Une réponse féministe à Violence et Civilité d’Étienne Balibar

Introduction

1Dans cet article, je me propose de montrer la réponse féministe à la violence (qui peut aller jusqu’à la violence extrême pour Balibar) et sa création de la civilité ou de l’anti-violence. Mon but n’est pas seulement d’exposer les concepts fondamentaux au cœur du livre de Balibar Violence et civilité (2010 [1]). Je me propose surtout d’évaluer la réflexion sur la violence de Balibar dans le contexte de la violence domestique et de la violence extrême dans ce que j’appelle la « violence d’homme » articulée à la violence structurelle de genre qui traverse l’ensemble des rapports sociaux dans le capitalisme néolibéral contemporain. L’enjeu est de montrer les nœuds des conflits mêlant l’ultra-subjectif et l’ultra-objectif en Turquie et comment les luttes féministes transforment les victimes en actrices de l’anti-violence de la civilité.

Violence extrême et anti-violence

2La philosophie d’Étienne Balibar s’origine dans un structuralisme althusserien, mais au cours du temps ce dernier a développé une réflexion critique sur les principes et les limites du structuralisme et du marxisme inscrits dans une pensée radicale de la politique. Balibar a commencé sa critique du marxisme dès 1985 avec Spinoza et la Politique et a continué en 1988 dans Race, Nation et Classe et dans d’autres ouvrages pour culminer dans son livre Violence et civilité, ouvrage où il réfléchit sur la violence dans un monde qui se mondialise. Aujourd’hui on entend souvent une critique sur Balibar disant qu’il s’est éloigné de la philosophie marxiste pour se rapprocher des thèmes de la pensée libérale tels que les droits de l’homme, la nouvelle théorie de citoyenneté etc. Cette critique refuse de voir que le défi de Balibar à propos de la pensée marxiste consiste aussi en une mise en question d’une critique marxiste au sens large qui a abandonné les droits de l’homme au libéralisme. Dans la nouvelle pensée de la politique d’Étienne Balibar, il s’agit à la fois de refonder la politique dans son rapport à la violence et de donner sens à « la révolution » dans un contexte où les mouvements sociaux prennent de plus en plus d’importance. Selon Arendt la cité grecque en tant que domaine du discours et de l’action exclut la violence « naturelle », ce qui est discutable. D’autre part, dans son Essai sur la révolution (1963), elle montre comment révolution et violence sont devenues un fait incontournable au XXe siècle. Balibar déconstruit l’opposition arendtienne de la politique et de la violence dans la cité grecque et travaille sur le constat d’Arendt quand elle réfléchit à la révolution, puis présente sa propre démarche qui s’appuie sur d’autres références et aboutit à l’anti-violence.

3Certes il y a de l’agon dans le domaine de l’action politique puisqu’on se trouve dans un conflit des opinions, de l’argumentation, donc dans la violence du langage. Balibar reprend l’idée que la politique ne peut se passer d’une certaine violence. Pas seulement parce que la politique ne se fait pas sans l’agon, mais parce que les institutions sont fondées par la violence. Il peut y avoir des institutions qui donnent la possibilité de faire de la politique et des institutions qui nous en dépouillent. Balibar nous dit que l’on peut résister à l’annihilation de cette possibilité par des stratégies d’anti-violence. Dans sa terminologie, les stratégies d’anti-violence sont des stratégies de civilité [2].

4Mais cette anti-violence est-elle révolutionnaire ou non ? Le libéralisme essaie de nous convaincre que l’époque des révolutions est toujours déjà passée et finie. Balibar répond à la question en examinant le sens que nous donnons à ce mot. Si « révolution » veut dire l’existence d’un seul modèle, des formes d’organisation politiques prédéterminées, la somme des tactiques pour s’emparer du pouvoir ou du mouvement porteur de forces de l’ordre de la contre-violence, on se trouve à la fin de l’époque des révolutions. Mais si, au contraire, la révolution équivaut à l’existence d’un mouvement collectif visant à transformer les structures de domination sociale, culturelle, politique, et sexuelle, qui ne disparaissent pas « naturellement », le temps des révolutions n’est pas terminé.

5La révolution veut dire le changement et être révolutionnaire se rapporte à la capacité de changer le changement. Dans l’histoire il peut y avoir un changement qui se fait de manière spontanée. Le rôle de la subjectivité révolutionnaire est alors d’essayer de donner une nouvelle direction à ce changement. On ne peut pas renverser la direction de l’histoire mais un déplacement est peut être possible. Balibar souligne que nous ne pouvons pas empêcher les conséquences graves de la domination économique, sociale, culturelle et sexuelle sans avoir recours à la violence. Comme Jacques Derrida le disait dans « Violence et métaphysique » nous vivons dans une économie de violence et une politique ou une éthique ne peuvent pas s’extraire de la violence si elle est dans l’histoire [3]. En fait, il souligne à plusieurs reprises qu’il est impossible de s’arracher complètement à la violence. La pure non-violence aboutirait à la fin de la vie, à la mort. Mais on ne peut pas en déduire que le combat contre la violence serait dépourvu du sens et inutile. Il nous faut distinguer les formes diverses de violence et essayer de lutter par une moindre violence contre les pires formes de violence. La moindre violence peut, dans la dynamique des forces, aboutir à une plus grande force. En revanche, il peut y avoir un effet plus important et plus destructif dans l’usage des formes de contre-violence. Parfois la violence qui dérange et qui compose le système de domination est une politique de l’anti-violence. Donc, avec Derrida et Balibar, on peut répondre à ceux qui critiquent Gandhi pour son pacifisme en mettant en relief l’effet de la violence gandhienne. Sa résistance est en fait une forme de grande violence.

6Balibar fait une critique classique de la contre-violence révolutionnaire marxiste. Au cours de l’utilisation des moyens de contre-violence qui injurient, blessent, sacrifient, tuent des hommes afin d’atteindre des fins moralement bonnes telles que l’émancipation et l’égalité, le sujet révolutionnaire se trouverait inévitablement transformé jusqu’à la perte du sens de sa pratique. Autrement dit, la contradiction entre les fins et les moyens pousserait l’agent à se trahir, à s’aliéner, donc à la perdition de soi-même.

7Qu’est-ce que l’anti-violence et en quoi diffère-t-elle de la contre-violence ? La contre- violence affronte la violence extrême par des moyens violents du même ordre. Par exemple, cela consiste à retourner la violence physique contre celui qui l’a utilisée le premier comme moyen de domination. En revanche, l’anti-violence se focalise sur la possibilité de développer une série de stratégies qui empêchent la cruauté, par exemple, que l’un puisse violer ou injurier l’autre. L’anti-violence met la situation en crise, prenant avantage de la tension, exerçant une certaine puissance pour rassembler les hommes et les femmes en vue de réaliser un certain but ; elle vise de manière fondamentale à transformer les institutions. Selon Balibar, cet effort ne traduit pas une volonté de domination sur les autres groupes, mais tente de porter un coup au système capitaliste. Le capitalisme peut se définir en termes d’extrême violence car il détruit la nature et les gens. Il appauvrit les gens, les dés-emploie, les laisse incapables de satisfaire leurs besoins fondamentaux, les rend inutiles et leur enlève la possibilité d’utiliser leurs droits de citoyenneté. Selon Balibar, il y a une violence extrême « dont les formes ne sont pas la simple contrepartie du fonctionnement des institutions, une violence qui n’est même pas gérable par la politique dans les formes de ce qu’on a appelé “l’état d’exception”, lesquelles débordent pourtant les limites de la politique définie comme construction d’une communauté, régulation du conflit social, recherche de l’intérêt public, conquête et exercice du pouvoir, gouvernement de la multitude, transformation des rapports sociaux, adaptation du changement, etc. [4] » Donc, on a besoin de repenser la question de la souveraineté dans sa manifestation dans des phénomènes de violence extrême. La stratégie d’anti-violence est de contester les formes de domination qui empêchent de faire la politique, en inventant des processus de subjectivation. Trouver de nouvelles manières de subjectivation contre la monopolisation de violence, c’est dans ce lieu que l’on trouve la définition balibarienne de la résistance. Est-il possible qu’un mouvement révolutionnaire permette à ceux qui y participent un processus de subjectivation, au lieu de les désubjectiver ? Est-ce possible de civiliser un mouvement révolutionnaire de l’intérieur ? Comme Balibar le souligne, l’introduction des stratégies de civilité dans les mouvements révolutionnaires met la civilité au cœur de la transformation sociale.

8Dans le livre Violence et civilité, « la violence extrême » est un des concepts fondamentaux. Selon Balibar, il désigne la violence inconvertible qui n’évolue pas pour aboutir à une vie avec les autres dans les institutions justes [5], par la voie du dialogue, de l’échange symbolique, de la médiation, du travail de re-signification, la découverte d’une nouvelle perspective, l’insertion des tiers négociateurs. La violence extrême est formatrice sans être productive, générative sans procurer de possibilités nouvelles. Or, il y a des tensions qui peuvent nous inciter à faire des pas vers des nouvelles institutions, vers la création de nouvelles frontières qui diminuent la pression et apportent des assurances contre la domination. La plupart du temps, être positif n’est pas une vertu. Si vous attendez docilement votre tour et laissez passer la violence des institutions à travers vous, le temps arrivera, à condition que vous soyez membre de sexe masculin, pour être promu à une position de pouvoir supérieur. Au contraire, la contestation personnelle, même si elle fait payer les individus pour leur indocilité, forcerait les institutions à rendre compte de leurs pratiques, à se rationaliser, à créer de meilleurs standards. La contestation, le refus d’accepter quelque chose comme étant donné, la création d’alternatives, et l’interruption de la routine ordinaire qui ne permet pas le questionnement est aussi de la violence. Mais si cette violence vise un ordre plus égalitaire et plus juste, nous devons la concevoir comme une violence transformative, progressive et productrice. Si une institution permet la contestation, la critique et la prise de position personnelle, elle porte en elle-même la possibilité de transformation. La violence extrême ne s’ouvre pas à l’interaction et à la transformation, c’est pourquoi elle est désignée comme « inconvertible ».

9On peut donner plusieurs exemples de la violence extrême. Prenons l’exemple de la violence extrême dans la guerre qui supprime l’élément spirituel dans le corps pour le réduire à son état ultra-matériel. Comme Fethi Benslama l’a remarqué, les conditions qui rendent possibles les massacres et les génocides ne sont pas seulement l’expulsion du lieu de naissance, des terres où l’on est enraciné, les désaffiliations, la coupure des liens sociaux, l’exclusion de la communauté, de la nation, de la société, la perte des droits de citoyenneté [6]. Ceux qui subissent cette épreuve sont aussi exclus de l’appartenance au genre humain, expulsés de l’humanité. L’être qui se trouve dans cette condition, ne faisant partie ni de la société ni de l‘humanité est tout à coup décorporalisé. Il/elle ne possède plus un corps organique, mais devient alors un ensemble d’organes ouverts à la violence et au saccage. Ces organes sans corps n’appartiennent pas à une personne ou à un corps vivant car il n’y a plus de personne dotée d’un statut moral, d’un soi-même. Les organes sans corps appartiennent à tout le monde, car le corps n’appartient à personne. Ceux qui s’en emparent peuvent les vendre, les échanger, les gaspiller, les annihiler. Dans ce marché d’organes, les hommes sont tués car ils sont la semence, les femmes sont violées car elles sont l’utérus fécond. L’autre n’est plus l’autre origine du sens, mais justement une configuration d’organes. L’effet de la violence extrême est de détruire l’autre en tant qu’être capable de faire des choix, d’annihiler ses droits et sa liberté, de le déplacer des lieux où il peut apparaître comme capable de discours. La violence extrême n’institue pas une autre frontière interpersonnelle, elle déplace sans limites, dépersonnalise, décorporalise, réduit au silence et à l’automatisme de la matérialité.

10Les atrocités pendant les génocides et les nettoyages ethniques se décrivent en termes de violence extrême mais celle-ci ne se limite pas à l’actualité de la guerre ou du totalitarisme. Balibar nous dit que la violence a pris la forme de la violence extrême en Europe après le totalitarisme. Le concept inclut la discrimination envers les immigrants, le racisme et le nationalisme. Leurs fondements sont le capitalisme et sa production de chômeurs et de « sans-part [7] ». Balibar remarque que la violence extrême détruit la stabilité de la distinction entre l’espace public et l’espace privé. Elle n’explique pas seulement les phénomènes appartenant à l’espace publique mais, peut être utilisée effectivement pour décrire les relations dans l’espace privé. Cependant, ce concept n’est pas mis à l’épreuve explicitement par Balibar, pour la violence domestique, ou plus généralement pour la violence envers les femmes. Je me propose donc d’évaluer la réflexion sur la violence de Balibar dans le contexte de la violence domestique.

« Violence extrême », violence domestique et « violence d’hommes »

11En tant que femmes qui ont grandi, vécu, se sont épuisées dans un milieu de violence domestique, nous avons à notre disposition diverses stratégies pour nous réaliser et élargir l’espace de la liberté ; nous sommes toutes des produits de la violence extrême. Je n’utilise pas le terme de « violence extrême » au sens de la violence exercée par les membres de la famille, indépendamment de leur genre en tant qu’homme, femme, fille, garçon mais celle exercée par les hommes contre les femmes, les enfants et les autres individus inclus dans la famille. Dans la littérature féministe le terme de « violence domestique » a été critiqué pour sa présupposition de son confinement dans l’institution du mariage ou dans un domicile partagé. Il n’est pas suffisamment large pour inclure la violence dont les femmes souffrent dans les relations intimes vécues sans partager le même domicile. Pour rendre ce terme plus inclusif la suggestion est faite d’utiliser le terme de « violence du partenaire intime ». Récemment, le mouvement féministe en Turquie a laissé tomber « la violence domestique » et préféré « la violence d’homme [8] ». Mais une raison conjoncturelle justifie quand même le maintien du terme ancien de « violence domestique » en circulation dans le contexte de la Turquie : le gouvernement turc a adopté une politique pour fortifier la famille au lieu de protéger et de renforcer les femmes qui sont en train de faire l’épreuve de la violence d’homme. Le mouvement féministe en Turquie modifie son langage par rapport à cette conjecture et souligne que la famille forte n’est pas une solution à la violence, mais une institution qui est elle-même basée sur la violence.

12Le féminisme radical n’aborde pas la violence en tant que phénomène sociologique ou psychologique qui marque un certain nombre de familles. Il met l’accent sur le fait que la famille, en tant qu’institution historique, est patriarcale et que la violence appartient à sa structure. Même s’il n’en parle pas explicitement, Balibar admet cette thèse car il admet le principe radical que les institutions soient des produits de la violence. La famille, même si elle apparaît comme transformée par des individus qui se sont civilisés, au moment de la crise, le passé institutionnel et les pratiques historiques que l’on estime dépassées peuvent hanter les familles les plus alternatives. Il est naïf de croire que l’on peut s’évader de ce passé par une décision, car comme Lacan le disait, « il est de la nature du désir comme tel de nécessiter le support de l’Autre [9] » et que le signifiant du désir ou sa constitution ne s’explique pas par le naturalisme ou le volontarisme.

13Du point de vue féministe, je dirais que la violence domestique comme une forme de violence extrême s’engendre dans le corps ou le sexualise d’une manière sociale et culturelle jusqu’au point où il devient un être ultra-matériel et ultra-objectif. Pour la plupart des femmes, l’assomption du genre est un processus d’exposition à l’extrême violence. Dans sa forme de violence domestique, elle rigidifie les frontières corporelles et détruit les conditions d’expression pour la personne. En me servant des termes de Simone de Beauvoir, je dirais que la perte de la possibilité de transcendance et la réduction à l’immanence marquent ce processus de la production d’un sujet précaire. Comme elle le dit dans Le Deuxième Sexe, la transcendance appartient à l’être humain [10]. La perte de la transcendance est pour la femme, la perte de la liberté humaine, l’obstruction par des structures sociales et historiques de la capacité à créer une œuvre, une institution, quelque chose de permanent dans le monde au-delà du domaine privé où elle est prise par la routine dans laquelle elle donne des soins aux autres membres de la famille. Dans la perte de transcendance, la femme devient un être exploité dans la dimension immanente de son être. Cette immanence n’est ni de nature ni d’essence mais elle est l’expulsion de l’égalité et de la liberté de cet être dans son engendrement comme commodité, objet de possession. L’immanence dans la vie privée peut se transformer en une prison dont un être exposé à la violence extrême ne peut s’évader ; c’est un lieu de torture incessante.

14Nous sommes des survivantes de cette violence extrême et de ces alliées qui ne se succèdent pas d’une manière chronologique. La violence domestique est accompagnée de façon synchronique par la violence dans les rues, le système scolaire, les institutions, le droit, et l’État. Quand bien même nous sommes organisées dans la résistance, nous sommes obligées de lutter contre la domination masculine au sein de ces organisations, qui s’empare de nous et envahit notre parole. Les femmes séjournent dans le monde en essayant d’établir des frontières contre la violence des hommes qui se déchaine sans souci de payer aucun prix. Dans leur effort pour s’exprimer elles cherchent des médiations, font des concessions pour pouvoir se protéger contre cette menace. Même si on peut dire qu’il n’y a aucune femme qui n’ait jamais subi le harcèlement sexuel ou l’abus physique, nous essayons de faire en sorte qu’au dernier moment notre histoire soit une histoire de survivance que l’on raconte avec fierté et non pas celle d’une victime sans parole.

15Le père est positionné comme le directeur de la famille. Mais il est aussi métaphoriquement et symboliquement le commandant. La famille s’enseigne dans les écoles ; ce positionnement du père et cet enseignement ont pour résultat de former les citoyens à vivre dans une société d’obéissance. Des structures similaires font partie de l’engendrement, de la sexualisation sociale par le biais de l’ultra matérialisation de la violence extrême. Comme Pınar Selek le remarque à propos du service militaire en Turquie (2014), l’armée est structurée par l’absence des femmes biologiques mais ceux qui subissent la violence physique y sont féminisés. Structuralement parlant, il s’agit ici d’une famille violente. Cet ordre renforce le fait que l’homme se représente comme un commandant qui aurait le droit d’exercer une violence extrême sur les autres membres de la famille : il les considère comme des êtres qui doivent lui obéir inconditionnellement, d’une manière absolue. La violence extrême s’infiltre dans l’éducation de la citoyenneté jusqu’au service militaire, dans l’interprétation patriarcale de la religion jusqu’au décisionnisme arbitraire du souverain, qui s’octroie le droit de vie et de mort sur ceux qui en sont dépendants. Il prétend donc justifier ses pratiques de cruauté. Jusqu’au point où il produit un homme qui puisse rendre compte du meurtre de sa femme en disant : « Elle n’avait qu’à ne pas me chercher, ne pas me provoquer ! » Il l’a tuée car il n’a pu tolérer son libre arbitre, sa singularité. De son point de vue, la cause du meurtre est ce refus de domination, la résistance, la non-annihilation de cette capacité, de cette unique capacité à se comporter. Le genre opère en créant des rapports de pouvoir asymétriques [11]. Il ne faut pas entendre cette proposition comme si elle avait un sens abstrait. En fait, elle relève d’une détermination qui distingue des vivants et des morts ; ceux qui vont vivre de ceux qui vont mourir ; ceux qui vont être libres de ceux qui seront dépouillés de la spontanéité qui est à la base de la liberté.

16En Turquie, l’État ne soutient pas la femme, mais la famille. Nous savons par l’observation de l’ordre factuel, en remarquant les politiques sociales mises en pratique, que la femme est soumise à la famille. Elle est réduite à sa fonction procréatrice et à la maternité. La question concerne la relation entre cette violence et les autres formes de violence extrême exercées par l’État. Dire qu’il s’agit de conservatisme ne suffit pas à expliquer la dimension de la violence structurelle. On a besoin de faire une description phénoménologique précise, de donner une explication à l’augmentation de la violence envers les femmes. Comment la démocratie de la majorité devient-elle une domination ou une dictature masculine ? Je vais essayer de donner une réponse à cette question.

17La grande majorité de la population consiste en des hommes, femmes, et enfants jetables. Bertrand Ogilvie dans Violence et représentation (1995) définit l’homme jetable en disant :

18

La logique de la société civile produit inévitablement une classe croissante d’individus qui ne sont pas simplement menacés de pauvreté, ou d’injustice, mais qui sont tout simplement « de trop ». C’est là le comble de l’irreprésentable parfaitement réciproque : la société n’est plus représentable pour cette classe qui ne peut plus y voir la source de son existence ; cette classe n’est plus représentable pour la société, qui ne sait littéralement plus qu’en faire. Elle doit donc disparaître…[12]

19L’homme jetable est l’homme qui est rendu inutile, qui ne sert à rien, sans emploi, sans sécurité, sans droits et sans futur. Il n’utilise son droit de citoyenneté que quand il vote. Son rôle dans la démocratie est limité à dire oui ou non aux candidats qui sont choisis à l’avance par les présidents des partis politiques. Le système néolibéral ne ressent plus la nécessité de lui donner un récit qui explique sa condition. En considérant la Turquie, on peut aller plus loin. Le système encourage l’homme jetable par une mauvaise éducation obligatoire pour le retarder dans la participation à la vie. Cette éducation emploie un terrible système de compétition qui consiste, par exemple dans l’éducation, au système d’examen à choix multiples. Le curriculum est de fait de plus en plus difficile sans qu’il y ait aucune nécessité, les examens deviennent plus durs car le vrai objectif n’est pas d’enseigner mais de choisir le 1% pour qui les meilleures positions seront ouvertes et d’éliminer les 99% qui n’auront pas de futur. Dans ce système de compétition, celui qui échoue ne peut qu’être responsable de sa transformation en homme jetable. Néanmoins, le système demande que l’homme jetable soit docile : il doit obéir, devenir un esclave volontaire. Il doit consentir à être laissé tout seul, abandonné à son destin. Il a déjà toujours oublié sa liberté ; sa liberté consiste en son identité. Cette identité est en fait un amalgame de son identité religieuse et ethnique et de son genre. Les femmes, comme le premier ministre Recep Tayyip Erdogan le répète, doivent donner naissance au moins à trois enfants, car les enfants augmenteront la consommation. La famille se sacrifie pour financer les écoles et leurs enfants qui n’auront pas d’emploi dans le futur ; mais le résultat inévitable est la production d’un plus grand nombre d’hommes jetables. La manière la plus profitable de liquider les hommes jetables est sans doute la guerre.

20Dans la pensée commune de Balibar et d’Ogilvie la dimension du genre dans l’être jeté est une expression conceptuelle de la manière dont la différence sexuelle marque des expériences diverses vécues comme manquantes. Comment s’ultra-subjectivise, selon les termes de Balibar, l’homme jetable qui perd sa subjectivité politique, sa propriété d’être citoyen actif et participant ? Nous pouvons répondre à cette question en prenant en compte le contexte turc. L’homme jetable s’ultra-subjectivise par le mécanisme de son identification au pouvoir souverain grâce au genre, un rapport d’identification qui le justifie dans sa domination et l’asservissement qu’il exerce sur la femme et les enfants. Autrement dit, la famille soutenue par l’État, est le lieu unique où l’homme jetable se subjectivise par la voie de la violence, par l’exercice de la violence extrême.

21Comment la liaison s’établit-elle entre l’homme jetable produit par le système mondial néoliberal et le souverain masculin ? Pour rendre compte de la dictature des masses pauvres, il est certes nécessaire d’avoir recours à la pauvreté, au déclassement et au ressentiment qui l’accompagnent. Mais on peut aussi faire appel à l’admiration et à la fascination que l’homme, qui, perdant sa puissance économique et ses espoirs futurs, peut éprouver face à la spontanéité, au libre arbitre et à l’aisance de comportement par le biais desquels le souverain se manifeste au cours de l’exercice de son pouvoir en exerçant l’extrême violence. Cette fascination procure une récompense et il est possible d’élargir cette violence extrême en la transposant dans le domaine privé où l’homme se sent au-delà de tout questionnement. Quand la souveraineté s’incorpore dans une figure masculine violente qui viole la loi comme un père archaïque qui possède tout ou actuellement suspend la loi, il s’agit d’une structure autre que celle d’une alliance de fraternité. La souveraineté devient d’autant plus fascinante là où les frères, autres que le souverain, risquent de perdre ou ont déjà perdu leur statut de sujet. Ici une cascade apparaît dans laquelle la violence s’écoule de celui qui domine sur ceux qui sont dominés. Les rapports civils entre les sexes commencent à se transformer dans la mesure où le souverain hurle, attaque, persécute, redresse les corps des femmes, engendre leur existence sexuelle. Au cours de cette épreuve la femme se constitue comme un être qui peut être maltraité non seulement par son mari, mais par tous les hommes. Elle perd son statut moral de sujet à l’extérieur du domicile, dans les rues et dans le domaine public en général. Ce processus s’accomplirait dans une perception sociale de son être même comme un crime dans le monde. Ce qui est maintenant le cas en Afghanistan. La violence émane du haut vers le bas, mais elle s’infuse aussi dans les nervures les plus fines de la société, elle n’arrête pas de pénétrer les relations interhumaines civiles les plus ordinaires et au quotidien. Je pense que dans une telle société la question de la différence sexuelle mérite d’être pensée en elle-même car il y a une différence entre la constitution de l’homme et de la femme en tant que jetables. Dans un système de domination néolibéral, capitaliste et anti-démocratique les femmes deviennent jetables autant que les hommes. Elles peuvent sans doute être jetées. Mais avec une différence : les femmes ne sont pas seulement jetées, elles sont tuées aussi. Ce meurtre n’est pas accidentel, il n’est pas la conséquence d’un moment de délire dans lequel la rationalité est mise hors circuit. La facilité, l’aisance avec lesquelles le système les installe comme étant dans la possibilité d’être tuées, appartient à l’essence de la violence structurelle qui nous produit en tant qu’hommes et femmes.

22Tout le monde paie le prix de la violence structurelle, mais les plus faibles le paient par leur vie. Chaque homme jetable a au moins une femme sur laquelle il peut agir violemment en imitant le souverain et sans être obligé de rendre compte de son action. Il y a quelque mois, le public a vécu un scandale lors d’une émission de télévision en Turquie. Il s’agissait d’un programme où des célibataires se rencontraient pour se marier. Un des candidats s’est présenté comme ayant déjà tué trois femmes et il ne voyait aucun obstacle moral l’empêchant de participer à ce programme pour trouver une nouvelle épouse. C’est là un symptôme qui montre qu’il est devenu acceptable de tuer les femmes, si on laisse de côté une partie intellectuelle du médium social. L’homme ordinaire se sent fier de proclamer qu’il a tué sa femme ; il n’est pas honteux du tout, car tuer une femme fortifie sa masculinité, appartient à la constitution du genre masculin. En ce sens, le voile de sa femme est un élément constitutif de l’identité sociale et politique de l’homme musulman dans la Turquie contemporaine. Le meurtre, dans son actualité ou seulement dans sa possibilité, son imminence, est constitutif du genre masculin. Devrait-on l’appeler la restitution masculine, le retour des possibilités du patriarcat que le système du droit moderne voudrait dépasser ? Et ne peut-on pas expliquer de cette manière le meurtre des transsexuels ? Les meurtriers ont encore moins à payer pour les avoir tués car la manière dont les transsexuels performent le genre, en mettant en relief le fait qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre le sexe biologique et le genre, dérange aussi l’hétéronormativité du droit.

23Les lois peuvent être suspendues par la volonté du souverain et la stabilité d’une constitution ou d’un cadre légal nous manque. Cependant il y a une équation masculine symbolique qui se donne à nous comme immuable. Elle est en train d’être restituée après le défi historique que la modernisation turque a apporté. Cette équation sert à subordonner les femmes, en leur volant les acquis émancipateurs du XXe siècle. Dans la mesure où elle s’inscrit dans l’inconscient des femmes et des hommes, elle empêche que le droit d’auto-détermination des femmes, leur définition d’elles-mêmes soient respectés. En effet, elle travaille l’inconscient masculin comme un programme d’annihilation, celle de la femme qui voudrait se séparer de son partenaire ou divorcer pour se lancer dans une vie nouvelle. En bref, la femme qui désire être l’auteur de sa vie ne saurait être respectée, son droit de vivre ne lui serait pas reconnu. Le programme politique de la souveraineté, au lieu de remarquer et de détruire les conditions de son fonctionnement afin de protéger les femmes, le renforce, le soutient et le répand. Pourquoi le rapport de domination entre l’homme oppresseur et l’homme oppressé ne produit-il pas de ressentiment et accepte-t-il l’affirmation, le soutien et le consentement ? Ils peuvent former une alliance grâce à la destruction de la liberté des femmes par la privation de leur droit de parole au sujet de leurs propres corps. Une alliance qui récompense l’embarras que l’inégalité économique cause à l’opprimé. Quel est le processus au cours duquel le manque de subjectivité se renverse dans une ultra-subjectivité ? Nous ne pouvons pas comprendre le rôle que le conservatisme joue dans le système néolibéral si nous ne pouvons pas voir que l’opprimé et l’oppresseur s’identifient dans la misogynie.

24Les femmes ont utilisé plusieurs stratégies pour résister à la violence qui menace leur vie. Y compris les alliances qu’elles ont faites avec les institutions patriarcales. Elles ont essayé de s’affermir par les Lumières, le kémalisme, la religion, la famille contre le mari, le mariage contre la famille, la vie professionnelle contre le mariage, les rues, les montagnes et même la vie de guérilla contre le patriarcat de la tradition et de l’État. Pourquoi céder n’est pas consentir [13] ? Céder n’est pas consentir car consentir n’implique pas la cessation de la contestation, la défense de soi même par d’autres voies. Néanmoins, il n’est pas facile de résister à la violence extrême et de négocier avec elle, car elle barre d’avance la voie de chaque critique. L’agresseur expérimente une brisure, une fragmentation narcissique quand il ne peut pas voir une image positive ou son double dans le miroir de ceux qui dépendent de lui. D’ailleurs son agressivité indique sa fragmentation. L’agression est une façon de répondre à la fragmentation en fragmentant l’autre. Et il n’est pas facile de survivre face à ce genre de comportement.

25Que peut être la survivance des femmes à la violence extrême qu’elle subissent ? Ne pas mourir nécessite plus que vivre. Survivre malgré tout est une possibilité qui appartient à la structure et à l’essence de l’existence, qui ne se réduit pas à l’opposition entre la vie et la mort. Les femmes qui ont survécu à la rencontre avec une machine d’annihilation en portent les marques. Mais cette manière de survivre ne tombe jamais du côté de la mort, du passé et de l’assomption de la position de victime où le futur reste fermé ; au contraire, elle est en-deçà de la vie et du futur. Elle se trouve au bord de l’affirmation inconditionnelle de la vie. Cette vie au-delà de la vie est une vie plus que la vie car elle n’équivaut pas à continuer à respirer comme un mort vivant après l’expérience de la cruauté. Elle est la vie la plus intense possible. Les femmes dans les organisations féministes ont essayé de transformer les victimes en survivantes en créant des réseaux de solidarité, un nouveau langage et de nouvelles possibilités d’action. Et c’est ici que l’on trouve une intensité de vie qui recommence dans le renforcement procuré par l’anti-violence féministe.

Notes

  • [*]
    Professeur à Université Koç, Istanbul, Turquie.
  • [1]
    Étienne Balibar, Violence et civilité : Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Paris, Éditions Galilée, 2010.
  • [2]
    Violence et civilité, op. cit., p. 44.
  • [3]
    Jacques Derrida, « Violence et Métaphysique », L’Écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967. Voir note 1, p. 136 et p. 172, et p. 208.
  • [4]
    Violence et civilité, op. cit., p. 42.
  • [5]
    Violence et civilité, op. cit., p. 47.
  • [6]
    Fethi Benslama, « La dépropriation ». IV. Éditions Galilée 1997 et Une fiction troublante, Éditions de l’Aube, coll. « Monde en cours », 1994, dans Lignes, n° 24, février 1995, p. 36, 39-40. Voir Violence et civilité, op. cit., p. 85.
  • [7]
    Selon Jacques Rancière, « La politique existe lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-part. […] En dehors de cette institution, il n’y a pas de politique. Il n’y a que l’ordre de la domination ou le désordre de la révolte. » Jacques Rancière, La Mésentente : politique et philosophie, Éditions Galilée, 1995, p. 31.
  • [8]
    Voir, Sibel Dağ, « Kadına Karşı Şiddete Karşı » , http://www.sosyalistfeministkolektif.org/bedenimiz/erkek-siddeti/937-kad-na-kars-siddete-kars.html, accédé en Mai 16, 2015.
  • [9]
    Jacques Lacan, Le Séminaire, livre V, « Les formations de l’inconscient », Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 402.
  • [10]
    Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tome I : « Les faits et les mythes » Paris, Éditions Gallimard, 1986.
  • [11]
    Hilde Lindemann, « What is Feminist Ethics ? », An Introduction to Feminist Ethics, New York, The Mc Graw Hill Companies, 2004.
  • [12]
    Bertrand Ogilvie, « Violence et représentation. La production de l’homme jetable », in Lignes, n° 26, octobre 1995, p. 126 (Cité par Balibar dans Violence et civilité, p. 89). Voir aussi Bertrand Ogilvie, L’Homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Paris, Éditions Amsterdam, 2012.
  • [13]
    Nicole-Claude Mathieu, L’Anatomie politiques, Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Éditions Côté Femmes, Recherches, 1991.