Une modification du concept d'écriture

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À ceux qui, faute de lire, auraient la hâte et la simplicité de se contenter à ces frais, rappelons très vite ceci : ce qui se poursuit depuis ce lustre, et qui est en effet destiné à écorcher, si l’on veut l’oreille, c’est un déplacement de l’écriture, la transformation et la généralisation systématique de son « concept ». L’ancienne opposition de la parole et de l’écriture n’a plus aucune pertinence pour contrôler le texte qui délibérément la déconstruit. Un tel texte n’est pas plus « parlé » qu’« écrit », pas plus contre la parole que pour l’écriture, au sens métaphysique de ces mots, non davantage pour quelque troisième force, surtout pas pour quelque radicalisme de l’origine ou du centre. […] Répétons : « c’est pourquoi il n’a jamais été question d’opposer un graphocentrisme à un logocentrisme, ni en général aucun centre à aucun centre… Encore moins une réhabilitation de ce qu’on a toujours appelé écriture. Il ne s’agit pas de rendre ses droits, son excellence ou sa dignité à l’écriture… » Et puisqu’il faut insister ; « …ce qui revient, bien entendu, à réformer le concept de l’écriture… la langue orale appartient déjà à une écriture [générale]. Mais cela suppose une modification du concept d’écriture[1].

2La « modification du concept d’écriture » qu’évoque Jacques Derrida dans La Dissémination et dont il n’est pas tant l’auteur que le découvreur se trouve au cœur de ce qui s’appelle du nom de « déconstruction ». Elle implique une nouvelle économie du texte et de la textualité qui détermine un rapport renouvelé à la lecture aussi bien qu’à la pratique de l’écriture, une nouvelle compréhension du texte et un regard nouveau sur la littérature. À partir de Derrida – et ce dans tous les sens qu’autorise cette locution en français – ce que l’on appelle « texte » ne répond plus tout à fait à son nom, ne répond plus même de lui-même. L’idée de livre s’en trouve défaite et la littérature rendue à elle-même.

3Platon, commente Derrida, est l’auteur d’une conception du livre « gravé dans l’écorce psychique [2] » qui a durablement imprégné l’histoire de la métaphysique. Le livre empirique, celui que nous avons entre les mains, que nous lisons, n’est jamais que second par rapport au livre métaphorique, au livre idéal né du colloque intérieur de l’âme avec elle-même. Le livre platonicien est doublement secondaire : complément à la parole vivante dans la mesure où il pallie le défaut de la voix, transcription d’un entretien muet : « Le livre, qui copie, reproduit, imite le discours vivant, ne vaut que ce que vaut ce discours [3]. » À la secondarité du livre platonicien s’oppose l’écriture dont le travail a toujours déjà commencé et qui ne se range pas tranquillement sous la reliure du « livre ».

4L’idée même du livre est une idée métaphysique :

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L’idée du livre, c’est l’idée d’une totalité, finie ou infinie, du signifiant, cette totalité du signifiant ne peut être ce qu’elle est, une totalité, que si une totalité consistée du signifié lui préexiste, surveille son inscription et ses signes, en est indépendante dans son idéalité. L’idée du livre, qui renvoie toujours à une totalité naturelle, est profondément étrangère au sens de l’écriture. Elle est la protection encyclopédique de la théologie et du logocentrisme contre la disruption de l’écriture, contre son énergie aphoristique et, nous le préciserons plus loin, contre la différence en général. Si nous distinguons le texte du livre, nous dirons que la destruction du livre, telle qu’elle s’annonce aujourd’hui dans tous les domaines, dénude la surface du texte. Cette violence nécessaire répond à une violence qui ne fut pas moins nécessaire[4].

6Le livre métaphorique procède d’une logique du livre d’avant le livre, du livre sans le livre, du livre préempté par la voix et la présence à soi. Le texte que met au jour Derrida, dont il « dénude » la surface, n’est pas l’autre dialectique du livre : il est conçu autrement en ceci qu’il est conçu précisément sans autre : « S’il n’y a pas de hors-texte, c’est que le graphique généralisé a toujours déjà commencé, est toujours enté dans une écriture “antérieure” [5]. » Le livre, ainsi que le soutient Derrida avec force et même une certaine violence qualifiée de nécessaire – où le geste de la déconstruction se comprend comme la violence d’une mise au jour de la violence –, relève d’une altérité fallacieuse parce qu’ancillaire, substitutive et référentielle. Il est à la place de la parole vivante, de l’échange à haute voix auquel il renvoie ; la place qu’il occupe n’est pas la sienne, car il ne saurait combler le manque dont il procède. Il est marqué au sceau de la faiblesse, du déficit. Le texte, tout autre, est pensé, agi, acté comme délivré de l’idée de livre.

7Les conséquences de la proposition derridienne relative au texte donnent à relire le statut et le travail de la littérature. D’une formule implacable empruntée au même article, la situation dans laquelle la tradition métaphysique a délibérément placé la chose littéraire peut être résumée: « la littérature est mort-née [6] ». « Dès l’origine », la littérature fut ainsi séparée de la philosophie et inaugurée comme son autre indispensable, son repoussoir identificatoire et fondateur, vouée venir au monde pour ne pas être. L’on comprend pourquoi « La double séance » porte sur le poète syntaxier et typographe qu’est Mallarmé : avec Mallarmé – mais Mallarmé n’est pas seul, ni le premier et les œuvres littéraires n’ont cessé de ne pas se laisser arraisonner, de déconstruire le livre toujours déjà par la charge explosive de l’écriture qu’elles charrient à défaire la ligne de la narration, l’unicité du sens miné par l’équivoque –, la littérature proclame le coup de dés dont elle procède, se donne à lire comme l’effet et l’événement de l’écriture. Un des vers majuscules du « Coup de dés » épingle ce geste en une formule désormais célèbre: « RIEN N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU [7]. »

8Dans la poésie mallarméenne, le lieu de la page semble s’affranchir de l’espace psychique auquel la tradition métaphysique l’a confiné, se défie de la structure mimétique à laquelle elle était par principe destinée. « [L’]opération d’une certaine syntaxe », inséparable du travail typographique des signes sur la page, procède de ce que Jacques Derrida identifie comme « une double marque » qui décroche l’écriture du procès de la mimesis et du système de référence – l’autre nom de la vérité – qui lui est invariablement attaché :

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Or cette référence est discrètement mais absolument déplacée dans l’opération d’une certaine syntaxe, quand une écriture marque et redouble la marque d’un trait indécidable. Cette double marque se soustrait à la pertinence ou à l’autorité de la vérité : sans la renverser mais en l’inscrivant dans son jeu comme une pièce ou une fonction. Ce déplacement n’a pas lieu, n’a pas eu lieu une fois, comme un événement. Il n’a pas de lieu simple. Il n’a pas lieu dans une écriture. Cette dis-location (est ce qui s’)écrit. De ce redoublement de la marque, qui est en même temps une rupture et une généralisation formelle, le texte de Mallarmé, et singulièrement, la « feuille » que vous avez sous les yeux, seraient exemplaires (mais il va de soi que chaque mot de cette dernière proposition doit être du même coup déplacé et frappé de suspicion)[8].

Notes

  • [1]
    J. Derrida, La Dissémination, Éditions du Seuil, 1972, p. 224.
  • [2]
    J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 228.
  • [3]
    Ibidem, p. 228.
  • [4]
    J. Derrida, De la grammatologie, Éditions de Minuit, 1967, p. 31.
  • [5]
    J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 397.
  • [6]
    Ibidem, p. 229.
  • [7]
    S. Mallarmé, « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, p. 474-475.
  • [8]
    J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 238.