Une histoire qui n'est pas la mienne

1Derrida n’est pas un philosophe français comme les autres. Sa singularité est bien sûr multiple. D’abord c’est un grand phénoménologue et lorsqu’il publie Le Toucher, Jean-Luc Nancy, en 2000, il montre que la phénoménologie est sa voilure philosophique. Il en connaît l’histoire et les enjeux, pour en découvrir de nouvelles possibilités. Il n’a jamais rompu avec la phénoménologie quand bien même on le retient pour « la déconstruction ». Ensuite, c’est un philosophe français franco-maghrébin. En le lisant, on sent bien qu’il est d’une autre rive, sans savoir laquelle exactement. Il est d’un bord qui demeure, en dépit de ce que l’on peut en savoir, inaccessible.

2Entrant dans la lecture d’un livre de Jacques Derrida, j’entre dans une histoire qui n’est pas la mienne. L’auteur ou le philosophe, ou peut-être encore l’analyste y déroule le fil d’une interprétation singulière de nombreuses pensées philosophiques, d’Aristote à Merleau-Ponty en passant par quelques autres, toutes consacrées au toucher. C’est comme par effraction, presque de façon intrusive que je lis, après Derrida, les philosophes du passé. Je ne parviens pas à m’inscrire dans cette tradition dans laquelle les hommes succèdent aux hommes, les Français aux Allemands, les maîtres aux maîtres.

3Derrida lit par derrière. Dans La Carte postale, il a suffisamment souligné l’énigme que constitue une représentation de Socrate, tournant le dos à Platon pour écrire : post card d’un genre singulier [1]. Il en parle comme du négatif d’une photographie. Au négatif, Socrate écrit mais, sur la photo, c’est Platon qui prend la plume. C’est exactement ce que fait Jacques Derrida avec Jean-Luc Nancy. Nancy a écrit de nombreux livres consacrés au toucher. Ici, les ayant lus (pas tous comme il le regrette un peu), c’est Derrida qui, sur le cliché, écrit. Nancy apparaît dans son texte comme un Socrate en négatif.

4Derrida est extrêmement sensible à ce qui se répète dans les écrits de Nancy. Il insiste souvent sur la récurrence de l’expression partes extra partes sans curieusement rien en dire. Il le souligne à de multiples reprises, sans un mot. Il le ponctue, sans qu’il soit jamais question de Leibniz. Ni de Deleuze. Derrida lit par affinité(s). Moi aussi. Je me sens plus proche de Derrida que de Deleuze. C’est une certaine familiarité qui nous rapproche. C’est aussi une façon de faire. Je peux faire miennes les tournures de Derrida mais Deleuze me demeure stylistiquement éloigné. C’est un autre voisinage, une autre fréquentation, un autre rapport. Le rapport que les philosophes ont à d’autres philosophes, présents ou passés, mais surtout contemporains, me fait toujours réfléchir. Je n’ai pas moi-même, du moins depuis mes études universitaires, de relation à un auteur sans interrogation ni, parfois, rarement, sans identification. Pourtant, pas d’identification à Derrida. D’ailleurs, il m’irrite souvent.

5Ce qui retient Derrida dans le partes extra partes qui revient si souvent sous la frappe ou le stylo de son ami, c’est le dedans-dehors. Psyché est étendue à l’ombre d’un noyer, au crépuscule. Cette image lui fait relever chez Nancy l’importance du dedans-dehors, qu’il développe à sa guise et pour son propre compte : « l’être au-dehors d’un autre dehors forme la pliure d’un devenir dedans du premier dehors etc. [2] ». Avec toutes ces pliures, le dedans disparaît en tant quel tel, il n’est qu’un dehors pour ainsi dire replié. Là encore, Derrida ne dit mot du pli. Partes extra partes : les parties sont extérieures les unes aux autres. Leibniz a disparu. C’est fugacement que le pli est ainsi évoqué, légèrement et, presque, subrepticement, bien que Derrida l’ait théorisé dans La Dissémination[3]. La même pièce, de toile par exemple, donne lieu, grâce aux plis, à une multiplicité d’espaces différenciés qui peuvent porter, ou non, la couleur. C’est ce que Hantaï donne à voir, dans une « même » étendue. Derrida précise ailleurs, se commentant lui-même, « c’est comme une pensée de l’unique, justement, et non du pluriel, comme on l’a trop souvent cru, qu’une pensée de la dissémination s’est présentée naguère en une pensée pliante du pli – et pliée au pli [4] ».

6Quelle expérience remarquable que de constater combien est grand l’aveuglement qui nous frappe dans nos pérégrinations conceptuelles. Les concepts, si spécifiques de la pratique philosophique, puisqu’il faut les inventer, les trouver, les reprendre, les transformer etc., vont de pair, au fond, avec des évocations bibliographiques. Ou leur absence. Ainsi, Nancy ne cite quasiment jamais Merleau-Ponty. Pourtant, il le connaît. Derrida dit bien qu’il a tout lieu de supposer que la pensée de celui-ci est familière à celui-là [5]. Car Merleau-Ponty fait partie de « l’héritage ». Faisant l’éloge de Jean-Louis Chrétien, pour son livre L’Appel et la réponse[6], Derrida souligne qu’il ne fait, curieusement, nulle mention de Nancy. Et si Chrétien ne se réfère pas non plus à Didier Franck, c’est (hypothèse derridienne) parce qu’il publie dans une collection dirigée par celui-ci.

7Nous nous inventons des corpus : des corps de pensées. À chacun son corps de pensées. Certains sont bien charpentés, très structurés. D’autres sont plus musclés qu’épais. D’autres, encore, sont souples et fins. La métaphore m’a emportée pour dire combien frappent les styles intellectuels : théorique ou analytique, amoureux de l’énonciation ou scrupuleux des énoncés, rigide ou plastique, démonstratif ou persuasif. Derrida a un corpus dans lequel tout le monde n’entre pas. Il se demande : « Qu’est-ce qui [me] rend la lecture de Merleau-Ponty si malaisée ? Qu’est-ce qui fait de l’interprétation de son mode d’écriture philosophique une chose à la fois si passionnante et difficile, mais aussi parfois irritante ou décevante [7] ? » Derrida le sait pertinemment. Le phénoménologue de la perception opte pour la coïncidence. Derrida réfléchit à la non-coïncidence et répugne à faire de visions éparses ce qui serait, au fond, selon les termes de Merleau-Ponty, un « toucher unique [8] ».

8Derrida fait partie de mon corpus. J’entre pourtant avec lui dans une histoire qui n’est pas la mienne. Commenter le commentaire du commentaire est de tradition (aussi) philosophique. Je ne me vois pas pourtant prendre la relève de Merleau-Ponty ou de Husserl. Derrida si. Il ne m’est pas possible de m’inscrire dans une telle lignée. Derrida s’inscrit dans la ligne et hérite l’héritage. C’est l’un des derniers. Il est quelquefois question du bâton de l’aveugle dans son livre sur le toucher, et Jean-Luc Nancy. Nos prédécesseurs en philosophie me font parfois cet effet : des bâtons pour ma cécité ou, selon, mon aveuglement. J’ai acheté Le toucher, Jean-Luc Nancy grâce à Simon Hantaï.

9Le livre de Derrida contient des images en noir et blanc de Hantaï. Le livre est « accompagné de travaux de lecture de Simon Hantaï ». Qu’y font-ils ? Derrida est ainsi nommément accompagné et par un peintre et par un philosophe. Lui aussi propose dans son ouvrage des travaux de lecture (comme on dit travaux de couture). Pendant 365 jours, à la fin des années cinquante, Hantaï copie morceaux de missel, fragments philosophiques et mystiques avec quatre encres de couleur : rouge, vert, violet et noir. L’ensemble forme L’Écriture rose. De quelle couleur est Le Toucher ?

Notes

  • [1]
    J. Derrida, La carte postale. De Socrate à Freud et au -delà, Éditions Flammarion, 1980.
  • [2]
    J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Éditions Galilée, 2000, p. 26.
  • [3]
    Il en donne lui-même, ailleurs, les occurrences : « sur la dissémination comme expérience de l’unicité et sur la dissémination selon plis, ou pli sur pli », cf. La Dissémination, Éditions du Seuil, 1972, p. 50, 259, 283, 291 sq. et passim. ».
  • [4]
    J. Derrida, Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Éditions Galilée, 1996, p. 49.
  • [5]
    J. Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 247
  • [6]
    J.-L. Chrétien, L’Appel et la réponse, Éditions de Minuit, 1992.
  • [7]
    J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 238.
  • [8]
    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 246, cité par J. Derrida, ibidem, p. 236.