« Le Noir et le langage » Fanon et Césaire

1 La « Négritude », mot inventé conjointement par Césaire et Senghor mais aussi par le poète guyanais L-G. Damas dans les années trente, n’est pas un concept – du moins pas à l’origine. Dans la formation de ce motif imaginaire de la Négritude, il ne faut pas sous-estimer l’influence de la poésie américaine de la Renaissance de Harlem, à laquelle Césaire avait consacré son mémoire de fin d’études à la Sorbonne, alors qu’il était élève à l’École normale supérieure. S’opposant à Placide Tempels et à ses héritiers, Césaire insiste : « La Négritude, à mes yeux, n’est pas une philosophie. La Négritude n’est pas une métaphysique. » (Césaire, Discours sur la Négritude, Poésie, Théâtre, Essais et Discours, p. 1589). Ou encore : « On a beaucoup parlé de la Négritude. Il n’y a jamais eu, pour ma part, d’intention de faire un traité de la Négritude. La Négritude n’a jamais été pour moi un vrai concept philosophique. » La Négritude relève d’abord de la poésie, bien plus que de la philosophie, de l’anthropologie ou de l’ethnologie. S’il existe une pensée de la Négritude, c’est pour Césaire une pensée poétique, en image. Le mot « Négritude » est certes apparu semble-t-il pour la première fois en 1935, sous la plume de Césaire dans un numéro du journal L’Étudiant noir, mais c’est bien le grand poème Cahier d’un retour au pays natal (1939) qui lui a donné tout son rayonnement, surtout après la republication simultanée aux États-Unis et en France, en 1946, et grâce à la postface de Breton :

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ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée
contre la clameur du jour
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil
mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.
(Cahier, p. 46-47)

3 Certes, l’Histoire de la civilisation africaine de l’ethnologue allemand Leo Frobenius, fondée sur la différence de « style » entre civilisation « hamitique » et « éthiopique », traduite en 1936, est une source intellectuelle majeure pour la pensée de Césaire et de Senghor. Mais ce que Césaire qui, à cette époque, n’est pas encore allé en Afrique, en retient, ce sont surtout les clichés exotiques du paysage africain, sur lesquels s’ouvre le livre premier, publié par Suzanne Césaire dans la revue Tropiques :

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Un ciel d’acier gris bleu au-dessus d’une savane illimitée, un sol rouge, une herbe de couleur sombre, de l’herbe, encore de l’herbe, çà et là un acacia parasol – çà et là un misérable village nègre, quelques huttes rondes au toit de chaume en forme de cône arrondi au sommet, quelques indigènes de couleur chocolat, vêtus de haillons, de pagnes et de peaux de bêtes, armés d’arcs et de flèches…

5 C’est encore la même image poétique de la Négritude qui fonde l’anthologie de Senghor « de la nouvelle poésie nègre et malgache » (l’association des adjectifs serait à commenter) qui, popularisant l’idée d’une « poésie nègre » (grâce à une diffusion facilitée par la préface de Sartre), impose le thème de la « Négritude » auprès d’un public plus large encore que celui de Césaire (d’ailleurs lui-même amplement représenté dans l’anthologie). Sartre, préfacier de l’anthologie de Senghor, a bien saisi l’enjeu essentiel de la Négritude, qui est d’abord la poésie d’« Orphée noir » – c’est-à-dire le langage. Dans « Orphée noir » (1947), qui s’ouvre sur l’image du « bâillon qui fermait ces bouches noires », Sartre place en effet « l’auto-destruction » ou « l’autodafé » du langage, « l’holocauste des mots », au cœur de son analyse de la poésie – et donc de l’identité « nègre ». Mais Sartre ne traite pas pour autant de la pensée « noire » telle qu’elle est supposée s’exprimer à travers les langues africaines, porteuses d’une « vision du monde », comme dans la philosophie bantoue de Tempels ou de Kagamé. En d’autres termes, il s’écarte d’une conception humboldtienne qui définirait la langue comme une manière de « découper » le monde, selon l’hypothèse de Sapir et Whorf. Ce qui l’intéresse, c’est plutôt l’usage concret du langage, de la langue française et du discours dans la poésie. C’est le langage en acte, dans sa dimension politique, qui est l’objet des analyses d’ « Orphée noir ». Sartre propose ainsi une anthropologie politique du langage de l’écrivain noir.

6 Une phénoménologie de « l’être-noir », de la conscience noire, telle que Fanon l’entreprend dans le sillage de Réflexions sur la Question juive (1946) de Sartre sans doute plus que d’« Orphée noir », passe donc nécessairement par l’étude du langage. Lecteur de Sartre, Fanon, qui ne se veut ni poète ni même critique de poésie, reprend à nouveaux frais la question de la conscience « noire » en l’abordant à travers le langage de la poésie dans Peau noire, masques blancs (1952). Fanon, après Sartre, s’appuie sur l’œuvre de Césaire, amplement citée, et dans une moindre mesure, sur celle de Senghor (Chants d’ombre, 1945, et « Ce que l’homme noir apporte ») et, plus ponctuellement, sur celle du poète haïtien Jacques Roumain (Bois d’ébène, vraisemblablement composé en 1937).

7 Peau noire, masques blancs (1952) s’ouvre ainsi sur un chapitre intitulé « Le Noir et le langage » – là où l’on attendait par exemple « L’expérience vécue du Noir », repoussée au chapitre cinq. C’est d’abord comme être-de-langage que le Noir, essentialisé par le singulier et la majuscule typifiante, est envisagé dans ce chapitre inaugural. Fanon veut « essayer de montrer que le Noir se situe de façon caractéristique en face du langage européen » (Peau noire, masques blancs, p.20). Il faut d’ailleurs noter que Fanon glisse sans cesse du langage à la langue, et inversement. Il traite tout à la fois de la faculté de la parole et de la puissance de la langue – française, en l’occurrence – dans sa dimension sociale et historique. Fanon propose ainsi, pour la conscience noire, une anthropologie phénoménologique du langage en même temps qu’une socio-poétique (ou politique ?) de la langue et du discours.

La langue de l’Autre

8 Le « drame » (A.Memmi) du Noir, et plus généralement du colonisé, c’est d’être désigné, nommé avec les mots du Blanc, c’est-à-dire dans et par la langue du Blanc – en l’occurrence, le français. Fanon, tout au long du chapitre et de l’essai tout entier, paraît utiliser indifféremment les mots « langage » et « langue », comme s’ils étaient synonymes. Mais bien plus que d’une « métaphysique », voire d’une anthropologie du « langage » en général, c’est bien de l’usage de la « langue » dans sa dimension historique, sociale et politique – c’est-à-dire du discours, qu’il s’agit. S’écartant de la métaphysique sartrienne de « l’être-pour-autrui », Fanon propose en réalité une analyse qui pourrait s’intituler, d’une manière (faussement) senghorienne : « Le Noir et la langue française ». Fanon, après Sartre, y développe une réflexion de nature sociolinguistique et politique, sur le rapport des Antillais et des Africains à la langue française, au créole, qualifié, certes de manière ironique, tantôt de « dialecte », tantôt de « patois », mais jamais de « langue », ou encore aux variations du français des Africains. Par là, Fanon prépare le chapitre décisif consacré par Memmi au « complexe » linguistique du colonisé dans le Portrait du colonisé (1957), qui reprend mot pour mot la formule de Fanon : « complexe d’infériorité », illustrée par la relation entre Caliban et Prospéro, elle-même empruntée au livre polémique et infiniment controversé d’Octave Mannoni, Psychologie de la colonisation (1950), qui constitue l’horizon sur lequel se déploie la réflexion anti-colonialiste des années cinquante (Fanon, Memmi, mais aussi Césaire et Sartre).

9 Certes, le Noir a la capacité de parler, et « parler, c’est exister absolument pour l’autre » (Peau noire, masques blancs, p. 13). Mais le problème ne se situe pas, une fois encore, au niveau du langage comme faculté, mais bien de la langue. Car non seulement le Noir est « dit » (ou « parlé », pour reprendre la formule merleau-pontyenne d’une « parole parlée »), et donc objectivé, réifié, aliéné, mais même lorsqu’il prend la parole, il ne peut le faire qu’avec la langue de l’Autre, le français, langue du Blanc. En se référant au Monolinguisme de l’autre de Derrida, lui-même nourri des analyses d’A. Khatibi, mais aussi de Sartre, de Fanon, de Memmi, on peut affirmer que « le Noir n’a qu’une langue », et que « cette langue n’est pas la sienne ». Condamné à dire et à se dire en français (ou dans toute autre langue européenne), le Noir ne peut que trahir le caractère étranger de cette langue par une prononciation « fautive » (élision des « r », par exemple). Fanon, qui pense le langage dans sa dimension orale, souligne le caractère physique (physiologique même) d’une parole qui exhibe en quelque sorte la « peau noire » du corps colonisé.

« Le langage fait le Noir »

10 C’est que le Noir, le Nègre – Fanon ne parle pas de la « Négritude » dans ce chapitre inaugural de Peau noire, masques blancs – est d’abord un dit, un fait de langage. Dans la perspective sartrienne de « l’être-pour-autrui » et du regard, explicitement adoptée par Fanon et transposée sur le terrain du langage, « L’expérience vécue du Noir » consiste à être regardé par l’Autre, et surtout nommé par les mots de l’Autre – le Blanc. « Noir », « Nègre » sont des qualificatifs reçus à travers le « On dit ». La conscience noire commence en effet passivement avec les mots entendus dans la rue ou dans la cour de l’école, sur le mode de l’insulte : « Sale nègre ! », de la remarque faussement neutre : « Tiens, un nègre ! » (Peau noire, masques blancs, p. 88), ou encore de l’éloge paternaliste, comme Césaire le souligne ironiquement dans Cahier d’un retour au pays natal : « Il n’y a pas à dire : c’était un bon nègre./Les Blancs disent que c’était un bon nègre, un vrai bon nègre, le bon nègre à son bon maître » (Cahier, p. 59). C’est sur les mots-clichés de la doxa du Blanc que Césaire construit justement la longue anamnèse du Cahier, dans laquelle la forme lexicalisée du discours raciste est soulignée par la typographie et la mise en page, les traits d’union, les parenthèses qui miment l’enchaînement des stéréotypes :

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(les nègres-sont-tous-les-mêmes, je vous le dis
les vices-tous-les-vices, c’est-moi-qui-vous-le-dis
l’odeur-du-nègre, ça-fait-pousser-la-canne
rappelez-vous-le-vieux-dicton :
battre-un-nègre, c’est-le-nourrir)
(Cahier, p.35)

12 Désigné, dénommé par le langage (celui des Blancs, par définition), le Noir est voué à la passivité d’un objet de parole – le « thème » ou le « sujet » du discours, aussi bien que du regard. Être noir, c’est être fait noir, par le « regard-tel-qu’on-le-parle » (Ponge, commenté par Sartre). Ces mots sont les clichés qui enferment l’Autre, le réduisent à la passivité d’une existence anonyme, impersonnelle, aliénée. Telle est précisément la fonction du langage « petit-nègre » qui, selon Fanon, revient à signifier au Noir : « Toi, reste où tu es ». « Le faire parler petit-nègre, c’est l’attacher à son image, l’engluer, l’emprisonner, victime éternelle d’une essence, d’un apparaître dont il n’est pas le responsable » (Peau noire, masques blancs, p. 27). Ce langage « petit-nègre » se retrouve dans le Cahier.

13 Le Blanc, maître de la langue (« la langue est fasciste », disait Barthes dans sa Leçon), réduit ainsi le « Noir » ou le « Nègre » au silence et à la passivité. Ainsi « emprisonné» (Fanon), « réifié » (Césaire dans Discours sur le colonialisme, en 1955), le Noir est assigné à la condition d’un objet – muet, silencieux. « Et ni l’instituteur dans sa classe, écrit Césaire au début du Cahier, ni le prêtre au catéchisme ne pourront tirer un mot de ce négrillon somnolent […] car c’est dans les marais de la faim que s’est enlisée sa voix d’inanition » (Cahier, p. 11). Selon les termes de Sartre dans « Orphée noir » (1947), le Noir est aliéné dans la parole du Blanc.

La prise de parole d’un sujet et la constitution d’une communauté noire

14 Le Cahier, rompant le silence intimé au Noir, comme le dit Sartre citant le recueil de Césaire Les Armes miraculeuses (1946), fait pour la première fois retentir « le grand cri nègre ». Le récitant du Cahier opère une conversion du regard (sur soi, sur la « condition noire ») par laquelle il échappe enfin au regard de l’Autre, qui le réduit à des stéréotypes. Par là, il renverse également la situation de parole. D’objet de discours, le Noir devient sujet de l’énonciation dans l’acte même du poème, qui porte le langage, jusque-là subi, à sa forme active.

15 Dans un premier temps, le poète, retournant à la Martinique, dont il voit la « laideur repoussante », décrit négativement son île natale selon le genre rhétorique du blâme. L’île est représentée sous le signe de l’impureté par une série de métaphores médicales répugnantes qui rappellent Lautréamont : « les Antilles grêlées de petite vérole », une « escharre sur la blessure des eaux », « un vieux silence crevant de pustules tièdes », etc. Le poète s’adresse à ses habitants sur le mode de l’insulte ou de l’injure, à la deuxième personne : « C’est toi sale bout du monde. Sale bout de petit matin » (Cahier, p.31). Mais peu à peu, la deuxième personne laisse la place à la première, qui se prend en charge et s’affirme désormais comme un sujet à part entière, enrichi par ses souvenirs d’enfance. Le centre de gravité du poème se déplace de l’évocation de l’île comme un objet à la troisième personne, et de l’adresse à ses habitants à la deuxième personne, vers la première personne. Nouvel Orphée, le poète plonge en lui-même, en ce que Césaire appelle dans un entretien une « quête dramatique d’identité ». Le JE devient alors la dominante d’une poésie subjective – lyrique, selon les catégories de l’Esthétique de Hegel et selon la poétique des genres.

16 Mais ce JE advient également dans la poésie sur le mode collectif du NOUS, dans lequel le poète et ses lecteurs s’incluent. Rejoignant la communauté noire antillaise dont il s’était jusque-là exclu, le poète est désormais réconcilié avec son pays, son peuple – autant dire avec lui-même, par la force même du langage poétique : « Par une inattendue et bienfaisante révolution intérieure, j’honore maintenant mes laideurs repoussantes » (Cahier, p. 37). La Négritude se constitue dès lors comme une « communauté imaginée » de sujets autonomes. Car le JE du poète parle au nom de la communauté. La poésie a pour vocation de rendre la parole au « peuple noir » (le « Black folk » de W.E.B. Du Bois), qui a été « baillonné » (Sartre) : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir » (Cahier, p. 22). Grâce au poème, les « subalternes » peuvent enfin parler.

17 Sartre décrit le processus dialectique de ce « racisme antiraciste » qui, par la négativité du langage, « désaliène » le poète noir. Mais ces analyses, qui reprennent le lieu commun de « l’âme noire » des ethnologues français (auxquels Senghor lui-même se réfère), finissent par aboutir au thème de l’échec. « Il ne dira pas sa négritude en prose » (« Orphée noir », p. 19). Dès lors, l’analyse sartriennne du langage « noir » se confond avec l’analyse, inspirée d’une lecture hégélienne de Mallarmé et de Valéry, de la poésie comme « holocauste des mots ». Cette analyse de la poésie est développée, par opposition à la prose, dans Qu’est-ce que la littérature ?, strictement contemporain d’« Orphée noir ». La « question noire » se dilue dans la dialectique mallarméenne du langage poétique en général, bien plus que du langage « noir » comme tel – ce qui est au fond bien compréhensible puisque « Orphée noir » est la préface à une anthologie poétique faite par Senghor, qui, lui-même, est marqué par la tradition symboliste. Césaire, grand lecteur de Mallarmé, de Rimbaud, de Lautréamont, de Claudel, tout comme Sartre, est certes nourri des mêmes références poétiques.

18 Ainsi, le Cahier d’un retour au pays natal met en œuvre le processus par lequel le Noir, se « désaliénant », accède à la qualité de sujet de parole, c’est-à-dire de sujet. Être Noir, désormais, c’est non plus être dit, mais se dire Noir, se reconnaître et s’accepter comme tel. Le poème fait ainsi littéralement advenir la conscience de soi de « l’Être-Noir », qui n’existe pas en dehors du langage. Le poème, d’ailleurs, se met en quelques sorte en abyme par la représentation d’une naissance, d’un accouchement de soi-même par la parole : « Je force la membrane vitelline qui me sépare de moi-même,/Je force les grandes eaux qui me ceinturent de sang » (Cahier, p. 34). Loin de se contenter de relater (ou de décrire) la prise de conscience de « l’Être-Noir », sur un mode narratif (ou descriptif) qui tendrait à objectiver ou hypostasier une identité noire en quelque sorte préexistant au dire, le poème l’accomplit dans et par le langage.

19 Décrire, raconter, analyser la Négritude reviendrait en effet à dresser le bilan a posteriori d’une expérience existentielle et politique achevée, à la manière de Rimbaud dans « Alchimie du verbe ». Le Cahier est au contraire le lieu, verbal par nature, d’une prise de conscience qui se fait en poésie. La Négritude s’invente dans le poème ; elle n’existe pas hors des mots du poème, hors du temps et de l’espace du poème. Le poème, qui n’est nullement un récit ou une chronique, porte ainsi à bon droit le titre de Cahier d’un retour au pays natal. Le temps verbal du présent, qui prédomine, a principalement la valeur d’un présent de l’énonciation, même si, parfois, il sert à raviver les souvenirs d’enfance (l’évocation de Noël aux Antilles). Ainsi, quand le récitant demande : « Mais qui tourne ma voix ? », ou lorsqu’il s’écrie : « J’entends de la cale monter les malédictions… » (p. 39), le présent a pour repère l’acte même de l’énonciation, qui rend la scène évoquée contemporaine du dire dans le poème. De là, les nombreux déictiques temporels : « J’honore maintenant mes laideurs repoussantes… » (p. 37), « Et nous sommes debout maintenant » (p. 57), etc., qui désignent le kairos où se joue l’expérience autoréférentielle de la Négritude, dans le poème. Le lecteur suit ainsi pas à pas l’expérience existentielle du poète noir, comme une expérience de parole. Il faut donc entendre les très nombreux verbes à la première personne dans un sens performatif (et non pas constatif, selon les catégories d’Austin). Il s’agit bien en effet d’accomplir des actes de langage susceptibles de transformer la « réalité », d’une manière qui ne relève pas de la fiction, dans le sens où Searle parle d’actes de langage « feints ». Le Cahier n’est pas une fiction poétique, il est une expérience de pensée vécue et accomplie dans les actes de langage. Lorsque le récitant proclame : « Je déclare mes crimes… » (p. 29), « Je salue les trois siècles qui soutiennent mes droits… » (p. 41), « Je te livre mes paroles abruptes » (p. 64), etc., les verbes prennent une force illocutoire performative.

20 Ce processus du poème par lequel la Négritude advient à la conscience de soi aboutit à la séquence de l’acceptation de soi et de la « race », construite sur la scansion du performatif : « J’accepte…J’accepte…entièrement sans réserve…ma race qu’aucune ablution d’hysope et de lys mêlés ne pourrait purifier… » (p. 52), reprise en chiasme : « et la détermination de ma biologie […], et la Négritude […]/et le Nègre chaque jour plus bas, plus lâche, plus stérile, moins profond, plus répandu au dehors, plus séparé de soi-même, plus rusé avec soi-même, moins immédiat avec soi-même,/j’accepte, j’accepte tout cela » (p. 56).

Une cosmogonie de la parole

21 Une telle confiance dans la puissance du langage poétique s’appuie sur une conception en quelque sorte « magique » du langage, capable de produire un monde, qui rappelle aussi bien le Verbe johannique que le Nommo des comosgonies Dogon, dont Césaire emprunte la mytho-poétique aux anthropologues Marcel Griaule et Georges Dieterlen. Selon une conception pan-érotique du monde et de la parole, le Nommo est étroitement lié à la fécondation du monde. Dans le Cahier, le poème est qualifié par le récitant de « prière virile ». L’assomption de la « colombe » de la Négritude, sur laquelle le poème culmine, comme dans son dénouement extatique, met explicitement en œuvre la puissance érotique du langage qui accomplit la fusion du poète avec sa « race » et son peuple :

22

je te livre mes paroles abruptes
dévore et enroule-toi
et t’enroulant embrasse-moi d’un plus vaste frisson
embrasse-moi jusqu’au nous furieux
embrasse, embrasse NOUS […]
(Cahier, p. 64)

23 La colombe de la Négritude, littéralement née du langage, est elle-même fortement érotisée par le « dynamisme ascensionnel » (Bachelard, cité par Sartre), dans une véritable extase amoureuse dans le langage :

24

lie-moi de tes vastes bras à l’argile lumineuse
lie ma noire vibration au nombril même du monde
lie, lie-moi, fraternité âpre
puis, m’étranglant de ton lasso d’étoiles
monte, Colombe
monte
monte
monte…
(Cahier, p. 65)

25 Sartre, qui évoque Lucrèce, a magnifiquement décrit cette cosmogonie érotique de la Négritude, dominée par ce qu’il appelle un « érotisme mystique » : « Un poème de Césaire, au contraire, éclate et tourne sur lui-même comme une fusée, des soleils en sortent qui tournent et explosent en nouveaux soleils, c’est un perpétuel dépassement. Mais il ne s’agit pas de se rejoindre à la calme unité des contraires, mais de faire bander comme un sexe l’un des contraires du couple « Noir-Blanc » dans son opposition à l’autre. » (« Orphée noir », p. 26-27). Mais il retrouve la métaphore-cliché du fantasme raciste colonial tel que Fanon, précisément, le déconstruit dans Peau noire, masques blancs : « le Noir reste le grand mâle de la terre, le sperme du monde. Son existence, c’est la grande patience végétale ; son travail, c’est la répétition d’année en année du coït sacré » (p.32).

26 Dans un entretien où Jacqueline Leiner lui demande « qui il [est], fondamentalement », Césaire répond en invoquant la poésie :

27

C’est parce que je ne le sais pas, que j’ai conscience de ne pas le savoir et que j’entreprends de le savoir, que je suis poète. J’entreprends de le savoir par l’écrit, par le texte, par le mot. Autrement dit, c’est par le mot que j’accède à l’être. Je suis poète parce que je ne suis que par le poème. En bref, ce que je suis fondamentalement, c’est un homme de parole, autrement dit un poète[1].

28 La Négritude, dont Césaire dit dans le Discours sur la Négritude de 1987 qu’elle n’est pas une « philosophie » ou une « métaphysique », n’est autre que le processus par lequel, dans les mots du poème, la conscience noire advient à soi-même, non plus comme un fait mais bien comme un acte de langage. Car le mot Négritude n’est pas seulement un mot, une hypostase de la langue :

29

Des mots ? quand nous manions des quartiers de monde, quand nous épousons des continents en délire, quand nous forçons de fumantes portes, des mots, ah oui, des mots ! mais des mots de sang frais, des mots qui sont des raz-de-marée et des érésipèles et des paludismes et des laves et des feux de brousse, et des flambées de chair, et des flambées de villes…
(Cahier, p. 33)

30 Avec le mot poétique de la Négritude, c’est à la naissance d’un monde nouveau que le lecteur participe.

31 Il revient à Senghor, lecteur de Lévy-Bruhl et des africanistes français de l’entre-deux-guerres, mais aussi de Blyden et de Tempels, aussi bien que de Bergson et de Teilhard de Chardin, de faire de la Négritude un thème de réflexion. De motif imaginaire, la Négritude devient « concept ». Senghor a largement contribué à poser les termes du débat philosophique, mais aussi politique sur la Négritude dans les grands textes recueillis sous le signe de « Négritude et humanisme » dans Liberté I, et du « Dialogue des cultures » dans Liberté 5 : « âme nègre », « émotion nègre » contre « raison hellène », « personnalité africaine », etc. Dans les débats autour d’une « philosophie africaine » des années soixante-dix (A.Kagamé, Cheikh A.Diop, P.Hountondji, V.Y.Mudimbe), la réflexion critique sur la Négritude s’est ainsi principalement concentrée sur le problème d’une conscience « noire » et d’une pensée « africaine », dans le cadre d’une philosophie du sujet, avec les implications éthiques et politiques, qui n’ont pas manqué de susciter la critique véhémente de S.Adotevi et de M.Towa.

Notes

  • [*]
    Dominique Combe est professeur de littérature à l’École Normale Supérieure (Paris). Dernier ouvrage paru : Aimé Césaire. Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Éditions des PUF, 2014.
  • [1]
    J.Leiner, Aimé Césaire le terreau primordial, Tübingen, G.Narr, 1994, p.129.