Marges de la philosophie analytique

1Je vais montrer que certains thèmes de la déconstruction font question, aujourd’hui plus que jamais, pour ceux qui, comme moi, mènent des recherches en ontologie, sémantique et esthétique dans le cadre de la philosophie analytique. Je voudrais aussi montrer que la philosophie analytique a évolué en direction de certains problèmes soulevés par Derrida, et est maintenant capable de faire question, à son tour, quant à la déconstruction.

La déconstruction de la philosophie analytique

2Dans Signature Événement Contexte Derrida fait l’éloge d’Austin parce que, en introduisant la notion d’acte linguistique, ce dernier analyse le sens linguistique avant tout comme un événement qui a lieu dans un contexte. Pourtant Derrida critique l’idée d’Austin selon laquelle un acte linguistique est tout à fait réussi quand il est accompli avec une intentionnalité pleine dans un contexte stable. Selon Derrida ces notions de réussite absolue, d’intentionnalité pleine et de contexte stable ne sont que des mythes ; l’acte linguistique est essentiellement affecté par l’extériorisation et la répétition, et donc exposé au risque d’altération.

3Searle (1977) critique vivement la déconstruction que Derrida fait du texte d’Austin. Il propose une théorie systématique des actes linguistiques selon laquelle le langage ordinaire dispose d’un contexte stable qui garantit le partage des intentions parmi les locuteurs. Derrida (1977) répond à Searle que cette stabilité du contexte et ce partage des intentions ne peuvent pas être donnés une fois pour toutes, mais doivent être imposés éventuellement par une force extra-linguistique, une « police ».

L’évolution de la philosophie analytique

4La théorie du langage esquissée par Austin et systématisée par Searle a été mise en question, au sein de la philosophie analytique elle-même, spécialement par deux essais de Kripke : Naming and Necessity et Wittgenstein on Rules and Private Language.

5Naming and Necessity critique la thèse de Searle (1958) selon laquelle un nom propre est une grappe de conditions qui doivent être satisfaites par le porteur du nom (par exemple « Aristote » signifie : l’élève de Platon, le maître d’Alexandre, l’auteur des Catégories…). Kripke montre qu’un nom propre ne fonctionne pas comme une grappe mais plutôt comme le maillon d’une chaîne historique qui relie le locuteur qui utilise le nom au porteur de ce même nom. Là où Searle affirmait qu’il y avait un sens établi définitivement par des conditions formelles, Kripke met en évidence que cette chaîne historique, comme tout ce qui est historique, est plutôt affectée par l’extériorisation, la répétition et le risque d’altération (cf. Norris 2007). Une chaîne semblable était déjà à l’œuvre dans De la grammatologie, là où Derrida écrivait que « le nom propre n’a jamais été possible que par son fonctionnement […] dans un système de différences, dans une écriture retenant les traces de différence » (p. 159), et décrivait ce système comme « un enchaînement infini, multipliant inéluctablement les médiations supplémentaires qui produisent le sens de cela même qu’elles diffèrent : le mirage de la chose même, de la présence immédiate, de la perception originaire » (p. 226).

6Dans Wittgenstein on Rules and Private Language, la mise en question du sens s’étend du cas spécifique des noms propres à tous les mots et les propositions. C’est le « paradoxe sceptique » que Wittgenstein esquisse dans les Recherches philosophiques (§ 201) et que Kripke conduit à ses conséquences extrêmes : aucun acte linguistique n’a jamais fait sens, parce que le partage du sens nécessite des règles partagées dont l’établissement se révéle logiquement impossible.

7La réaction de Searle (2002) à l’essai de Kripke sur Wittgenstein est presque aussi vive que sa réaction à l’essai de Derrida sur Austin. Selon Searle, nous partageons aisément des règles parce que nous avons été élevés dans le cadre de certaines pratiques et nous avons été amenés à nous comporter d’une certaine façon. À ce propos, Searle s’appuie sur la notion de « Background » qu’il caractérise comme le fondement non-intentionnel et non-linguistique de l’intentionnalité et du langage.

8Le rôle du Background rapproche la position de Searle de ce que Kripke appelle la « solution sceptique » du paradoxe wittgensteinien : nous devons accorder au sceptique que le sens linguistique ne peut pas se fonder sur des conditions formelles, mais nous pouvons quand même l’enraciner dans des pratiques historiques. Cependant, en admettant que tout l’édifice de l’intentionnalité et du langage s’appuie sur le Background, Searle est beaucoup plus proche de Derrida qu’il ne le pouvait croire quand, en 1977, il niait catégoriquement que la stabilité du contexte pourrait faire problème pour la théorie des actes linguistiques. L’introduction du Background dans cette théorie revient en fait à reconnaître que le contexte des actes linguistiques n’est pas stable en soi et doit être stabilisé par des forces extra-linguistiques. Ce que Searle maintenant appelle « the Background » n’est pas si loin de ce que Derrida en 1977 appelait « la police ».

Les limites de la déconstruction

9Les deux essais de Kripke constituent le plus important défi aux conceptions du sens qui étaient canoniques dans la philosophie analytique, mais il n’est sûrement pas le seul. Il y a, tout au moins, trois autres perspectives analytiques hétérodoxes qui, en défiant les conceptions canoniques du sens, révèlent des affinités avec la déconstruction :

  • dans une perspective « néo-fregienne » qui s’appuie sur la métaphysique descriptive de Strawson (1959), Evans (1982) montre que l’utilisation des noms propres, ainsi que des expressions indexicales (je, toi, ici, maintenant, ceci, cela…), se fonde sur la capacité perceptive de localiser les choses dans l’espace-temps et d’en garder les traces ;
  • dans une perspective « néo-pragmatique » qui s’appuie sur les enseignements de Sellars (1956), Brandom (1984) explique que le langage et la pensée elle-même se fondent sur une dimension normative qui n’est pas constituée par des règles que nous établissons et saisissons explicitement, mais plutôt par des attitudes comportementales qui sont implicitement à l’œuvre dans les pratiques sociales : la normativité n’est pas quelque chose qu’on décrit, mais qu’on vit ;
  • dans une perspective « contextualiste » qui développe la conception de Waismann (1940) du langage comme « open texture », Travis (1975), Sperber (1996, 2011) et Recanati (2003, 2004) soutiennent qu’il n’y a pas de sens linguistique véritable en dehors du contexte particulier dans lequel un acte linguistique particulier a lieu.

10La philosophie analytique contemporaine confirme donc l’actualité des thèses clés de la déconstruction : le sens qu’on exprime dépend essentiellement du contexte où on l’exprime (cf. Staten 1984), et les mots eux-mêmes qu’on utilise doivent leur existence à des chaînes historiques, aussi bien que les objets sociaux et culturels, et que même les objets mathématiques (cf. Introduction à L’Origine de la géométrie de Edmund Husserl). C’est pour ça que tous ces objets peuvent être déconstruits.

11Pourtant les notions de contexte et de chaîne historique, qui sont au cœur de la déconstruction, ne peuvent pas être déconstruites à leur tour. Ces notions semblent présupposer une structure spatio-temporelle unifiée (cf. La différance) qui supporte une expérience perceptive par laquelle des sujets particuliers saisissent des objets particuliers (cf. Le toucher). Cette structure et cette expérience paraissent valider la possibilité d’un « Nouveau Réalisme » que Ferraris (2014) caractérise comme la recherche des couches de réalité qui résistent à la déconstruction. C’est encore une autre manière avec laquelle la pensée de Derrida continue à faire question.