Philosopher au Japon aujourd’hui, après Fukushima

1 Le 11 mars 2011, la société japonaise a connu une triple catastrophe sans précédent : séisme, tsunami et accidents sérieux dans une centrale nucléaire. Plus de quatre mille disparus à cause du tsunami, des conditions de vie difficiles pour les sinistrés, plus de soixante-dix mille réfugiés suite aux accidents nucléaires à Fukushima et l’angoisse d’une radioactivité invisible. Ce désastre à la fois naturel et humain se poursuit encore. Étymologiquement, en grec, « catastrophe » veut dire « bouleversement », et le 11 mars a entièrement bouleversé la réalité et l’échelle de valeurs des Japonais. Face à cette catastrophe, scientifiques, médecins, politiciens, sociologues, journalistes, ont développé des modes d’action concrets et efficaces. Mais quelle contribution effective peut-il être apportée par les humanités, lesquelles, sous leurs diverses formes, consistent à questionner les activités de l’esprit humain ?

2 Les situations catastrophiques constituent des moments historiques où les limites entre homme et nature, homme et civilisation, homme et histoire sont mises à découvert, et où nous sommes forcés de repenser radicalement et autrement leurs concepts et leurs réalités. Face à la catastrophe, certes, les paroles et les images sont impuissantes. Mais ce n’est qu’après avoir fait l’épreuve de cette impuissance que l’on peut rencontrer une réalité à laquelle il est impossible de répondre si l’on fait l’économie des paroles et des images. Pour traiter une catastrophe au plan social et culturel, il est indispensable de lui conférer de l’intelligibilité. On a besoin des paroles et des images pour décrire un désastre, mettre de l’ordre dans ce que l’on y perçoit, et l’objectiver par une mise à distance. Depuis le désastre du Tōhoku, de nombreuses œuvres littéraires et artistiques ont été créées au Japon, et du coup, les jugements précis portés sur elles ont été accumulés à chaque anniversaire de la catastrophe.

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4 Face au triple désastre du 11 mars 2011, les scientifiques ont joué un rôle très actif en matière de soutien médical, investigations sur les séismes, mesures préventives contre les sinistres, mesure des taux de radioactivité, etc. Mais quel mode de contribution, pour leur part, les humanités peuvent-elles ou doivent-elles apporter lors d’un événement aussi tragique ? Lors d’un colloque intitulé « La valeur de la littérature française aujourd’hui », organisé par la Société de la littérature française en mai 2001, Kazuyoshi Yoshikawa, chercheur japonais renommé pour ses études sur Marcel Proust, a fait l’aveu suivant : « J’ai réalisé à quel point la littérature était impuissante. Je n’ai jamais versé de larmes ». Toutefois, il a également ajouté : « Quand, à ce moment-là, j’ai relu À la recherche du temps perdu, en lisant la description de Mademoiselle Françoise, j’ai compris pourquoi j’ai tant pleuré lors du séisme… c’étaient des larmes versées pour ceux qui étaient en proie à la tragédie. C’est la littérature, avec sa sagesse sur l’être humain, qui montre la désorientation de l’humanité face à la catastrophe imprévue, tout en dépeignant la vérité de l’humain ». L’aveu de Yoshikawa relève d’ un double registre : « À quoi sert la littérature ? » et « Il est grand temps pour la littérature. ».

5 Il est indéniable que l’on peut éprouver ce type de sentiments contradictoires lors d’une catastrophe imprévue. Les humanités recherchent la vérité de l’humain au cœur de son expression spirituelle. Les catastrophes sont des moments historiques cruciaux qui mettent au jour les limites de l’humain, tout en nous forçant à reconsidérer notre concept de réalité. Face à une réalité catastrophique, les chercheurs ne peuvent se dissimuler le déchirement intérieur qu’ils ressentent, entre utilité et inutilité, entre la question « à quoi servent les humanités ? » et « il est grand temps de se consacrer aux humanités ». Ce dilemme, ou cette tension, doit se muer en un engagement sincère, qui annonce un nouveau développement des humanités. Comparées aux sciences de la nature ou aux sciences sociales, les humanités ne sont ni directement ni immédiatement « utiles » face à une catastrophe. Pourtant, en s’appuyant sur les savoirs fournis par les études humanistes, on est en mesure de considérer sur une large échelle le concept de catastrophe ainsi que l’attitude humaine à tenir face à celle-ci.

6 Concernant la réaction des chercheurs universitaires qui se consacrent aux études humanistes, de nombreux documents sur la réflexion issue du 11 mars ont déjà été publiés. Dans Le Premier cours après le tsunami (Tsunami no atono Daiikkō), édité par Ryūta Imafuku et Satoshi Ukai (Iwanami shoten, 2011), une dizaine de professeurs ont rédigé un texte consacré au premier cours qu’ils ont donné lors du nouveau semestre d’avril 2011 (L’année scolaire commence en avril au Japon). Le premier cours représente ici à la fois la tentative de rebâtir le monde après le désastre, et le fait de jeter un regard critique rétrospectif sur le passé de l’événement catastrophique. Les paroles prononcées ainsi par ces professeurs, pris entre passé et futur, et parfois devant les étudiants de leurs cours, abondent en importants moments d’hésitations. À l’université de Yamagata, Hiroshige Abe a débuté son cours en remettant en cause sa position : « De quel droit nous sentons-nous capables d’imaginer, d’inventer, de juger et de commenter un événement d’une telle ampleur ? » Dans l’espace pédagogique de l’université, Abe s’est demandé « de quel droit est-ce que je parle de cela ? Comment en parler sans en parler ? » Ce qui est remarquable en effet dans ce collectif, c’est l’attitude des professeurs qui n’essaient pas tant de parler aux étudiants que d’écouter, avec eux, les paroles du désastre. La tâche des humanités consiste à rendre les oreilles capables d’écouter les paroles qui nous arrivent depuis des contextes historiques et sociaux fort divers, avec des retards et des détours. À défaut d’être directement engagées dans la réalité, les humanités, en ajoutant l’épaisseur des contextes et des temporalités, nous montrent comment nous pouvons faire face à cette réalité.

7 Ce ne sont pas seulement les chercheurs, mais aussi les écrivains, les hommes de théâtre, les cinéastes ou les photographes qui se trouvent face à une telle question.

8 Prenons l’exemple singulier du groupe théâtral Kamome Machine. Ce groupe d’avant-garde a représenté sa propre version d’En attendant Godot dans une rue située à vingt kilomètres de distance de Fukushima Daiichi. Juste après les accidents, on a tracé un périmètre de vingt kilomètres autour de la centrale, correspondant à une zone évacuée, interdite d’accès, où ce groupe a tenté de jouer la pièce. D’ailleurs, Kamome Machine a été inspiré par la représentation d’En attendant Godot à Sarajevo mis en scène par Susan Sontag pendant la guerre de 1993. La raison du choix de Sontag et de Kamome Machine, c’est qu’il s’agit d’attendre purement et simplement, lors d’une catastrophe où on n’a rien d’autre à faire (Cf. Günther Anders, « Être sans temps. À propos de la pièce de Beckett En attendant Godot », L’Obsolescence de l’homme, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002, p. 243-260). Kamome Machine a réduit la pièce à une version de 30 minutes où les répliques ont été simplifiées. Alors que le groupe avait à peine annoncé sa représentation, il se trouvait même un spectateur venu de Tokyo. Dans cette version, les acteurs ne répètent que les paroles connues : « Allons-nous-en. », « On ne peut pas. », « Pourquoi ? », « On attend Godot. », « C’est vrai. »

9 Dans son ouvrage intitulé Situations : autour de « l’après » (Bungei Shunjū, 2013), Atsushi Sasaki analyse de nombreuses œuvres créées au sujet du 11 mars, et accorde une attention notable à l’hésitation importante entre « que puis-je ? » et « que ne puis-je pas ? ». Selon lui, l’honnêteté véritable de l’artiste consiste à affronter la question « qu’est-ce qu’il ne m’est pas permis de faire ? », voire « il ne m’est pas permis de faire cela à moins que ce ne soit nécessaire », au-delà de ce deuil alternatif.

10 En général, il est toujours très difficile de concevoir et de décrire la réalité intégrale de cet événement extraordinaire que l’on qualifie de « catastrophe ». Concernant l’accident grave et sans précédent qui a eu lieu au centre nucléaire de Fukushima Daiichi, il reste à trouver les causes et à envisager des mesures. Car les hommes n’ont pas encore les moyens de pénétrer dans les trois réacteurs nucléaires, et la télé-technique robotique ne permet de montrer qu’une partie de la situation actuelle. Makoto Ichikawa exprime la situation en ces termes : « Concernant la centrale nucléaire, les informations que l’on supposait « justes » se sont avérées sujettes à caution, et les discours scientifiques semblent n’être que fiction. En un sens, il s’agit d’une situation linguistique car un réacteur dans lequel il est impossible d’entrer et que l’on ne peut tester, devient la métaphore d’une chose qui n’établit jamais de disjonction entre le signifiant et le signifié » (Waseda Bungaku Kiroku Zōkan, 2012, p. 206). Si l’on ne touche pas au cœur de l’accident, il reste très difficile, sinon impossible, de raconter ce grave accident. C’est ainsi que l’on devrait pouvoir se fier à un discours fictif du type : « comme si cet accident… », sans trop dépendre du discours scientifique.

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12 Ce numéro « Philosopher au Japon aujourd’hui après Fukushima » a pour but de remettre en question les relations entre l’homme et la nature fondées sur les textes philosophiques et littéraires ou les œuvres artistiques. Comment nous sommes-nous représenté les catastrophes, et quel sens leur avons-nous conféré ? Comment pouvons-nous ou devons-nous partager la douleur des survivants après une catastrophe ? Comment éviter les risques à venir et quel sens historique donner à une telle catastrophe ? L’enjeu de ce numéro est de rechercher une nouvelle figure de l’humain après la catastrophe, et d’interroger le salut et l’espoir que l’on peut trouver dans l’héritage d’humanités qui sont peut-être à réinventer.

13 Saeko Kimura, dans son ouvrage Sur la littérature après le séisme. Pour une nouvelle littérature japonaise (Shinsai-go bungaku-ron : Atarashii nihon-bungaku no tameni, Seidosha, 2013), affirme son sentiment de désaccord par rapport à des paroles simplistes : « Ce qu’a changé le désastre dans le Tōhoku, c’est que le monde a été uniformisé, que toute chose s’est trouvée enfermée dans des choix simples, et que nous sommes obligés de courir à droite et à gauche. […] Quand la littérature a une certaine force, c’est que sa structure ne se laisse pas simplifier » (ibid., p. 237). D’une part, il y a les paroles destinées à être consommées au moment présent, afin de faire avancer la reconstruction de la société japonaise. D’autre part, il y a les paroles qui tentent de prendre acte de la rupture sociale, sur le mode : « notre société ne sera plus jamais la même après cette catastrophe ». « La littérature après le séisme », pour reprendre l’expression de Kimura, n’est pas simplement une littérature écrite après le désastre dans le Tōhoku, mais une œuvre littéraire produite par un écrivain qui s’est lui-même confronté à la difficulté d’écrire après le désastre. La catastrophe bouleverse le monde, elle fait vaciller la posture et la certitude des écrivains. Ce sont les œuvres littéraires écrites avec des perspectives et des valeurs transformées par cette épreuve, modelées par elle, qui sont dignes de confiance. Dans sa contribution à ce numéro, Kimura essaie de redéfinir la littérature après Fukushima comme la littérature mondiale, en interrogeant des œuvres artistiques inédites telles que Pas de lumière d’Elfriede Jelinek, « Aujourd’hui, le monde est mort » d’Hiroshi Sugimoto ou Skanda à l’infini de Yōko Tawada, etc.

14 Devant les spectacles infernaux du 11 mars 2011, nous sommes restés sans voix. Dans l’article « La poésie d’après le 11 mars 2011 », pourtant, Makiko Nakazato montre qu’il y a des gens qui ont réussi à s’exprimer sur leur expérience du désastre, et à créer des œuvres poétiques : la haïkiste Midori Terui de Kamaishi (ville portuaire détruite par le tsunami), des lycéens de la préfecture de Miyagi, une femme de Fukushima, deux poètes, Tôma Ibu et Ryôhei Terui, etc. On peut considérer leurs poèmes comme une prière dite pour apaiser les âmes des victimes, mais ces poèmes n’existent pas seulement pour les morts. Ils ont soulagé les sinistrés qui devaient vivre dans des situations extrêmes après la catastrophe, ainsi que les gens qui ont abruptement perdu des parents proches et des amis. En outre, l’écriture a soutenu les auteurs eux-mêmes.

15 De son côté, Akira Mizuta Lippit, dans « À la place du désastre : le médium cinématographique d’Hirokazu Kore-eda », propose une approche fondamentale des relations entre le désastre et le cinéma. Suivant les mots de Maurice Blanchot, le désastre qui n’arrive jamais au présent, ne cesse d’arriver à la place du désastre même. Dans son imminence répétitive, le désastre, événement sans présent, détruit la possibilité d’un futur. Selon Lippit, le médium cinématographique joue un rôle important dans la représentation de cette force sublime d’un désastre interminable. L’exemple d’After Life de Hirokazu Kore-eda nous donne à entrevoir l’espace médiateur de la vie après la mort et le temps suspendu d’un désastre sans présent, en produisant l’image de l’inimaginable.

16 Dans « Fukushima : Une mutation épistémico-politique », Alain-Marc Rieu essaie de montrer comment la catastrophe de Fukushima est un événement disruptif et considère son enjeu dans l’histoire mondiale. Depuis le 11 mars 2011, la population japonaise a engagé un immense processus réflexif consistant à rassembler les témoignages et donner la parole aux victimes, à rechercher les causes et les responsabilités de la catastrophe, à débattre des conséquences d’un tel désastre et des réponses à y apporter. Ce processus est devenu aujourd’hui une délibération collective d’un type nouveau, conduisant à une mise en cause radicale du système institutionnel qui a rendu possible une telle catastrophe. Tant qu’une réforme n’est pas formulée et débattue publiquement, le spectre de la catastrophe, de sa répétition possible, l’absence de confiance dans les institutions, un malaise collectif diffus mais omniprésent, paralysent le pays, la société comme l’économie. La catastrophe de Fukushima constitue la base et le cadre d’un nouveau type de « société civile ». L’enjeu politique est désormais impossible à refouler. La pensée politique est face à un nouveau problème : comment une expérience collective devient-elle un corps de connaissances capable de transformer une société et de se diffuser dans le monde ?

17 L’article de Yotetsu Tonaki, « La banalité résiliente des catastrophes : D’Après Fukushima de Jean-Luc Nancy », nous permet de bien comprendre comment la notion clé de « résilience » s’est largement répandue après l’accident nucléaire de Fukushima dans les contextes sociaux et techniques. On utilise cette formule magique « résilience » afin d’assurer la sûreté et l’efficacité d’un système social et de domination tout en minimisant les erreurs et les accidents. Même après la banalisation des catastrophes, on ne cesse de normaliser les situations technologiques dans l’étrangeté inquiétante d’un « tout fonctionne ». En suivant les pensées de Jean-Luc Nancy, Martin Heidegger et Günther Anders, Tonaki remarque la transformation radicale de l’humain à notre époque de catastrophes.

18 Frederick Lemarchand, dans son article « Un héritage sans testament », met en lumière une analyse comparative entre Tchernobyl et Fukushima. Ces deux accidents nucléaires inaugurent, par leur démesure (hubris), un nouveau type d’événement paradigmatique qui nous fait traverser une nouvelle époque : celle de la suspension des valeurs accordées au progrès technique dont l’âge atomique a constitué le dernier avatar. Comme la catastrophe de Lisbonne de 1755 a précipité un nouveau monde d’idées, les catastrophes nucléaires survenues en Ukraine et au Japon font surgir la question du sens. Mais aucune expérience ne semble en découler, les témoins que nous avons écoutés durant des années restant enfermés dans un silence qui les renvoie à leur stricte expérience personnelle du milieu. Lemarchand nous demande s’il n’y aura donc aucune « pédagogie » des catastrophes nucléaires, et si nous sommes condamnés à subir leur éternel retour.

19 Nicolas Prignot, dans « Félix Guattari et l’écologie de la dévastation », tente de penser à partir de la situation des agriculteurs de la région encore peuplée autour de Fukushima. Ni victimes ni coupables, certains d’entre eux ont décidé d’expérimenter avec leurs terres, dans un monde qui ne pourra plus être pur. Prignot, lui, suit une proposition de Félix Guattari selon laquelle il ne s’agit plus que de penser face à la catastrophe toujours à venir, mais bien dans un monde où la dévastation a déjà eu lieu. Celle-ci ne concerne pas uniquement la nature, mais également nos manières de vivre ensemble, de penser, d’imaginer, de produire et de valoriser ce qui, pour nous, importe.

20 Enfin, l’entretien avec Osamu Nishitani pourra se lire à la fois comme une introduction à la façon de penser le désastre du 11 mars 2011 et comme une conclusion provisoire en vue d’apporter de l’espoir à notre société. Avec l’accident de Fukushima, il analyse un tournant critique de notre civilisation dans le contexte large du XXe siècle dans son ensemble, de la Guerre Mondiale à la fin de l’histoire. Au-delà de la crise sociale, penser au Japon aujourd’hui (après la catastrophe de Fukushima) nous impose donc d’élaborer notre éthique pour l’âge technologique, notre responsabilité pour les générations futures.