Les stratégies de civilité : une politique des identités ?

Introduction

1La civilité est un des enjeux centraux de l’anthropologie politique qu’Étienne Balibar met en place dans son ouvrage Violence et civilité (2010). Il s’agit de penser notamment les conditions d’une « civilisation de la révolution », autrement dit les stratégies permettant aux mouvements révolutionnaires de ne pas franchir le seuil de l’extrême violence. Elle est en effet ce qui peut venir miner de l’intérieur toute politique de transformation ou d’émancipation. Car la violence extrême menace la constitution des identités sociales et politiques, et donc leur capacité de résistance.

2La civilité ou anti-violence ouvre donc un horizon de questionnement riche sur l’évolution de la conjoncture des révolutions arabes. Pourtant, il ne s’agit pas d’une catégorie descriptive que l’on pourrait se contenter de plaquer sur des processus historiques. Elle pointe plutôt l’horizon d’un problème que les conjonctures elles-mêmes peuvent conduire à renouveler [1]. C’est donc ce problème, et en particulier comment il se noue à la question des identités, que nous aimerions tenter de clarifier. Pour ce faire, nous mettrons en dialogue la philosophie de Balibar avec des analyses proposées par Judith Butler sur la Révolution égyptienne, et en particulier l’occupation de la place Tahrir. La thèse que nous défendrons est que les stratégies de civilité ne sont pas, et ne peuvent pas être une « politique » des identités, mais une mise en jeu des identités des sujets en lutte.

1 – Les stratégies de civilité : mise « en jeu » des identités contre l’extrême violence

3On pourrait résumer le projet de Violence et civilité en disant qu’il s’agit pour Étienne Balibar de refonder la philosophie politique à partir de ce qui en constitue les conditions d’impossibilité : à savoir les formes de violences inconvertibles, ou violences extrêmes, qui échappent à toute maîtrise, à toute rationalité. Elles hantent tout projet politique, et en particulier toute révolution [2]. « Civiliser la révolution » revient donc à élucider les stratégies de civilité qui permettent d’empêcher les conjonctures révolutionnaires de franchir le seuil de l’extrême violence. Dans cette première partie, nous souhaiterions clarifier le nœud problématique qui unit civilité et identités dans l’anthropologie politique d’Étienne Balibar.

1.1 – Le tragique de la politique : l’extrême violence

4La politique n’est jamais une conversion sans reste de la violence en institution, que ce soit dans le modèle de la souveraineté ou dans celui de la révolution. C’est ce que Balibar s’emploie à montrer à travers une lecture minutieuse des philosophies de Hobbes, Hegel et Marx dans les deux premières conférences qui ouvrent Violence et civilité. La part d’inconvertibilité de la violence est ce qui vient menacer la possibilité même de la politique [3]. Ce sont les violences extrêmes que Balibar se propose de conceptualiser à travers une « phénoménologie de la cruauté » (Balibar, 2010d, p. 386). L’auteur ne cherche pas à les définir comme une structure de causes, mais plutôt comme « structure d’effets observables, mais dont la cause (en tout cas la cause principale, ultime) est “absente”. » (ibid., p. 406). Car les violences extrêmes ne sont réductibles à aucune rationalité tactique, ou stratégique, elle sont au-delà du paradigme moyens/fins, au delà de la distinction entre la vie et la mort, lorsque s’ouvre la possibilité d’éprouver la vie comme moins supportable que la mort [4]. À ce titre, elles sont, écrit Balibar, « la manifestation de la part d’inhumanité sans laquelle l’idée même d’humanité est dénuée de sens » (ibid., p. 390). Elles figurent le franchissement d’un seuil au-delà duquel l’humain est réduit à une absolue vulnérabilité de la « vie nue » (Agamben, 1997).

5Balibar thématise les violences extrêmes sous deux grandes modalités, qui ne sont pas des catégories distinctes, mais des formes réversibles l’une dans l’autre. La violence ultra-objective réduit « les êtres humains au statut de choses éliminables et instrumentalisables à volonté dans le monde des marchandises » (ibid., p. 406) : ce sont les effets du capitalisme mondialisé, avec son concert de paupérisations massives, de déplacements de population, de réductions en esclavage, de famines, d’épidémies (ibid., p. 388). Ces violences ultra-objectives sont sans visage, sans volonté assignable, alors que la seconde modalité, les violences ultra-subjectives, prennent la figure d’un sujet dont l’identité devient « totalement exclusive de toute autre, […] qui commande impérieusement sa propre réalisation, à travers l’élimination de toute trace d’altérité dans le “nous” et dans le “soi” » (2010, p. 44). Elle renvoie historiquement à l’expérience des camps, à la mise en place de régimes de terreur, à la généralisation de la torture, c’est-à-dire à une brutalisation et une négation de l’humain comme autre, venant menacer une identité enfermée dans un délire de toute puissance.

6Dans leur démesure, les violences extrêmes menacent la capacité de résistance des sujets. Cette capacité de résistance, Balibar la désigne comme « minimum incompressible [5] » : « ce qui fait la capacité de résistance des individus à la violence, […] est l’ensemble des rapports qu’ils entretiennent toujours déjà avec d’autres individus, qui “font partie d’eux-mêmes” comme eux-mêmes “font partie” de l’être des autres » (ibid., p. 400). Il est donc le fondement de toute identité comprise à la fois comme pouvoir d’agir, de désirer et de penser. Ce que détruit la violence extrême, c’est la possibilité même de la relation, et donc de toute relation de pouvoir, de conflit et de résistance même à la violence. De nombreux récits d’expériences concentrationnaires décrivent ce point de bascule où plus aucune relation, plus aucune solidarité, ne peuvent s’expérimenter, où l’humain devient une simple chose.

7Mais l’extrême violence est aussi fondamentalement ce à partir de quoi Balibar propose de repenser le politique et l’institutionnalisation de l’égaliberté [6]. Élucider le concept de civilité, c’est donc analyser ce qui le noue au problème des identités.

1.2 – La civilité : réflexivité critique des identités

8La politique, c’est donc « la possibilité aléatoire, exclusivement pratique, d’écarter la terreur, de la différer plus ou moins complètement et plus ou moins longtemps. » (2010d, p. 413), ce que Balibar appelle « civilité », ou encore anti-violence. Elle ne peut advenir par l’institution de la souveraineté qui prétendrait « sauver l’homme de la sa mauvaise nature » (ibid., p. 413-414). La stratégie de civilité n’est donc pas la prérogative de l’État de droit, ni d’ailleurs de l’homme politique, même si Balibar se plaît à rappeler une citation exemplaire extraite du Savant et du politique de Weber – mais malheureusement encore trop prise dans l’idéologie des grands hommes. Il préfère adresser à la multitude constituante cet épineux problème : à savoir, « comment l’équilibre de l’éthique de la conviction et de l’éthique de la responsabilité peut être démocratiquement partagée. » (Ibid., p. 415).

9La civilité ne peut donc prendre la forme d’une politique des identités, au sens où l’État, ou une organisation, planifierait, après expertise, les modalités d’une gestion des identités. Balibar refuse d’ailleurs de la codifier [7]. Il reconnaît et même revendique, la dimension aporétique de la stratégie de civilité : elle se fonde sur ce qu’il nomme « l’insurrection émancipation », ce qui signifie que l’égalité et la liberté ne sont jamais acquises une fois pour toutes, mais qu’elles font l’objet d’une reconquête permanente par la multitude, qui par là retrouve son pouvoir constituant. Or, ce que la stratégie de civilité doit affronter, c’est le double problème d’une violence extrême pouvant prendre la forme soit d’une rigidification radicale de l’identité, soit de sa dissolution. Ni absolue désidentification, ni identification à un absolu, la civilité doit plutôt parvenir à « dialectiser » les identités des sujets, les mettre en jeu pour créer en elles du jeu. La civilité est donc ce mouvement simultané d’identification et de désidentification qui doit s’opérer au sein de la multitude : elle est distanciation critique au sein même des identifications collectives sans lesquelles il ne peut y avoir de solidarité, de communauté. Elle est une réflexivité critique des sujets en lutte face à la puissance du collectif, sans se réduire à un individualisme stratégique. Impossible à circonscrire conceptuellement, elle relève d’un « art politique » (Balibar, Wallerstein, 1997, p. 52), qui ne peut se définir qu’en conjoncture, et dont Balibar montre qu’elle ne peut philosophiquement s’appréhender que comme le dépassement d’une antinomie : celle qui oppose le devenir majoritaire – émancipation d’une domination imposée par une minorité oppressive – au devenir minoritaire – libération du désir et de l’identité majoritaire (Deleuze et Guattari, 1980). « Le point de vue majoritaire, écrit Balibar, voit en permanence un danger de violence ultra-objective dans la “micro-politique du désir”, tandis que le point de vue minoritaire voit en permanence un danger de violence ultra-subjective (un fantasme récurrent de souveraineté) dans la “macro-politique de l’émancipation” ». (2010b, p. 187) En effet, le risque du devenir majoritaire est la reproduction ou mimesis de la violence des appareils d’État par les mouvements révolutionnaires, un tel affrontement ne changeant rien à l’assujettissement du désir de l’individu. À l’opposé, le devenir minoritaire, en tant qu’il est radicalement un devenir-autre, risque de condamner à une fluidité des identités, voire à leur complète dissolution. La civilité serait donc une dialectisation simultanée, critique, de ces deux stratégies majoritaire et minoritaire.

10Ainsi les « stratégies de civilité », ne se planifient pas, ne se décrètent pas : elles ne peuvent dans cette appréhension se définir comme des « politiques de l’identité » au sens strict. Le risque d’une stratégisation, ou d’une instrumentalisation des relations d’appartenance peut en effet renforcer le risque de l’extrême violence. La civilité pointe donc une aporie des politiques transformatrices et émancipatrices, elle est comme le rappelle Pierre Macherey « une catégorie sceptique [8] » dans l’anthropologie politique de Balibar. Pourtant, si elle est bien une « mise en jeu » des identités, c’est qu’elle s’expérimente dans des processus contestataires, ou insurrectionnels. À quelles conditions peut-on repérer dans certaines conjonctures des révolutions arabes de telles stratégies de civilité ?

2 – L’institution de l’égaliberté sur la place Tahrir : laboratoire de la civilité dans « l’alliance des corps »

11Nous nous appuierons dans ce second temps sur des analyses proposées par la philosophe Judith Butler [9]. Dans une conférence intitulée « Bodies in Alliance and the Politics of the Street » (2011), elle propose une lecture de la Révolution égyptienne et, en particulier, de l’occupation de la place Tahrir. Cette analyse ainsi que l’ontologie sociale du pouvoir et du politique qui la conditionne serviront à décrire ce qui s’expérimente au niveau des corps et des identités dans le surgissement de cette « citoyenneté insurrectionnelle ». Car c’est bien l’expérimentation collective de l’institution de l’égaliberté [10] qui se joue dans cette occupation, et donc d’une alliance égalitaire entre les corps et les identités en lutte.

2.1 – « La possibilité paradoxale d’une violence non violente » (Butler, 2006)

12La conceptualisation de la violence chez Judith Butler présente un air de famille avec celle de Balibar (Butler, 2006). Elle se demande s’il n’est pas possible de penser une forme de violence qui ne soit pas une contre-violence, exercée purement contre la coercition, mais qui serait en elle-même non coercitive, c’est-à-dire non violente – autre manière en somme de poser la question de la « civilité [11] ». Quand elle questionne la possibilité de cette violence à l’occasion de sa lecture des Damnés de la terre de Frantz Fanon, c’est pour pointer le processus de désidentification qu’elle produit – la libération d’une identité abjecte, celle du colonisé –, mais qui ne conduit pas à une dissolution totale du soi dans la praxis violente. Comme la civilité chez Balibar, cette violence paradoxale aurait la capacité de créer un double mouvement simultané de désidentification (libération de l’identité dominée) et d’identification (création d’un « nous », dans la lutte collective).

13Ce double mouvement est possible parce que l’identité du sujet est socialement construite : les modes de subjectivation dépendent fondamentalement des relations sociales et des institutions. Ce qui induit une précarité ontologique [12]. La disponibilité des organismes humains à la violence est très grande et, en particulier, pour ceux dont la souffrance, le deuil et la mort ne comptent pas ou peu (Butler, 2005a, 2009). Mais ces vies précaires demeurent pour Butler saturées de pouvoir et de résistance, même si elles semblent exclues de la polis. Assumer l’interdépendance des corps, et de ceux qui n’ont pas d’ordinaire le droit d’apparaître dans l’espace public, c’est donc le moyen pour la multitude de faire effraction. Occuper l’espace public avec son corps, c’est affirmer le droit d’avoir des droits ; c’est, par l’apparition et la persistance de ce corps, y compris face à la répression, remettre en cause les frontières de la légitimité politique : « attaquer le corps, c’est attaquer le droit lui-même, puisque le droit est précisément ce qui s’exerce par le corps dans la rue [13] ». Lorsque les manifestants en Syrie, en Égypte, en Tunisie, en Turquie occupent par leur corps l’espace public, ce n’est pas seulement la légitimité de l’ordre politique qui est remise en question. C’est aussi la définition de l’espace public comme espace de la politique que se réapproprie la multitude, en reconfigurant l’environnement matériel : les rues, les places, ne sont pas des lieux-supports, mais deviennent des lieux de vie, de lutte, d’occupation, de soin, de création politique [14].

14L’alliance des corps que l’on voit en action dans les mobilisations, occupations, insurrections, ne se réduit jamais à la seule convergence de revendications ou de mots d’ordre. Elle s’expérimente toujours déjà dans une interdépendance des corps qui, seule, peut créer les conditions de l’égalité. C’est la prise en charge collective de cette interdépendance, de la précarité constitutive des corps, qui conditionne les stratégies de civilité, et leur institution collective.

2.2 – L’alliance des corps : l’exemple paradigmatique de l’occupation de la place Tahrir

15Selon Étienne Balibar, à chaque conjoncture historique, en particulier révolutionnaire, peuvent correspondre des stratégies de civilité. Quelles sont celles que la lecture de Butler de la Révolution égyptienne est susceptible nous révéler ?

16La force de l’analyse de la philosophe tient à sa prise en compte d’une politique des corps : les modes de subjectivation politique sont ramenés à la question de la persistance des corps, de leur résistance, en lien avec la sphère de leurs besoins fondamentaux, et de l’institutionnalisation de l’égalité. Le politique advient entre les corps, dans leurs relations et le fait qu’ils créent les conditions de possibilité de leur apparence, de leur visibilité. Or, ce qui se produit selon elle durant l’occupation de la place Tahrir (à partir du « Vendredi de la colère », le 28 janvier 2011, et jusqu’à la destitution de Moubarak, le 11 février), c’est une prise en charge collective et égalitaire de l’interdépendance des corps. Ce qu’elle appelle « alliance des corps [15] ». En effet, elle insiste sur deux aspects de cette mobilisation qui sont des indices de l’expérimentation de la civilité. En premier lieu, la sociabilité qui s’est organisée sur la place pour rendre possible l’occupation était d’emblée égalitaire : elle rompait avec la division du travail genrée, en imposant des rotations concernant les tâches de care (rangement, nettoyage, cuisine) et les prises de parole publiques qui ne reconduisaient pas les divisions entre les sexes. Ce qui signifie que la forme sociale de la résistance s’est structurée autour de principes d’égalité concernant à la fois ce qui relevait des revendications, et des actions contre le régime, et de l’organisation concrète de l’occupation. Elles remettaient en cause la distinction public/privé. Et elles incorporaient, dans la forme sociale en train de s’inventer collectivement, les principes pour lesquels les manifestants se battaient dans la rue : elles institutionnalisaient dans leurs pratiques l’égaliberté [16].

17En second lieu, même si les manifestants ont été contraints d’utiliser la violence comme répertoire d’action, notamment contre les militants pro-Moubarak qui ont assiégé Tahrir lors de la nuit du 28 janvier 2011, Butler insiste sur les chants pacifiques, en particulier le mot d’ordre « Silmiyya » qui signifie être en sécurité, innocent, irréprochable, de silm, qui signifie paix, mais aussi « la religion de l’islam. Ces chants ont fonctionné comme une maitrise de la violence. Ils rappelaient que le but de la mobilisation n’était pas la haine ni l’affrontement, mais l’institution de l’égalité. Leur importance se justifie en regard d’une philosophie des affects. Butler insiste sur les affects positifs pour montrer qu’ils sont déterminants en politique. Ils favorisent en effet l’émergence d’une identité collective émotionnelle qui, loin de devenir exclusive et monopolistique, comme dans les processus de contagion de la haine, instituent affectivement le principe selon lequel la violence ne doit jamais devenir une fin en soi [16]. Ces chants portent des logiques d’identification à un « nous » qui n’est pas circonscrit par une identité nationale, de genre, de classe, mais ouvert à l’alliance des différents modes de subjectivation militants. Associés à des pratiques de mobilisation qui instituent la prise en charge collective de la précarité des vies, ils montrent l’intérêt de penser la civilité dans une politique des corps et des affects.

Conclusion

18La civilité, si elle ne se réduit pas à une politique des identités, ouvre au sein des conjonctures de lutte, des expériences de mobilisation et de contestation, l’horizon d’une « citoyenneté insurrectionnelle » toujours à conquérir. Et le sens du rapprochement entre la pensée d’Étienne Balibar et de Judith Butler avait pour but de montrer qu’elle peut se prolonger dans une politique du corps et des affects que je n’ai fait qu’esquisser. Contre l’identification exclusive et totalisante que produit la haine, les stratégies de civilité se déploient bien plutôt dans des affects positifs, « actifs » pour reprendre la terminologie de Spinoza, que les corps en lutte expérimentent tout à la fois dans une réappropriation de l’espace public et dans une réflexivité critique à l’encontre de leurs identités.

Notes

  • [1]
    Ce principe de lecture est suggéré par Balibar lui-même : « Le sens recherché ne se trouve qu’au point de rencontre entre des questions formulées à partir de l’actualité (ou même de l’urgence), et des contradictions qui habitent de façon latente l’écriture du texte qu’il s’agit de remettre en mouvement. » (2010, p. 143).
  • [2]
    Il aurait été intéressant de confronter la lecture de Balibar à l’évolution des conjonctures révolutionnaires des soulèvements arabes, mais ce projet dépasse le cadre de notre analyse, et le domaine de nos compétences. Nous nous contentons de pointer des éléments qui auraient pu en constituer le point de départ : Balibar décrit par exemple dans La Crainte des masses des éléments communs entre le nationalisme de l’ANC et celui des Afrikaner, entre le nationalisme du FLN et celui des forces coloniales. On a donc affaire à une reprise mimétique par les révolutionnaires de pratiques utilisées par les forces répressives (tortures, terreur, ou retournement du nationalisme de libération en nationalisme de domination). Reste que la transposition descriptive des catégories philosophiques de Balibar pose un certain nombre de problèmes, raison pour laquelle je ne formule ces rapprochements qu’à titre d’horizons de réflexion.
  • [3]
    « Il s’agit d’un reste de violence inconvertible, produit par le pouvoir ou les contre-pouvoirs, qui déstabilise tout autant l’hypothèse libérale d’un État de droit pacifié par le monopole de l’exercice de la violence physique légitime que l’hypothèse marxiste d’une convertibilité de la violence révolutionnaire en institution. » (Sauvêtre, 2010).
  • [4]
    Les limites de l’extrême violence sont en effet tendanciellement atteintes lorsque s’opèrent trois types de renversement des conditions trans-individuelles de l’existence des êtres humains. Elles concernent « la “résistance” des êtres humains à la mort et à la servitude, la complémentarité de la vie et de la mort […], et la finalité de l’usage de la force et de la contrainte. » (Balibar, 2010d, p. 390). Une réflexion plus approfondie demanderait donc de montrer comme dans une conjoncture précise, les stratégies de civilité font échec à ces trois traits typiques des violences extrêmes.
  • [5]
    Il reprend ici une formule de Deleuze commentant Spinoza dans Spinoza ou le problème de l’expression, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 184-185, et 201-203.
  • [6]
    Et cette refondation, il ne la conçoit pas en dehors du nœud problématique qui unit le problème de la violence et le problème de l’identité, ou des identités : « je tenterai de préciser les termes de l’énigme constituée par la fusion du problème de la violence et du problème de l’identité. […] Cette unité qui n’est ni nécessaire (comme si la conjonction de l’identité et de la violence appartenait à leur essence) ni contingente (comme si elle était de hasard), nous renvoie à ce que j’appellerai abstraitement […] une hétéronomie de l’hétéronomie dans la politique. » (Balibar, Wallerstein, 1997, p. 41). Et cette hétéronomie de l’hétéronomie de la politique, c’est justement ce qu’il faut comprendre sous son concept de « civilité ».
  • [7]
    « La civilité en ce sens n’est certainement pas une politique qui supprime toute violence : mais elle en écarte les extrémités, de façon à donner de l’espace (public, privé) pour la politique (l’émancipation, la transformation) ; et permettre l’historisation de la violence elle-même. » (Balibar et Wallerstein, 1997, p. 46-47.)
  • [8]
    Pour Macherey, en effet, la civilité remplit avant tout une « fonction suspensive, interrogative et non fondationnelle » (p. 163) dans la philosophie politique de Balibar. C’est une des raisons pour lesquelles on ne peut pas en faire une pure catégorie descriptive, correspondant à une série fixe de propriétés, ou à une série de répertoires d’action. (Voir la présentation en ligne, http://philolarge.hypotheses.org/513).
  • [9]
    La conceptualisation de la civilité chez Balibar est très attentive à l’imaginaire des identités et à la manière dont ces identités sont performées, donc incorporées. C’est pour cette raison que l’analyse de Butler qui place au centre de sa réflexion le corps et les relations entre les corps – en particulier leur interdépendance, leur précarité fondamentale –, nous semblent complémentaires et convergentes avec les analyses de Balibar sur la définition de la politique.
  • [10]
    Étienne Balibar définit ainsi ce concept : « il n’y a pas d’égalité sans liberté et réciproquement. En conséquence, nul ne peut être libéré par un autre que lui-même, mais aussi nul ne peut se libérer sans les autres (ce que j’ai proposé d’appeler la proposition de l’égaliberté). » (2010, p. 24.)
  • [11]
    Un travail plus approfondi de comparaison entre Butler et Balibar nécessiterait de prendre en compte la défense butlerienne de la non-violence, et donc de la mettre en discussion avec l’article de Balibar sur Lénine et Gandhi (2010c). Voir à ce propos l’intervention au colloque de Pierre Sauvêtre.
  • [12]
    Si les humains sont constitués au croisement des relations sociales et des relations de pouvoir, ils sont alors intersubjectivement vulnérables ; et si leurs organismes dépendent pour leur survie d’un certain nombre de besoins, alors ils peuvent facilement être menacés de non-être ou de mort sociale – pour des raisons géopolitiques ou économiques (Butler, 2007). Pour Butler la précarité ontologique peut se doubler de formes induites de précarité, comme en témoigne le fait que les salariés puissent devenir « jetables » avec les processus de flexibilisation accrus du travail (Butler, 2012). On pourrait rapprocher ces analyses des formes de violence extrêmes ultra-objectives décrites par Balibar.
  • [13]
    « To attack the body is to attack the right itself, since the right is precisely what is exercised by the body on the street. » (Butler, 2011.)
  • [14]
    C’est ce qui conduit Butler à proposer une redéfinition de la politique : « To be outside established and legitimate political structures is still to be saturated in power relations, and this saturation is the point of departure of the political that includes dominant and subjugated forms, modes of inclusion and legitimation as well as modes of delegitimation and effacement. » (Butler, 2011) Elle s’affranchit pour ce faire d’une part de la distinction arendtienne du public et du privé, et d’autre part du paradigme logocentré pour penser l’action politique.
  • [15]
    « Bodies congregate, they move and speak together, and they lay claim to a certain space as public space. » (Butler, 2011)
  • [16]
    L’interprétation de Butler de l’occupation de la place Tahrir est convergente avec le documentaire Tahrir, place de la libération (Savona, 2012) qui propose une sorte d’ethnographie de ces événements, ainsi qu’avec des remarques du politiste Olivier Fillieule : « La “république de Tahrir”, cette république imaginaire que de nombreux participants évoquent entre eux, permet de vivre, sur le mode d’une prise de conscience émotionnellement chargée, la découverte de la politique, au cœur d’un espace libéré. » (Allal et Pierret éd., 2013, p. 302.)