Lumières européennes, Lumières chinoises : une confrontation

1Les travaux que nous présentons ici sont issus d’un colloque organisé par le Collège international de philosophie, l’Université Wuda de Wuhan et l’Université Paris-Est Créteil en janvier 2014. Ce colloque lui-même s’inscrivait dans le prolongement d’un cycle de conférences organisé en Chine (à Pékin, Shanghaï et Wuhan [1]).

2Les questions directrices de ce cycle étaient les suivantes : quel est l’écho des grandes questions des Lumières dans notre présent ? Quel sens peut avoir aujourd’hui un projet universaliste ? Que peut signifier, pour notre monde, l’émancipation par la raison ? Quelle est la nature et quel peut être le devenir d’une Révolution dans l’ordre politique ? Ces questions manifestent la puissance critique des Lumières, dont les enjeux – qui agitèrent le « siècle de la critique » (Kant) – ne cessent de faire retour dans le présent : des revendications de liberté aux rapports conflictuels du politique et du religieux, de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert à celle de Wikipedia… Et c’est précisément cette résurgence des Lumières, entre reprise et rupture, entre héritage revendiqué et discontinuités, qui était interrogée. Des thèmes aussi divers que la Modernité, la Liberté, la Nature, le Corps, ont été abordés lors de ces conférences, à travers lesquels il s’est agi de réfléchir sur l’actualité des Lumières en Europe, mais également en Chine. C’est ainsi que le dialogue s’est noué, entre perspectives françaises et chinoises, sur ce qui constitue le legs des Lumières aux temps présents.

3À certains égard, toutefois, le point de vue adopté lors de ces premiers échanges était resté trop européano-centré. L’axe demeurait celui des Lumières européennes, envisagées depuis un spectre allant des Lumières « radicales » (d’inspiration spinoziste) à celles de Rousseau, Voltaire, Diderot, Montesquieu, sans oublier l’Aufklärung. Mais qu’en est-il du côté de la Chine ? Qu’a-t-elle à nous dire au juste des Lumières ? Peut-on même parler de « Lumières » chinoises ? Et si tel est le cas, qu’ont-elles de commun avec les Lumières européennes, fondées sur ce que Kant nomme « le droit du besoin de la raison » ?

4La question se pose avec d’autant plus d’acuité que la Chine constitue, pour les Lumières françaises notamment, un modèle théorique de première importance. Qu’il s’agisse de la Description de la Chine (1735) du Père Du Halde, des Lettres édifiantes et curieuses de la Chine, écrites par les jésuites installés en Chine (1702-1776), ou des textes de Confucius traduits en 1687 par le Père Couplet, les auteurs des premières puis des secondes Lumières vont chercher – et trouver – dans le corpus chinois un modèle théologico-politique subrepticement constitué en outil de comparaison critique : que l’on songe à la référence « chinoise » dans l’article « Spinoza » du Dictionnaire historique et critique de Bayle. Les articles du Dictionnaire philosophique de Voltaire consacrés explicitement à la Chine, tels que « Chine » ou « Catéchisme chinois » font pour leur part de Confucius une préfiguration de l’idéal déiste. « Si Dieu même vous anime, ne souillez jamais par des crimes ce Dieu qui est en vous ; et s’il vous a donné une âme, que cette âme ne l’offense jamais », y fait dire Voltaire à « Cu-su, disciple de Confutzé », lors de son entretien avec « le prince Kou, fils du roi de Lou, tributaire de l’empereur chinois Gnen-van, 417 ans avant notre ère vulgaire ». Quant à la tragédie L’Orphelin de la Chine, jouée en 1755, Voltaire en a trouvé le canevas dans un recueil d’opéras traditionnels compilé sous la dynastie des Yuan (1280-1368). Il s’agit de la tragédie L’Orphelin de la famille Zhao, seule œuvre passée à la postérité du dramaturge Ji Junxiang, et dont une traduction partielle a été faite par le père de Prémare, en 1735. Là encore, Voltaire chante les louanges de Confucius, érigé en précurseur de l’idéal déiste.

5Au début de l’article « Chinois (philosophie des) » de l’Encyclopédie, Diderot écrit : « Ces peuples qui sont, d’un consentement unanime, supérieurs à toutes les nations de l’Asie, par leur ancienneté, leur esprit, leurs progrès dans les arts, leur sagesse, leur politique, leur goût pour la philosophie, le disputent même dans tous ces points, au jugement de quelques auteurs, aux contrées de l’Europe les plus éclairées ».

6Quant à Montesquieu, dans De l’Esprit des lois, il voit, dans le gouvernement chinois, la réussite singulière d’une politique qui est parvenue, grâce à ses législateurs, à confondre « la religion, les lois, les mœurs et les manières », ajoutant : « tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. » (L. XIX, Chapitre XVII : « Propriété particulière au gouvernement de la Chine ».) À plus d’un titre, donc, les Lumières se définissent par rapport à la Chine, ou plus précisément, par rapport au modèle d’intelligibilité, à la fiction théorique qu’elles en ont forgée. Modèle qui appelle l’examen de son répondant, de son prisme jumeau : comment la Chine a-t-elle, pour sa part, construit une certaine fiction de l’Occident ? Et d’abord : dans quelle mesure la pensée chinoise elle-même se représente-t-elle sa propre histoire, ou certains moments de cette histoire, sous la catégorie des « Lumières » ? En quel sens emprunte-t-elle cette catégorie pour se penser ? S’agit-il même d’un emprunt, ou de la construction d’une nouvelle catégorie qui soit adaptée à cette histoire ?

7Face à ce paysage éclaté, constitué de courants divers, voire opposés, qui formeraient pourtant comme une constellation, ou plutôt une nébuleuse réunie sous le nom de « Lumières chinoises », la question se pose de savoir dans quelle mesure ce terme – « Lumières » – est autre chose qu’un « signifiant flottant » (de l’Europe à la Chine, et retour) ; et en quoi il nomme des processus de pensée (pensée critique, mais aussi pensées scientifique, religieuse, politique) qui, dans des espaces et des époques différents, aient quelque chose de commun.

8Les travaux ici présentés entendent non seulement jeter quelques éclairages sur ce que les Lumières européennes ont fait de la Chine, mais surtout sur ce que la Chine a pu faire des Lumières européennes : comment la pensée chinoise a-t-elle reçu les Lumières européennes ? qu’a-t-elle fait de l’idée même de « Lumières » ? Les travaux présentés auront donc un enjeu central : confronter les Lumières européennes et les Lumières chinoises, tout en prenant en compte les regards croisés de chaque héritage culturel sur son vis-à-vis. Le « regard éloigné » (Lévi-Strauss) se fait ainsi double focale, faisant subir au concept de « Lumières » un fructueux décentrement critique.

Notes

  • [*]
    Gisèle Berkman a été directrice de programme au Collège international de philosophie. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Po&sie (Belin). Auteur de nombreux articles consacrés aux Lumières ainsi qu’au rapport entre littérature et philosophie. Dernier livre paru : La Dépensée, Éditions Fayard, 2013.
  • [**]
    Pascal Sévérac est maître de conférences en philosophie à l’Université Paris-Est Créteil (ESPE / LIS EA 4395). Spécialiste de la pensée spinoziste (dernier ouvrage paru : Spinoza. Union et désunion, Éditions Vrin, 2011), il travaille actuellement à une philosophie de l’enfance à partir notamment de Spinoza, Vygotski et Deligny.
  • [1]
    Ce cycle de conférences a été élaboré à l’initiative du Service de coopération et d’action culturelle – Institut français (Ambassade de France en Chine), en partenariat avec les Presses universitaires de Renmin (Renmin daxue chubanshe).