Pour un lecteur éclairé : les leçons persanes de Montesquieu

1En 1721, dans son introduction des Lettres persanes, Montesquieu se présente comme un simple lecteur-traducteur du portefeuille de lettres de Persans qu’il aurait connus et côtoyés.

Les Persans qui écrivent ici étaient logés avec moi ; nous passions notre vie ensemble. […] Ils me communiquaient la plupart de leurs lettres : je les copiai. […]. Je ne fais donc que l’office de traducteur[1].
Cet artifice bien connu, apparenté à celui du manuscrit trouvé et édité par un éditeur et non par un auteur, est lié à la situation du roman dans la hiérarchie des genres ainsi qu’à des pratiques détournées explicables par le jeu avec la censure. Il a pour conséquence de déplacer le statut de l’auteur, mais également celui du lecteur. Notre hypothèse de départ est de démontrer comment le dispositif des Lettres persanes, qui se présentent comme un roman épistolaire polyphonique et polymorphe, met en place un nouveau type de lecteur. Les Lumières seraient ainsi non seulement cet ensemble d’enquêtes et de réflexions sur la société, la morale, la religion et la politique, que leur diffusion permet d’assimiler à un mouvement, propagées essentiellement mais absolument pas exclusivement par les philosophes, dont Montesquieu constitue une figure exemplaire, mais surtout une école du regard, une propédeutique pour un nouveau lecteur. Le véritable enjeu des Lumières serait cette conversion difficile d’un lecteur sinon assoupi comme celui que fustigera Diderot dans Jacques le fataliste, du moins pris par le récit qui lui est proposé, en un lecteur actif, capable de se situer au-delà du texte, dans une perspective de collaboration avec l’auteur. À ce titre, le lecteur redéfini, doté d’un nouveau périmètre et de nouvelles fonctions, s’accomplit véritablement et devient un esprit éclairé, une véritable incarnation de ces Lumières, que l’auteur appelle de ses vœux et dont on pourra se demander s’il est un modèle exportable au-delà des Lumières françaises.

Le lecteur actif du roman épistolaire

2Avec la fiction du portefeuille de lettres laissé par les Persans, Montesquieu opte pour un roman épistolaire, polyphonique, par conséquent un texte qui abandonne toute focalisation unique rassurante pour un lecteur réduit à adopter le point de vue de l’auteur omniscient et omnipotent. Le roman épistolaire place d’emblée le lecteur dans une situation active. Il revient en effet au lecteur d’avoir une vue surplombante et synthétique des lettres envoyées par les différents épistoliers devant lui permettre principalement de collecter les informations sur les émetteurs, de bâtir progressivement l’encyclopédie des sujets traités, enfin d’inscrire ces éléments dans une trame temporelle alliant la petite et la grande histoire. Ces capacités requises sont d’autant plus grandes que Montesquieu, sans atteindre la dextérité qui sera celle de Laclos, opte pour une certaine rouerie épistolaire dans l’agencement des lettres : lettres contradictoires émanant d’un ou plusieurs épistoliers sur un même sujet comme à propos de la castration, lettres simultanées d’un même scripteur à plusieurs destinataires, lettres simultanées de plusieurs émetteurs à un même destinataire.

3Concernant les personnages émetteurs ou récepteurs des lettres, le lecteur, grâce aux informations en tête des lettres, est dans une démarche assez comparable à celle du spectateur de théâtre qui, dépourvu de la liste des personnages à la différence du lecteur, identifie par les répliques de l’exposition qui est qui et quelle est sa place dans la fable de la pièce. La dispersion des lettres fait alterner les différents épistoliers : les deux Persans Usbek et Rica, leurs amis et les religieux restés en Perse, les autres voyageurs qui s’inscrivent en parallèle dans le texte tels Nargum et Rhédi (l’un en Russie, l’autre à Venise) et enfin tout le personnel du roman du sérail (femmes et eunuques). Le lecteur, devant cette richesse et cette démultiplication de points de vue, est censé garder en mémoire ces différentes parcelles constitutives de chaque épistolier (se souvenir par exemple de la hiérarchie des eunuques blancs et noirs du sérail, distinguer les différentes femmes d’Usbek en dépit d’une onomastique qui n’isole que la seule Roxane, absente comme épistolière au début du roman). Il doit ensuite redistribuer le contenu de ces lettres afin de réattribuer à chacun ce qui lui revient et, ainsi, reconstituer une personnalité morcelée et diffractée au fil des échanges. C’est par ce travail et seulement par lui que le lecteur peut par exemple dessiner la carrière de l’esclave Zélide ou les errances sexuelles de la frustration à l’homosexualité de Zachi. Dans ce jeu de recomposition a posteriori qui renoue avec la genèse du texte, le lecteur est notamment aidé par le nombre et la disposition des lettres. Un nombre élevé de lettres qui font massif autour d’un émetteur permet de le visualiser d’autant mieux. De même, la proximité de lettres d’un même épistolier ou le suivi d’un échange dans une micro-série renforce la visibilité que construit le lecteur actif. Inversement la dispersion des lettres oblige le lecteur à retrouver le fil d’Ariane qui les réunit, voire à en tirer un effet de sens, qu’il s’agisse du roman du sérail (c’est a posteriori que le lecteur doit réinterpréter comme fausse la lettre d’Usbek évoquant les pudeurs de Roxane, comprendre pourquoi celle-ci ne répond pas à Usbek dans un premier temps et lui envoie la lettre qui clôt le roman) ou dans les lettres « idéologiques ». Un lecteur avisé et enclin à reconstruire la pensée religieuse de Montesquieu comprendra que les deux lettres successives d’Usbek, 16 [2] et 17, adressées au mollak qui répond de manière courroucée par la fable inepte de l’arche de Noé, lettre 18 et par la lettre 39 sur la vie de Mahomet constituent une série ouverte qui attend en réalité la lettre 46 d’Usbek à Rhedi, sans fioritures stylistiques, ni présence des clercs pour offrir une véritable réponse.

4Concernant les sujets traités que le lecteur actif aura à cœur de synthétiser, les capacités requises sont analogues. Délaissant l’aspect romanesque visant à construire des personnages, le lecteur en vient surtout à exercer sa mémoire sur les sujets traités par les uns et les autres. Il est appelé, au-delà du miroitement du texte et d’une esthétique de la varietas qui fait s’enchaîner au gré des rencontres ce qu’ont « vu » et « entendu dire » les Persans, à retenir de grands pans de la satire sociale, de la pensée politique et religieuse inspirés aux Persans. Là aussi, sa mémoire et ses capacités intellectuelles sont parties prenantes du dispositif. À lui de bâtir, à partir des réflexions disséminées, la critique de l’absolutisme de la fin de règne de Louis XIV, de la mettre en relation avec les autres régimes despotiques évoqués au fil des différents séjours et voyages effectués par les voyageurs. À lui de rassembler les différentes attaques contre les politiques religieuses d’intolérance menées contre les juifs, les protestants, les guèbres, les Arméniens ou les allusions à l’Inquisition et aux conversions forcées. On mesure le travail demandé au lecteur éclairé a contrario par les deux grandes dissertations, celles sur les causes de la dépopulation et celle sur le savoir à partir de la visite méthodique de la bibliothèque Saint-Victor. Dans ces deux macro-séries de lettres qui échappent précisément à la logique du roman épistolaire puisque ce sont des textes rédigés antérieurement par Montesquieu et qui se rattachent très artificiellement à la trame narrative, Usbek livre en plusieurs lettres un véritable exposé organisé par causes et par pays à son interlocuteur et Rica relate les commentaires faits par le bibliothécaire lors de visites successives : l’information est livrée sous sa forme immédiatement consommable sans intervention nécessaire de la part du lecteur, outre l’intelligence habituellement requise.

5La prise en compte du roman épistolaire doit également s’attacher à son cadre chronologique. Le soin apporté par Montesquieu à la datation des lettres, les effets romanesques obtenus par la lenteur de l’acheminement du courrier, les intermittences des envois constituent un autre ensemble de signes laissés à la perspicacité du lecteur. Les critiques universitaires ne s’y sont pas trompés qui ont analysé avec une grande précision le rythme des lettres envoyées, les pics et – au contraire – les creux de ces envois. Calme des premiers temps du séjour parisien, afflux des lettres au moment de la mort de Louis XIV et des premières grandes réformes de la Régence, apathie d’Usbek réfugié dans cette mystérieuse maison de campagne, en proie à une crise existentielle de plus en plus profonde, accélération puissamment romanesque des dernières lettres relatant le drame du sérail… Que l’on donne au rythme inégal des lettres une explication psychologique (Pierre Testud [3]) ou historique (Jean Ehrard [4]), la construction des Lettres persanes ne peut faire l’économie de ce cadre chronologique qui emboîte la petite histoire dans la grande, selon des modalités que le lecteur doit aussi expliciter. Ce travail lui est facilité par le cadre chronologique assez net des lettres en trois ensembles : le voyage, le séjour durant la fin de règne de Louis XIV et les débuts de la Régence jusqu’à la banqueroute de Law comprise. Pour le lecteur contemporain de Montesquieu, le repérage est d’autant plus simple qu’il s’agit d’une actualité proche, voire « brûlante » et que le système d’allusions est transparent : le lecteur moderne se réfère pour sa part aux notes des éditions savantes, une partie de la connivence s’étant émoussée… Au lecteur de voir que la précision de la chronique varie au fil du texte : la fin de règne de Louis XIV correspond à la découverte du monde français et parisien par les Persans et nourrit, outre la condamnation de l’absolutisme royal, une visée satirique large distillée dans les portraits d’originaux et les descriptions d’institutions moquées. Inversement, les débuts de la Régence sont évoqués selon une trame événementielle précise et détaillée qui rend compte, à travers la curiosité méthodique de ses Persans, des attentes de Montesquieu. Parallèlement, selon les modalités de la fameuse « chaîne secrète », le sérail figé dans l’attente du retour du maître, connaît ses premiers soubresauts qu’une lecture rétrospective qualifiera d’annonciateurs, en dépit d’une apparente continuité (les lettres relatant l’achat de nouvelles femmes sont révélatrices de cette illusion), avant de s’embraser. Très présent en parallèle des lettres d’Usbek et de Rica au début de leur périple, le sérail est presque absent par la suite ou du moins relégué à l’arrière-plan dans le champ de vision du lecteur qui, spontanément, ne perçoit pas le très petit nombre de lettres envoyées par Usbek durant des années entières. Il revient en force dans les quinze dernières lettres du volume (147 à 161) qu’il clôt, laissant le lecteur sur une double impression, faite de saturation esthétique (notamment par la résonance tragique de la lettre de Roxane) et d’interrogation.

Le lecteur déchiffreur du « regard persan »

6« Monsieur, disaient-ils, je vous en prie, faites-moi des Lettres persanes[5] », rappelle Montesquieu dans les « Quelques réflexions sur les Lettres persanes »(rédigées après l’ouvrage de l’abbé Gaultier Les Lettres persanes convaincues d’impiété[6]) conçues pour servir de postface puis finalement placées en préface de l’édition de 1754. En effet, le succès de l’ouvrage est en grande partie lié à la formule mise en place par Montesquieu, celle du fameux « regard persan ». Le choix du roman épistolaire va de pair avec l’importance donnée aux Persans qui voient et entendent, puis écrivent. Au sein des trois modalités relevées par Jean Goldzink, « le voir » (assuré par Usbek et Rica), « le sentir » (Usbek, les femmes et les eunuques) et « le penser [7] » (Usbek, Rica et leurs correspondants), la première recoupe le procédé du regard persan, que l’on peut résumer dans un premier temps comme ce regard faussement naïf d’un prétendu voyageur à l’attention de lecteurs appartenant au pays visité. Le procédé, appelé à une grande célébrité, plus ou moins issu de L’Espion turc de Marana, a très vite attiré l’attention des critiques, témoins ces deux citations de Paul Valéry et de Roger Caillois :

7

Entrer chez les gens pour déconcerter leurs idées, leur faire la surprise d’être surpris de ce qu’ils font, de ce qu’ils pensent, et qu’ils n’ont jamais conçu différent, c’est, au moyen de l’ingénuité feinte ou réelle, donner à ressentir toute la relativité d’une civilisation, d’une confiance habituelle dans l’ordre établi[8].

8

J’appelle ici révolution sociologique la démarche de l’esprit qui consiste à se feindre étranger à la société où l’on vit, à la regarder du dehors et comme si on la voyait pour la première fois. […] Il s’agit d’oser considérer comme extraordinaires et difficiles à entendre ces institutions, ces habitudes, ces mœurs, auxquelles on est si bien accoutumé dès sa naissance et qu’on respecte si fort et si spontanément qu’on n’imagine pas la plupart du temps qu’elles pourraient être autrement. Il faut une puissante imagination pour tenter une telle conversion et beaucoup de ténacité pour s’y maintenir[9].

9Si pour sa part, T. Todorov parle de « procédé de distanciation [10] », tous les critiques et tous les lecteurs s’appuient sur la phrase de Montesquieu relative à l’absence de liaison des Persans appliquée à la religion, mais valable pour tous les sujets abordés dans les lettres :

10

[…] cette singularité est toujours marquée au coin de la parfaite ignorance des liaisons qu’il y a entre ces dogmes et nos autres vérités[11].

11Le regard persan est cependant plus complexe qu’il n’y paraît car il est double. Il consiste d’une part dans la fameuse révolution sociologique définie par Caillois qui s’appuie sur le principe du voyageur étranger utilisant son vocabulaire et ses habitudes intellectuelles pour désigner de manière détournée les coutumes occidentales et d’autre part dans le discours inversé qui consiste à parler de l’Orient pour désigner l’Occident. C’est donc à ce double exercice de repérage et de substitution que doit constamment s’exercer le lecteur de Montesquieu.

12La mise en place de « la révolution sociologique » et de son décryptage est la plus frappante, la plus aisément repérable et celle qui sollicite le plus facilement les capacités intellectuelles du lecteur. On en connaît les procédés que les écrivains des Lumières et, entre autres, Voltaire utiliseront largement. Rappelons-les brièvement en insistant sur l’exercice demandé au lecteur. Les Persans utilisent pour désigner des personnalités ou des instituions occidentales des descriptions faussement naïves, des substitutions de termes (« dervis » pour « prêtres », « mosquées » pour « églises »), des périphrases descriptives, des approximations. Entre autres lettres, citons la 29e évoquant les « dervis », le « Rhamazan » pour le jeûne, les « petits grains de bois » pour le chapelet, les « deux morceaux de drap » pour le scapulaire, la « province qu’on appelle la Galice » et la « chemise de souffre » pour les pratiques de l’Inquisition. Le contexte, l’accumulation qui joue un rôle de repères, une actualité proche du lecteur aide ce dernier à rétablir la réalité occidentale satirisée, au-delà d’une désignation codée. Le fonctionnement est identique dans la lettre 36 sur la Querelle des Anciens et des Modernes : le lecteur, à son tour, traduit « langue vulgaire » par « français », « langue barbare » par « latin » et « vieux poète grec » par « Homère ». Ajoutons que la multiplication des occurrences crée un système d’équivalences qui fonctionne comme un lexique parallèle réutilisable à chaque lettre si besoin.

13Plus complexe est le discours inversé qui est toujours le fait des Persans, mais qui retourne la donnée précédente. Dans ce type de discours, les Persans parlent de l’Orient, leur patrie et leur système de référence, mais, à travers l’évocation de pratiques et d’institutions orientales, le lecteur européen doit comprendre qu’on lui parle de l’Occident.

14Ce type de discours est rendu légitime par le constant parallèle mené par les Persans entre Orient et Occident (parallèle entre les femmes [12], Paris et Ispahan [13], les différents types de consolation [14], les charges et les faveurs [15], etc.). Mais il va au-delà de la comparaison qui laisse au lecteur la possibilité de se repérer entre les deux mondes proposés à son attention, en lui demandant d’effectuer lui-même la substitution, un peu à la manière de la différence entre la comparaison et la métaphore, telle que l’a établie Gérard Genette. Si le regard persan est plus utilisé pour tout ce qui relève de la satire de mœurs et un peu de la religion quand elle vise les personnes (le pape entre autres), le regard inversé est majoritairement présent dans la critique politique et surtout religieuse. Citons quelques exemples de ce fonctionnement. Ce peut être un événement historique occidental masqué par un similaire en Orient. Ainsi, la Révocation de l’Édit de Nantes et ses conséquences désastreuses sont évoquées à travers la politique d’intolérance menée en Orient contre les Arméniens dans la lettre 85, comme à travers le conte inséré d’Aphéridon et Astarté. Autre possibilité : un texte pastiche comme la satire de l’apologétique naïve à travers le récit des miracles dans la lettre 39 écrite par « Hagi Ibbi au juif Ben Josué prosélyte mahométan » à travers cette vie de Mahomet, chargée de miracles et de ces traits stylistiques orientaux que Montesquieu prétendait avoir ôtés des lettres. Enfin, une désignation oblique comme dans la lettre 97, qui sous couvert de critiquer en général le « style figuré » de tous les livres inspirés, vise la Bible.

15Quoique Montesquieu se défende d’attaquer la religion dans ses Quelques réflexions…, l’abbé Gaultier ne s’y est pas trompé et ses exemples d’extraits des Lettres persanes relevées et commentées concernent essentiellement cet aspect et ce procédé. Gaultier cite ainsi la lettre 84 qui évoque les « philosophes qui n’ont point atteint jusqu’au faîte de la sagesse orientale ; ils n’ont point été ravis jusqu’au trône lumineux ; ils n’ont ni entendu les paroles ineffables dont les concerts des anges retentissent, ni senti les formidables accès d’une fureur divine » :

16

Il ne faut pas beaucoup de pénétration pour apercevoir que les prophètes et les apôtres sont le véritable objet que l’auteur a ici en vue. Il feint d’en vouloir à Mahomet, à Hali, et à l’Alcoran. C’est St. Paul, les Prophètes, et les Livres saints qu’il attaque. Il cache si peu son jeu qu’il affecte de rapporter les termes dont saint Paul se sert pour décrire son ravissement au troisième ciel[16].

17Le travail demandé au lecteur n’a pas échappé à l’abbé, comme le montrent ces lignes de la lettre 27 :

18

L’auteur y suit toujours son plan qui est de paraître attaquer la religion de Mahomet, tandis que son principal dessein est de décrier la religion chrétienne. Pour entrer dans les vues de l’auteur, il faut prendre l’inverse de tout ce qu’il dit dans cette lettre[17].

19Ce regard inversé demande un effort de décryptage beaucoup plus subtil au lecteur, ce que souligne, entre autres, Alain Grosrichard :

20

Ce regard, qui m’est autre, en sait plus sur moi que moi-même. Et lorsque je tente d’aller voir, derrière ce que je crois être le point, là-bas dans l’autre monde, d’où ça me regarde, c’est moi-même, et notre monde, à la fin que je retrouve[18].

Le lecteur guidé ou autonome ?

21Le bon lecteur des Lettres persanes serait par conséquent celui qui ne se laisse pas prendre aux séductions du roman du sérail, ni même à l’illusion romanesque du recueil. Il se devrait de se comporter en véritable lecteur-traducteur-déchiffreur des missives, capable bien sûr de traduire le fameux « regard persan » et « l’ignorance des liaisons ». Au-delà, il doit être apte non seulement à faire la part entre ce qui relève de la fiction et ce qui relève des idées, mais surtout à interroger la combinaison établie entre les deux, ce qui est la marque de fabrique originale de Montesquieu, et à comprendre cette fameuse « chaîne secrète » qui a tant fait couler d’encre parmi les critiques (Pauline Kra, Roger Laufer, Roger Mercier entre autres) :

22

Mais dans les formes de lettres, où les acteurs ne sont pas choisis, et où les sujets qu’on traite ne sont dépendants d’aucun dessein ou d’aucun plan déjà formé, l’auteur s’est donné l’avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique à son roman et de lier le tout par une chaîne secrète et, en quelque façon, inconnue[19].

23Le problème à résoudre pour ce lecteur est que Montesquieu n’a pas opté pour la formule simple du roman à thèse dans lequel un personnage est porte-parole des idées de son auteur. Il a préféré une forme éclatée, qui fait entendre des voix plurielles mais aussi parfois discordantes. Si l’on peut mettre de côté les avis des religieux consultés par Usbek, puis rapidement abandonnés au fur et à mesure que ce dernier poursuit seul sa quête religieuse, que dire des divergences rapportées entre Usbek, Rica et Rhédi par exemple ?

24

L’illusion romanesque se trouve démasquée par cet au-delà du texte. Qu’est-ce alors que les Lettres persanes sinon, sous le déguisement commode de la polyphonie, un conte dont la mobilité de structure permet des entrées et des sorties, des regards et des contre-regards ? Montesquieu a simplement donné à sa fiction les moyens d’une prospection innombrable sous une forme plaisante et ouverte à volonté, même aux déviations et dissonances discursives[20].

25Le roman oblige également le lecteur à un travail d’ajustement du sens qui n’est pas donné, mais laissé à construire notamment dans les récits insérés régulièrement disposés dans les différentes parties. Il revient au lecteur de voir tout d’abord que ces textes insérés sont à la fois des suppléments narratifs mais aussi des suppléments idéologiques. Tous les critiques sont d’accord pour voir en ces textes plus qu’un agrément : « Les histoires secondaires préparent ce qui va devenir la réalité de la narration sur le modèle du texte qui aurait prise sur le réel [21] ». Ils servent doublement le texte dans sa dimension narrative et dans sa(ses) signification(s) idéologique(s), comme le suggère Aurélie Gaillard :

26

En ce sens, le conte est bien un laboratoire expérimental, il sert de mise à l’épreuve de la théorie politique et sert la mise en perspective de mœurs et du politique, mais en aucun cas il n’en dessine un nouvel ordre[22].

27Si l’apologue des Troglodytes semble constituer un texte matriciel à l’orée du recueil, auquel le lecteur, fort d’une intertextualité avec le Télémaque de Fénelon peut se référer au cours de sa lecture politique des Lettres persanes, il n’en demeure pas moins que la fin ouverte avec le discours du vieillard refusant la charge royale exerce sa sagacité. De même, il doit construire le sens reliant l’histoire d’Aphéridon et Astarté, le couple fraternel guèbre (et là encore une certaine mode des guèbres lui procure une forme de connivence culturelle), notamment en termes de défense de la tolérance, de la multiplicité des religions dans un État. Enfin, l’histoire d’Anaïs et d’Ibrahim à la présentation emboîtée complexe doit être lue par rapport au sérail d’Usbek, aux sérails en général et à leur possible métaphorisation politique. Plus simple est le fonctionnement des autres textes insérés tels, entre autres, l’histoire de la femme hindoue ou la biographie mythologique de Law, fils d’Éole….

28Enfin l’ultime question est celle d’un certain hiatus entre le personnage principal, Usbek, et la sagesse qu’il est censé acquérir au cours des lettres et du voyage. Certes, comme l’écrit Goldzink :

29

Le roman épistolaire, pour lui [Montesquieu] comme pour la tradition qu’il poursuit et qu’il rénove, n’est pas une forme du récit (privilège de la troisième personne), mais une forme du point de vue, des émotions (et, dans les Lettres persanes, une forme subjective, paradoxale, des idées : le point de vue persan[23]).

30Montesquieu lui-même souligne dans les Quelques réflexions : « On se rend compte soi-même de sa situation actuelle [24] ». Toutefois, peu d’auteurs de romans épistolaires ont complexifié le rapport à l’opinion entre personnage, auteur et lecteur à ce point. En effet, dans la perspective simple du regard persan, si l’on en croit Todorov : « La condition du savoir réussi est donc la non appartenance à la société décrite [25] ». Cette condition suffisante serait doublement garante des opinions professées ou décryptables des Persans (plus exactement de Rica et surtout d’Usbek, pièce centrale du dispositif épistolaire et réflexif puisque la majorité des lettres partent de lui et reviennent vers lui). Elle tendrait par voie de conséquence à montrer que le regard persan et son décryptage par le lecteur sont les garants de la compréhension du texte, au moins dans la volonté auctoriale de Montesquieu. Or le choix d’une personnalité « double », « observateur des institutions occidentales » et « possesseur de cinq femmes et de sept eunuques, c’est-à-dire le tyran qui ne remet jamais en question le bien-fondé de sa domination [26] » fait vaciller les certitudes du lecteur. Comment concilier son adhésion aux opinions de celui qui, comme l’écrit Starobinski, est « tour à tour l’auteur de judicieuses relations sur la France destinées à ses amis masculins), et le jaloux qui s’adresse impérieusement à des êtres dont il veut perpétuer la soumission [27] » ? Car Usbek est en même temps l’observateur lucide de la France de la fin de règne de Louis XIV, le témoin déçu de la Régence (et en cela il est très proche de Montesquieu), celui qui mène une quête religieuse vers le déisme, le critique politique des despotismes qu’il condamne dans l’Empire ottoman, qu’il décèle dans l’absolutisme louis-quatorzien, qu’il reconnaît en Perse, preuve de son objectivité, mais aussi le despote de son sérail, aveugle et trompé comme le montre le drame du sérail et ceci de manière d’autant plus éclatante si l’on veut voir dans le sérail un régime despotique avec son despote, ses ministres et ses sujets, bref un des chaînons de la fameuse chaîne secrète…

31Montesquieu postule donc un lecteur actif, capable à un premier niveau matériel de mettre du liant dans la discontinuité inhérente au genre épistolaire et notamment de relier les lettres séparées et de reconstruire les éléments émiettés. À un deuxième niveau, le lecteur opère la confrontation entre les points de vue que les épistoliers juxtaposent. En étant capable de traduire les procédés de ce double regard persan, le « je » du lecteur doit s’insérer dans le texte et entrer en dialogue à travers cette hyper-subjectivité parfois disqualifiante d’Usbek, personnage « clivé » selon Starobinski, jusqu’à cette fameuse « chaîne secrète », qui unit le narratif et l’idéologique… Ces multiples attentes vis-à-vis du lecteur caractérisent les Lettres persanes et, sans doute les Lumières. Elles dessinent un horizon d’attente exigeant, finalement très moderne par ces attentes qui placent le lecteur au centre du recueil, que suggérait déjà la pirouette finale de Montesquieu dans son paratexte de 1754 :

32

Cependant la nature et le dessein des Lettres persanes sont si à découvert qu’elles ne tromperont jamais que ceux qui voudront se tromper eux-mêmes[28].

Notes

  • [*]
    Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Université Paris-Est, LIS (EA 4395), UPEC, F-94010, Créteil, France. Professeure à l’UPEC, spécialiste du théâtre du XVIIIe siècle et de littérature d’éducation, ses travaux portent sur la vie théâtrale et l’histoire des idées. Ses derniers ouvrages sont des éditions scientifiques de Rousseau, Voltaire et Destouches.
  • [1]
    Notre édition de référence est celle de Paul Vernière, Éditions Garnier, coll. « Classiques Garnier », Paris, 1987, ici p. 7.
  • [2]
    Pour des raisons de simplicité, nous citons les lettres avec la numérotation en chiffres arabes contrairement à l’habitude.
  • [3]
    « Les événements ne manquent pas dans les Lettres persanes, mais ils ne sont que des points de repère jalonnant dix années. Ce qui importe, c’est la réaction d’un cœur ou d’un esprit devant l’événement, et l’expression de cette réaction à la première personne ». Pierre Testud, « Les Lettres persanes, roman épistolaire », RHLF, n° 66, 1966, p. 642-656, ici p. 651.
  • [4]
    « Dans les Lettres persanes, le caractère nécessairement décousu et fragmentaire d’un recueil de lettres correspond à une vision du monde relativiste et critique, où les valeurs reçues de l’Occident et de l’Orient se disqualifient les unes les autres ». Jean Ehrard, L’Invention littéraire au XVIIIe siècle : fictions, idées, société, Paris, Éditions des Presses universitaires de France, 1997, p. 8.
  • [5]
    Édition citée, p. 4.
  • [6]
    Les Lettres persanes convaincues d’impiété, s.l., 1751.
  • [7]
    Jean Goldzink, Charles-Louis de Montesquieu, Lettres persanes, in Études littéraires, Paris, Éditions des PUF, 1996.
  • [8]
    Paul Valéry, Variété, Études littéraires, Préface aux Lettres persanes, Œuvres, tome 1, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1975, p. 508-517, ici p. 515.
  • [9]
    Roger Caillois, Préface, Œuvres complètes de Montesquieu, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1949, p. xiii.
  • [10]
    Tzvetan Todorov, « Réflexions sur les Lettres persanes », in Romanic review, vol. 74, 1983, p. 306-315.
  • [11]
    Montesquieu, Quelques réflexions….
  • [12]
    Lettres 26 et 38 entre autres.
  • [13]
    Lettre 24 entre autres.
  • [14]
    Lettre 33 entre autres.
  • [15]
    Lettre 88 entre autres.
  • [16]
    Les Lettres persanes convaincues d’impiété, p. 44.
  • [17]
    Ibid., p. 59.
  • [18]
    Alain Grosrichard, Structure du sérail : la fiction du despotisme asiatique dans l’Occident classique, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 33.
  • [19]
    Quelques réflexions…, p. 3-4.
  • [20]
    Robert Benet, « Du regard de l’autre dans les Lettres persanes : investigation, voilement, dévoilement », in L’Information littéraire, vol. 44, n° 3, 1992, p. 6-13, ici p. 7-8.
  • [21]
    Michel Delon, « Un monde d’eunuques », in Europe, n° 574, février 1977, p. 79-88, ici p. 86.
  • [22]
    Aurélie Gaillard, « Montesquieu et le conte oriental : l’expérimentation du renversement », Féeries, n° 2, 2004-2005, p. 109-124, ici p. 124.
  • [23]
    Jean Goldzink, ouvrage cité, p. 96.
  • [24]
    P. 3.
  • [25]
    Tzvetan Todorov, article cité, p. 306.
  • [26]
    Jean Starobinski, Le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Éditions Gallimard, coll. « NRF essais », 1989.
  • [27]
    Loc. cit.
  • [28]
    Quelques réflexions…