Comme Dieu et comme Rien

Plus d’un, je vous demande pardon, il faut toujours être plus qu’un pour parler, il y faut plusieurs voix…
Jacques Derrida, Sauf le nom

1Je vous demande pardon : cette précaution d’une infinie délicatesse n’est pas étrangère à ce qu’elle annonce, et ce qu’elle annonce n’est rien de moins qu’une méditation sur le nom, sauf le nom, à même le nom. On aimerait en savoir davantage. Pourquoi Jacques Derrida se sera-t-il aventuré dans l’apophase d’un discours dont la pointe ultime se nomme Dieu ? Question improbable, si lointaine que Derrida lui-même consent à y séjourner, le temps d’un livre, Sauf le nom ; plus encore que le temps d’un livre, le temps d’une trilogie : Passions, Sauf le nom, Khôra[1]. Trois chapitres, trois temps, trois fictions que Derrida aura voulu d’un seul tenant, comme si le nom, l’indéconstructible même, avait besoin de se frayer un passage crypté à l’intérieur de ces trois espaces distincts. Dans un Prière d’insérer que Derrida a pris soin de glisser à l’intérieur de chacun de ces trois essais, on peut lire :

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À suivre les signes qu’en silence les personnages de telles fictions s’adressent l’un à l’autre, on peut entendre résonner la question du nom, là où elle hésite au bord de l’appel, de la demande ou de la promesse, avant ou après la réponse.

3La question qui est au centre de ces trois espaces d’écriture est donc celle du nom. On peut éprouver un certain vertige quant à la possibilité même de déployer une pensée philosophique sur ce face à face incommensurable entre l’appel et la réponse, là où vient précisément se glisser un nom qui « dit aussitôt plus que le nom, l’autre du nom et l’autre tout court, dont il annonce justement l’irruption [2] ». L’altérité qui habite l’expérience du nom, l’habite en tant qu’elle désigne déjà, non plus le nom lui-même, mais l’autre – ce que dans une autre langue, que Derrida investit pleinement, Levinas appelle le tiers. Il y aurait toujours l’autre du nom dans le nom qui parle et qui se tient dans la loi éthique de l’altérité, celle que Levinas commentait dans Totalité et infini (1961), en citant l’epekeina tês ousias (le bien est au-delà de l’être) de Platon. Nous y voici. Derrida reprend le motif platonicien magistralement interprété par Levinas et le conduit jusqu’au bord de l’appel, là où la multiplicité des voix se transforme, en guise de réponse, en une immense polyphonie interrogative. Une voix peut-être, un peu plus puissante que les autres, clame dans ce désert de noms. Ce n’est pas exactement de clameur qu’il s’agit, mais d’un déploiement non dialectique, non métaphysique, non théologique, non ontologique, qu’aucune relève ne peut sauver. Derrida précise : « Cette voix se démultiplie en elle-même : elle dit une chose et son contraire, Dieu qui est sans être ou Dieu qui (est) au-delà de l’être [3]. » On reconnaît ici l’attachement, non seulement à Levinas, mais à la tradition platonicienne, à cette figure solaire de khôra dont on peut se demander si elle n’est pas entendue par Derrida comme métaphore du Bien au-delà de l’être. « Il y a khôra mais la khôra n’existe pas [4]. » Ce à quoi nous pourrions rétorquer : il y a Dieu mais Dieu n’existe pas. Pourtant, et le mot khôra et le mot Dieu présentent les caractéristiques du nom propre – khôra en tant que khôra et Dieu en tant que Dieu. Autrement dit, deux figures eschatologiques qui se jouent dans l’affection d’un nom par un autre nom. « Il y a khôra » pourrait signifier l’impensable d’epekein tês ousias. « Khôra n’existe pas » pourrait renvoyer à une donation dans le retrait qui ne peut se dire que dans la langue du nom, mais ce nom « n’est pas un mot juste. Il est promis à l’ineffaçable même si ce qu’il nomme khôra ne se réduit pas, surtout pas, à son nom [5] ».

4De quelle donation s’agit-il, de quel retrait ? Dans le monde platonicien, l’idée de retrait désigne une forme d’espacement des logoi commençant là où le retrait s’annonce. Aucun homme ne peut soutenir l’éclat de la vision du soleil sans courir le risque d’être frappé de cécité. Socrate lui-même fait le récit dans la République du prisonnier philosophe contraint de faire face au soleil dans sa khôra, comme si la posture du philosophe était celle qui pouvait se tenir devant le Bien. Ce n’est donc pas la khôra en tant que telle que peut soutenir le regard du philosophe, mais la khôra en tant que ce qui se retire, à savoir l’image d’or de la khôra elle-même, la brillance de l’être qui ne peut se dire que dans la langue des logoi. Il y va de la signification même du don dans le retrait comme condition de la donation. Lors d’une discussion avec Jean-Luc Marion [6], Jacques Derrida revenait sur cette question si complexe, précisant néanmoins qu’il se disait prêt à abandonner le mot « Don » :

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Je voudrais simplement comprendre ce qu’est l’événement de don et l’événement en général. J’essaie dans Donner le temps et dans d’autres textes de rendre compte, d’interpréter la réappropriation anthropo-théologique de la signification du don comme la signification de l’événement sur le fond sans fond de ce que j’appelle khôra, le fond sans fond d’un « il y a » d’un « ça a lieu », du lieu de cet « avoir lieu » qui précède et se trouve totalement indifférent à cette anthropo-théologisation, à cette histoire des religions et des révélations[7].

6Ce retour à la question du don n’est pas fortuit. Il permit à Derrida de préciser la place névralgique qu’occupe la khôra, à la fois structure non donatrice, lieu, désir et peut-être même événement : « l’Ereignis comme événement et appropriation [8] ». Comme si l’ouverture originelle du sens de khôra n’était pas mondaine, mais l’avoir lieu d’un non-lieu. Cela conduit à maintenir un espacement irréductible, un écart qui semble expulser le lieu de lui-même. Reste la parole qui dit cet événement, « dans et sur le langage [9] ». On peut se demander si Derrida ne cherche pas ici une pensée de la révélation qui excède toute phénoménalité et toute référence religieuse, car comment interpréter un lieu « où l’événement comme processus de réappropriation d’un impossible don devient possible [10] » sans solliciter la question du nom : Dieu ? Nous sommes en pleine équivoque. Derrida l’admet. Khôra ne désigne ni ceci ni cela, c’est pourquoi elle peut donner lieu à un nom propre, parce que précisément elle ne possède rien en propre, pas même ce que Socrate désigne lorsqu’il parle du « soleil lui-même en lui-même dans sa khôra[11] ». Ni eidos ni image, khôra n’est pas, ou alors elle est cette apostrophe dont parle Derrida, ce nom qui ne nomme rien, juste l’événement qui reste, « qui en appelle à Dieu [12] » et, le faisant, qui parle, qui s’achemine vers une autre apostrophe, en direction d’un autre nom. Là serait la passion du nom, ou son secret, ou l’avoir lieu du non-lieu du secret. Ce qui reste n’est même pas Dieu, pas même khôra. Disons-le autrement : khôra donne son nom mais ne se donne pas elle-même. Faisant référence à une chose qui n’en est pas une, Derrida précise que dans le Timée de Platon khôra « […] ne doit pas recevoir pour elle, elle ne doit donc pas recevoir, seulement se laisser prêter les propriétés [de ce] qu’elle reçoit [13]. »

7Remettons à nouveau le mot Dieu sur le métier, en reprenant encore une fois l’argument de Jacques Derrida sur la possibilité de penser ce nom dans la trace d’un effondrement sans fond de ce qui donne. Il faut à ce Dieu, sauf son nom, cet effondrement, pour que s’annonce le désir de Dieu ou le désir de donner, et que par conséquent le nom, « promis à l’ineffaçable [14] » s’ouvre à ce que Derrida nomme l’anachronie de l’être.

Notes

  • [1]
    Ces trois essais sont sortis en 1993 aux Éditions Galilée.
  • [2]
    J. Derrida, Khôra, p. 15.
  • [3]
    J. Derrida, Sauf le nom, p. 15.
  • [4]
    J. Derrida, Khôra, p. 32.
  • [5]
    Ibidem, p. 25.
  • [6]
    Cette discussion eut lieu à la Villanova University, le 27 septembre 1997. Le modérateur était Richard Kearnay. Elle a été publiée une première fois en américain in J. D. Caputo, M. J. Scanlon éds., God, the Gift, and Postmodernism, Bloomington, Indiana University Press, 1999. Elle a été reprise en annexe dans un ouvrage de Jean-Luc Marion, Figures de phénoménologie : Husserl, Heidegger, Levinas, Henry, Derrida, « Sur le Don : une discussion entre Jacques Derrida et Jean-Luc Marion », traduit par S.-J. Arrien, Paris, Librairie Vrin, 2012, p. 189-214.
  • [7]
    « Sur le Don […] », p. 203.
  • [8]
    Ibidem.
  • [9]
    J. Derrida, Sauf le nom, p. 60.
  • [10]
    « Sur le Don […] », p. 203.
  • [11]
    Platon, La République, 516b.
  • [12]
    J. Derrida, Sauf le nom, p. 21.
  • [13]
    J. Derrida, Khôra, p. 34.
  • [14]
    Ibidem, p. 25.