Réflexions sur le parcours des Lumières en Chine moderne

I – Préliminaires sur les Lumières en Chine moderne

1Wang Yangming, précepteur de la pensée moderne dans la période transdynastique Ming-Qing, a dépassé l’enseignement du Principe avec son école de l’Esprit. En s’ouvrant à la pensée de Wang, son époque a saisi l’occasion de rénover la philosophie traditionnelle. Les disciples de Wang sont allés plus loin : ils ont divisé son enseignement pour arriver quelque part à une théorie qui « renverse tout » et qui va « tout redéfinir en niant tout ». Ce sont les premiers mouvements qui préparent et qui appellent une initiation à la modernité [1]. En fait, l’école de Wang Yangming n’a pas tant été un groupe philosophique, qu’un groupe politique ou moral. Il a jugé inutile que le peuple pratique la morale, innée selon lui, et il désirait ainsi parvenir à un régime apaisant. Wang a vécu dans un monde troublé – à son époque, les Ming sont sur le déclin –, et il était raisonnable pour lui d’espérer un monde qui « auto-règne » selon un principe qui soit présent dans l’esprit du peuple. « Faire connaître le bien au peuple afin qu’il le pratique, telle est la façon de gouverner », a-t-il dit. Cependant, sous la pression d’une dynastie affaiblie, la théorie de Wang s’est réduite à de « pures discussions » entre les penseurs, et, au lieu d’amener une réforme idéologique, elle a précipité la catastrophe du royaume [2].

2Tandis que la pensée de Wang Yangming, en plein milieu de l’époque des Ming, était un produit spontané de la tradition chinoise, de nombreux missionnaires sont venus, pendant les régimes des empereurs Wan Li et Chong Zhen, apporter leur tradition, leur religion ainsi que leurs connaissances scientifiques ; parmi eux, Matteo Ricci, Sabatino de Ursis, Joannes Terrentius, Jules Aleni, Johann Adam Schall von Bell, etc. Un groupe de savants chinois éclairés, tels que Xu Guangqi et Li Zhizao, a traduit les œuvres scientifiques pour les introduire dans la société chinoise, comme l’initiation aux sciences de la nature et à la philosophie moderne dans un pays resté par trop replié sur lui-même. Ce n’est pas un hasard si certains intellectuels, face à la dégradation de la politique, se sont tournés vers l’exploration de la nature et du savoir-faire. Parmi ces personnages, on peut compter Xu Xiake, premier grand voyageur et géologue chinois, avec son œuvre Les Récits de voyages de Xu Xiake, et Song Yingxing avec son Tiangong Kaiwu ou L’Exploitation des œuvres de la Nature. Ces génies du domaine pragmatique ont plus ou moins sorti les Ming des purs discours. Le bouleversement social et l’invasion des Mandchous renversent les Ming ; les paysans se soulèvent et les troupes du nord détruisent également les principes sociaux qui nuisaient depuis longtemps à l’esprit. C’est la fin de la piété filiale et fraternelle et de la hiérarchie entre les classes sociales. La chute des Ming offre une grande occasion de réfléchir sur les disciplines qui ont étouffé déjà deux dynasties ; c’est l’épanouissement des pensées libérales qui s’initient à la modernité, laquelle se poursuit jusqu’au début de la dynastie suivante, celle des Qing.

3Dans Le Parangon obscur à l’attente d’une visite royale (Ming Yi Dai Fang Lu), Huang Zongxi, penseur qui a vécu durant deux dynasties, connu pour avoir rédigé la Déclaration chinoise des droits de l’homme au XVIIe siècle, fournit une série de réflexions sur les droits naturels de l’homme en exprimant l’idée suivante : l’empereur est mandaté par le peuple. Huang s’attaque rageusement à la monarchie absolue qui ne fait que nuire à la société, et il n’apprécie nullement l’art courtisan entre l’empereur et ses officiers. Les discours et les pensées repérés dans l’œuvre de Huang sont très originaux : en incluant la pensée de Wang Yangming, l’œuvre appelle le peuple à s’unir contre la tyrannie, ce qui inspirera aussi les rénovateurs du début du XXe siècle [3]. D’autres génies de l’époque, tels que Gu Yanwu, Wang Fuzhi, Tang Zhen, Fu Shan, ont, eux aussi, relevé, à l’occasion des chutes des dynasties précédentes, les défauts de la monarchie absolue. « Au peuple le pouvoir », « le gouvernement au public », tels sont leurs mots d’ordre contre un empereur qui les prive de ce pouvoir et de ce règne. Ces penseurs ne se cantonneront pas à des discours en l’air, ils vont recourir à une tradition qui les rapproche de la nature et des lois naturelles – une méthodologie scientifique. Rien de l’ancien n’est gardé – une libération humaniste commence, semblable à celle des Lumières.

4Toutes ces pensées humanistes (en chinois minben[4]) ont exercé leur influence sur une société au confluent des deux dynasties. Mais cela ne faisait pas longtemps que l’on ne pouvait plus entendre leur voix. Pourquoi ? Sur un plan objectif, une autocratie sévère pose un réel problème, et c’est encore pire lorsqu’elle s’unit aux préceptes d’une éthique féodale désespérément enracinée. Et c’est ce qui se passe sous le règne de l’empereur Kang Xi. D’un autre côté, les penseurs, pour leur part, n’ont pas suffisamment approfondi leur pensée. Huang Zongxi s’est contenté de critiquer la tyrannie en prônant le droit civil, sans aller jusqu’à décréter la constitution ; Fang Yizhi n’a jamais songé (si seulement il avait eu l’habitude de la pratique !) à faire de ses méthodes scientifiques une habitude publique, ni de sa science un pouvoir qui serait favorable au progrès social. Wang Fuzhi, Fushan et bien d’autres encore se sont contentés de mettre en cause l’éthique féodale et d’en appeler à la libération de la nature humaine, sans résultat notable. Par conséquent, malgré leur ténacité et leur pensée pionnière, ces penseurs ont manqué l’occasion d’éclairer la Chine. S’il y a eu un progrès des Lumières, disons qu’il n’a touché que le milieu intellectuel, tout en laissant le peuple de côté et dans l’oubli.

5Pratiquant pleinement l’autocratie, les empereurs des Qing, de Shun jusqu’à Qianlong, ont manié la carotte et le bâton, et ils ont assujetti et domestiqué la plupart des disciples confucéens ; les intellectuels ne pensent plus à xia yi zhi fang[5], ni à fan qing fu ming[6]. Notons que, sous le règne des mandarins, ils n’ont pourtant pas forcé leurs disciples à s’adapter à leur tradition mandchoue, mais eux, les Mandchous, ont beaucoup emprunté aux règles des Han : ils ont les mêmes institutions que les Ming, soit le concours impérial de dissertation en huit parties stéréotypées, l’emploi des Han à la cour, la mise en valeur du confucianisme et des prescriptions éthiques confucéennes… Les penseurs des Lumières sont d’autant plus oubliés que l’on entre dans les cent-dix ans de l’apogée des Qing, où la société apparaît bien plus tranquille qu’elle ne l’a été sous les Ming. La faible habitude pragmatique chez les intellectuels du début des Qing cède alors à une frénésie de documentation parmi les « étudiants ». Les « lettrés » n’ont plus pour objectif le progrès social, mais uniquement le succès au concours impérial. Et ceux qui sont choisis finissent par la rédaction d’une Histoire des Ming et d’une bibliothèque impériale des Quatre dépôts. Ils se soustraient ainsi à la réalité de leur temps, préférant la documentation à l’action – on appelle ces lettrés « l’école de Qianjia ». Cette école fait grand cas de l’exégèse classique, en soulignant les recherches textuelles sur les études du confucianisme et en s’opposant aux éclaircissements spirituels et aux développements des théories. L’école de Qianjia se distingue de l’école du Principe (Lixue) de la dynastie des Ming et des Qing ; les penseurs du Principe ont pour principal objet les discussions abstraites sur l’organisation de ce si précieux Principe et sur la métaphysique de l’esprit humain dont ils sont très curieux. Ces deux écoles ont un important point commun, qui est d’avoir abandonné l’existence et l’intérêt de la masse publique, et de cultiver une mentalité sociale de la vacuité, ou « zaokong [7] ».

6Pendant les deux cents ans qui séparent l’empereur Kangxi et les guerres de l’Opium, le milieu intellectuel chinois se cantonne dans une atmosphère morne tandis que les Occidentaux sont en train d’inventer un monde nouveau. Jusqu’au règne de l’empereur Kang Xi, le courant de pensée des Lumières ne peut qu’être balbutiant dans une Chine qui se barricade face au monde extérieur. Bien qu’à la fin des Ming des missionnaires tels que Matteo Ricci aient apporté les connaissances scientifiques de l’autre côté du monde et que ces connaissances modernes aient été bien accueillies par les chinois éclairés tels que Xu Guangqi, l’influence de la tradition étrangère demeure toutefois assez limitée. La rénovation et la révolution idéologique qui marquent le début du règne des Qing se trouvent fondamentalement opposées à la tradition héritée de la dynastie des Song et des Ming. Par conséquent, les Lumières de cette époque se manifestent principalement par une querelle entre les Anciens et les Modernes, au sein de la tradition idéologique chinoise. Les visionnaires veulent se débarrasser de la contemplation métaphysique et faire valoir l’esprit pragmatique du confucianisme d’autrefois.

7Néanmoins, avec les deux guerres de l’Opium, la Chine va s’éclairer par d’autres voies. La querelle de la Chine et de l’Occident (zhong xi zhi zheng) commence – sans abandonner la querelle précédente restée inachevée, car si « la Chine » renvoie aux Anciens, en revanche « l’Occident » signifie la Modernité. La tendance est renversée : la Modernité va enfin l’emporter sur les Anciens. La Chine, lors de cette nouvelle ère, va progressivement se tourner vers une assimilation complète de l’Occident. On peut relever trois étapes successives : l’adaptation de l’Occident à la tradition chinoise, l’intégration de la Chine et de l’Occident, enfin l’occidentalisation complète. Il faut signaler que la culture chinoise qui subsiste depuis tant de siècles dispose d’une grande vitalité ainsi que d’une faculté singulière à s’adapter aux changements circonstanciels. Depuis le dernier siècle, les esprits chinois n’ont jamais été apaisés lors des deux querelles présentées ci-dessus, mais nous sommes constamment à la recherche d’un « juste milieu » dans le cours des Lumières.

II – De l’adaptation de l’Occident à la tradition chinoise à l’intégration Chine-Occident

8De la fin des Qing à la fondation de la République de Chine, les Lumières se développent en trois étapes successives. Leur visée progresse également, du renforcement des armées à la diffusion des lumières intellectuelles vers le grand public, de la poursuite de la démocratie à la rénovation intégrale de la culture. Mais durant tout le processus de cette occidentalisation, les intellectuels de gauche, face au développement de la colonisation en Chine, sont en proie à un irrésistible déchirement intérieur.

9L’armée est combattue, et sous la pression de visionnaires tels que Lin Zexu et Wei Yuan, l’empereur a accepté d’apprendre les techniques modernes ainsi que de développer une vision avancée du monde. Lin Zexu, chef de l’armée chinoise pendant les guerres, propose au souverain de s’initier à la technologie avancée de l’Occident pour vaincre les Occidentaux. Selon Wei Yuan, la technologie moderne comprend le vaisseau de guerre, les armes à feu et l’entraînement des soldats – toutes choses indispensables à la subsistance de l’État.

10Mais bientôt, les apprentis chinois s’aperçoivent que la grande force de l’Occident tient à des bases plus fondamentales que la seule possession d’un armement solide, et ce système consiste en une connaissance scientifique avancée et en un système d’industrie mécanisée. En conséquence, les mandarins commencent à songer à adopter les méthodes étrangères. Des figures telles que Yi Xin (frère de l’empereur Xian Feng), Zeng Guofan (général chinois Han), Li Hongzhang (homme d’État de premier plan), Zhang Zhidong, etc., sont les têtes de proue du mouvement. À la suite de leur effort, des écoles occidentalisées et des industries militaires se sont établies les unes après les autres. D’autre part, l’industrie et le commerce remplacent progressivement le rôle dominant de l’agriculture comme élément de base de l’État.

11Le premier pas qu’ont osé faire ces hommes est à coup sûr un grand progrès par rapport à ceux qui ont voulu s’enfermer dans l’ancien régime sans intention de bouger. Mais ce n’est qu’un effort de réparation – rien d’essentiel n’est touché : les progressistes n’ont pas tenté d’ébranler un régime chinois déjà bien archaïque. En 1861, Feng Guifen (penseur de la fin de la dynastie des Qing) affirme dans son recueil d’essais politiques que le redressement national exige le maintien de la place essentielle de la philosophie confucéenne, tout en se servant des techniques avancées comme moyen de renforcer l’État [8]. Cette opinion se manifeste clairement aussi dans les Conseils sur l’éducation de Zhang Zhidong : la pensée chinoise cultive la morale et le comportement ; les sciences occidentales s’occupent des affaires concrètes. Ainsi, la mise en place des techniques étrangères ne contredit pas le respect de l’esprit confucianiste [9]. On n’a jamais pu abandonner Confucius, le maître lointain. De ce point de vue, bien que ce mouvement soit à la tête de l’initiation à la modernité, son principe manque de profondeur et d’audace.

12Viennent les successeurs. Le mouvement de réforme mené par Kang Youwei et Liang Qichao propose l’intégration des deux cultures. Bien avant cette réforme qui ne s’est tenue que pendant cent jours, les connaisseurs du monde extérieur, comme Guo Songtao, Wang Tao, Zheng Guanying, sont déjà opposés à une réforme en douceur [10]. La défaite de l’armée chinoise dans la Première guerre sino-japonaise annonce l’échec des progressistes. C’est alors que les intellectuels tirent la leçon de la réforme japonaise et commencent à réaliser que la raison fondamentale de leur échec réside dans la monarchie autoritaire. Le mouvement de l’occidentalisation évolue ainsi vers un mouvement constitutionnel. Le milieu intellectuel s’est « exalté ».

13Avec la Réforme des cent jours, les chinois éprouvent le besoin d’une loi générale et des droits de l’homme, mais ce n’est qu’à un niveau très rudimentaire – inspiré par la théorie de l’évolution récemment introduite en Chine. Yan Fu, qui est le premier à introduire la pensée moderne en Chine, a traduit et a publié, de 1895 à 1898, l’œuvre très célèbre de Huxley, Evolution and Ethics, dans laquelle on peut lire que « la nature choisit celui qui est capable de s’y adapter. » Le peuple chinois s’est considérablement éveillé à la pensée. Les pensées modernes ont connu en Chine un effet semblable à celui qu’elles avaient eu dans les pays occidentaux, lors du progrès des mouvements scientifique et démocratique.

14Que le progrès intellectuel du peuple réside dans la perception de l’évolution naturelle et de celle de la société humaine nous inspire deux réflexions : la première est que, le temps ne s’arrêtant jamais, le futur sera mieux que le présent ; la seconde est que la nature choisit ceux qui sont capables de s’y adapter. Et bien sûr, un État comme la Chine se soumet à ces lois, et malheureusement, il se trouve déjà dans un état critique. Rien n’est donc plus urgent que de se réformer, de se renforcer.

15Kang Youwei et les réformistes se servent aussi de Evolution and Ethics. Ils voient tous les avantages d’une nation constitutionnelle, tandis que les conservateurs du vieux régime considèrent le système occidental comme inférieur au nôtre. Peut-être est-ce afin de faire sa cour à des personnages tels que Li Hongzhang que Kang Youwei n’abandonne pas le confucianisme. Il hérite des canons confucéens, et les enrichit en les combinant aux théories contemporaines. Enfin, il a créé une théorie de l’évolution sociale en trois phases. À chacune de ces phases correspond une forme de régime : la monarchie absolue correspond aux époques troublées, la monarchie constitutionnelle à la restauration, et la république à la paix. À cette époque, grâce au grand développement de la traduction des œuvres occidentales, les doctrines politiques modernes, accompagnées des savoirs scientifiques, se répandent en Chine. La théorie de l’évolution de Charles Darwin et Herbert Spencer, la théorie de la séparation des pouvoirs de Montesquieu, l’utilitarisme de Jeremy Bentham, la théorie du contrat social de Rousseau, toutes sont hautement valorisées par les réformistes. Yan Fu et Lang Youwei parleront d’« éclairer le peuple » ainsi que d’un « droit du peuple ». Marqué par la pensée de Locke, Liang Qichao considère que l’essence du droit civil est que « chacun détient son droit personnel », et que sa manifestation est que « chacun fait ce qu’il doit faire, chacun reçoit ce qu’il mérite ». Que le peuple soit apte à discerner le pouvoir du roi explique ce que veut dire Tan Sitong par l’image de l’eau qui peut aussi bien charrier le bateau que le faire chavirer. Deux autres théoriciens, He Qi et Hu Lihuan, ont même décrété que « la souveraineté appartient au peuple ».

16Les réformistes s’élèvent publiquement contre la monarchie et demandent la démocratie. Pourtant, tout comme Kang Youwei qui propose une réforme au nom de Confucius, Tan Sitong accuse Xun Zi et son école de légistes d’avoir établi des dogmes contraignants, et – puisqu’on n’est pas allé jusqu’à abandonner le confucianisme –, il recommande que la doctrine du confucianisme soit une étude humaniste qui propage la démocratie et l’égalité.

17La tradition chinoise continue de fournir à la pensée des réformistes une indispensable perspective d’ensemble. Même si la monarchie et son éthique de la norme ont déjà été mises en question et attaquées, les doctrines de Confucius servent malgré tout de base primordiale aux évolutions et aux réformes sociales. Cette phase d’initiation culturelle a donc pour but de faire à nouveau triompher les doctrines chinoises, bien loin de les renverser. C’est à cause de leur attachement au confucianisme que Yan Fu et Kang Youwei se tournent successivement vers le camp conservateur. Mais c’est aussi grâce à eux que nous ne l’avons pas perdue, cette tradition confucéenne, si précieuse aujourd’hui ! Une autre question se pose : l’école confucianiste se résume-t-elle forcément dans une doctrine politique (quelle que soit la vérité historique) ? Même Kang Youwei et Liang Qichao ne se sont pas mis d’accord là-dessus. Encore une autre question : le confucianisme, qui met la bienveillance à la toute première place, mène-t-il forcément à une éthique sévère qui élimine le sens de l’humain ? Toutes choses qui sont encore à réfléchir aujourd’hui.

III – L’épanouissement de la pensée occidentale et l’affaiblissement de l’étude chinoise

18À présent, les Lumières veulent tout changer !

19Bien que la révolution de 1911 ait aboli la monarchie féodale et ait établi la République, la féodalité a encore toutes ses racines dans l’esprit des Chinois. En 1915 et en 1917, Yuan Shikai puis Zhang Xun restaurent la monarchie impériale. Résultat, les intellectuels de la nouvelle génération en viennent à contester la doctrine de Confucius, qu’ils prennent pour l’origine de la monarchie. Ils songent à se dégager des « racines des pensées chinoises » – ce qui est nécessaire à la sauvegarde des succès et des fruits de la Révolution.

20La Nouvelle Jeunesse est une revue fondée et dirigée par Chen Duxiu. Elle est le berceau du Mouvement de la Nouvelle Culture. En septembre 1915, la préface du premier numéro est un « appel aux jeunes » de Chen contre les anciennes règles sociales. Par la suite, dans un article intitulé « Les Français et la civilisation moderne », Chen voit dans la France un phare de la civilisation européenne moderne. Les concepts des droits de l’homme, de l’évolution et du socialisme sont les trois mots-clés de la culture moderne. Parmi les articles publiés, les concepts de la « Science » et de la « Démocratie » sont exaltés par Chen Duxiu, Li Dazhao, etc. Dès son premier numéro, La Nouvelle Jeunesse sert de plate-forme aux jeunes intellectuels pour exprimer leurs idées philosophiques, littéraires, pédagogiques et morales. Elle se consacre aussi à la révolution littéraire et à l’usage du baihua, la langue parlée, afin de rendre la littérature accessible à tous. La Nouvelle Jeunesse ne cesse de promouvoir d’importants essais critiques, violemment opposés aux pensées confucianistes et aux éthiques. À l’invitation de Qian Xuantong, en mai 1918, Lu Xun, grande figure littéraire, publie dans La Nouvelle Jeunesse une nouvelle, « Le Journal d’un fou », dont voici un extrait :

21

J’ai essayé de revoir cette question, mais il n’y a pas de chronologie à mon livre d’histoire et sur chacune des pages s’étalent les mots : « humanité », « justice », « morale ». Comme de toute façon je ne parvenais pas à m’endormir, j’ai lu attentivement au milieu de la nuit jusqu’au moment où j’ai décelé quelque chose d’écrit entre les lignes, deux mots qui remplissaient le livre tout entier : « Dévorer l’homme ».

22Pour Lu Xun, ceux que l’éthique confucéenne a rendus ignorants dévorent leurs semblables sans le savoir, et seront dévorés par eux. Pour lui, l’impératif est de « sauver les enfants ». De plus, cette revue est aussi le premier média à diffuser la théorie du marxisme et le mouvement communiste. À cette époque, les chefs de file des intellectuels sont Chen Duxiu, Li Dazhao, Hu Shi, Li Xun, Qian Xuantong, Liu Bannong, Zhou Zuoren, etc. Grâce à ces initiateurs, le niveau culturel du public est augmenté et la conscience morale du peuple est réveillée.

23Mais, en renversant la culture traditionnelle, cette révolution va porter à outrance « l’occidentalisation totale ». Chen Duxiu, pour mieux renforcer la République, va jusqu’à maudire publiquement le confucianisme en soulignant la relation entre cette pensée et la monarchie. Pour lui, soit on conserve la tradition sans en rien changer, soit on détruit tout pour créer un nouveau monde. Chen va jusqu’à proposer de supprimer l’écriture chinoise.

24La tendance à l’occidentalisation totale régnera pendant une dizaine d’années. Mais le mouvement des Lumières comme celui qui a eu lieu en Europe n’advient pas en Chine en raison de la poursuite maximale et immédiate des profits. Après l’envahissement par les troupes japonaises, le destin des Chinois se trouve menacé, le souci de la guerre remplace la préoccupation des Lumières. C’est dans ce contexte que le patriotisme et la reconnaissance envers notre tradition explosent, et qu’apparaissent les néo-confucéens modernes : Liang Shuming, Xiong Shili, Feng Youlan, He Lin, etc. Ils préconisent la revitalisation de la culture traditionnelle chinoise, sans renoncer, toutefois, à l’assimilation de la démocratie moderne et de l’esprit scientifique. À l’inverse, les intellectuels qui avaient fortement revendiqué l’occidentalisation par le passé ont ressenti une douleur et un déchirement profonds. D’une part, ils aspiraient encore à un système social occidental et à leurs réalisations culturelles. D’autre part, ils se sont indignés contre les actes barbares des puissances occidentales (y compris le Japon), tels que la division et l’occupation de la Chine. Ce déchirement de l’esprit a occasionné chez les intellectuels chinois un ébranlement et un changement majeur de leur attitude envers la culture occidentale, menant ainsi à une « troisième culture » – le système socialiste de l’Union soviétique comme intermédiaire.

25Après 1949, la Chine a tourné son regard, de l’Europe et des États-Unis, vers l’Union soviétique, tandis que la critique du confucianisme devenait de plus en plus féroce. Non seulement celui-ci est considéré comme une scorie du féodalisme, mais il se retrouve pris dans la tourmente de la lutte politique. L’exemple caractéristique est celui de la période de la Révolution Culturelle, avec la critique du confucianisme par Lin Biao. En regardant le parcours des Lumières en Chine, on observe une morale très utilitaire, et on voit que la Chine dévie de plus en plus de sa tradition. Par conséquent, notre tradition, dont le noyau est le confucianisme, est sur le point de se perdre.

26À l’époque de l’après-guerre-froide, le monde redécouvre la Chine avec sa culture traditionnelle. Le fondamentalisme islamique et le nationalisme hindou partagent également cette « renaissance culturelle » ; notre tradition se ranime, elle aussi, au cours de la dernière décennie. Les intellectuels chinois du début du XXe siècle, ayant vu tous les maux du confucianisme, cherchent à corriger cet excès. Un équilibre entre la tradition et la modernité est à réaliser.

27En fait, sur notre chemin vers les Lumières, a émergé – comme une conséquence de notre détresse et de notre vif désir de trouver des modèles tout faits – le phénomène de « l’inversion séquentielle ». C’est-à-dire qu’au lieu de mener d’abord des réformes spirituelles, puis une réforme des institutions et des techniques, comme l’ont fait les Occidentaux, nous avons d’abord mis l’accent sur les réformes matérielles, puis sur celles des institutions et des mentalités. Faute d’instruction, notre pensée n’a pas pu suivre ni s’adapter aux processus de la civilisation matérielle. Les problèmes posés par la confrontation entre tradition chinoise et pensée occidentale peuvent nous aider à mieux comprendre la relation dialectique entre tradition et innovation. Si l’on ne parvient pas à faire en connaissance de cause une autocritique et des réformes fondées sur les ressources de la culture traditionnelle, alors la transformation moderne des institutions sera difficile à obtenir, et la prospérité matérielle demeurera une illusion.

Notes

  • [*]
    ZHAO Lin est professeur « éminent » à l’institut de philosophie de l’Université de Wuhan, ses recherches portent sur la philosophie occidentale et l’histoire de la pensée chrétienne ; publications récentes :De la spéculation à la comparaison interculturelles, Éditions du peuple, 2014 ; L’Idée des Lumières et la reconstruction : la culture chinoise sous la tension de la mondialisation et du retour de la passion « sinologique », Éditions du peuple, 2015.
  • [1]
    Xiao Shafu, Xu Sumin, Évaluation des pensées initiées à la modernité des Ming-Qing, Éditions de l’Éducation du Liaoning, 1995, p. 48.
  • [2]
    Gu Yanwu attribue la chute des Ming aux pures conversations, pratiques issues de la pensée de Wang Yangming : « Les troubles des cinq Hu (cinq peuples “barbares”) sont dus aux défauts des pures conversations, ce qui est une connaissance commune. Pourtant, on ne se rend point compte que les discours vides d’aujourd’hui sont plus dangereux. […] Cette école ne chante que des slogans vides, et ne vise qu’à éliminer les études utiles. Cela rend les gens paresseux, laisse les affaires à l’abandon, et nuit aux intérêts de l’État. Bref, c’est la cause de la chute des Ming ».
  • [3]
    S’agissant du Parangon obscur dans l’attente d’une visite royale, en ce qui concerne son influence importante sur les réformistes de la fin des Qing, Liang Qichao écrit : « Ces discours, où existe certainement l’esprit de la démocratie, malgré sa naïveté, s’opposent courageusement aux pensées politiques dominantes de la monarchie depuis trois mille ans. Il y a trente ans, c’était vraiment le stimulant le plus puissant pour les jeunes quand on était élève. Personnellement, quant à ma propre démarche politique, je pourrais dire que ce livre m’a affecté très tôt et très profondément », (Liang Qichao, Histoire académique chinoise des trois derniers siècles, Éditions du peuple, 2008, p. 53). Zhang Taiyan s’est exclamé aussi dans son œuvre Ming Qi : « Ce que maître Huang avait déclaré il y a deux cents ans nous a convaincus aujourd’hui. Quel saint homme ! ».
  • [4]
    « minben » : terme proposé par Mencius qui pense que le peuple constitue le fondement du gouvernement. Il faut que le monarque aime ses sujets, qu’il ait à cœur leurs intérêts, et qu’il s’abstienne de leur nuire.
  • [5]
    « xia yi zhi fang » : la défense de « Yi ». La distinction « Hua-Yi » est un concept de la Chine ancienne qui différencie une culture définie comme « chinoise » (nommée hua ou huaxia ou xia) en opposition à une culture ou ethnie extérieure (nommée Yi). Bien que le Yi soit souvent traduit par « barbare », il peut se référer de manière générique à des « autres », c’est-à-dire tout groupe perçu comme culturellement différent, non-chinois ou étranger.
  • [6]
    fan qing fu ming : des rebellions historiques qui se manifestent par la restauration de la dynastie des Ming et le renversement de la dynastie des Qing. Les rébellions ont été lancées par les Han.
  • [7]
    zaokong : des discours ou des actions qui sont irréalisables et qui se coupent des liens avec la réalité.
  • [8]
    Feng Guifen, Application des techniques occidentales, Maison des livres anciens, 1998, p.211.
  • [9]
    Zhang Zhidong, Œuvres complètes, tome IV – « Les conseils sur l’éducation », XIII, Librairie de Chine, rééd. 1990, p. 589.
  • [10]
    Zheng Guanying, Œuvres complètes, Éditions publiques de Shanghai, 1982, p. 285.