 171-175.
  • [46]
    Joy Charnley, Pierre Bayle, Reader of Travel Literature, Berne, Éditions Peter Lang, 1998, p. 22 ; Zoli, op. cit., p. 208 et 211.
  • [47]
    Nicolas-Sylvestre Bergier, Apologie de la religion chrétienne, Paris, chez Humblot, 1769, II, p. 299.
  • [48]
    Jean Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du xviiie siècle, Genève, Éditions Slatkine, 1981, p. 428 ; Jonathan Spence, The Question of Hu, New York, Alfred A.Knopf, 1988, p. 75-76 et p. 108-109.
  • [49]
    Lai, op. cit., p. 156 ; G. Cantelli, Teologia e ateismo, p. 263 ; W. Davis, « China, the Confucean Ideal… », p. 534 ; Mungello, « European philosophical responses… », p. 97-98.
  • [50]
    Malebranche, Entretien d’un philosophe chrétien et d’un philosophe chinois, Paris, Michel David, 1958, p. 3, 14.
  • [51]
    Ibid, p. 12 ; Lai, op. cit., p. 157 ; Mungello, « Malebranche… », p. 551-557.
  • [52]
    Malebranche, op. cit., p. 13 et 40 [N.d.T : je n’ai pas retrouvé la phrase en question, qui semble être une citation, dans le texte de Malebranche.] ; André Robinet, Malebranche et Leibniz : relations personnelles présentées avec les textes complets des auteurs et de leurs correspondants, Paris, Éditions J. Vrin, 1955, p. 487 ; Y.-T. Lai, op. cit., p. 173-174.
  • [53]
    Malebranche, Dialogues on Metaphysics and Religion, edited by N. Jolley and D. Scott, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 149-151.
  • [54]
    Malebranche, Entretien…, Appendice, p. 42-43 ; Franklin Perkins, Leibniz and China : A Commerce of Light, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 166 ; J. Israel, « Admiration of China… », op. cit., p. 13-14.
  • [55]
    Lai, op. cit., p. 167.
  • [56]
    Pinot, op. cit., p. 331 ; Mungello, op. cit., p. 561.
  • [57]
    Mungello, op. cit., p. 564.
  • [58]
    D.J. Cook et H. Rosemont, « The Pre-established Harmony between Leibniz and Chinese Thought », in Journal of the History of Ideas, 42, 1981, p. 257 ; J. Israel, Enlightenment contested, p. 652-656.
  • [59]
    Leibniz, Opera Omnia, IV, p. 82-84 ; Id., New Essays on Human Understanding (1704), éd. P. Remnant and J. Bennett, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 501 [N.d.T. : Édition française : Nouveaux Essais sur l’entendement humain, éd. J. Brunschwig, Paris, Éditions GF, 1990, p. 396-397.]
  • [60]
    Mungello, op. cit., p. 575-77 ; Helwig Schmidt-Glintzer, « “Atheistische” Traditionen in China » in Atheismus in Mittelalter und in der Renaissance, éd. Friedrich Niewöhner et Olaf Pluta, Wiesbaden, Harrassowitz, 1999, p. 273-75 ; F. Perkins, op. cit., p. 189-192.
  • [61]
    Elisseeff-Poisle, op. cit., p. 72 ; C. Larrère, « Fréret et la Chine », in Nicolas Fréret, légende et vérité, éd. C. Grell et C. Volpilhac-Auger, Oxford, Voltaire Foundation, 1994, p. 109 ; Spence, op. cit., p. 16 et 139 ; Weststeijn, op. cit., p. 538.
  • [62]
    Spence, op. cit., p. 166 ; Pinot, op. cit., p. 345-46.
  • [63]
    Fréret, Œuvres philosophiques, Londres, 1776, p. 112.
  • [64]
    Vernière, op. cit., p. 352-53 ; Larrère, op. cit, p. 114 ; Elisseeff-Poisle, op. cit., p. 54.
  • [65]
    Elisseeff-Poisle, op. cit., p. 55 ; Larrère, op. cit., p. 114.
  • [66]
    Id., p. 114-15 ; J. Israel, Radical Enlightenment, p. 374.
  • [67]
    Elisseef-Poisle, op. cit., p. 54 et 91.
  • [68]
    Larrère, op. cit., p. 163.