La temporalité et la civilité chez Balibar

1Dans la réflexion d’Étienne Balibar, il est possible de considérer, depuis la modernité, un projet d’autonomie transindividuelle en vue de l’émancipation qu’il préconise. On retrouve le même projet chez Kant quand il élabore la question de la liberté et aussi chez Marx quand il considère l’hétéronomie en lien avec la transformation du monde. Pour Foucault, en tant que projet qui s’enracine dans un processus orienté téléologiquement vers le futur, la modernité consiste par excellence en une expérience située dans le « présent ». Mais la continuité que la modernité suggère entre le passé, le présent et le futur est brisée par les systèmes totalitaires, le mal radical et même par la violence extrême aujourd’hui. Dans La Crise de la culture quand Arendt se réfère à René Char en disant que « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », elle traite exactement de cette faille entre le passé et le futur. Dès lors que les relations au passé et à l’avenir ont été rompues, nous sommes confrontés à l’affaiblissement et même au déclin de notre capacité de transformation et d’émancipation qui est pourtant le propre de l’action politique. Cela signifie que le temps a expressément cessé d’être la puissance historique. Nous nous retrouvons immergés dans la « fin de l’histoire » et dans le sentiment pessimiste d’être sans utopie, dans la mesure où l’utopie présuppose une continuité de l’histoire. Nous sommes plongés dans l’avenir indéterminé et sans promesse.

2Au XXe siècle, les liens avec le passé et le futur ont été rompus. Le genre humain se trouve enfermé dans le présent figé. Les frontières de trois empires ont été détruites en Europe puis redessinées dans le cadre du système d’États-nations globalisé avec les guerres, les génocides, les massacres et la paupérisation qui a accompagné une telle transformation historique du cadre politique. Cette période est caractérisée par la présence de millions de sans-État, par l’exclusion des humains du domaine public, humains qui sont privés des droits de l’homme. Aujourd’hui la situation est, elle, caractérisée par une philosophie qui parle « d’humain superflu [1] » et « d’homme jetable [2] ». Dans un tel contexte, comment est-il possible de considérer la possibilité de l’action et de la politique, ses potentialités, ses limites ? L’analyse de l’articulation entre l’invention totalitaire et la situation présente exige une analyse fine des situations où se disjoignent et s’imbriquent passé et présent. Il devient très difficile de s’interroger sur la relation ambiguë entre la violence (éventuellement la violence extrême dont parle Balibar dans son livre) et la politique et de se confronter aux formes complexes de la violence extrême tant individuelle que collective. Si nous avons temporellement perdu à la fois nos repères de conduite politique vers le passé et vers l’avenir, ce qui a provoqué également la disparition de notre capacité d’agir, comment pourrions-nous transformer l’action qui se restreint à une simple réaction individuelle et instantanée envers les changements politiques, économiques et sociaux ? Comment pouvoir envisager, mettre en œuvre la capacité à commencer quelque chose de nouveau quand, de nos jours, nous sommes confrontés à toute sorte de formes de violence extrême ? Quand bien même il n’y a pas de recette politique applicable à ces questions qui, de plus, sont entièrement sans réponse, cette sorte d’interrogation nous montre qu’il est impossible d’examiner la politique à partir des moyens et des fins. Elle apparaît elle-même comme une aporie qui n’est pas dépassable.

3En résumé, dans cette intervention, afin d’aborder le problème de la relation ambiguë entre la violence et la politique, nous allons tout d’abord comparer la temporalité de l’émancipation, de la transformation avec celle de la civilité. L’étude de la civilité d’Étienne Balibar, qu’il qualifie comme une « politique de l’anti-violence », se distingue des politiques de la « non-violence » et de la « contre-violence ». Elle apparaît comme une « civitas » plurielle et transindividuelle. Ainsi définie, elle contribue à mieux nous faire comprendre le phénomène de la violence extrême, qui rend impossible l’action de nos jours et la nouveauté de la notion de civilité par sa distinction avec d’autres concepts politiques de la modernité. Nous essaierons d’analyser le paradoxe temporel propre à la civilité comme une revendication de la permanence du monde commun, mais qui exige en même temps une mutation du monde présent pour ménager une place aux « sans-part [3] », aux « sans-État » et aux sans-papiers.

4Dans la Crainte des masses et dans ses autres livres, Étienne Balibar précise que le principe de « l’égaliberté » signifie qu’il est absurde de souligner la discrimination et l’inégalité dans le domaine politique et que chaque homme malgré les conditions dans lesquelles il vit, peut virtuellement exprimer sa revendication transindividuelle de liberté et d’égalité, à savoir celle de l’autonomie. Du point de vue de Balibar, le problème qui dérive de cette politique, est que des hommes sont réellement privés de la possibilité de se révolter contre le tort qu’ils ont subi, et de revendiquer leurs droits d’être citoyens ou sujets politiques.

5Quand nous examinons la temporalité d’un tel projet émancipatoire, nous pouvons y voir un présentisme propre. Foucault trouve dans le projet d’émancipation « une recherche de la finalité interne du temps [4] ». Selon lui, la réflexion philosophique sur le moment singulier d’aujourd’hui, c’est-à-dire sur l’actualité même du monde, constitue la nouveauté de la modernité par rapport aux époques qui l’ont précédée. Mais d’après Foucault, ce qui est crucial dans la recherche d’autonomie c’est qu’elle ne peut pas être identifiée à une période déterminée de l’histoire, parce qu’elle constitue précisément une « manière de penser », une « attitude » envers le présent, « un mode de relation à l’égard de l’actualité [5] ». Cependant, l’accent mis sur le présent dans la modernité ne vise pas à accepter le cours perpétuel du temps actuel. Au contraire, la recherche philosophique de l’actualité est une « critique permanente de notre être historique [6] » qui s’enracine selon Balibar dans une revendication transindividuelle de l’autonomie qui crée un nouveau rapport au temps. La temporalité propre de ce projet émancipatoire est « le temps de l’inaccompli [7] », c’est-à-dire le temps nourri par le passé continué et orienté vers le futur imaginable et voué au présent en tant que moment d’attente. La politique moderne en vue de l’autonomie dispose alors temporellement d’un présent ouvert à la fois vers le passé et l’avenir. C’est ainsi qu’elle est une réflexion sur ce qui est éternel dans le présent.

6En ce qui concerne le projet de transformation du monde exposé par Marx, Balibar précise que dans cette politique, au lieu de considérer l’autonomie comme un présupposé, il s’agit de l’atteindre à partir précisément d’une réflexion sur les conditions économiques et sociales. C’est seulement par cette prise en considération de ces conditions matérielles, que, selon Marx, l’autonomie devient possible. Si nous examinons le projet de transformation à partir de sa temporalité propre, nous pouvons préciser que la politique en tant que « changement continu dans le changement » même perpétuel se déroule dans le présent ouvert à la fois au passé et au futur [8]. En effet, ici le présent est installé dans un processus qui se déroule entre le passé et le futur. Le présent immobile qui s’expose dans la revendication de l’autonomie (possibilité par l’autonomie que la conscience individuelle et collective se distancie de façon critique) laisse dans cette analyse de transformation sa place au présent qui se déploie dans le processus dialectique, historique, temporellement continu et cyclique des changements liés au passé et au futur et de la transformation des conditions économiques et sociales. Marx qui installe la politique d’autonomie en tant qu’attitude à l’égard du présent dans un processus cyclique, expose une compréhension historico-politique de l’actualité qui exige en même temps d’accepter un mouvement perpétuel entre le passé, le présent et le futur. Mais ce mouvement ne constitue pas un cercle immobile et figé, mais un processus perpétuel, une « spirale sans fin [9] », selon les termes de Balibar où les tendances opposées s’affrontent. Pour Balibar, cela signifie que la lutte pour les droits n’est pas un but à atteindre une fois pour toutes, mais une formation sans fin.

7En un sens, nous pouvons dire de la politique d’émancipation, qui s’enracine dans le « présent », et de celle de la transformation qui se déroule historiquement dans un processus cyclique et perpétuel, qu’elles sont les authentiques politiques « modernes ». Selon Balibar, dans le monde d’aujourd’hui nous avons justement besoin de ces deux politiques modernes, mais elles ne sont toutefois pas suffisantes pour expliquer la crise politique actuelle. C’est pourquoi Balibar propose d’analyser la notion politique de la « civilité » à partir du problème contemporain de la « violence extrême ». Selon Balibar il s’agit en effet, de deux formes de la violence extrême : les formes « ultra-objectives » de la violence qui visent à l’élimination massive des hommes et les formes « ultra-subjectives » basées sur la purification identitaire des individus et des groupes. Dans ces deux sortes – individuelles et massives – de violence extrême, il s’agit, pour Balibar, d’une soudaineté qui prend les diverses formes stabilisées et répétitives de domination endurcie.

8Mais la violence extrême de nos jours n’est pas simplement, pour Balibar, une forme aggravée de la violence moderne. Dans cette violence il s’agit d’un retour cyclique dans lequel les violences ultra-objectives et ultra-subjectives se croisent mutuellement [10]. Car nous vivons aujourd’hui, comme le dit Bertrand Ogilvie, une nouvelle sorte de violence extrême qui apparaît comme « sans adresse » et « sans finalité » qui est opposée à la violence moderne [11]. Les individus qui la subissent, ne subissent pas uniquement la paupérisation, l’injustice. Ils sont réduits à « l’homme de trop » ou selon les mots d’Ogilvie à « l’homme jetable ».

9Il me semble qu’une analyse temporelle de la crise contemporaine par excellence politique produite par la violence extrême nous fait mieux comprendre la réflexion de Balibar sur la politique de la civilité. Pour les sans-État, les « sans-part », les hommes privés des droits de citoyenneté et du « droit d’avoir des droits » (Arendt), c’est-à-dire pour tous ceux qui n’ont pas la possibilité d’agir, le temps de la politique est totalement suspendu. C’est la raison pour laquelle ces sujets expulsés du domaine public ne sont pas seulement privés de l’héritage historico-politique, mais ils sont aussi confrontés à un avenir impossible et sans promesses. Ainsi sont-ils précisément voués au processus de « détemporalisation [12] » dont parle Myriam Revault d’Allonnes. Le temps continu de la modernité qui a perdu ses repères de conduite vers l’avenir est transformé en un temps où le passé est oublié parce que les humains ont rompu nos liens avec les anciens et où le futur est devenu « infigurable et indéterminé », puisqu’ils ont perdu notre espoir d’un avenir meilleur. C’est ainsi qu’ils séjournent aujourd’hui dans un présent perpétuel sans fin. Il me semble que lorsque Balibar s’interroge sur les stratégies de la civilité, il vise en effet à envisager une autre modalité de relation politique avec le passé et le futur, parce que dans sa réflexion sur la civilité, il ne s’agit pas simplement et seulement d’une critique de la disparition de la possibilité d’agir qui se révèle par la résistance et par l’insurrection, mais il s’agit aussi d’une réflexion sur l’institutionnalisation. Il s’agit d’une recherche de nouvelle permanence du monde commun. En effet, cet effort témoigne du problème principal de la modernité défini par Balibar comme « l’institutionnalisation de l’insurrection [13] ». Il me semble que les réflexions conjointes sur l’agir et sur l’institution constituent les axes principaux de l’analyse de Balibar, et qu’elles peuvent nous aider à mieux comprendre la temporalité aporétique de la civilité.

10Il nous faut d’abord constater que, de nos jours, l’action en tant que réaction accélérée et vouée au présentisme se substitue à l’action en tant que capacité de faire commencer ce qui est nouveau et celle de prendre des décisions irréversibles sur le long terme. Puisque Balibar examine en effet la possibilité de l’insurrection et son institutionnalisation, il ne réduit justement pas l’action à une simple réaction. C’est pourquoi il propose de mettre entre parenthèses le présent figé sans passé et sans avenir et de réfléchir au passé accompli et au futur éventuel avec du recul au lieu de se replier sur les pratiques irréfléchies.

11Il nous semble que le diagramme de Moebius auquel se réfère Balibar peut contribuer à nous faire mieux comprendre la rupture politique dont il s’agit ici. Balibar constate dans ce diagramme les formes ultra-objectives et ultra-subjectives de la violence extrême, qui restent hétérogènes, et qui peuvent en même temps se substituer l’une à l’autre. L’analyse temporelle de ce mouvement expliqué dans ce diagramme est essentielle à nos yeux. Ce qui y est crucial, c’est qu’il n’y a pas un moment de transformation, mais un mouvement éternel et temporellement replié sur lui-même. Il nous semble que le concept paradoxal de « l’immobilité fulgurante » de Paul Virilio rend clairement compte du mouvement temporel de ce diagramme. D’après Virilio, ce concept signifie une situation dans laquelle rien ne change et ne se transforme, c’est-à-dire une immobilité qui rend impossible les actes d’émancipation et de transformation, mais qui oscille seulement et constamment dans son présent cyclique. En ce cas, le seul moment de la politique ne peut être qu’une rupture qui pourrait ouvrir les actions et les insurrections des hommes sur un lieu vide. D’après Balibar, cette rupture souligne la résistance envers la violence extrême en prenant distance avec elle, c’est-à-dire l’exigence de l’anti-violence qui constitue une rupture dans le cycle perpétuel et répétitif de la violence.

12Or, la considération balibarienne de la civilité comme politique de l’anti-violence nous révèle également la capacité de l’insurrection et de l’action. Dans sa compréhension politique de la civilité, il met l’accent sur l’anti-violence dans sa distinction avec la « non-violence » qui vise à « éviter les extrémités » et à « les repousser » et avec la « contre-violence » en tant que réaction qui s’efforce de répondre à la violence première [14]. Dans la réaction de « non-violence » en tant que détour de la violence qui consiste à « s’excepter » et à « se protéger », il ne s’agit pas à proprement parler d’une confrontation avec la violence par une action réciproque réactionnelle. Selon Balibar, cette confrontation même est cruciale et elle ne se montre que dans l’acte politique de la civilité.

13En ce qui concerne la politique de « contre-violence », il s’agit de donner une réponse précise à la violence en tant que réaction qui utilise la violence même en vue d’un but déterminé. Dans ce cas-là, on ne sort pas en effet du cycle perpétuel de la violence. L’action n’y apparaît pas comme un nouveau commencement, mais comme un acte qui s’enracine dans la redistribution de la violence. C’est ainsi qu’on réduit la violence à une simple réaction. Or, selon Balibar, la politique de l’anti-violence est justement celle qui consiste à faire face à la violence et à rester en confrontation avec elle. Elle suspend et met entre parenthèses la spirale cyclique perpétuelle de la violence. Toutefois dans son analyse de la civilité, Balibar ne s’oriente pas vers une évaluation des réflexions anarchistes sur la civilité, mais il réfléchit sur la permanence politique du monde commun à partir d’une interrogation sur l’institutionnalisation de la résistance et de l’insurrection. L’examen de Balibar n’aboutit pas à considérer la civilité comme une politique qui pourrait éventuellement remplacer les institutions.

14Que signifient alors l’institution et sa permanence dans la réflexion de Balibar ? Qu’est-ce qui sera maintenu dans cette permanence ? Afin d’aborder ces questions, il nous faut comprendre le sens de l’insurrection chez Balibar. Il l’explique de cette façon : « L’universalité “négative” de la communauté des citoyens […] ne tire sa dynamique historique que d’un procès subjectif : ce que Lefort appelle “invention démocratique”, et Rancière, “revendication” de la “part des sans part”. Je l’ai appelé de mon côté “insurrection émancipatrice” que vient à la fois pérenniser et recouvrir la constitution [15] ». Il me semble que dans les mots de Balibar, il faut mettre l’accent sur le verbe « pérenniser », parce que ce dernier signifie assurément rendre durables les actions réciproques et le domaine public. Or Balibar n’examine pas seulement la résistance qui pourrait conduire à l’émancipation, mais aussi l’insurrection qui pourrait rester permanente [16]. Il l’appelle « l’ouverture dans laquelle, en écartant les formes de la “terreur” ou de la “cruauté”, peut se reconstituer ou se réinventer la politique, de façon aléatoire, au sein de chaque “moment actuel” qui la requiert, et du même coup lui donne sa chance [17] ». Balibar considère chaque moment « aléatoire » de la politique comme un moment de manifestation de l’action c’est-à-dire comme celui de la résistance et celui de l’insurrection en faisant face à la violence extrême. C’est ainsi que nous atteignons une autre étape dans notre examen de la temporalité de la civilité. Cette dernière en tant qu’opposition à la violence extrême qui se montre dans un temps répétitif et cyclique, se révèle dans une temporalité « aléatoire » et « contingente ». Cela signifie qu’il est impossible de donner une recette pour la politique de la civilité, parce qu’elle est totalement vouée à un futur imprévisible. Toutefois, cette imprévisibilité n’indique pas que la politique de la civilité s’enracine dans l’impermanence. Tout au contraire, elle exprime le fait que la politique instituée par la résistance et par l’insurrection dans le domaine public constitue simultanément pour les actes, une sorte de permanence [18]. Cette dernière n’est pas simplement figée, elle ne signifie pas une continuité substantielle, ce qui pourrait éventuellement pousser Balibar vers une réflexion sur le progrès, mais une permanence « dialectique » qui exige toujours le « changement dans le changement », c’est-à-dire une permanence du monde commun qui se constitue de manière continue par la résistance et l’insurrection. Selon les termes mêmes de Balibar, le sens de cette permanence dans le sens où il l’envisage, se trouve à la fois dans l’acte de « mettre et maintenir en état de combat [19] » et dans « l’institutionnalisation de l’insurrection ».

15D’ailleurs, si la politique apparaît toujours comme une aporie selon Balibar, il nous faut également expliquer l’aporie de sa manière de considérer la temporalité. La permanence du monde commun ou de la possibilité de vivre-ensemble ne peut pas se distinguer de la rupture même du monde enfermé dans le présent perpétuel [20]. Dans cette temporalité de la civilité, il s’agit alors à la fois d’une rupture de la temporalité du monde présent et d’une autre recherche de la permanence du monde politique dans le présent ouvert vers le passé et le futur.

16Par conséquent, selon Balibar, les concepts politiques modernes de l’émancipation et de la transformation se révèlent insuffisants face à la violence extrême qui condamne les hommes à l’impuissance et qui détruit la possibilité de l’agir. En effet par son analyse de la civilité en tant que politique de l’anti-violence, qui se distingue à la fois de la « non-violence » et de la « contre-violence », Balibar fait un « démantèlement [21] » dialectique de la relation ambiguë entre la politique et la violence. Nous pouvons le voir dans son analyse temporelle de la politique. Cette dernière s’enracine dans diverses sortes de temporalité sans unification, adossée à la pluralité des acteurs et à la permanence du monde commun. C’est ainsi qu’il n’y a pas qu’une seule temporalité de la politique, puisqu’elle ne constitue pas justement une unité homogène, il s’agit de différentes temporalités de l’émancipation et de la transformation ainsi que des temporalités aléatoires et contingentes des résistances et des insurrections qui se lient directement aux temps mêmes révélés par les actions réciproques des hommes.

17Dans son analyse de la civilité, sans enfermer la politique dans les catégories des moyens et des fins ou de victoire et de défaite, Balibar exprime son aspect tragique et conflictuel. Mais en caractérisant la politique comme une recherche conflictuelle pour faire face à la violence et en mettant l’accent sur son paradoxe, Balibar ne sacrifie assurément ni à un pessimisme désespéré ni à un optimisme naïf. Son analyse aboutit à la fois à la rupture temporelle de la spirale cyclique de la violence extrême et à la permanence du monde commun constituée par la résistance et l’insurrection des hommes. C’est ainsi que la recherche conceptuelle de la civilité est précisément une redécouverte de la politique même de nos jours où, selon les mots de Tocqueville, « le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres » et celle de la réappropriation historique du présent par une nouvelle relation avec le passé et le futur. C’est la raison pour laquelle selon la politique balibarienne de la civilité, les hommes abandonnés dans une « brèche entre le passé et le futur [22] », visent à faire déclencher un « nouveau commencement » par leur résistance en opérant une rupture dans le présent lui-même et à rendre historiquement l’insurrection permanente. Contre le sentiment actuel du temps suspendu, sans promesse et contre la « détemporalisation » dont témoignent les sans-papiers, les « sans part » et les « sans État » etc., la temporalité de la civilité ne peut jamais être enracinée dans une quelconque planification prédéterminée [23]. Balibar nous montre qu’elle se révèle que dans le présent actuel qui se reconstitue d’une façon permanente par la résistance et l’insurrection plurielles des hommes « civiques » en créant ainsi une autre sorte de relation historico-politique avec le passé et le futur.

Notes

  • [1]
    Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Les origines du totalitarisme, Éditions du Seuil, Paris, 1972, p. 46, 125, 251, 258, 274-275, 278, 307.
  • [2]
    Bertrand Ogilvie, L’Homme jetable, Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Éditions Amsterdam, Paris, 2012.
  • [3]
    Jacques Rancière, La Mésentente, politique et philosophie, Editions Galilée, Paris, 1995.
  • [4]
    Michel Foucault, Dits et Écrits II, 1976-1988, Éditions Gallimard, 2001, p. 1386.
  • [5]
    Ibid., p. 1387.
  • [6]
    Ibid., p. 1390.
  • [7]
    Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin, Essai sur l’expérience moderne du temps, Éditions du Seuil, Paris, 2012, p. 74.
  • [8]
    Étienne Balibar, « Trois concepts de la politique : émancipation, transformation, civilité », in La Crainte des masses, politique et philosophie avant et après Marx, Éditions Galilée, Paris, 1997, s. 30.
  • [9]
    Ibid., p. 31.
  • [10]
    Étienne Balibar, Violence et Civilité, Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Éditions Galilée, Paris, 2010 p. 99 et 112. Bertrand Ogilvie, L’Homme jetable, Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Éditions Amsterdam, Paris, 2012, p. 136.
  • [11]
    Ibid., p. 88.
  • [12]
    Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin, op.cit., p. 13.
  • [13]
    Étienne Balibar, Violence et Civilité, op.cit., p. 231.
  • [14]
    I bid., p. 48.
  • [15]
    Étienne Balibar, Violence et Civilité, op.cit., p. 410.
  • [16]
    Ibid., p. 23.
  • [17]
    Ibid., p. 411.
  • [18]
    Ibid., p. 413.
  • [19]
    Ibid., p. 231.
  • [20]
    Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin, op.cit., p. 191.
  • [21]
    Remi Peeters utilise ce concept de « démantèlement » pour décrire la réflexion arendtienne. Remi Peeters, « La vie de l’esprit n’est pas contemplative, Hannah Arendt et le démantèlement de la vita contemplativa », in Hannah Arendt et la modernité, Éditeurs : Anne-Marie Roviello et Maurice Weyembergh, Éditions Vrin, Paris, 1992, p. 9-26.
  • [22]
    Hannah Arendt, La Crise de la culture, Huit exercices de pensée politique, traduite par Patrick Lévy, Paris, Éditions Gallimard, 1972.
  • [23]
    Étienne Balibar, Violence et Civilité, op.cit., p. 312.