Rousseau et la parole publique

1Dans les Confessions, Rousseau insiste sur le fait qu’il se sent souvent incapable de prendre la parole en public. La raison ? Une extrême timidité, un embarras qui le paralyse, mais aussi d’une part le sentiment de n’avoir rien à dire ou de mal dire et d’autre part l’impression de n’être pas à sa place. Faut-il y voir seulement l’expression d’un complexe d’infériorité ? Rousseau est un écrivain roturier, et il est autodidacte. Il n’a jamais étudié dans un prestigieux collège jésuite comme Voltaire, ni à l’Université comme Diderot. Il n’est ni parisien, ni même français. Il est genevois, fils d’un horloger, orphelin de mère et placé très tôt en pension chez un oncle puis comme apprenti chez des gens qu’il ne connaît pas.

2Arrivé à Paris, Rousseau est mal à l’aise dans les salons. Il éprouve très tôt une forme de détestation de la conversation mondaine (mais comme il l’avoue lui-même, cette détestation vient d’abord du sentiment de sa propre incapacité à briller). De là, sans doute, sa sévère critique de la conversation comme empire de la vanité et règne de la superficialité.

3De cette double analyse, à la fois personnelle (l’analyse de soi) et sociologique (l’analyse du monde tel qu’il est), il en tirera une conclusion importante pour son système : il faut être seul et il faut être libre pour parler vrai. Seul et libre : les deux états sont liés. Rappelons ce que Rousseau décrit dans le Discours sur l’origine de l’inégalité : le début de la socialisation correspond à la naissance de la comparaison de soi et des autres, de l’imitation, de la compétition, de l’envie de paraître. Les individus sont progressivement mis en concurrence – concurrence des talents, des richesses, des savoirs, des qualités intellectuelles ou physique – avec les effets négatifs que l’on sait.

4Voilà donc énoncées les conditions d’exercice de la parole philosophique : être seul, être libre, être vrai. D’où la nécessaire médiation de l’écrit. Je présente cela comme une évidence, mais ce caractère d’évidence est très discutable : on peut écrire sans penser que l’on écrit seul, et d’ailleurs écrit-on jamais pour soi-même ? On peut donc écrire sous le regard des autres et, partant, n’être ni libre ni vrai. Disons que pour Rousseau, écrire – plutôt que parler – signifie ne plus être sous la pression du moment, ne plus avoir la tentation du bon mot qui permet de briller en public sans toucher à la vérité ni dire des choses profondes. On aura noté au contraire le caractère de solennité des écrits de Jean-Jacques. L’écrivain Rousseau souligne le fait qu’il a quelque chose à dire, et ce quelque chose requiert de l’attention, du silence, une certaine pompe. S’il est du côté de la parole, c’est donc plutôt de celle du discours d’assemblée et de la parole du tribun.

5C’est sans doute pour cette raison qu’une bonne partie de son œuvre est « adressée », c’est-à-dire qu’elle convoque la figure d’un destinataire. Rousseau a autant qu’un autre, voire plus qu’un autre, besoin d’un public, d’un auditoire fictif. Son œuvre est une œuvre écrite où prend place une parole : une œuvre conçue comme une scène littéraire et philosophique où un sujet (l’écrivain) s’adresse à un autre sujet (le ou les destinataire[s] de l’œuvre), l’interpelle, le questionne, le provoque, le soumet à une révision parfois radicale de ses idées ou de celles de l’opinion publique en général. Écrivant son œuvre, Rousseau ne peut pas manquer de se poser de nouveau la question de sa relation avec le « public » entendu sous une forme individuelle ou collective.

6On peut ici souligner le fait qu’il existe un rapport étroit chez Rousseau entre le dire, l’écrire, et l’agir. Cette articulation renvoie au problème plus général des rapports entre la pensée et l’action chez Rousseau. Elle interroge la place et le rôle des intellectuels dans la société, mais pas uniquement. La question éthique qui le hante est celle-ci : comment s’impliquer sans se dévoyer, comment s’engager sans être « récupéré » comme on dirait aujourd’hui ; cette question est philosophique parce qu’elle renvoie aux conditions de production d’un discours de vérité, à ce qui le sous-tend et à ce qui l’influence ; elle est aussi politique car elle concerne l’action des hommes dans la société, les mœurs publiques, la possibilité pour la réflexion solitaire d’influencer la vie des sujets individuels ou collectifs et d’orienter le cours des choses. Il n’en reste pas moins vrai que cette question prend toujours chez Rousseau une très forte dimension personnelle et existentielle.

7Revenons donc à cette triade : Dire, Écrire, Agir. L’acte d’écrire chez Rousseau est réellement un « acte de langage [1] ». La valeur performative de sa langue tient autant à son énonciation qu’aux propres énoncés qu’elle engage. Car c’est bien cela qui se joue dans la pratique « littéraire » et « philosophique » de Rousseau : faire en sorte que tout écrit soit à la fois une parole et une prise de parole.

8Qu’est ce qui est en jeu dans cette assimilation ? Peut-être à la fois :

  • une poétique, à savoir une certaine « économie » de la langue. Il suffit de penser aux réflexions de Rousseau sur l’invention de l’écriture comme « supplément » de la parole dans l’Essai sur l’origine des langues. Si la parole est le lieu où se manifestent spontanément le sentiment et les passions, l’écriture est le lieu de l’élaboration des idées et de leur agencement réfléchi.
  • une politique dans la mesure où prendre la parole, et faire de cette « prise » le lieu d’une mise en scène, c’est le signe d’un engagement en forme de pacte de lecture. Le discours de vérité quitte le pur espace de la spéculation pour se faire événement. Il devient un acte public susceptible de se retourner contre l’opinion publique elle-même (la doxa) ; il devient aussi un acte politique dès lors que cette parole concerne des questions qui touchent à la vie de la Cité [2].

9C’est en cela que l’on peut comprendre la fonction de l’éloquence chez Rousseau comme le lieu d’articulation du poétique et du politique. Jean Starobinski rappelle que « la question de l’éloquence occupe tout le chapitre conclusif de l’Essai sur les langues ». Rousseau précise-t-il, « reprend une thèse classique qui a sa source dans Tacite : il ne peut y avoir de grande éloquence que dans des États libres et turbulents. Et il y ajoute l’affirmation selon laquelle nos langues se sont assourdies et ne peuvent plus véhiculer efficacement le chant ni la parole publique [3] ». Il existe en effet un rapport étroit chez Rousseau entre l’éloquence et la liberté politique. On verra qu’elle prend néanmoins une forme paradoxale, que l’on peut qualifier, faute de mieux, de rhétorique de l’anti-rhétorique.

I – L’opposition privé/public

La notion d’espace public

10La notion de « parole publique » pose néanmoins différents problèmes.

11On peut commencer par remarquer que la distinction privé/public ne va pas de soi quand on est, comme l’est Rousseau précisément, un « homme public ». Cette publicité de l’homme de lettres tient à des conditions historiques particulières. On assiste avec le XVIIIe siècle à l’apparition d’un lectorat nouveau mais aussi à de nouvelles conditions de lecture qui donnent aux écrivains une audience politique et artistique plus large.

12On en voit les effets particuliers avec la publication de la Nouvelle Héloïse (1761), faisant sortir de l’anonymat des lecteurs qui pour la première fois adressent massivement leurs courriers à l’auteur [4]. Le lecteur devient ainsi « juge » et « souverain » selon les mots de Malesherbes, ancien directeur de la Librairie [5]. Mais on connaît aussi le fameux Incipit des Confessions : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple… ». Le projet autobiographique mêle inévitablement la scène privée et la scène publique parce que Rousseau est de longue date un homme public.

13Mais qu’est-ce que le « public » ? Au XVIIIe siècle, tous les historiens l’ont noté, le public n’est pas le peuple et le « peuple n’est pas le public [6] ». D’une manière générale, il y a au moins deux manières possibles de comprendre le substantif « public » et l’adjectif « publique » correspondant. Dans une perspective « politique », le public est compris comme un corps politique, celui de la res publica, engagé dans un rapport à la puissance publique représentée par l’État. Dans une perspective plus « sociale et culturelle », le public est pensé comme une communauté d’hommes et de femmes dont les intérêts individuels ne croisent pas nécessairement ceux de l’État, et qui peuvent même primer sur lui. Rousseau est particulièrement impliqué dans le rapport à ces deux instances de public, en tant qu’écrivain en général (du fait qu’il écrive pour des lecteurs éclairés) et en tant qu’écrivain politique en particulier (du fait qu’il écrive pour un projet qui concerne la chose publique, le bien public).

14Roger Chartier a bien montré la naissance d’un espace de sociabilité littéraire où il est fait un usage public de la raison, une sphère qui permet à l’opinion publique, et non encore une fois à l’opinion du peuple, d’émerger [7]. On voit ainsi se constituer ce qu’on a désormais coutume d’appeler un « espace public » propice à la fermentation des idées [8]. La constitution de cet espace a partie liée, dans sa forme mondaine, avec le développement des cercles de lecture, des cafés, des clubs, des salons où s’affiche une nouvelle élite cultivée et métissée (lieux où se croisent en effet nobles et bourgeois) ; dans sa forme savante, avec les académies, et notamment les académies de province [9] : c’est d’ailleurs dans ce contexte particulier que prennent place les deux Discours de Rousseau.

15On peut rappeler ici quelques exemples d’interventions « publiques » de Rousseau, qui prennent des formes et des modalités très différenciées :

  • Les deux Discours mentionnés, qui sont les « réponses » de Rousseau aux questions de concours d’académie, l’académie de Dijon dans les deux cas. La réponse à la question du concours de 1750 (« Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ») et la publication du premier Discours font événement du fait du caractère très provocateur de la thèse proposée et de la réaction du public. On assiste ainsi à la révélation d’un talent, mais cette révélation se fait d’emblée sur fond de scandale. La chose se répète en 1755 avec le second Discours qui répondait à la question suivante : « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes ; et si elle est autorisée par la loi naturelle »
  • Une prise de parti fracassante de Rousseau dans la querelle des Bouffons (dans l’entre-deux des Discours) : c’est la Lettre sur la musique française de 1753.
  • La réaction (indirecte) de Rousseau à une catastrophe naturelle, celle du fameux tremblement de terre de Lisbonne du 1er novembre 1755. En effet, Rousseau réagit à l’émotion d’un autre écrivain philosophe – cela signale d’ailleurs la tendance générale de Rousseau à écrire « contre » : c’est en effet contre Voltaire et son grand Poème sur le désastre de Lisbonne de Voltaire (1756) que Rousseau rédige sa Lettre sur la providence (du 18 août 1756).
  • Des écrits politiques de circonstances, liés à des événements historiques. Rousseau écrit : sur la fermeture des théâtres à Genève (là encore il s’agit d’une réaction à partir d’un texte source puisque la Lettre sur les spectacles fait suite à l’article « Genève » de d’Alembert dans l’Encyclopédie) ; sur la Pologne (Considérations sur le gouvernement de Pologne, rédact. 1771-1772 ; publ. posthume) ; sur la Corse (Projet de constitution pour la Corse, rédigé en 1765 après que le peuple corse en lutte contre une domination étrangère lui a demandé de lui proposer les éléments d’une constitution ; publ. posthume).

L’opinion publique et sa critique par Rousseau

16La notion d’opinion publique au XVIIIe siècle a fait l’objet de nombreux travaux d’historiens [10]. On rappellera seulement ce que Rousseau écrit à propos de l’opinion publique :

17

Quand je vois chacun de nous sans cesse occupé de l’opinion publique étendre pour ainsi dire son existence tout autour de lui sans réserver presque rien dans son propre cœur, je crois voir un petit insecte former de sa substance une grande toile par laquelle seule il paraît sensible tandis qu’on le croirait mort dans son trou. La vanité de l’homme est la toile d’araignée qu’il tend sur tout ce qui l’environne. L’une est aussi solide que l’autre, le moindre fil qu’on touche met l’insecte en mouvement, il mourrait de langueur si l’on laissait la toile tranquille, et si d’un doigt on la déchire il achève de s’épuiser plutôt que de ne la pas refaire à l’instant[11].

18Il existe chez Rousseau une condamnation fréquente de l’opinion publique et de notre assujettissement à celle-ci. L’opinion est ainsi comprise au sens de « préoccupation aigüe du jugement d’autrui, motivée par le besoin de considération et le désir de se distinguer, eux-mêmes enracinés dans l’amour-propre […] [12] ». C’est partiellement contre l’idée d’« opinion publique » qu’il faut comprendre le projet de l’Émile de Rousseau. Comme le souligne Colette Ganochaud,

19

toute la pédagogie de l’Émile […] vise à former un individu capable de s’affranchir du joug pesant de l’opinion, en particulier en tenant l’enfant à l’écart des opinions communes tant qu’il ne sait pas encore les juger. Et c’est également à « briser les fers de l’opinion » que tend la réforme personnelle de Rousseau ainsi que le souligne Jean Starobinski[13].

20D’une certaine manière toute la production de Rousseau vise à prendre le contre-pied de l’opinion publique, de la doxa (ce qu’on appelle les fameux paradoxes de Rousseau dont le premier, fracassant, se déploie dans le premier Discours avec l’idée selon laquelle les sciences et les arts non seulement n’ont pas contribué au « rétablissement » des mœurs mais ont aggravé le processus de corruption. L’écriture de Rousseau s’affirme ainsi contre ce qu’on pourrait appeler la tyrannie du public. Lorsque Rousseau prend la parole, c’est-à-dire quand la parole de Rousseau devient publique, elle se retourne d’abord contre l’opinion.

21Dès lors, tout l’effort de Rousseau tient d’abord dans le mouvement qui consiste à « redevenir soi [14] ». Ce désir de retour à soi pourrait bien être le fil rouge du système de Rousseau et par système, j’entends à la fois son système personnel et philosophique, lesquels peuvent difficilement être dissociés. Il s’agirait ainsi de viser la réappropriation de quelque chose que l’on a perdu ou dont « on » nous a dépossédé. Élargissons au risque de schématiser : la réappropriation, par exemple, du sentiment contre la raison toute puissante, de la nature contre la société, de la propriété pour et par le plus grand nombre, du pouvoir de légiférer au moyen de ce que Rousseau appelle la voix générale qui n’est qu’un autre nom pour dire le peuple éclairé. Rousseau préconise ainsi très souvent une rupture qui peut prendre la forme d’un retour. Mais celui-ci n’est pas rétrograde. Il s’agit de revenir à ce qui est premier en termes de valeurs, de retrouver notre identité perdue et notre forme primitive, comme pour la statue de Glaucus qu’on ne reconnaît plus après le passage du temps.

22Si le Discours sur les sciences et les arts est un texte fondateur, c’est parce qu’il aborde frontalement le problème de la vanité en particulier et des passions sociales en général ainsi que de leur rapport à la morale. Pour Rousseau, l’homme social est vaniteux par nécessité. L’écrivain n’échappe pas à cette loi : pire, il la constitue. Le problème tient au fait que le Discours sur les sciences et les arts reconstruit ce que Rousseau voudrait déconstruire puisqu’il dénonce le progrès des sciences et des arts en faisant œuvre d’écrivain. On peut rappeler ce que Rousseau écrit dans l’« Avertissement » :

23

Qu’est-ce que la célébrité ? Voici le malheureux Ouvrage à qui je dois la mienne. Il est certain que cette Pièce, qui m’a valu un prix et qui m’a fait un nom, est tout au plus médiocre, et j’ose ajouter qu’elle est une des moindres de tout ce Recueil. Quel gouffre de misères n’eût point évité l’Auteur, si ce premier Écrit n’eût été reçu que comme il méritait de l’être ? Mais il fallait qu’une faveur d’abord injuste m’attirât par degrés une rigueur qui l’est encore plus[15].

24La notoriété, qui a pour cause la vanité, est le premier moment d’un oubli de soi et d’une perte. Au livre IX des Confessions, Rousseau raconte l’époque de son triomphe et de sa reconnaissance publique après la parution des deux Discours. Il a certes prouvé sa formidable éloquence, mais il fait in fine le constat de la perte de soi :

25

Qu’on se rappelle un de ces courts moments de ma vie où je devenais un autre et cessais d’être moi ; on le trouve encore dans le temps dont je parle ; mais au lieu de durer six jours, six semaines, il dura près de six ans, et durerait peut-être encore, sans les circonstances particulières qui le firent cesser, et me rendirent à la nature, au-dessus de laquelle j’avais voulu m’élever[16].

II – L’opposition parole/écriture

De la difficulté de parler et d’écrire

26Je citerai de nouveau un passage des Confessions : « Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j’ai à dire ; mais dans les entretiens ordinaires je ne trouve rien, rien du tout ; ils me sont insupportables par cela seul que je suis obligé de parler[17] ». Cette parole contrainte s’inscrit dans un type de conversation privée qui devient publique dès lors que l’échange se fait entre des personnes qui ne vivent pas dans une relation de stricte intimité [18].

27Mais le rapport de Rousseau à l’écriture n’en est pas moins complexe. Dans un passage magnifique du livre III des Confessions que l’on pourrait intituler De la difficulté à écrire, et plus largement, De la difficulté à penser, Rousseau décrit la difficile genèse de ses idées :

28

Cette lenteur de penser jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul et quand je travaille. Mes idées s’arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté : elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations ; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot ; il faut que j’attende. Insensiblement ce grand mouvement s’apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après une longue et confuse agitation. […] De là vient l’extrême difficulté que je trouve à écrire [19].

29Il n’y a pas à mon sens d’affèterie dans ces propos. L’écriture est définie ici comme un douloureux exercice où le sujet met son intelligence à l’épreuve. Il s’agit pour Rousseau de penser la pensée et de la décrire, de dire ce mouvement qui va de l’élaboration des idées à leur représentation sensible. Nul doute que lorsque manque le witz, cette fusée qui permet dans le court instant de la conversation de lier les idées et de leur donner du brillant, l’esprit s’absente. Mais Rousseau explique aussi que penser ne va pas de soi, que l’émergence du sens procède d’un « arrangement » complexe, que la pensée se déploie dans le temps à travers une sorte de big bang mental, un « chaos » dont les éléments dispersés se recomposent peu à peu. Quelques lignes après cet étonnant passage, Rousseau revient à son impuissance première, l’empêchement de penser dans la conversation, où le stream of consciousness qui doit lui permettre d’embrasser ses idées avec celles des autres lui est proprement impossible :

30

Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu’on juge de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses[20].

L’éloquence paradoxale ou le parti-pris de dé-plaire

31Tout se passe comme si, d’une part, Rousseau cherchait à supprimer la tentation de la séduction et de la vanité contenues dans toute délibération publique, parce qu’on entre dans la dépendance du jugement d’autrui – et alors on n’est plus libre –, et comme si, d’autre part, il ne concevait l’acte de penser que dans un rapport passionnel, presque érotique, à l’écriture, dans un transport enthousiaste qui suppose de mobiliser des moyens (ceux de l’éloquence) pour parvenir à des fins (la conviction, la persuasion). Si l’éloquence est comme on le sait l’art de toucher autant que de persuader, on comprendra mieux le rôle des images dans l’écriture philosophique de Rousseau. Dès le premier Discours, Jean-Jacques a sans doute découvert la puissance d’attraction du verbe autant que des idées, sans voir de contradiction entre les deux. Pour lui, le discours philosophique ne ressortit pas seulement de la raison mais également du sentiment et de la passion, or ceux-ci ne peuvent vouloir tromper.

32La singularité de Rousseau tient pourtant à son « détournement » de l’éloquence (bien que ce détournement soit évidemment stratégique) : son propos est en effet autant de plaire que de dé-plaire [21] : le dé-plaisir va ainsi devenir un véritable exercice critique. La prise de parole chez Rousseau rejoint le mouvement de la parrhèsia chez les Grecs telle que l’a analysée Michel Foucault [22]. À cette différence près que si la parrhèsia est une parole de vérité, elle n’est censée relever ni d’une stratégie de démonstration, ni d’un art de la persuasion, ni d’une pédagogie. Mais il y a parrhèsia quand un dire-vrai ouvre pour celui qui l’énonce un espace de risque. Il me paraît incontestable que ce parler-vrai chez Rousseau innerve aussi bien un projet d’écriture autobiographique tel que celui des Confessions, qu’un texte proprement politique comme le Contrat social. Déplaire est un risque dont Rousseau a conscience et que, de fait, il revendique comme le montre la Préface du Discours sur les sciences et les arts :

33

Je prévois qu’on me pardonnera difficilement le parti que j’ai osé prendre. Heurtant de front tout ce qui fait aujourd’hui l’admiration des hommes, je ne puis m’attendre qu’à un blâme universel ; et ce n’est pas pour avoir été honoré de l’approbation de quelques sages, que je dois compter sur celle du Public : aussi mon parti est-il pris ; je ne me soucie de plaire ni aux beaux-Esprits ni aux gens à la mode. Il y aura dans tous les temps des hommes faits pour être subjugués par les opinions de leur siècle, de leur pays, et de leur société[23].

L’écriture comme supplément

34L’idéal d’écriture de Rousseau pourrait bien être de faire en sorte que tout écrit soit une parole. On peut rappeler ici le sens de la notion de « supplément » que l’on trouve chez Rousseau et que Jacques Derrida a superbement étudiée [24]. L’Essai sur l’origine des langues définit en effet l’écriture comme « supplément » de la parole [25]. Cette idée prend une double orientation : 1. « Les langues sont faites pour être parlées, l’écriture ne sert que de supplément à la parole [26] ». 2. « L’écriture, qui semble devoir fixer la langue, est précisément ce qui l’altère ; elle n’en change pas les mots, mais le génie ; elle substitue l’exactitude à l’expression [27] ».

35De cela, on peut retenir au moins deux choses : la première est que l’écriture semble placée chez Rousseau sous le signe du défaut, du manque, de la perte ; la seconde est que la voix apparaît chez lui comme le lieu d’inscription des affects [28].

III – Littérature/action

Une parole citoyenne

36La parole de Rousseau est une parole citoyenne, et cette fondation originelle est absolument capitale. Elle dit à la fois une histoire personnelle et la vocation d’un discours à portée générale. Peu importe alors que cette citoyenneté soit largement idéalisée et donc d’une certaine manière, « déterritorialisée ». Elle n’est pas contenue dans la seule république de Genève mais dans toutes les républiques authentiques (anciennes ou modernes, abstraites ou fantasmées). « Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève [29] » : obstination curieuse de Rousseau à signer de son nom, si l’on songe que la règle au XVIIIe siècle est plutôt de publier sans nom d’auteur pour éviter les foudres de la censure comme l’a fait Montesquieu en 1748 pour l’Esprit des lois. La raison en est simple : la République de Genève reconnaissait la citoyenneté à ses enfants, tandis que les royaumes voisins, dont la France, ne connaissaient que les sujets d’un État monarchique. Se présenter comme un écrivain citoyen, ce n’est donc pas seulement pour Rousseau apposer une simple signature, comme le montre le début du Contrat social :

37

Né citoyen d’un État libre, et membre du souverain, quelque faible influence que puisse avoir ma voix dans les affaires publiques, le droit d’y voter suffit pour m’imposer le devoir de m’en instruire : heureux, toutes les fois que je médite sur les gouvernements, de trouver toujours dans mes recherches de nouvelles raisons d’aimer celui de mon pays[30] !

38Le terme de citoyen est au fondement de la pensée politique du siècle des Lumières. Il est aussi au fondement de ce moment particulier qui, dans l’homme, concilie le sujet et le membre d’un « corps moral et collectif », dirigé par la volonté générale, se confondant avec le souverain, et dont la loi est l’expression :

39

Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique […][31].

40Notons au passage que la question de l’unité du moi, si essentielle pour Rousseau, se résout finalement de deux manières : par le biais d’une réforme personnelle dans le rapport que le je entretient avec lui-même, par le biais d’une réforme politique dans le rapport qu’il entretient avec la communauté des autres hommes.

La parole désincarnée de la loi

41Pour Rousseau, toute parole politique doit être l’expression de la volonté générale. L’individuation se résorbe ainsi dans l’anonymat d’une voix collective. C’est le sens de l’article « Économie ou Œconomie » que Rousseau rédige pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert :

Comment se peut-il faire qu’ils obéissent et que personne ne commande, qu’ils servent et n’aient point de maître ; d’autant plus libres en effet que sous une apparente sujétion, nul ne perd de sa liberté que ce qui peut nuire à celle d’un autre ? Ces prodiges sont l’ouvrage de la loi. C’est à la loi seule que les hommes doivent la justice et la liberté. C’est cet organe salutaire de la volonté de tous, qui rétablit dans le droit l’égalité naturelle entre les hommes. C’est cette voix céleste qui dicte à chaque citoyen les préceptes de la raison publique, et lui apprend à agir selon les maximes de son propre jugement, et à n’être pas en contradiction avec lui-même. C’est elle seule aussi que les chefs doivent faire parler quand ils commandent ; car sitôt qu’indépendamment des lois, un homme en prétend soumettre un autre à sa volonté privée, il sort à l’instant de l’état civil, et se met vis à vis de lui dans le pur état de nature où l’obéissance n’est jamais prescrite que par la nécessité[32].
La loi est ainsi définie comme une instance raisonnable et rationnelle qui réconcilie l’homme « avec lui-même ». Il est significatif qu’elle apparaisse sous la forme d’une « voix », parole désincarnée qui peut néanmoins prendre corps dans la bouche des « chefs », lorsque ceux-ci parlent au nom de la volonté générale. Ce double mouvement d’appropriation et de désappropriation de la voix n’est cependant pas l’apanage de Rousseau. Elle semble constitutive d’une certaine forme d’éloquence politique qui se fait jour à la fin du XVIIIe siècle. On la retrouve ainsi dans quelques textes politiques de Diderot, comme ses contributions à l’Histoire philosophique et politique des deux Indes de l’abbé Raynal [33].

Une parole engagée et une parole de vérité

42Il faut revenir une dernière fois à ce geste de la prise de parole chez Rousseau. Il le présente lui-même comme un acte de courage, c’est-à-dire comme le signe d’une implication et d’un engagement. C’est ce que montre, par défaut, ce passage des Confessions tiré du livre XI :

43

Un matin cependant, que j’étais seul avec M. de Luxembourg, il me dit : avez-vous parlé mal de M. de Choiseul dans le Contrat Social ? Moi ! lui dis-je en reculant de surprise, non, je vous jure ; mais j’en ai fait en revanche, et d’une plume qui n’est pas louangeuse, le plus bel éloge que jamais ministre ait reçu ; et tout de suite je lui rapportai le passage. Et dans l’Émile ? reprit-il. Pas un mot, répondis-je ; il n’y a pas un seul mot qui le regarde. Ah ! dit-il, avec plus de vivacité qu’il n’en avait d’ordinaire, il fallait faire la même chose dans l’autre livre, ou être plus clair ! J’ai cru l’être, ajoutai-je, je l’estimais assez pour cela. Il allait reprendre la parole ; je le vis prêt à s’ouvrir ; il se retint et se tut. Malheureuse politique de courtisan, qui dans les meilleurs cœurs domine l’amitié même[34] !

44L’œuvre de Rousseau vise au contraire à promouvoir un nouveau type de parole, dans une voix qui trouve en elle-même sa propre autorité et qui atteste l’absolue vérité morale du discours d’auteur. Rousseau se présentera toujours comme l’ami de la vérité. En 1758, dans une note de sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles, il fait sienne cette devise de Juvenal : vitam impedere vero[35]. Pour Rousseau, l’amour de la vérité découle de son amour pour la justice [36] ; et l’amour de la justice découle d’abord de l’amour de soi [37]. Parler vrai pour Rousseau, c’est donc « attribuer aux autres ce qui leur revient, mais aussi se faire justice […] se rendre à soi-même ce que l’on se doit [38] ». Et Jean Starobinski remarque comment Rousseau passe de la volonté d’inscrire sa parole dans un lieu, Genève, en qualité de citoyen de cette République qui « lui permettait de se faire juge et accusateur, de parler en témoin d’un monde politique plus pur », au renoncement à tout autre origine que celle de la Vérité. Après, la publication de l’Émile (1762), c’est-à-dire après qu’il a été décrété de prise de corps par les autorités de Genève, Rousseau « ne veut plus appartenir désormais qu’à la vérité. […] Vérité qui n’est d’aucun lieu, d’aucune cité terrestre ; vérité qui vit dans le cœur de l’homme sensible [39] ».

45Mais cet engagement est aussi la marque d’un fort investissement affectif. La parole de Rousseau est une parole sensible, sujette à l’émotion et, comme telle, susceptible de dire la passion qui l’anime. Ainsi que le souligne Voltaire, dans l’article « Éloquence » de l’Encyclopédie, « la nature rend les hommes éloquents dans les grands intérêts et dans les grandes passions. Quiconque est vivement ému, voit les choses d’un autre œil que les autres hommes [40] ». Voltaire a bien senti ce lien étroit de l’éloquence avec ce qui la rend possible, la « liberté », et ce qui la motive, le souci de « dire la vérité ». C’est même ce qu’il appelle « l’éloquence sublime » : « L’éloquence sublime n’appartient, dit-on, qu’à liberté ; c’est qu’elle consiste à dire des vérités hardies, à étaler des raisons et des peintures fortes. Souvent un maître n’aime pas la vérité [41] ». Si la dimension passionnelle et sensible de l’écriture rousseauiste n’est plus à souligner, il faut rappeler en revanche qu’elle naît d’une émotion, c’est-à-dire, au sens étymologique, de ce qui nous pousse à agir [42].

Conclusion

46On trouvera dans la Révolution un texte qui semble faire la synthèse des trois oppositions que nous avons rapidement examinées : celle du privé et du public, celle de l’écriture et de la parole, celle enfin de la littérature et de l’action. Il s’agit du Rapport que Lakanal présente au Comité d’instruction publique à l’occasion du projet de translation des cendres de Rousseau au Panthéon. Le député Montagnard veut en effet faire entendre « la voix de toute une génération nourrie de ses principes, et pour ainsi dire élevée par lui ». Il ne fait pas de doute aux yeux de Lakanal que Rousseau doit entrer dans le Panthéon des grands hommes, car « la voix de la République entière l’y appelle [43] ». Le même Lakanal qui déclare encore dans ce Rapport que le Contrat social « semble avoir été fait pour être prononcé en présence du genre humain assemblé, pour lui apprendre ce qu’il a été et ce qu’il a perdu [44] ».

47Deux choses nous intéressent ici, dans la rencontre d’une parole publique, d’une voix posthume avec l’actualité politique et sociale de la Révolution française. D’une part, la notion de voix : Rousseau apparaît bien aux yeux de la postérité, comme une voix qui finit par se confondre avec la voix de la République elle-même. D’autre part, l’image de Rousseau en tribun politique qui se dresse face au despotisme. Le Contrat social, œuvre « écrite » s’il en est, devient ainsi un discours que l’on « prononce » en présence d’une assemblée. On retrouve une situation proche de l’agora athénienne, mais amplifiée et exacerbée, puisque cette assemblée est devenue, dans le texte de Lakanal, celle du « genre humain » tout entier.

48Ce scénario n’est pas seulement celui de Rousseau. Il est celui, bien connu, des Lumières françaises. Scène philosophique et littéraire qui se caractérise par l’aptitude de certains grands auteurs à donner de la voix, voix singulière mais dont le message se veut universel. Donner de la voix, et indiquer la voie d’une parole publique qui serait pleinement chargée de sens.

Notes

  • [*]
    Stéphane Pujol est maître de conférences habilité à l’Université de Paris Ouest Nanterre, et directeur de programme au Collège international de philosophie. Spécialiste de littérature du XVIIIe siècle, il est notamment l’auteur d’un ouvrage sur le genre du dialogue philosophique et de nombreux travaux sur les rapports entre littérature et philosophie.
  • [1]
    Au sens que les linguistes Austin et Searle donnent à cette expression.
  • [2]
    On pourrait convoquer ici le beau titre de l’historien Michel de Certeau, La Prise de parole et autres écrits politiques, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1988, écrit dans le contexte de l’après-Mai 68.
  • [3]
    Jean Starobinski, revue Europe, 2013, p. 48.
  • [4]
    Je renvoie notamment au travail de Claude Labrosse, Lire au XVIIIe siècle. La Nouvelle Héloïse et ses lecteurs, Éditions des Presses Universitaires de Lyon/ éditions du C.N.R.S., 1985.
  • [5]
    Dans son Discours de réception à l’Académie française du 16 février 1775, Malesherbes parle du « tribunal du public comme le juge souverain de tous les juges de la terre », cité par Christine Hammann, Déplaire au public : le cas Rousseau, Éditions Garnier, coll. « Classiques Garnier », 2011, p. 195-196.
  • [6]
    Antoine de Baecque, Compte-rendu de l’ouvrage d’Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, in Annales, Histoire, Sciences sociales, 1997, vol. 52, n° 3, p. 525.
  • [7]
    Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Éditions du Seuil, 1990.
  • [8]
    On ne peut que rappeler ici les travaux fondateurs de Jürgen Habermas sur cette notion, et notamment son livre L’Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Éditions Payot, 1997.
  • [9]
    Voir Daniel Roche, Le Siècle des Lumières en province. Académies et Académiciens provinciaux, 1680-1789, Paris, La Haye, Éditions Mouton, 1978, 2 vol.
  • [10]
    Citons parmi les plus connus, Mona Ozouf, « Le concept d’opinion publique », in L’Homme régénéré. Essais sur la Révolution Française, Paris, Éditions Gallimard, 1989, et Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1992.
  • [11]
    Rousseau, sixième des Lettres morales, in Rousseau, O. C., Éditions Gallimard, coll. « Bibiothèque de la Pléiade », tome IV, 1969, p. 1112. Rappelons que Rousseau écrivit six lettres à Sophie d’Houdetot entre novembre 1757 et février 1758, qui ne furent publiées qu’en 1888. On les appelle Lettres morales ou Lettres à Sophie. Des passages des cinquième et sixième lettres ont été utilisés dans l’Émile ou de l’éducation, notamment dans les réflexions sur la conscience morale.
  • [12]
    Colette Ganochaud, « Opinion publique et changement social chez Jean-Jacques Rousseau », in Revue française de science politique, 1978, volume 28, n° 5, p. 902.
  • [13]
    Ibid, p. 903.
  • [14]
    Expression que je tire également de la sixième Lettre morale : « Commençons par redevenir nous, par nous concentrer en nous, par circonscrire notre âme des mêmes bornes que la nature a données à notre être, commençons en un mot par nous rassembler où nous sommes, afin qu’en cherchant à nous connaître tout ce qui nous compose vienne à la fois se présenter à nous. Pour moi, je pense que celui qui sait le mieux en quoi consiste le moi humain est le plus près de la sagesse et que comme le premier trait d’un dessin se forme des lignes qui le terminent, la première idée de l’homme est de le séparer de tout ce qui n’est pas lui. » (éd. citée, p. 1112 ; je souligne.)
  • [15]
    Discours sur les sciences et les arts, Paris, Éditions G-F Flammarion, 1971, p. 25.
  • [16]
    Confessions, livre IX, éd. procurée par Jacques Voisine, Paris, Éditions Garnier, coll. « Classiques Garnier », 2011, p. 495 ; nous soulignons.
  • [17]
    Confessions, livre I, éd. citée, p. 39 ; nous soulignons.
  • [18]
    Tout autre est la conversation avec Mme de Warens que Rousseau qualifie parfois de « babil », comme on parle du babil amoureux.
  • [19]
    Confessions, livre III, éd. citée, p. 126 ; nous soulignons. Notons la répétition du mot difficulté.
  • [20]
    Ibid, p. 127.
  • [21]
    Comme l’a bien montré Christine Hammann dans son beau livre, Déplaire au public : le cas Rousseau (éd. citée), dont certaines de nos analyses sont redevables ici. Retenons tout particulièrement ce qu’elle écrit dans sa conclusion : « déplaire c’est revenir à une conception rhétorique, c’est-à-dire transitive, du discours persuasif, où la parole se doit d’être efficace, cela par tous les moyens et non premièrement par celui du plaisir. C’est donc partir à la reconquête d’une parole interdite : celle de la grande éloquence et en particulier de l’éloquence politique » (p. 453).
  • [22]
    Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1984, Paris, Éditions Gallimard / EHESS « Hautes études » / Seuil, 2009.
  • [23]
    Discours sur les sciences et les arts, éd. citée, p. 27.
  • [24]
    De la Grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967.
  • [25]
    Le mot supplément n’apparaît pas dans l’Essai sur l’origine des langues ; le verbe « suppléer » en revanche est répété plusieurs fois. Sur la notion de « supplément » au XVIIIe siècle, on peut également songer au montage de l’écriture et de la parole dans le Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot : bien que le propos de Diderot soit tout autre dans ce dialogue, on voit comment l’écriture est ici « occultée par la fiction d’une parole qui, malgré la distorsion inévitable qui, par le jeu de la double traduction, l’affecte, ne cesse de renvoyer à un discours tenu par l’homme naturel. » (Bertrand Abraham, « Rousseau, Diderot, Bougainville : protocoles de production et de lecture du récit de voyage au XVIIIe siècle », in revue Semen, n° 4, 1989, p. 24).
  • [26]
    Rousseau, Fragment « Prononciation » [de 1761], in Rousseau, O.C., Paris, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, t. 2, p. 1249.
  • [27]
    Essai sur l’origine des langues, « De l’écriture », éd. établie par Jean Starobinski, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio », 1990, t. 2, p. 79.
  • [28]
    Mais seulement après ce degré zéro de la parole qu’est le cri, si important pour Rousseau.
  • [29]
    C’est en effet ainsi que se présente l’auteur du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et d’autres textes à venir.
  • [30]
    Du contract social, in Rousseau, O.C., Paris, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, tome III, 1964, Livre I, chap. I, p. 351.
  • [31]
    Ibid, Livre I, chap. VI « Du pacte social », p. 361-362 ; nous soulignons pour la seconde italique (la première est chez Rousseau).
  • [32]
    Encyclopédie, tome V, 1755, p. 339 b ; nous soulignons.
  • [33]
    Il est particulièrement intéressant pour notre propos que Diderot, dans une lettre écrite pour défendre l’entreprise de Raynal, ait pu comparer la voix singulière de l’orateur philosophe à celle d’un « député de la nation », et ce en 1781, c’est-à-dire hors de tout inscription historique dans un système où il existerait des représentants du peuple (des « députés »). Ainsi explique-t-il : « C’est qu’alors ce n’est pas un sujet, c’est un député de la nation qui parle : c’est qu’il est l’organe de la vertu, de la raison, de l’équité, de l’humanité, de la justice, de la clémence, de la loi, ou de quelque autre de ces sublimes quakeresses devant lesquelles les mortels sont tous égaux » (Lettre apologétique de l’abbé Raynal, in Inventaire du fonds Vandeul et inédits de Diderot, publiés par Herbert Dieckmann, Genève et Lille, Éditions Droz et Giard, 1951, p. 251 ; nous soulignons).
  • [34]
    Confessions, livre XI, éd. citée, p. 680 ; nous soulignons.
  • [35]
    « Consacrer sa vie à la vérité ».
  • [36]
    Amour de la justice qui dérive de sa haine de l’injustice, comme Rousseau le raconte lui-même dans un passage du livre I des Confessions (l’épisode du peigne cassé chez les époux Lambercier).
  • [37]
    Rappelons brièvement la distinction importante que Rousseau a établie dès le Discours sur l’origine de l’inégalité et qu’il reprend en la développant dans la Lettre à d’Alembert, entre amour de soi et amour-propre : l’amour de soi est un sentiment naturel, qui procède de notre souci de conservation ; l’amour-propre est un sentiment artificiel qui relève de l’égoïsme et qui nous rend vaniteux.
  • [38]
    Rudy Le Menthéour, L’Homme dénaturé : l’anthropologie polémique de J.-J. Rousseau, Université de Grenoble 3, thèse dactylographiée, p. 421.
  • [39]
    Jean Starobinski, La Transparence et l’obstacle, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Tel », 1971 [1957], p. 397-398.
  • [40]
    Enc., tome V, 1755, p. 529 a.
  • [41]
    Ibid, p. 529b.
  • [42]
    Sur la question de l’effet positif des passions dans le discours de la philosophie politique, voir Bringing the Passions Back in : The Emotions in Political Philosophy, Rebecca Kingston et Leonard Ferry (éds.), Vancouver UBC Press, 2008. Pour une lecture du rôle ambivalent des passions chez Rousseau, on peut lire Cheryl Hall, The Trouble with Passion : Political Theory Beyond the Reign of Reason, New York, Routledge, 2005.
  • [43]
    Texte cité par Michel Porret in Rousseau visité, Rousseau visiteur : les dernières années (1770-1778), Actes du colloque de Genève (21-22 juin 1996) édités par Michel Porret et Jacques Berchtold, Genève, Éditions Droz, in Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, t. 42, 1999, p. 418 ; nous soulignons.
  • [44]
    Ibid, p. 419 ; nous soulignons.