Décendre 1981

1

C’était descendre dont il avait besoin
Cendre des cendres, descendre des cendres
Il n’arrêtait pas d’y penser
Il faut des cendres disait-il
Des cendres de qui, dis-je,
De qui veux-tu descendre, dis-je, je veux dire des cendres.
C’était le 8 décendre, ou peut-être le 9, le décendre de 1981, juste avant sa descente aux enfers
On descend aux cendres mais on ne sait pas
De qui descendre, de qui les cendres
– Il y a une phrase qui m’encendre
Depuis avant que s’allume la mémoire
Cendre, tout ce que je peux te dire seulement légèrement presque en souriant
Toute la scène et tout le programme
Je te dis lis
Quelques pages où le mot est mis dans tous ses états

2

Il y a la cendre, peut-être, mais une cendre n’est pas. Ce reste semble rester de ce qui fut, et qui fut présentement ; il semble se nourrir ou s’abreuver à la source de l’être-présent, mais il sort de l’être, il épuise d’avance l’être auquel il semble puiser. La restance du reste – la cendre, presque rien – n’est pas l’être-restant, si du moins l’on entend par là l’être-subsistant.
Schibboleth, p.77

3

Et puis le malheur
Pas tel ou tel malheur. Le malheur de la cendre.
Cendre, le texte qui te parle te parle toujours en se distrayant de toi
Comme je sens ça dans tout discours, c’est pour ça que je parle peu.
S’agissant de ce texte-ci je te dirai que son écriture
Présente dans ce présent-tu, dans le présent présent,
Même pas de secret, pas d’adresse secrète
Des cendres sans cendre. Il y a dit-il totalement perdu un petit secret dans ce texte, totalement perdu très très très ancien
Je te raconterai un jour quand on sera très très très vieux
Mais aujourd’hui est totalement débordé par l’événement linguistique
If the lost word is lost, if the word lost is lost
If the spent word is spent
If the unheard, unspoken
Word is unspoken, unheard.
Je conduis très fermement vers où je suis conduit
Je ramène tout au lieu – où (moi) je ne conduis plus.
– Aussi cendre que possible
– C’est la cendre
– Tu as voulu l’effectuer
– Effectivement. Il n’en reste rien.
– Je suis la cendre. Je la suis. J’en suis la nécessité.
Cendre le mot n’est pas n’importe quel mot
Je charge le mot cendre de tous les mots essentiels
Cendre la trace. Cendre est plus juste plus cendre que trace.
Cette pensée de la trace qu’on pourrait penser est plutôt une pensée de la trace.
Une pincée ? Tu m’entends tu m’effaces ?
Cendre volatilise la question du deuil.
La mise en cendres est plus radicale que la mise en terre.
Je sais un cas de cendre par excellence
Au moment de partir, mon ami Paul de Man
S’est caché pour mourir.
Se cacher pour mourir, je l’ai toujours ressenti
Question de tact. On ne sait comment faire
Se retirer ne pas se retirer, manifester c’est déjà trop
On ne sait pas où il y a le plus de délicatesse
Une délicatesse de cendre
On ne sait pas. On n’a pas su, – quand il est mort
On a su qu’il était – incinéré. On ne savait même pas où étaient,
Gardées ? dispersées ? les cendres,
Incinération elle-même dissimulée
Double, triple, disparition des cendres
En lui-même quelque chose de la cendre proteste : laissez tomber !
Qu’est-ce qu’il faut faire avec les disparus ?
Les laisser revenir à leur gré ?
On ne saura jamais
On peut toujours
Laisser tomber
Les cendres
Encore plus
Cendre pour cendre, un texte qui fait la cendre et qui reste jusqu’à la cendre. Ça fait une cendre de plus.
C’est un texte très grave. La trace étant effacée, l’effacement de l’effacement.
Grave, grave, GRAVE.
Where shall the unspoken word, the Word unheard
The Word without the word, where will the word resound
But in the Grave.
Alors il se fit un rêve, au nom de Blanchot, un samedimanche, et c’était, oui

4

« Blanchot extrêmement vivant, qui me touchait. Lui toujours effacé, discret, comme taillé dans la cendre. C’est étrange, me dis-je, dit-il. Il se lève, et me faisant face, très cordial, met ses mains sur mes bras, et me parle avec une ouverture… »

5

Et le rêve reste, ouvert, et c’était le premier rêve Blanchot
À la place du rêve il ne restait plus que le nom
Et si je ne l’avais pas noté, il n’y aurait pas eu de témoin pour le témoin.
Ne pas perdre une miette des cendres
Que ferait-il sans cendres ? – Cendre, y es-tu ?
– Un peu ! Je suis un peu là ! J’ai poudroyé la Pharmacie de Platon. C’est moi qui cendre le Glas. J’incinère la C.P. Schibboleth c’est tout moi.
– Répétition de la cendre ?
– Revenance de la phrase, il y a là cendre, l’arrivante perpétuelle. On ne sait pas quand elle est arrivée, à quelle date
elle est entrée,
elle l’a frappé, Cinder est là
Sansdroute avant 1968, entre deux répétitions…
Comment frappe la phrase en cendres ? Plus d’un coup
Un coup de dé : cendre
Trois coups d’un coup. En français, il y en a partout
Où se font entendre ses lettres de reste, tendresses, restes de lettres, cendresses, cendreste, s’androgyne.
En allemand, trois coups de Asch, Asch, Aschenglorie.
En anglais Ash Ash Ashwednesday
Entre deux répétitions, ne se répète pas, persiste.
Persistance perdconsistance de Cendre.
Cendre remue, remurmure, ash, sh wish
Still is the unspoken word, the Word unheard
The Word without a word, the Word within
The world and for the world
Sans un mot descendre le Mot, le Verbe en cendres dans le Monde
L’enfouir et / le couver sous les silences
Je suis le fard, je veux dire le fard qui dissimule la vie sous l’apparence de la mort
Le phare, je veux dire le phare qui guide l’égaré dans l’obscurité.
Le phare, je veux dire le pharmakon
La cendre garde, ne garde pas, la trace, n’efface pas
Il n’y a aucun cendre, vous vous en doutez bien, à dissocier d’une part les écrits de
Celan au sujet de la date, d’une part les tracés poétiques de la datation, et d’autre part ceux
qu’il date d’un 20 janvier à venir beaucoup plus tard
C’était la vingt-troisième nuit de décendre 81, 1981 ou peut-être une autre.
À la veille du voyage fatidique
– Dis-moi, dit-il, puisque tu vois si bien dans les cendres, qu’est-ce qui m’empêche d’écrire, alors que j’en ai envie ?
– C’est que tu penses que c’est le dernier livre qui t’attend
Alors que c’est le premier qui refait naissance de ses cendres.
Et un rêve se fit autour du centre du mot Silence.

6

– « Tiens, tu sais ce que j’ai rêvé cette nuit ? J’ai rêvé de Blanchot. Je lui disais que j’avais peur qu’il vieillisse. Nous vieillissons tous, dit la voix de phare sans mot, et je vois que vous êtes resté aussi jeune, un jeune homme de 35 ans visiblement plus jeune que quand je l’ai connu, et à ce moment-là, je ne sais pas si c’est moi ou si c’est lui, – qui a mis sa tête sur l’épaule de l’autre.
C’est pas ma seule identification. »

7

Et c’était le deuxième rêve Blanchot en décendre 81.
Singbarer Rest.
Un rêve, tu te souviens, comme une parole, est toujours daté
C’était le 24 décendre, à la Veille imprévue et cependant redoutée de l’Événement foudroyant de Prague.
Quand me diras-tu un petit peu du petit secret,
Quand seras-tu très très très vieux ?
Quand condescendras-tu à donner aux cendres la parole ?
Quand j’aurai 75 ans je te ferai une concession déjà.
Lance la cendre dans le temps encore sans visage
Je te dirai ça beaucoup plus tard, quand j’aurai 75 ans
Entretemps, dis-moi une belle phrase, dis-je.
Alors il dit : « Je te dis une belle phrase ».
– Toute phrase est belle sous sa cendre.
Un rien que le don magnifie. Il suffit de l’entendre
– tendre, rendre, endre, re.
– Et celle-là, tu la veux ?
– Cela va de soi
– Se lava de soie, dis-tu !
C’est du propre !
Et un rêve se fit le 20 janvier.
Chut ! C’est l’heure de descendre le rideau.

820 août 2014

Note

  • [*]
    La lecture de Décendre 1981 sera diffusée le 10 décembre 2014, à la Maison de la Poésie (Paris), lors de la soirée organisée par le Collège international de philosophie à la mémoire de Jacques Derrida. Le Collège tient à remercier Hélène Cixous pour avoir généreusement autorisé la publication en avant-première de ce texte dans Rue Descartes. [NdÉ]