Le crédit de l'europe

1« Le crédit de l’Europe est épuisé ». C’était en 1990 – et déjà on était en droit de s’alarmer d’une résurgence des nationalismes européens, alors même que, le Mur de Berlin tombé, l’Europe semblait portée par la promesse d’une réunification, qui n’était pas seulement celle de l’Allemagne, mettant un terme à près d’un demi-siècle de divisions menaçantes. Tandis que la perspective d’un élargissement de l’Union européenne s’ouvrait, le spectre des crispations identitaires réactives qu’elle ne manquerait pas de susciter en retour s’annonçait déjà. C’est alors que Derrida prononce, à Turin, une conférence publiée l’année suivante sous le titre L’autre cap[1], avec pour sous-titre « Mémoires, réponses, responsabilités », vers laquelle il n’est pas inutile de se retourner. Quelques vingt ans avant la crise de confiance que nous connaissons aujourd’hui, il ouvre, en effet, ses réflexions en énonçant deux axiomes, dont l’un au moins pourrait sonner comme une mise en garde. Le premier déjà, qu’il nomme un « axiome de finitude », signifie l’épuisement de l’Europe, une autre façon de dire qu’elle ne fait plus « rêver », trop vieille, usée et désormais fatiguée de ses crises économiques, sociales, politiques à répétition, de ces « sommets », de ces rencontres interministérielles qui ne semblent apporter aux « citoyens d’Europe » aucun secours, aucun soutien, aucune solution aux multiples formes d’insécurité qui fragilisent leur vie. Elle porte aussi le fardeau de son passé, alourdi d’une histoire coloniale-raciale et des formes multiples d’exploitation, de domination et de discrimination qui l’ont accompagnée et qui la font regarder avec suspicion par les autres continents, rendant ambivalente et ambiguë son attraction même. Le second axiome, quant à lui, renvoie à la question de l’identité, sans que Derrida précise s’il songe à l’européocentrisme en général ou aux identités culturelles européennes en particulier, à leurs fantasmes respectifs et à la surenchère d’appropriations dont leur identification finit toujours par faire l’objet. Peu importe en vérité, car le second axiome vaut aussi bien pour l’un (l’européocentrisme) que les autres (les identités culturelles nationales). Ce qu’il rappelle, en effet, est la chose suivante :

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Le propre d’une culture, c’est de n’être pas identique à elle-même. Non pas de n’avoir pas d’identité, mais de ne pouvoir s’identifier, dire « moi » ou « nous », de ne pouvoir prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi ou, si vous préférez, la différence avec soi [2].

3On conçoit la menace qui se dessine ici en filigrane. S’il est vrai que la crise que traverse l’Europe, en même temps qu’elle attise la défiance à l’encontre des démocraties européennes, ravive l’inquiétude d’une fidélité à une identité supposée menacée, qu’à défaut de croire en l’Europe, c’est cette fidélité, entendue comme attachement, qui devient elle-même l’objet d’une croyance, comme une bouée de secours à laquelle on s’accroche, la question se pose de savoir à quelles conditions on est « fidèle » à cette « identité », dans laquelle on veut croire. Est-ce en cédant à la tentation d’un cloisonnement protecteur, en multipliant les gestes symboliques de réappropriation et de ré-identification de l’identité à des identifiants culturels homogènes, purifiés, épurés, avec tout ce que celles-ci peuvent signifier et impliquer de violences effectives et symboliques ? Ou bien, est-ce en reconnaissant ce mouvement de différenciation de soi d’avec soi comme la seule chance pour une identité culturelle déterminée de rester vivante – c’est-à-dire en donnant droit à « cette culture de soi comme culture de l’autre » ? Dans ces deux façons antagoniques de comprendre, de sentir et donc de « vivre » la fidélité à soi, il y va, on l’aura compris, de deux pensées radicalement opposées des règles de l’hospitalité. La première est vouée à s’enfermer dans la spirale sans fin de conditions de plus en plus restrictives. Elle empile les uns sur les autres les lois, les décrets, les contrôles, les fichages, elle mesure son succès au nombre des interpellations et des expulsions, comme s’ils constituaient le baromètre d’une intégrité, d’une indemnité ou d’une sécurité restaurées. La seconde, au contraire sait que si certaines conditions sont sans doute nécessaires, celles-ci ne sauraient en aucun cas se réclamer d’un principe de justice qui devrait bien davantage être identifié à l’exigence d’une hospitalité inconditionnelle. Elle sait que toute condition est à ce titre « injuste » et qu’aussi nécessaire soit-elle, elle suppose toujours une transaction avec le seul principe de justice qui tienne : celui d’une hospitalité inconditionnelle.

4Dans le premier cas, l’Europe est, par définition suspecte. Elle ouvre des frontières que les partisans-thuriféraires d’une « identité protégée » préféreraient voir rester fermées. Elle est présentée, dans les discours les plus agressifs, comme une « passoire » qui laisse entrer sur le « sol européen » ces hommes et ces femmes étrangers à sa culture qui sont sensés non seulement menacer son identité (importer d’autres mœurs, d’autres pratiques, d’autres règles), mais également peser du poids de leur nombre (réel ou fictif) sur les données économiques de la crise. Dans le second cas, l’Europe apparaît comme une chance : celle, précisément d’en finir avec ces crispations culturelles identitaires. Ceux qui en défendent le principe savent ce que l’invocation de l’« identité » (nationale, raciale, ethnique, linguistique, culturelle, etc.) a coûté à l’Europe et combien reste redoutable le potentiel de destructions imprévisibles et pourtant probables que réactive ou ravive son invocation meurtrière – comme si le signifiant Europe portait en lui la promesse d’en finir avec toutes les appropriations identitaires ou identificatoires. Elle en porte la promesse, mais elle inclut aussi, du même coup, la menace de se construire elle-même en forteresse – ne faisant rien d’autre alors que déplacer les frontières et les murailles, reconstruisant sur ses confins les murs qu’elle a détruits à l’intérieur.

5Car voilà toute la question : si la vocation de l’Europe reste d’en finir avec les « identités meurtrières », il en résulte une responsabilité qui ne saurait se réduire à aucune de celles auxquelles, au cours de leur histoire, les Européens se sont complus à l’identifier (celle d’une mission « civilisatrice », ou toute autre exportation problématique d’une idée ou d’une représentation du « bien »). Cette responsabilité, quelle est-elle ? S’il est vrai qu’il s’agit pour l’Europe, comme le titre de l’ouvrage (L’Autre Cap) semble l’indiquer, de se donner une autre direction – une orientation qui ne reproduise pas cette présomption et cette arrogance d’une « centralité » exemplaire, insoutenables au reste du monde et depuis longtemps dépassées sur tous les plans – celle-ci prend la forme d’une aporie, dont les deux termes se laissent définir de la façon suivante. D’une part donc, l’Europe ne peut plus s’imaginer pouvoir encore fonder son unité sur aucun des discours, auxquels elle a jadis identifié sa place dans le monde. Elle ne peut plus se réclamer des trois sources supposées de son identité (la Grèce, Rome et le judéo-christianisme) pour s’ériger en « capitale du monde ». Mais d’autre part, cette impossible identification ne saurait non plus aboutir à ces multiples formes de renoncement à l’unité, à la communauté qui ne revendiquent la distinction des nations européennes, leur séparation, leur souveraineté restaurée que pour mieux réactiver, ranimer ou raviver la peur, la haine, la xénophobie et avec eux les antagonismes du passé : tous ces fantasmes identitaires régressifs qui ont fait la violence de son histoire. « Ni le monopole, ni la dispersion [3] », écrit Derrida – avec la conscience aigüe de ce que l’invocation de l’« identité » garde aujourd’hui encore de meurtrier.

Notes

  • [1]
    Cf. J. Derrida, L’Autre Cap, mémoires, réponses et responsabilités, Paris, Éditions de minuit, 1991.
  • [2]
    J. Derrida, L’Autre Cap, op. cit., p. 16.
  • [3]
    J. Derrida, L’Autre Cap, op. cit., p. 43.