La déconstruction à l'époque de la pop culture

1Dans Popularité. Du droit à la philosophie Derrida écrit : « Un philosophe peut être pour ce qu’il croit pouvoir nommer la “philosophie populaire” sans être lui-même du peuple et non davantage populaire. On peut aussi, je pense naturellement à Kant, se dire pour une “certaine” philosophie populaire en étant soi-même populaire d’une certaine façon, tout en restant, d’une autre façon, totalement inaccessible à un certain peuple [1]. » Tout se passe comme si Derrida, en parlant de Kant, parlait déjà de soi et de la déconstruction en nous donnant un petit portrait de celle-ci en tant que « philosophie populaire », entre guillemets : comme si cette philosophie était en même temps populaire et totalement inaccessible à un certain peuple.

2Qu’est-ce que signifie se dire pour une certaine philosophie populaire ? Qu’est-ce que signifie être populaire et en même temps rester inaccessible à un certain peuple ? Est-il possible d’être en même temps populaire et inaccessible à un certain peuple ?

3Il s’agit d’une double injonction qu’on trouve dans l’œuvre de Derrida et qu’on pourrait appeler la double injonction de « l’ésotérisme populaire » de la déconstruction. Dans Sauf le nom, Derrida écrit : « Comprenez-moi, il s’agit de maintenir une double injonction. Deux désirs concurrents divisent la théologie apophatique, au bord du non-désir, autour du chiasme et du chaos de khôra : celui d’être compris de tous (communauté, koiné) et celui de garder ou de confier le secret dans les limites très strictes de ceux qui l’entendent bien, comme secret, et sont donc capables ou dignes de le garder [2]. »

4Voici la dimension d’une popularité qui résiste à son double obscène : le populisme en tant que banalisation, simplification. Or on pourrait se demander : est-ce qu’on peut populariser la déconstruction au-delà de l’opposition entre une philosophie proprement dite et sa popularisation comme divulgation ?

5Une réponse possible à cette question pourrait être : la déconstruction est déjà très populaire en un certain sens. Mais cette réponse devrait essayer de penser le rôle joué par les États-Unis – la démocratie de la culture pop par excellence – dans cette popularité internationale de la déconstruction et de Derrida. Or, au-delà de cette popularité de la déconstruction, il faudrait penser aujourd’hui une nouvelle stratégie de popularisation dans l’espace de la culture de masse ou pop que Derrida aura presque toujours évité.

6Aujourd’hui dans l’espace du texte en général s’accomplit, à travers les nouveaux médias et les nouvelles formes de reproductibilité télé-technologique, la révolution dans le domaine de la culture qui a commencé avec le cinéma et s’est développée dans la seconde moitié du XXe siècle et qui a pris le nom de « culture de masse » ou « culture pop ».

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8La déconstruction derridienne aura privilégié, dans l’espace du texte en général, ce qu’on appelle « haute culture » en évitant de se confronter avec la pop culture et avec la déconstruction de l’opposition entre « haute culture » et « basse culture ». Taylor a écrit à ce propos : « Foucault et Derrida n’ont pas évalué la valeur des medias et de la pop culture [3] ». Dans le contexte de ce privilège, la déconstruction aura pratiqué une stratégie d’illisibilité, de résistance du signifiant au déchiffrement en tant que résistance à la réappropriation du sens. J’appellerai cette stratégie, liée à un certain esprit des avant-gardes « littéraire ». Or, si la déconstruction est, par essence, stratégique, je me demande si, aujourd’hui, cette stratégie littéraire en tant que stratégie ésotérique et le privilège pour la « haute culture » sont encore efficaces dans l’espace entièrement dominé par la pop culture.

9Dans son texte dédié à Derrida intitulé « Le penseur dans le château des spectres » Peter Sloterdijk affirme que, à partir de Derrida, nous devons penser au-delà des frontières de l’activité académique : « nous devons revenir dans les places, dans les rues, sur les pages littéraires, sur les écrans, dans les écoles et dans les festivals populaires [4] ». Au fond, je suis d’accord avec Sloterdijk : il faut à tout prix éviter de se fossiliser dans la stratégie littéraire en transformant la déconstruction en un petit travail académique et esthétisant réservé à un cercle d’experts qui, de temps en temps, se retrouvent pour discuter de l’héritage du Maître disparu. Mais cela signifie qu’il faut penser, avec un mot que je prends à Benjamin, l’exposition de la déconstruction dans l’espace de la pop culture.

10La question de la déconstruction à l’époque de la pop culture n’est pas seulement la question d’une déconstruction qui s’occuperait, enfin, de pop culture, mais d’une stratégie de popularisation de la déconstruction, autrement dit de contamination et d’hybridation entre déconstruction et pop culture. Or cette popularisation n’a rien à voir avec la divulgation, la vulgarisation ou la simplification : c’est seulement si on pense l’époque de la pop culture en tant qu’époque de décadence de la culture que l’on peut se tromper sur la nature d’une stratégie de popularisation. Il faut exorciser les spectres d’Adorno, d’Horkheimer, de Débord, de Baudrillard, de Barthes et leur « frénésie de déchiffrement [5] » (pour utiliser les mots de Rancière) si on veut penser, au-delà de toute critique, ce qui arrive avec la pop culture.

11L’époque de la pop culture n’a rien à voir avec la décadence ou la crise : elle est l’époque où une série télé peut être, en même temps, radicalement expérimentale comme une œuvre d’avant-garde, plus complexe que les textes philosophiques qui voudraient en faire la critique et absolument populaire ; elle est l’époque où un Blockbuster comme le Dark Knight de Nolan nous donne à penser la guerre contre la terreur mieux qu’un essai de Badiou, par exemple.

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13La popularisation ou devenir pop de la déconstruction est donc une réponse à la déconstruction à l’œuvre dans l’espace de la pop culture ; un changement stratégique pour répondre à ce qui arrive. L’époque de la pop culture serait-elle l’époque de la crise d’une déconstruction trop liée à la stratégie littéraire des avant-gardes ? Pas du tout.

14Je dirais plutôt, et plus radicalement, que ce n’est qu’à présent que le mouvement de la déconstruction devient déterminable : l’époque de la pop culture est l’heure de lisibilité de la déconstruction.

15Dans l’espace de la stratégie militaire, on parle de stratégie multidimensionnelle. Aujourd’hui, la stratégie générale de la déconstruction devrait être multidimensionnelle ; autrement dit : on ne peut plus travailler seulement sur le texte philosophique ou sur le texte littéraire.

16Il ne s’agit pas simplement de désassembler la culture de masse pour en dénoncer encore les restes métaphysiques, logocentriques ou phallogocentriques ; mais de privilégier l’aspect actif et inventif de la déconstruction. Il s’agit de construire des textes dans lesquels la déconstruction pense en jouant avec la culture pop, pense par le biais d’un montage avec la pop culture. La déconstruction à l’époque de la pop culture ressemblerait plutôt à un film de Quentin Tarantino qu’à un film de Godard. Deleuze, qui avait parlé de pop philosophie, disait qu’il aurait fallu écrire un texte de philosophie comme un roman de science-fiction. Je dirai qu’aujourd’hui il faudrait construire un livre de philosophie déconstructive comme une série télé américaine, en regardant plutôt vers J. J. Abrams que vers Maurice Blanchot.

17Si quelqu’un pense que tout cela représente la perversion de la déconstruction, il a raison. Cette popularisation de la déconstruction est une perversion.

18Mais comme l’écrit Derrida dans Comment ne pas parler, en donnant la parole à ceux qui critiquent la déconstruction : « Ces obscurantistes sont des terroristes qui rappellent les sophistes. Un Platon serait bien utile pour les combattre. Ils détiennent un pouvoir réel dont on ne sait plus s’il se trouve dans l’Académie ou hors l’Académie: ils s’arrangent pour brouiller aussi cette frontière. […] Ils sont assez pervers pour rendre leur ésotérisme populaire et “fashionable” [6]. »

Notes

  • [1]
    J. Derrida, « Popularités. Du droit à la philosophie du droit », in Du droit à la philosophie, Paris, Éditions Galilée. 1990, p. 527.
  • [2]
    J. Derrida, Sauf le nom, Paris, Éditions Galilée, 1993, p. 110.
  • [3]
    M. C. Taylor, The Moment of Complexity. Emerging Network Culture, Chicago, The University of Chicago Press, 2001, p. 65.
  • [4]
    P. Sloterdijk, « Il pensatore nel castello degli spettri », in Aa. Vv., Spettri di Derrida, Genova, il melangolo, 2010, p. 49.
  • [5]
    J. Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, Éditions La fabrique, 2008, p. 50.
  • [6]
    J. Derrida, « Comment ne pas parler » in Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Éditions Galilée, 1987, p. 551-552.