Violence sociale et crise du sujet : flexibilité, précarité politique

Alors il demande : - Pourquoi la construction de Tecla dure-t-elle si longtemps ? Et les habitants, sans arrêter de hisser des seaux, de jouer des fils à plomb, de promener vers le haut et le bas de longs pinceaux, répondent : - Pour que ne commence pas la destruction.
Italo Calvino, Le città invisibili[1]

Violence « extrême », de-subjectivisation et attaque contre la politique

1Dans Violence et civilité Balibar soutient que dans le monde d’aujourd’hui, dans ce monde de globalisation néolibérale, on voit se multiplier les formes de violence « extrême » ou « excessive », c’est-à-dire des formes qui vont bien au-delà de la simple volonté d’aboutir à un résultat dans un conflit politique.

2Les formes traditionnelles de violence sont instaurées par qui détient le pouvoir, ou par qui veut exercer un contre-pouvoir, dans un conflit politique où entrent en jeu des intérêts déterminés, des besoins particuliers ou des exigences bien précises : le but étant celui d’obtenir certains résultats lors d’un conflit de type ordinaire ou dans des cas limites, comme dans le cadre d’un « état d’exception ».

3À la différence de ces dernières, les formes de violence extrême n’ont pas d’objectifs précis : l’acharnement « gratuit » contre un ennemi devenu inoffensif et sans défense, comme l’exploitation d’un travailleur au point de le rendre improductif, n’obtiennent aucun résultat spécifique. D’ailleurs, pourrions-nous ajouter que l’utilisation systématique de la violence extrême met en évidence son caractère profondément antipolitique : son effet le plus caractéristique est bien celui d’anéantir les êtres humains et leur capacité d’agir [2]. La violence extrême, pour le dire en d’autres termes, nous empêche de devenir des sujets politiques. Et c’est pour cette raison que Balibar a beaucoup travaillé sur une nouvelle anthropologie philosophique du sujet, qu’il entend comme sujet politique au sens de « citoyen sujet [3] ».

4Le seuil qui sépare la violence ordinaire de la violence extrême concerne – je cite Balibar – « l’anéantissement des possibilités de résistance à l’excès de pouvoir ou à la violence elle-même ». La violence extrême frappe notre capacité d’agir, une capacité qui fait de nous des sujets pleinement humains. Pour les victimes de la violence extrême – je le cite à nouveau – « il n’existe pratiquement aucune possibilité […] de se penser et de se représenter en personne comme sujets politiques, capables d’émanciper l’humanité en s’émancipant eux-mêmes [4] ». Il ne s’agit pas seulement de millions d’hommes et de femmes qui, dans le monde actuel, continuent à perdre des droits fondamentaux ou ne cessent de subir de graves injustices ; au-delà et au-dessus de tout cela, il s’agit de millions de femmes et d’hommes qui ne peuvent même pas concevoir la possibilité d’agir politiquement. La crise de la politique relève de formes sociales qui permettent à la violence extrême et à ses puissants effets de désubjectivisation de s’installer.

5Pensons à ceux qui sont physiquement exclus ou rejetés, littéralement exilés, de l’endroit où ils sont nés et où ils ont grandi (comme c’est le cas pour beaucoup de migrants et de refugiés) ; ou bien, à ceux qui restent où ils sont nés et où ils ont grandi mais qui deviennent la cible privilégiée de formes de racisme, de classisme ou de sexisme, pour vivre au quotidien comme de vrais « ennemis internes ». Mais pensons également, sur un autre plan, à ceux qui ont du mal à trouver leur place dans le monde à cause du chômage ou de la précarité. Ayant dit cela, il nous reste à ajouter que Balibar propose une distinction bien connue entre la « violence extrême ultra-objective » et la « violence extrême ultra-subjective [5] ». La première relève de la violence structurale « excessive » du nouveau capitalisme global. Elle impose ses lois mécaniquement, produisant ainsi l’excès objectif et insensé d’une exploitation qui anéantit ses propres « ressources humaines » ainsi que tout l’environnement planétaire. La deuxième, la violence ultra-subjective, relève, quant à elle, des formes « excessives » de la violence communautaire : l’excès subjectif dépend dans ce cas-là, d’obsessions paradoxales de pureté, qui anéantissent une altérité nécessaire à la définition même de l’identité. Mais ce qui nous intéresse surtout, dans notre cadre, c’est le fait que la violence ultra-objective et la violence ultra-subjective sont pour Balibar opposées et complémentaires. Elles sont comme les deux faces d’une bande de Moebius bien distinctes tout en passant sans arrêt l’une dans l’autre [6].

6Les deux formes de violence extrême appartiennent donc au même dispositif. L’anéantissement des possibilités de résistance du sujet peut commencer de l’extérieur ou de l’intérieur, de la violence matérielle ou de la violence symbolique sans toutefois modifier le résultat : quoiqu’il en soit, le sujet se perd lui-même et perd le monde. On pourrait dire, comme Hannah Arendt le disait dans The Origins of Totalitarianism, que le moi et le monde sont perdus en même temps [7].

7Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la violence extrême commence sur le plan subjectif ou objectif, mais elle en arrive en tout cas au point de mettre en crise le sujet. Cela est possible dans la mesure où le sujet n’est pas entendu, ici, comme le sujet métaphysique (subjectum) dont parle la philosophie moderne – une essence renfermée en elle-même et séparée du monde. On pourrait dire, bien au contraire, que le sujet (subjectus) dont on parle, en tant que citoyen sujet, est une relation entre ce que nous appelons le « moi » et ce que nous appelons « le monde [8] ». La cible de la violence extrême est exactement cette relation-là, cette articulation constitutive du sujet politique.

8Dans cette perspective, nous sommes tous engagés à devoir soulever – inutile de s’en cacher – une question extrêmement complexe : comment pouvons-nous agir politiquement dans une société extrêmement violente et de plus en plus antipolitique ? Comment pouvons-nous défendre nos droits, créer des conflits politiques et en même temps essayer de les civiliser, quand on voit surgir des formes de violence extrême qui ont pour cible justement « la possibilité… de se penser et de se représenter en personne comme sujets politiques » ?

De la violence à la violence « extrême » dans le travail ?

9Dans Violence et civilité, Étienne Balibar nous rappelle l’importance de la réflexion d’Hannah Arendt sur le totalitarisme. Les Origines du totalitarisme nous parle en effet du long parcours qui conduit à l’application systématique de la violence extrême sur les individus. Ce parcours passe de l’anéantissement du statut juridique, à la destruction de la personnalité morale, à la suppression de l’individualité de l’existence [9]. Et nous savons bien qu’Arendt se réfère, ici, aux pratiques conduisant à la destruction de la condition humaine – une condition qui, comme Balibar l’a souvent souligné [10], n’est pas une essence métaphysique mais une condition politique, liée à la politeia, la condition de celui qui peut devenir un « acteur », un citoyen actif dans un monde pluriel et commun, ou bien qui pourrait être rejeté dans une condition de « superfluité [11] ».

10Pour voir ce qu’Arendt apporte à l’œuvre de Balibar, à partir de recherches approfondies [12], je désire mettre l’accent sur le fait que, pour Arendt, la chute des régimes totalitaires n’est pas le début d’une société ouverte et rassurante. Selon les analyses présentées dans Condition de l’homme moderne, dans la société de masse de la deuxième moitié du XXe siècle des formes de vie en commun très antisociales surgissent. Elles minent la capacité humaine à construire un monde commun et une subjectivité politique. Il s’agit de formes de vie et d’organisation sociale qui, dans leur fonctionnement quotidien et ordinaire, génèrent des processus de désubjectivisation ; plus précisément, pour reprendre les mots d’Arendt, elles produisent des formes d’« aliénation » du monde et de soi-même, ou bien de « désolation [13] ». Arendt, notamment, s’intéresse au travail mais dans un cadre précis, celui du rapport entre travail et consommation, et aussi dans sa définition de la vita activa, où elle intègre le travail, l’œuvre et l’action [14]. Diverses études, dont celles d’Anne Amiel ont analysé les rapports d’Arendt avec Marx, ce que je ne vais pas reprendre ici en détail [15]. Sa réflexion sur le travail se développe surtout dans une de ses œuvres. Dans Condition de l’homme moderne, le problème abordé est notamment celui de la société des « travailleurs-consommateurs », c’est-à-dire de la réduction de l’homme à la condition d’un « animal qui travaille » (animal laborans) : un animal qui travaille pour consommer et qui consume pour travailler ; un animal qui a perdu l’expérience d’exercer l’activité rassurante d’homo faber et la liberté du zoon politikon (l’œuvre et l’action, la poiesis et la praxis) ; un animal qui ne connaît plus, pourrions-nous dire, la valeur formatrice du travail et de l’interaction sociale et qui, par conséquent ne sait plus retrouver dans la « vie active » l’occasion de devenir sujet. Aux yeux d’Arendt la société contemporaine est une société privatisée, où le travail est au centre de la vie sociale, mais uniquement comme activité esseulée, « dans laquelle l’homme n’est uni ni au monde ni aux autres hommes, il est seul avec son corps, face à la brutale nécessité de rester en vie [16] ». En revanche, grâce à l’œuvre et à l’action nous nous retrouvons au sein d’un monde commun, nous construisons et déconstruisons continuellement le monde que nous avons en commun.

11Dans un certain sens, cette analyse est erronée, parce qu’Arendt s’en prend au travail conçu comme catégorie abstraite, et qu’elle l’identifie à la dimension biologique [17]. Elle accuse Marx d’avoir valorisé une activité limitée à un simple échange métabolique entre l’homme et la nature (Stoffwechsel[18]). En fait, Arendt n’est pas consciente du fait que, pour Marx, le travail est une activité de médiation et de régulation, c’est-à-dire une activité beaucoup plus culturelle que naturelle [19]. Pour Marx, le travail est une activité transformatrice et formatrice ; c’est une activité qui implique des éléments de liberté, de possibilité de mise en œuvre d’un projet, de conscience réflexive et de socialité. Ainsi donc, certains aspects de l’œuvre (poiesis) et de l’action (praxis), si chers à Arendt en tant qu’aspects fondamentaux de la condition humaine, relèvent-ils du travail au sens que lui attribue Marx. Et pourtant, la préoccupation de la philosophe quand elle catégorise trois activités qu’elle distingue (travail, œuvre, action), est en quelque sorte justifiée : le travail peut ne contenir aucune des caractéristiques si importantes pour Arendt, et cela non pas uniquement pour des raisons instrumentales, d’exploitation du travail. Le travail peut également devenir le terrain d’une violence sociale hors du commun, qui vise non seulement à l’exploitation, à la surexploitation, mais aussi à la violence de l’inutilité et qui, en ce sens, tend vers l’extrême, vers l’anéantissement de toute possibilité de résistance (Hannah Arendt n’aurait pas dit « capacité de résister », mais capacité de penser, d’agir, de juger). Ce n’est pas un hasard, dans cette perspective, que l’animal laborans fait l’expérience, pour Arendt, de l’esseulement (loneliness), c’est à dire de ce qui prépare les individus pour la domination totalitaire dans un monde non totalitaire [20].

12L’erreur commise par Arendt dans son interprétation du concept de travail de Marx nous permet de formuler une supposition dont elle a une intuition aiguë : nous ne devons pas seulement nous inquiéter du fait qu’avant la suppression de l’individualité il y ait la destruction de la subjectivité politique ; nous devons aussi nous inquiéter du fait que la destruction de la subjectivité politique pourrait se vérifier dans le domaine du travail. On ne peut pas, peut-être, affirmer que ce que Balibar appelle « violence extrême » soit immédiatement applicable à la destruction de la subjectivité politique qui se vérifie dans le domaine du travail. Mais on peut dire, très probablement, que ce phénomène interroge le concept de « violence extrême » que Balibar nous propose.

13J’en viens donc à la partie centrale de mon intervention qui concerne la question de la précarisation du travail comme forme de violence sociale particulièrement importante d’un point de vue politique, c’est-à-dire de la possibilité d’exercice de la liberté (qu’on entend ici, au sens arendtien, comme la liberté de l’acteur au sein du monde commun, et non pas indépendamment de ce monde, donc comme la liberté du sujet politique : « le sens de la politique – comme elle l’a dit une fois – est la liberté [21] »).

14Je voudrais soutenir en particulier, que la précarité actuelle des individus dans le travail et la vie quotidienne semble osciller entre une violence sociale ordinaire, intimement liée à des problèmes d’exploitation et de profit, et une violence sociale exceptionnelle, qui agresse et constitue un frein aux procès de subjectivisation politique, rendant extrêmement difficile la production de résistances. Il convient de noter que la précarité actuelle ne semble que partiellement déterminée par les nouvelles logiques d’exploitation du travail productif (l’exploitation nécessaire à « l’entreprise flexible »), car elle est largement liée à des processus de financiarisation des entreprises (comme le montre, par exemple, le cas italien et international de Fiat-Chrysler). Étant en partie étranger aux stratégies productives, il n’est pas rare que le nouveau capitalisme financier engendre des processus de déstructuration continuelle des entreprises et du travail, et que les stratégies et les politiques de l’emploi finissent par virer à l’absurde [22]. C’est pour cette raison qu’il assume les dehors d’un formidable moteur de précarité.

15Plus précisément, je me propose de montrer en quoi consiste la nouvelle flexibilité du travail, la flexibilité néolibérale, qu’on pourrait définir comme une triple forme de précarité : en effet, elle ajoute à la précarité matérielle et sociale, qu’on connaît bien dans l’histoire moderne du travail, une forme très importante de précarité cognitive [23]. De ce dernier point de vue, en particulier, la flexibilité néolibérale paraît très éloignée des perspectives idéales (de la critique sociale et féministe du travail fordiste) qui ont parfois célébré la flexibilité du travail comme une nouvelle condition de la liberté du sujet – ce sujet que personne ne veut plus emprisonner, bien sûr, dans la cage du travail fordiste. Bien au contraire, je suis fermement convaincue que ces dernières décennies, les rhétoriques et les pratiques de la flexibilité renvoient désormais aux aspects coercitifs et destructeurs d’une condition dans le travail où le sujet politique (la relation entre le « moi » et « le monde », l’articulation constitutive du sujet) est agressé et la liberté est foulée au pied, tantôt selon des modalités caractéristiques de l’époque postfordiste, tantôt selon des modalités néotayloriennes [24].

Flexibilité : la précarisation du sujet

16Avant d’affronter les diatribes sur les transformations du travail à l’époque du capitalisme tardif, le terme de flexibilité faisait alors référence à une réalité tout à fait différente. Dans la « psychologie scientifique » de tradition anglo-saxonne, qui voit le jour à partir des Principes de psychologie de William James, la flexibilité est synonyme de plasticité [25]. Illustrons donc, même brièvement, cette perspective.

17Pour William James, notamment, il n’y a pas de sujet avant la vie sociale : le moi est toujours relationnel et réflexif, c’est plus précisément un « self » qui émerge de la vie sociale. Je ne suis pas quelqu’un, mais je deviens quelqu’un parce que je suis confronté à un patrimoine d’habitudes [26]. Ce patrimoine est toujours un patrimoine social, mais le « je » qui depuis une naissance est en construction dans les relations sociales (un « je » qui ne se construit pas nécessairement, ou qui peut changer de manière plus ou moins importante) va s’en servir d’une façon particulière, d’une manière qui n’appartient qu’à lui, car il s’en sert en fonction des situations contingentes dans lesquelles il se trouve. C’est ainsi qu’un simple stream of consciousness qui n’est pas a priori « personnel », va développer un character, c’est-à-dire une personnalité et un personnage, ou bien un individu que le monde reconnaît et qui peut se reconnaître lui-même, mais qui n’existe pas au-delà de cette relation constitutive, qui ne saurait pas agir et penser au-delà d’elle. Dans cette perspective, pour la tradition qui la suit [27], le terme flexibilité se réfère à la plasticité des habitudes acquises [28]. Je suis un amalgame d’habitudes (pratiques, émotives, cognitives). Il n’y a ni essence ni substance. Il n’y a que les habitudes que je me suis forgées. Ces habitudes deviennent pour moi une structure assez solide, une base suffisamment fiable pour que je puisse être reconnu par les autres et pouvoir me reconnaître moi-même, c’est-à-dire me sentir capable d’agir et de penser. Ce « soi » est donc susceptible d’être interprété comme une subjectivité politique inscrite dans les relations sociales et de pouvoir ; il ne peut pas en revanche être perçu comme un sujet métaphysique ou transcendantal. Si l’on adopte la distinction analysée par Balibar dans Citoyen sujet, tout cela veut dire que nous parlons d’un subjectus, et non d’un subjectum (de rapports sociaux et politiques, et non de « l’être du sujet »). Et c’est justement parce qu’il n’y a aucune essence que le sujet peut changer. Mais un tel fait dépend de conditions précises au niveau externe, de même qu’il requiert du temps et de l’énergie au niveau interne. D’autre part, les habitudes des sujets seront plus ou moins rigides, ou plus ou moins plastiques. Les sujets, pourrait-on dire, seront eux-mêmes plus ou moins « rigides » ou « plastiques », plus ou moins capables de modifier leurs habitudes, leur personnalité et leur personnage : chacun d’entre nous peut vivre toutes ses habitudes comme des automatismes ou des routines qu’il ne peut pas remettre en cause, ou bien il peut les vivre comme des habitudes « intelligentes » (comme aurait dit John Dewey), qui seront ouvertes à l’exploration et à la confrontation avec les autres et avec les aléas de la vie [29].

18Mais de quoi dépend la plasticité du sujet ? Au début des années soixante-dix, Gregory Bateson répondait qu’elle dépend des contextes sociaux et de formation, c’est-à-dire des modalités des relations et des expériences dominantes au sein des rapports humains. De ce point de vue, la flexibilité conçue comme plasticité constitue un défi social et même politique [30]. Ce n’est pas un hasard si dans les années soixante-dix, ce terme appartenait au vocabulaire « progressiste » : à la réflexion sur l’éducation, de même qu’à la critique sociale et à la critique féministe du travail fordiste. À cette époque, parler de flexibilité voulait encore dire évoquer les sujets d’une histoire (une histoire de formation et de chances de transformation). Et donc cela revenait à parler, même à partir de Gregory Bateson, des changements complexes au sein desquels toute destructuration de soi peut donner lieu à une restructuration de soi. Dans cette perspective, la flexibilité conçue comme plasticité n’implique pas une simple élimination des habitudes acquises, qui aurait l’effet de précariser le sujet. Il ne s’agit pas de se passer des habitudes, car cela reviendrait à se passer d’un « self », à ne jamais assumer une forme subjective ; cela reviendrait à s’empêcher soi-même et à empêcher les autres de reconnaître une histoire et un personnage – une relation entre le monde et le moi, un frame dans lequel l’action soit possible. Il en découle que la flexibilité conçue comme plasticité n’a pas seulement rien à voir avec le type social du travailleur « rigide », tel que l’avait conçu le fordisme, coincé dans la chaîne de montage d’une vie professionnelle et sociale répétitive, comme Charlie Chaplin dans les Temps modernes. La flexibilité conçue comme plasticité n’a également rien à voir avec le type social de la flexibilité néolibérale, le travailleur flexible (ou trois fois précaire) d’aujourd’hui, qui ressemble plutôt au Zelig de Woody Allen [31], le non-personnage d’un film consacré à un cas psychiatrique de science-fiction. Zelig est en fait un « homme caméléon », sans cesse à la merci des changements qui lui arrivent, qui lui paraîssent dus au hasard et décousus. En effet, Zelig se transforme souvent et de façon complètement incontrôlée, devenant tout-à-fait identique à des personnes qu’il rencontre occasionnellement. Tout au long du film, nous voyons changer à l’improviste ses traits physiques ainsi que son comportement, imitant un gangster blanc, un musicien noir, puis un restaurateur chinois. Lui qui est né juif, finira même sur l’estrade d’une manifestation nazie durant un rassemblement d’Adolf Hitler. Au bout du compte, Zelig n’a jamais pu apprendre à gérer les extraordinaires capacités d’adaptation que le destin lui a données. Il ne sait pas les utiliser pour prendre soin de lui et du monde où il vit. Il est fort probable que ce mimétisme spontané et insensé qui dépayse le spectateur, ne lui pose aucun problème. Mais son manque de caractère évident le rend extrêmement fragile et vulnérable et en fait une proie facile pour les autres.

Trois fois précaires. La flexibilité d’aujourd’hui

19On va maintenant pouvoir s’interroger sur la nouvelle signification donnée depuis quelques décennies au terme de « flexibilité » dans les « théories du management », et plus précisément dans le management de ce qu’on qualifie de « ressources humaines [32] ». Cette flexibilité désigne au début une « flexibilité d’entreprise », c’est-à-dire la tentative de donner une réponse à des raideurs structurelles (réelles ou présumées) des entreprises et de l’emploi [33]. Depuis les années quatre-vingt, l’objectif « officiel » est d’augmenter la capacité des entreprises à répondre aux exigences changeantes des marchés globaux, au sein d’un processus global de dérégulation. L’impératif dominant devient alors l’exigence de rendre flexible ce qui est fixe, et une telle flexibilisation finit par concerner tous les éléments de la production, y compris la force de travail [34]. En Europe, en 1997 la nouvelle « Stratégie européenne pour l’emploi » a fait sien le thème de la flexibilité en tant que pilier fondamental, en parlant ouvertement d’ »adaptabilité ». C’est au cours de ces décennies qu’a vu le jour une acception très spécifique du mot flexibilité, qui se réfère au travail – ou mieux aux travailleurs. En effet, elle s’est développée surtout dans les théories du management et elle est bientôt passée au langage public et politique. En effet, cette flexibilité renvoie à la disponibilité des individus à un changement continuel, qui devient une vertu par excellence. Elle est considérée tout à fait comme le signe d’une personnalité émancipée sachant s’adapter à son époque. La recherche de relations et de conditions de travail rassurantes, le refus d’une mobilité forcée, la crainte de la précarité sont au contraire perçues comme les symptômes d’une personnalité pusillanime, d’une conscience aboulique, arriérée et incapable. L’incitation à la flexibilité devient alors une incitation à se libérer des habitudes, une invitation à se passer des habitudes, voire à éviter qu’elles voient le jour – « to get free from habits and prevent habitualization[35] ». Je rappelle ici une expression de Bauman, qui est un critique de la précarité mais qui a tenté de défendre l’idée de flexibilité d’une manière que je trouve discutable, en faisant néanmoins bien ressortir ce que cette expression signifie aujourd’hui. Il n’est plus question de la plasticité des habitudes, c’est-à-dire de la plasticité d’un sujet, qui implique le travail infini de la construction, de la destruction et de la reconstruction du moi et du monde. Il est au contraire question de l’élimination des habitudes, c’est-à-dire d’un processus de désubjectivisation radicale. Il est question de la conception-limite d’une vie adaptable à la « modernité liquide », qui n’est plus susceptible d’accueillir aucune requête de subjectivité.

20Les pratiques de la flexibilité, de plus en plus fréquentes dans les parcours de vie des nouvelles générations européennes, soutiennent de bien des manières cette conception-limite. La flexibilité semble notamment fonctionner comme un dispositif complexe qui précarise le sujet – comme je le disais –au moins à trois niveaux : matériel, social et cognitif.

21On a beaucoup disserté sur les deux premiers niveaux. En premier lieu, la flexibilité agit à un niveau matériel : elle est liée à la précarisation des contrats et des droits sociaux et elle donne donc lieu à des situations d’appauvrissement plus ou moins grave (et certainement pas à une nouvelle « sobriété » vertueuse, écologique et solidaire). En deuxième lieu, la flexibilité agit au niveau social : elle comporte une précarisation liée à la privatisation des relations de travail (du droit du travail et des négociations), qui produit la rupture des liens sociaux entre les travailleurs et leur isolement compétitif. À ce niveau, la flexibilité soutient l’explosion atomisée des rapports humains (et certainement pas la valorisation des réseaux sociaux ou de la solidarité).

22Néanmoins, en tant que précarité cognitive, la flexibilité agresse la plasticité du sujet. En effet, elle est liée aux pratiques qui promeuvent une adaptabilité fondée sur l’élimination des habitudes, et non sur la possibilité de les transformer, de leur donner une nouvelle forme. Elle peut concerner soit les travaux où l’on exige, en ne les reconnaîssant pas, des compétences variées (flexibilité de la prestation), soit les travaux où l’on exige l’adaptation au changement des conditions de travail dans l’espace – mobilité, migration forcée – ou dans le temps – variations des rythmes de travail, des horaires, de la durée des contrats – (flexibilité de l’emploi). Le travail devient en tout cas le lieu de l’incertain, de la crise des projets, de l’impossibilité de se prendre soin de soi et du monde [36].

23Les hommes et les femmes flexibles sont donc trois fois précaires : de manières différentes en fonctions des différentes combinaisons possibles entre les conditions matérielles, sociales et cognitives, ils/elles perdent non seulement leur droits fondamentaux, leur liens sociaux, mais aussi leur capacité de se construire comme des personnages de leur propre histoire (je ne dis pas comme protagonistes ou souverains de leur propre histoire ; je dis plus simplement comme personnages, comme des membres actifs qui participent à l’histoire dans laquelle ils sont impliqués et qui les concerne). Ils peuvent devenir pauvres au niveau matériel, seuls au niveau social, déstructurés au niveau cognitif. On ne peut pas s’étonner s’ils ont du mal à agir, penser, juger en tant que sujets politiques.

24Les fragments d’histoires d’hommes et de femmes flexibles témoignent d’une crise de leurs capacités à agir sur le monde et sur eux-mêmes au moyen de parcours de formation, de travail et de liens sociaux. Ces histoires sont écrites avec le même lexique, un véritable lexique de la flexibilité qui nous parle de limbes, d’impuissance et de vide , de sentiments d’inutilité sociale et de culpabilité, d’anomie, d’absence de futur et de stratégies de vie liées uniquement à la gestion des urgences quotidiennes, dans une sorte de présent éternel – qui est réduit à ici et maintenant, et à rien d’autre [37].

25Le problème n’est donc pas tant celui d’un sujet trop fort ou trop rigide, prêt à se servir de tout moyen pour réaliser un projet individuel ou collectif. Ce serait plutôt celui de quelqu’un qui a du mal à dire « moi » et à dire « nous ». Là se trouve, à mon avis, le problème politique de la flexibilité comme triple forme de précarisation. Et c’est compte tenu de cette triple forme que j’aurais tendance à parler de « dispositif de flexibilité », c’est-à-dire d’un dispositif de pouvoir qui relie entre eux des discours et des pratiques complexes en produisant des sujets assujettis, face auxquels il faut poser le problème de la possibilité d’une resubjectivisation critique. Toutefois, je mettrai l’accent, pour conclure, sur un point qui me semble important » : contrairement aux dispositifs sur lesquels réfléchissait Michel Foucault, le dispositif de flexibilité qui surgit dans le domaine du travail ne produit pas de sujets assujettis qui lui sont propres, il ne les définit d’aucune façon, mais il s’emploie au contraire à les détruire juste après les avoir conçus.

La flexibilité d’aujourd’hui en tant que question politique

26José Bleger écrivait, il n’y a pas longtemps, que « pour les sociologues, notre époque est une “société informe”, une “société amorphe”, un “monde sans formes”, une “incertitude” ; on ne parvient pas à structurer les contradictions. Le monde et le sujet “s’homogénéisent”. On doit à ce phénomène social le fait que nous ne trouvons plus devant les tableaux traditionnels de la pathologie psychiatrique mais de plus en plus devant des tableaux différents et souvent polymorphes [38] ».

27La tradition sociologique à laquelle Bleger se réfère remonte au moins au début du XXe siècle, et en particulier à Georg Simmel. Dans ses réflexions sur la « crise de la culture moderne », Simmel observe que la modernité tardive a un grand rêve : celui d’émanciper la vie du besoin de prendre forme. Toutefois, au cours du XXe siècle, il n’y aura pas que les sociologues pour dire que le rêve de la modernité tardive semble s’être réalisé et que nous vivons déjà dans un « monde sans formes » (Bauman nous dirait : « dans la modernité liquide »). Même la philosophie post-moderne, dès ses premières formulations, célèbre le fait que la réalité objective et subjective est désormais dévoilée comme quelque chose de provisoire, de multiple et de contingent, quelque chose de substantiellement amorphe et protéiforme. De nombreux penseurs du XXe siècle ont considéré cette mutation culturelle comme un indispensable mouvement de libération de la rigidité des modèles culturels et sociaux du début de la modernité.

28En particulier, ce mouvement a largement déconstruit la métaphysique moderne du sujet isolé, renfermé en lui-même, parfaitement autonome. Cependant, au fil du temps, la déconstruction a cédé la place à un mythe opposé et complètement spéculaire : le mythe d’un anti-sujet, c’est-à-dire d’un être humain radicalement « nomade », « polyphonique », « modulaire ». Et, à ce propos, nous pouvons relever, comme David Harvey l’a écrit, la malheureuse convergence culturelle entre un certain « postmodernisme » et le capitalisme tardif. Ce système économique et social, tire en effet beaucoup d’avantages des représentations culturelles dominantes d’une société qui se complaît dans une situation amorphe et d’une subjectivité heureuse d’être protéiforme. Il me semble important de garder présente à l’esprit cette malheureuse convergence, à laquelle nous pouvons opposer, en particulier, l’idée que ce système, dans le domaine du travail, est en mesure de désubjectiviser les sujets – de les empêcher, en revenant à Balibar, « de se penser et de se représenter en personne comme sujets politiques, capables d’émanciper l’humanité en s’émancipant eux-mêmes ». Dans cette perspective, peut-on dire que la flexibilité est, elle aussi, une forme de violence extrême ? On ne peut pas l’affirmer, peut-être, de manière immédiate. Mais on peut dire, très probablement, que la flexibilité du travail – et au bout du compte des travailleurs – interroge le concept de « violence extrême » que Balibar nous propose, ou mieux son application au domaine de la violence sociale.

29C’est dans cette perspective, que je formule l’hypothèse suivante : la violence extrême n’est pas exclusivement concentrée dans les situations qu’on appelle « situation extrêmes », mais elle se trouve également disséminée dans la vie sociale, c’est-à-dire dans les pratiques sociales quotidiennes (à partir, bien évidemment, du domaine du travail). Je veux dire que nous devrions probablement distinguer deux plans différents de la violence extrême.

30a. Il existe une violence extrême à haute intensité ou de type traumatisant, que je définirai comme une « violence extrême dans des situations extrêmes » (pensons à la torture et aux différents abus pratiqués, surtout, dans les lieux d’enfermement exposés à des violations évidentes des droits subjectifs : les prisons destinées aux terroristes globaux, liées au modèle de Guantanamo ; les centres de détentions pour migrants et réfugiés, dont le nombre est croissant un peu partout, ou encore, les lieux de détention provisoire et extrajudiciaire d’activistes politiques).

31b. Toutefois, à côté de tout cela, nous devrions parler également d’une violence extrême de basse intensité ou continue, que je définirais comme une « violence extrême dans des situations quotidiennes » (pensons par exemple aux souffrances quotidiennes qui rentrent en jeu dans les parcours migratoires, comme celles racontées, à son époque, par le sociologue Abdelmalek Sayad. Nous pouvons penser aussi d’une manière plus générale, aux parcours professionnels, formatifs et habitatifs qui sont exposés aux nouveaux impératifs catégoriques de l’adaptabilité et de la mobilité. À l’ère du capitalisme néolibéral ils ont une résonnance partout dans la vie sociale).

32À propos de la distinction entre ces deux plans, je voudrais rappeler que, pour Balibar, la définition de la violence « extrême » n’est pas liée à une évaluation de la douleur physique et psychique qui est causée (ou du moins, ce n’est pas immédiatement et étroitement lié à cela). Parler de violence extrême signifie avant tout parler d’un « excès », qui peut être défini comme un manque d’objectif. La violence extrême est une violence « inutile », qui ne poursuit et n’atteint aucun but spécifique, mais qui, en revanche, arrive à entraver les processus de subjectivisation.

33L’excès de violence politique ou sociale se manifeste certainement dans des situations extrêmes mais aussi quotidiennes selon des modalités et des intensités très différentes. Mais le dénominateur commun reste que toutes les formes de violence extrême déclenchent le besoin de dépendance symbiotique et d’adaptation « à n’importe quoi » (pour reprendre une expression de la psychanalyste Silvia Amati Sas), rendant difficile le fait de nous penser et de nous représenter comme des citoyens sujets.

34La question surgit donc spontanément : comment pouvons-nous sortir de situations de ce type ?

Conclusion

35La flexibilité d’aujourd’hui, en tant que triple forme de précarité (ou mieux, triple processus de précarisation), est bien évidemment un problème politique. Ce problème n’est peut-être pas uniquement lié aux réactions que la précarité généralisée peut produire : d’un côté, il est certain que, dans ces conditions, de nouvelles formes de raidissements identitaires et communautaires peuvent voir le jour ; mais, de l’autre, il se peut qu’à un niveau plus profond, la flexibilité en tant que dispositif de dé-subjectivisation, soutienne une agression encore plus radicale de la politique – qu’elle encourage en fin de compte, de nouvelles formes d’« innocence politique », de naïveté, de docilité et de sujétion.

36S’il en est ainsi, quelles stratégies de « civilité » – selon l’usage que Balibar fait de ce terme [39] – peuvent être pensées dans les contextes fondés sur le dispositif de flexibilité ? Foucault songeait au « souci de soi » comme pratique de désidentification, qui lui apparaîssait comme nécessaire pour amorcer, de l’intérieur des dispositifs, des pratiques de résistance et de « subjectivation » autonome et inventive [40]. Dans une perspective deleuzienne, il faudrait même s’arrêter à la désidentification [41]. Mais que suggérer, si un dispositif tend à détruire les subjectivités et les identifications au cours même du processus qui sert à les produire ? En d’autres termes, comment pouvons-nous aspirer à la dé-identification, alors que la dé-identification devient une expérience quotidienne ? Je ne pense pas qu’il faille envisager une réponse opposée à savoir, une réponse identitaire ou de l’ordre du communautarisme. J’estime en revanche qu’il est nécessaire de penser à reformuler toute la question du sujet, ainsi que le suggère Balibar dans ses recherches sur une anthropologie philosophique nouvelle et différente. Il me semble notamment que le souci de soi peut devenir une stratégie de civilité uniquement s’il s’enracine dans le monde commun (au sens arendtien), où si chacun est reconnu par les autres, il est possible d’apprendre à se reconnaître soi-même. Dans le cas du dispositif de flexibilité, le problème le plus urgent est peut-être de repenser le travail comme souci de soi présupposant inévitablement le souci du monde. De ce point de vue je voudrais conclure par une suggestion. J’ai la sensation qu’aujourd’hui les rares occasions où l’on respire un air de « civilité » et d’« anti-violence » (selon la perspective de Balibar), sont celles où les hommes et les femmes flexibles sortent de leurs lieux de travail, lieux où ils ne trouvent pas la possibilité de prendre soin du monde et de soi-même, et où ils puissent assumer la responsabilité de ce qu’on appelle les « biens communs » (commons) : des ressources naturelles comme par exemple l’eau, mais aussi des ressources sociales comme les usines et les théâtres abandonnés par l’État et par le marché (je rappelle, certaines expériences en Italie, à titre d’exemple, qui se sont déroulées ou continuent à se dérouler à Pise, Rome, Palerme). Leurs actions n’ont pas de soutien dans la politique officielle et ce n’est pas toujours facile, pour celles et ceux qui les mènent, d’éviter les « barricades » ou l’échec. Mais nous pourrions imaginer que ce sont des tentatives pour expérimenter de nouveaux espaces publics (non étatiques), de nouvelles institutions participatives et de nouvelles façons de travailler.

Notes

  • [1]
    I. Calvino, Les Villes invisibles, traduit de l’italien par Jean Thibaudeau, Paris, Éditions du Seuil, 1974, p. 147.
  • [2]
    Le propre de l’extrême violence est, au moins, de tendre à ce genre d’anéantissement : cf. Étienne Balibar, Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Éditions Galilée, Paris 2010, p. 399
  • [3]
    Cf. É. Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Éditions des Presses Universitaires de France, Paris 2011.
  • [4]
    É. Balibar, Violence et civilité, op. cit., p. 92.
  • [5]
    Cf. É. Balibar, Violence et civilité, op. cit., en particulier p. 34 sgg., p. 107 sgg, p. 406.
  • [6]
    É. Balibar, Violence et civilité, op. cit., p. 115.
  • [7]
    Cf. Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, Harcourt Brace & Co., New York, 1958, p. 477.
  • [8]
    Je reprend la distinction entre subjectum et subjectus d’É. Balibar, Réponse à la question de Jean-Luc Nancy : « Qui vient après le sujet ? » et Annexe : Subjectus/subjectum, dans É. Balibar, Citoyen sujet, op. cit.
  • [9]
    É. Balibar, Violence et civilité, Éditions Galilée, Paris, 2010. Balibar fait référence à H. Arendt, The Origins of Totalitarianism, op. cit., p. 447-457. Cf. aussi H. Arendt, « Social Science Techniques and the Study of Concentration Camps » (1950), in Essays in Understanding. 1930-1954, Harcourt Brace & Co., New York, 1994, p. 240.
  • [10]
    Cf. par exemple É. Balibar, Impolitique des droits de l’homme. Arendt, le droit aux droits et la desobéissance civique, in Erytheis, n° 2, novembre 2007, p. 58-59.
  • [11]
    Cf. H. Arendt, The Origins of Totalitarianism, op. cit., p. 475 ss., mais aussi les pages dédiées à la perte du droit aux droits : « the fundamental deprivation of human rights is manifested first and above all in the deprivation of a place in the world which makes opinions significant and action effective » (p. 296). Cf. en particulier M.-C. Caloz-Tschopp, Les Sans-État dans la philosophie d’Hannah. Les humains superflus, le droit d’avoir des droits et la citoyenneté, Éditions Payot, Lausanne, 2000.
  • [12]
    Je me permets de renvoyer à I. Possenti, L’apolide e il paria. Lo straniero nella filosofia di Hannah Arendt, Carocci, Roma 2002, I : « L’individuo senza polis » (p. 17-53).
  • [13]
    Cf. notamment H. Arendt, The Human Condition, University of Chicago Press, Chicago, 1958, et The Origins of Totalitarianism, op. cit., p. 474-479. Après la publication de ces ouvrages, Arendt va continuer à réfléchir sur les notions d’« aliénation » ou « aliénation par rapport au monde » (Weltentfremdung) et de « désolation » ou « esseulement » (loneliness). Ces deux notions renvoient au lien étroit existant entre la crise du rapport avec autrui (c’est-à-dire la dimension intersubjective du monde commun) et la crise du rapport avec soi-même (c’est-à-dire la dimension subjective du self) : il n’y a que la vitalité du monde commun qui puisse générer la dynamique de dépendance ou d’autonomie par rapport aux autres, où puissent émerger des processus de subjectivation critique ; la crise du monde commun génère au contraire des processus de désubjectivisation qui rendent les êtres humains dramatiquement « innocents » et exposés aux contingences, dociles et vulnérables.
  • [14]
    Cf. H. Arendt, The Human Condition, op. cit., à partir de la trilogie (labor, work, action) qui est immédiatement fixée dans le chapitre I, p. 7-8.
  • [15]
    Cf. A. Amiel, La Non-philosophie de Hannah Arendt : révolution et jugement, Éditions des Presses Universitaires de France, Paris 2001, p. 117-218. Je fais également référence à L. Baccelli, Praxis e poiesis nella filosofia politica moderna, Franco Angeli, Milano 1991, p. 19-50 et 65-117.
  • [16]
    H. Arendt, The Human Condition, op. cit., p. 212 (trad., Condition de l’homme moderne, Éditions Calmann-Lévy, Paris, 1961, p. 274).
  • [17]
    Je résume ici, très brièvement, des observations que j’ai presentées de manière plus étendue dans I. Possenti, Flessibilità. Retoriche e politiche di una condizione contemporanea, Ombre corte, Verona 2012, p. 56-66.
  • [18]
    Cf. ibid., p. 99.
  • [19]
    Cf. notamment K. Marx, F. Engels, Werke, Band 23, « Das Kapital », Bd. I, p. 192 : « Die Arbeit ist zunächst ein Prozeß zwischen Mensch und Natur, ein Prozeß, worin der Mensch seinen Stoffwechsel mit der Natur durch seine eigne Tat vermittelt, regelt und kontrolliert. »
  • [20]
    Cf. H. Arendt, The Origins of Totalitarianism, op. cit., p. 475 et 478.
  • [21]
    Cf. H. Arendt, Le Sens de la politique, dans Qu’est-ce que la politique ?, Éditions du Seuil, Paris 2014, p. 183 (éd. or. The Promise of Politics, Schocken Books 2005, texte établi par Jerome Kohn).
  • [22]
    Certains éléments de réflexions étaient déjà fournis, dans cette perspective, par les observations de R. Sennett (cf. The Corrosion of Character : The Personal Consequences of Work in the New Capitalism, W.W. Norton and Co., New York, 1998, p. 50) sur les premières stratégies d’entreprise de reengineering et de downsizing aux États-Unis. Sennett rappelle également la « Bible moderne » sur ce sujet : M. Hammer, J. Champy, Reengineering the Corporation : a Manifesto for Business Revolution, Harper and Collins Publisher, New York, 1993. Par la suite, parmi les principaux travaux qui encadrent d’un point de vue critique le processus de dérégulation du travail dans les politiques européennes, cf. G. Esping-Andersen, M. Regini (sous la direction de), Why Deregulate Labour Markets ?, Oxford University Press, Oxford 2000.
  • [23]
    J’utilise le terme « cognitif » dans une acception vaste de ce terme (perceptif, intellectuel, émotif, relationnel), qui, dans la psychologie sociale, peut désigner la capacité à connaître, comprendre et juger en nous fondant non seulement sur des habitudes de « raisonnement », mais aussi (et peut-être surtout) sur des habitudes pratiques, relationnels, émotives.
  • [24]
    Dans cet article je reprends quelques-unes des thèses présentées dans I. Possenti, Flessibilità. Retoriche e politiche di una condizione contemporanea, ombre corte, Verona 2013. Je renvoie donc à ce travail où certaines thématiques sont développées de manière plus vaste et où on trouvera des compléments bibliographiques. J’ajoute que quand je me réfère au fordisme (à partir bien évidemment de A. Gramsci, Americanismo e fordismo, in Quaderni dal carcere, n° 22, Einaudi, Torino 1975), au postfordisme et au neotaylorisme je pense surtout aux analyses de D. Harvey (à partir de The condition of postmodernity, Blackwell, Oxford 1989).
  • [25]
    Cf. W. James, Principles of Psychology (1890), Dover Publ. Inc., New York, 1980.
  • [26]
    Ibid., chapitre IV.
  • [27]
    Cf. notamment G. Bateson, Steps to an Ecology of Mind, Jaason Aronson Inc., Northvale NJ, London, 1972. Il me faut renvoyer, pour une exposition plus detaillée, à mon étude Flessibilità, op. cit., chapitre XI.
  • [28]
    La plasticité personnelle est liée pour James, à « the possession of a structure weak enough to yield to an influence, but strong enough not to yield all at once » (W. James, Principles of Psychology, op. cit., p. 105).
  • [29]
    C’est l’un de thèmes principaux de J. Dewey, Human Nature and Conduct. An Introduction to social psychology (1922), Henry Holt and Co., New York, 1922. Voir aussi R. Sennett, The Corrosion of Character, op. cit., chapitre 2, qui distingue entre la routine dont nous parle Adam Smith dans The Wealth of Nations (1776) et la répétition créative que l’on retrouve chez Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien (1773-1777, publié à titre posthume en 1830).
  • [30]
    Cf. notamment G. Bateson, « Social Planning and the Concept of Deutero-Learning » (1942), « Ecology and Flexibility in Urban Civilization » (1970) et « The Logical Categories of Learning and Communication » (1971) in Steps to an Ecology of Mind, op cit.
  • [31]
    Je fais allusion au célèbre film Zelig, de Woody Allen, USA 1983.
  • [32]
    Par exemple dans le cadre de la knowledge society : cf. Th. Stewart, Intellectual capital, Doubleday, New York 1997. Voir aussi P. Drucker, Classic Drucker. Essential Wisdom of Peter Drucker from the Pages of Harvard Business Review, Harvard Business Press Books, 2006.
  • [33]
    Parmi les premiers classiques sur ce sujet, cf. M. Piore, Ch. Sabel, The Second Industrial Divide, Basic Books, New York, 1984 et par la suite dans une perspective critique, B. Harrison, Lean and Mean. The Changing Landscape of Corporate Power in the Age of Flexibility, Guilford Press, New York, 1997.
  • [34]
    Cf. F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Éditions de La Fabrique, Paris, 2010, p. 58 : « La liquéfaction de la force de travail est bien le projet du désir-maître capitaliste à l’époque néolibérale, projet de rendre le volume de l’emploi global aussi fluide, réversible est facilement ajustable que les éléments d’un portefeuille d’actifs financiers, avec inévitablement pour effet, du côté des enrôlés, l’entrée dans un monde d’incertitude extrême »5
  • [35]
    Cf. Z. Bauman, « Education : under, for and in spite of postmodernity », in The individualized society, Polity Press, 2001, p. 125.
  • [36]
    Cf. notamment L. Gallino, Il lavoro non è una merce. Contro la flessibilità, Laterza, Roma-Bari, 2007 et Vite rinviate. Lo scandalo del lavoro precario, Laterza-la Repubblica, Roma-Bari, 2014.
  • [37]
    Cf. par exemple dans des perspectives différentes, G. Le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Éditions du Seuil, Paris, 2007 ; G. Standing, The Precariat. The New Dangerous Class, Bloomsbury, London, 2011 ; L. Gallino, Vite rinviate. Lo scandalo del lavoro precario, op. cit.
  • [38]
    J. Bleger, Symbiose et ambiguïté (1967), Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1981. Voir aussi Actes du colloque Bleger CIPh-Université de Genève, avril 2015 (à paraître, cf. site www.exil-ciph.com)
  • [39]
    Cf. É. Balibar, Violence et civilité, en particulier p. 41 sgg. et p. 143 sgg., p. 413-414 mais aussi Trois concepts de la politique : émancipation, transformation, civilité, dans La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Éditions Galilée, Paris 1997.
  • [40]
    Il me faut encore renvoyer, pour une explication et des références plus precises, à Flessibilità, op. cit., p. 12-19.
  • [41]
    É. Balibar, Violence et civilité, op. cit., p. 186-87 : « les “agencements machiniques du désir” à la Deleuze qui permettent la déterritorialisation des formations collectives et leur métamorphose incessante, risquent fort d’apparaître comme une façon de renommer l’acceptation de ces mêmes procès de naturalisation du lien social, d’objectivation de l’individu et plus particulièrement de son corps, de “fluidification” des identités et de perte de repères fixes de l’appartenance (et de l’affiliation) que produisent déjà les processus mondialisés de consommation, de communication et de conditionnement des besoins. La rencontre est peut-être involontaire, mais elle ne peut être le fait du hasard. Il faut au moins reconnaître que la dissolution du sujet est une arme à double tranchant. Deleuze et Guattari le savent bien, et c’est sans doute la raison pour laquelle ils invoquent si souvent la nécessité d’être prudent avec la déterritorialisation, au sens de l’ancienne phronèsis et du “principe de précaution”, comme un aspect essentiel de la politique ». C’est dans cette perspective, me semble-t-il, qu’il faudrait bien distinguer, dans le domaine du travail contemporain, la « flexibilité » de la « plasticité », l’« élimination » (« liberation » ?) des habitudes de la capacité personnelle et collective de construire, détruire, reconstruire continuellement les habitudes qui soutiennent le moi et le monde.