L’hypothèse formulée dans Violence et civilité

1D’un côté, je défends la thèse que la politique n’est jamais acquise, ni du fait de ses idéaux ni du fait de ses institutions, mais constamment exposée à la nécessité (qui est un défi ou un pari) de se reconstituer à partir de ce qui la « détruit ». Elle est donc essentiellement déterminée (ou surdéterminée) par le glissement de la violence vers l’extrême violence, qui lui confère une dimension tragique ainsi que l’avait parfaitement vu Max Weber. De l’autre, j’affirme que les modalités de l’extrême violence, dont il faut proposer une phénoménologie différentielle, demeurent absolument irréductibles à une simple causalité (bien qu’elles ne cessent de se superposer et de s’entretenir mutuellement, entrant au bout du compte dans une sorte d’économie généralisée de la destruction[1]) aussi bien qu’à un fondement anthropologique unitaire (bien qu’elles posent toutes la même question spéculative : celle de la présence constitutive de l’inhumain au cœur de l’humain, non pas tant comme nature, que comme histoire, comme structure, que comme expérience. C’est ce qui interdit à mes yeux de recourir à une problématique du mal (soit qu’on l’inscrive dans la transcendance, soit qu’on cherche à l’incarner dans des figures historiques, « systèmes » ou « sujets » maléfiques) et par conséquent du bien.

2Les délires de l’identité collective fondés sur « l’idéalisation de la haine », les processus exterministes (qui nous reviennent sous la forme du nettoyage ethnique), les pulsions de vengeance de l’État et de la loi elle-même ne se confondent pas avec les effets de désagrégation de la personnalité physique et morale engendrés par la précarité (ce retour du prolétariat jusque dans les « centres » de l’économie-monde), ou avec l’élimination des « hommes jetables » (selon l’expression que j’emprunte à Bertrand Ogilvie), au point où la « consommation productive » de la force de travail humaine se renverse en « inutilité » de masse, qui a pris aujourd’hui le relais des méthodes de « l’accumulation primitive » naguère décrites par Marx et Rosa Luxemburg. Et pourtant, ils tendent à fusionner conjoncturellement aux limites de l’institution politique ».

3Une telle complexité n’est pas de nature à rassurer quant à la possibilité d’en « sortir » comme disait Hobbes : au contraire, elle suggère qu’on n’en sortira pas, au sens eschatologique de l’expression, qui n’a cessé de hanter le discours révolutionnaire, particulièrement dans sa version la plus radicale, communiste (dont toute la question est de savoir jusqu’à quel point il peut être dissocié d’une telle représentation de la « fin de l’histoire »). Mais elle n’implique aucunement, bien au contraire, que rien ne change, et ne puisse changer, au double sens d’une émancipation par rapport à diverses formes de domination et d’une transformation des structures du pouvoir ou de la division du travail (pour lesquels beaucoup de mouvements contemporains, critiques de l’état de choses existant, ont réactivé le nom de citoyenneté[2], dans son acception « insurrectionnelle ». Au contraire, elle vise à nommer, à faire voir intellectuellement la nécessité et le risque intrinsèquement associés à l’action politique hors desquels il n’y a que conformisme et barbarie (et plus généralement l’un et l’autre), pour faire en sorte que l’effort individuel et collectif qui rend un changement (sous conatus propre) ne conduise pas, une fois de plus, à la reproduction des mêmes catastrophes.

Notes

  • [*]
    Au début du livre Violence et Civilité, Paris, Éditions Galilée, 2010, p. 14-16.
  • [1]
    Balibar Étienne, « Violence et mondialisation », Nous citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, Éditions La Découverte, 2001.
  • [2]
    Balibar Étienne, « La proposition de l’égaliberté », (1989), La Proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1989-2009, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2010 (version abrégée : « Droits de l’homme et droits du citoyen », Les Frontières de la démocratie, Paris, Éditions La Découverte, 1993.