Les fins de la famille

1 « Tout colloque philosophique a nécessairement une signification politique. Et non seulement par ce qui depuis toujours lie l’essence du philosophique à l’essence du politique. Essentielle et générale, cette portée politique alourdit néanmoins son a priori, l’aggrave en quelque sorte et le détermine quand le colloque philosophique s’annonce aussi comme colloque international : C’est ici le cas ».

2 Vous aurez devinez que c’est une citation. Ce sont les premières lignes des « Fins de l’homme », la conférence prononcée par Jacques Derrida, en octobre 1968 à New York. Il est également connu que cette conférence est datée, qu’une date est donnée à sa fin : « le 12 mai 1968 ». Dans le préambule, Derrida rappelle quelques événements politiques et sociaux qui se sont produits au cours de la rédaction de son texte : « l’ouverture des pourparlers de paix au Vietnam » ; « l’assassinat de Martin Luther King » ; et l’invasion des universités de Paris par les forces de l’ordre et leur réoccupation par les étudiants. Sans se référer à ces événements dans la suite de la conférence, il veut ainsi expressément rendre visible un contexte politique international sur fond duquel son travail s’est élaboré, et il abordera le thème, selon la « transition » qui « se fera », dit-il, « tout naturellement », le thème « tel qu’il s’est imposé à [lui] plutôt qu’il ne l’a choisi », à savoir « où en est la France quant à l’homme ? ».

3 Nous commençons donc par nous demander pour une fois : pourquoi les fins au pluriel, en ce qui concerne l’« homme », dans le titre de cette conférence, à cette date ? Et, puisque dans les limites du temps qui nous est imparti, j’aurai juste le temps de justifier le titre de ma communication et qu’il est clair que celui-ci se réfère au titre de cette conférence de 1968, il faudrait nous demander tout de suite : quel intérêt y aurait-il, presque un demi-siècle après, ici, maintenant, pour « nous », dans la substitution de la « famille » à l’« homme »,de continuer de penser avec Derrida, autour et à partir des textes qu’il nous a légués ? Parmi de multiples stratégies condensées dans le titre de Derrida, je privilégie ici celle qui a pour objectif de montrer que les tendances les plus visibles de l’antihumanisme de l’époque demeurent en fait dans la même clôture métaphysique que l’humanisme auquel apparemment elles s’opposent. Et dans cette visée, une certaine relecture de Hegel s’impose :

4 « La relève ou la relevance de l’homme est son télos ou son eskhaton. L’unité de ces deux fins de l’homme, l’unité de sa mort, de son achèvement, de son accomplissement est enveloppée dans la pensée grecque du télos, dans le discours sur le télos, qui est aussi discours sur eidos, sur l’ousia et sur l’aletheia. Un tel discours, chez Hegel comme dans toute la métaphysique, coordonne indissociablement la téléologie à une eschatologie, à une théologie et à une ontologie. La pensée de la fin de l’homme est donc toujours déjà prescrite dans la métaphysique, dans la pensée de la vérité de l’homme. Ce qui est aujourd’hui difficile à penser, c’est une fin de l’homme qui ne soit pas organisée par une dialectique de la vérité et de la négativité, une fin de l’homme qui ne soit pas une téléologie à la première personne du pluriel. [1] »

5 Cette tâche difficile, celle de penser une fin de l’homme autrement que selon la voie métaphysique, Derrida l’abordera de mille manières, et la question de l’animal qui prend de plus en plus d’importance dans son travail dès les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix s’inscrit dans le droit fil de cette problématique.

6 Alors, que se passe-t-il, en 2014, quand on substitue la « famille » à l’ « homme » à la suite de l’expression des « fins de… » ? Prenons un exemple dans l’actualité française : le « mariage pour tous ». C’est une revendication qui était inimaginable en 1968, encore que ce soient les événements de mai qui ont préparé l’émergence d’un mouvement radical de libération des homosexuels. Mais l’année 1968, c’était aussi la mise en question de toutes les institutions, y compris le mariage et la famille. Depuis la réforme institutionnelle par l’introduction du Pacs à la fin du siècle dernier, on peut maintenant bénéficier en France de la protection sociale sans se marier. Mais à travers ces progrès évidents, comment ne pas voir un certain retour de la valeur familiale, et ne pas penser que, dans la revendication du « mariage pour tous », il s’agit, ni plus ni moins, d’un certain droit à la vie familiale par le truchement de l’élargissement du système d’adoption ? Alors, comment analyser cette situation, qu’il ne suffirait pas, à mon sens, de considérer comme un simple repli face à la décomposition des liens sociaux sous la pression du capitalisme néolibéral ? Il était difficile de prévoir ce retour du « familial » dans les années soixante-dix, à l’époque où les jeunes ont été formés, au moins dans des pays qui ont connu l’équivalent de 1968 dont le Japon, par toutes les formes de la critique de la famille, qu’elles soient marxiste, féministe ou deleuzienne. Et dans ma première lecture de Derrida, la déconstruction du phallogocentrisme m’a paru appartenir à cette grande « famille » de la critique de la famille qui s’est formée à travers toutes les différences de style et d’accent.

7 Or, évidemment, les choses sont beaucoup plus complexes, et l’étaient déjà à l’époque. À cet égard, la révélation, par Benoît Peters, d’une réaction très violente de Derrida au moment de la parution de l’Anti-Œdipe de Deleuze et de Guattari, m’a surpris et fait beaucoup réfléchir [2]. Dans ses écrits et entretiens, à ma connaissance, Derrida n’a laissé aucune trace de son jugement négatif sur cette attaque frontale contre la logique œdipienne. Mais, on devrait relire désormais d’une autre manière un certain passage de Glas, qui a été publié en 1974, soit deux ans après l’Anti-Œdipe, et mesurer autrement la gravité d’un tel propos :

8

[…] Et si l’orphelinat était une structure de l’inconscient ? Les parents d’Antigone ne sont pas des parents parmi d’autres. Elle est la fille d’Œdipe et, selon la plupart des versions dont s’inspirent les tragiques, de Jocaste, de sa grand-mère incestueuse. Hegel ne parle jamais de cette génération de plus, comme si elle était étrangère aux structures élémentaires de la parenté. Le modèle qu’il interroge n’est peut-être pas si empirique qu’on pouvait l’imaginer. Il n’a pourtant pas la clarté universelle qu’il lui prête. Il se tient, comme le nom, entre les deux. Comme l’orphelinat. Preuve de plus, s’il en était besoin, que rien n’est moins anœdipien, voire anti-œdipien qu’un inconscient orphelin[3].

9 « Les fins de la famille », comme titre, signifie donc d’abord la pluralité des stratégies de la mise en question de l’institution familiale, dont la déconstruction derridienne est un exemple parmi d’autres, dans une certaine configuration historique de la pensée. Mais en même temps, il dit aussi que chez Derrida, à la différence des autres, la fin de la famille est difficilement localisable. Et son commencement. Y réside, me semble-t-il, un des intérêts de son étude de la famille chez Hegel, qui permet de voir combien il est plus difficile de déterminer une famille humaine par rapport, d’une part, à la famille animale et, d’autre part, à la famille divine, que ne le laisse penser la dichotomie anthropologique ou psychanalytique entre la nature et la culture, la famille biologique et la famille symbolique. La famille hégélienne, comme le premier moment le plus naturel de la Sittlichkeit, se tient donc elle-même entre le transcendantal et l’empirique. La seule hypothèse possible qui permette de réduire sa contingence, selon Derrida, serait de supposer l’inconscient comme essentiellement orphelin. C’est peut-être, semble-t-il suggérer, la raison pour laquelle Hegel passe sous silence la génération des parents d’Antigone, comme si son orphelinat n’avait rien d’empirique.

10 Dans la mise en scène spéculative de Hegel, comme on le sait, Antigone s’oppose à Créon, représentant de la cité, de la loi humaine et virile, et de la clarté de la conscience. Elle incarne, elle, la famille, la loi divine et féminine, et le côté inconscient et souterrain de la loi. Derrida souligne la radicalité de leur affrontement : « Cette guerre », dit-il, « n’est pas une guerre parmi d’autres, c’est la guerre [4] ». Et avec la mort d’Antigone, c’est-à-dire avec la fin à la fois d’une famille et de la famille, la communauté politique, la cité elle-même, s’effondre. « Rien ne devrait pouvoir survivre à la mort d’Antigone [5]. » C’est comme « une fin de l’histoire sans Sa[6] ». La dialectique spéculative risque de s’y arrêter, de se paralyser, de s’interrompre, en un mot, d’échouer. La fin de la famille, loin d’être un simple passage dialectique d’un moment à l’autre, faillit entraîner ainsi toutes les autres fins ; la fin de l’histoire, la fin de l’homme, et aussi la fin du monde, etc. La pluralité de la fin dans mon titre fait allusion aussi à cette possibilité. Mais Derrida, lui, je tiens à le souligner, ne se laisse pas engloutir dans cette fascination apocalyptique. Car, cette force (déconstructrice) d’Antigone pourrait aussi donner lieu à une réappropriation d’autant plus redoutable que la « ruse de la raison » et l’ « ironie éternelle de la femme » peuvent se prendre l’une pour l’autre.

11 « Ainsi s’effondre, « s’engouffre » la famille. Elle se dévore elle-même. Mais qu’on n’aille pas y voir, précipitamment, la fin du phallocentrisme, de l’idéalisme, de la métaphysique. La destruction de la famille constitue une étape dans l’avènement de la Bürgerlichkeit (société civile et bourgeoise) et de la propriété universelle. Moment de réappropriation infinie, normalité métaphysique la plus rassurante de l’idéalisme, de l’idéalisation intériorisante. Ruse de la raison ou ironie éternelle de la femme, chacune pouvant se prendre pour l’autre et jouer l’autre. Si Dieu est (probablement) un homme dans la dialectique spéculative, la déité de Dieu – l’ironie qui le divise et le fait sortir de ses gonds –, l’inquiétude infinie de son essence est (si possible) femme [7]. »

12 Une autre visée de mon titre : « les fins de la famille », consiste à relever un certain nombre de gestes autobiographiques de Derrida concernant sa (ses) propre(s) famille(s). Dans son dernier entretien, Apprendre à vivre enfin, il confie qu’il est l’un des premiers à se marier en dehors de la communauté juive d’Algérie qui restait essentiellement endogame [8]. Dans Circonfession, nous apprenons qu’il n’a pas circoncis ses fils, décision qui lui causera une angoisse permanente qui se traduit dans un rêve qu’il rapporte et analyse dans le même texte, mais aussi dans Mémoires d’aveugle[9]. Et, quelques années plus tard, dans un passage de Voiles, il y va d’une révélation très grave sur le projet concernant la fin de sa propre vie, suspendue entre les deux possibilités : l’incinération ou l’inhumation, ce qui veut dire aussi l’interruption ou la continuation de la tradition juive.

13

La décision n’est pas encore prise, elle ne sera pas la mienne : les cendres après le feu ? la terre ? la terre vierge avec ensevelissement dans le tallith blanc ? J’aurais dû faire semblant de dicter cette décision, mais je l’ai à dessein suspendue. J’ai décidé que la décision ne serait pas la mienne, j’ai décidé de ne rien dicter quant à ma mort. Je me rends ainsi à la vérité de la décision : un verdict est toujours de l’autre. La vie aura été si courte et quelqu’un me dit, tout près de moi, au-dedans de moi, quelque chose comme : « Il est interdit d’être vieux » (Rabbi Nahman de Braslav)[10].

14 Ce passage témoigne d’une interrogation, d’une hésitation, d’une indécision que Derrida a vécue devant l’alternative entre l’inhumation et l’incinération. Le fait qu’il a fini par être inhumé dans le cimetière public à Ris Orangis n’ote rien de l’importance de ce geste autobiographique. Tout comme Derrida s’intéresse moins à ce qui permet à Hamlet enfin de passer à l’acte qu’à la nature de son indécision dans Spectres de Marx, je suis tenté d’accorder une très grande portée à ce suspens. D’abord pour tout ce qu’il a écrit sur la cendre dans Glas, dans Envois, et surtout, dans Feu la cendre, sans parler d’autres textes hantés par ce motif, notamment autour de Celan.

15 Sans pouvoir relire ici comme il se doit ce dernier texte nommé, c’est-à-dire Feu la cendre, je me bornerai à en retenir trois points qui sont essentiels pour mon propos : 1) la cendre apparaît ici comme un paradigme alternatif de la trace par rapport à la « piste de la chasse », au « frayage », etc. en ce qu’elle rend mieux compte du fait qu’il appartient à la trace de s’effacer, de disparaître d’elle-même sans qu’on puisse attribuer ce procès à l’initiative de quelque sujet que ce soit [11] ; 2) comme une voix – peut-être féminine – le précise dans ce texte à plusieurs voix, la cendre n’est pas l’équivalent de l’incinération ; elle dit ne pas aimer ce dernier mot parce qu’il est trop « actif », « aigu » et « incisif ». La cendre aurait par contre la vertu de la « patience », de la « tendresse vulnérable », ou de la « douceur [12] ». Autrement dit, Derrida cherche à travers cette fameuse phrase, « il y a là cendre », une cendre qui ne soit pas le résultat d’une incinération, mais qui se fasse cendre comme d’elle-même ; 3) une telle cendre se trouve aux antipodes de la pierre tombale, elle évoque en quelque sorte le « tombeau d’un tombeau », le « monument d’une tombe impossible », faisant ainsi signe vers une certaine fin de la sépulture [13].

16 Or, la sépulture est un des propres de l’homme pour Hegel, et toute l’importance qu’il accorde à la figure d’Antigone est inséparable de cette supposition anthropocentrique. Et, quand Derrida, à la différence de Hegel, en vient à parler de « cette génération de plus », c’est-à-dire celle d’Œdipe, il ne manquera pas de toucher à ce point. Dans le cadre du séminaire sur l’hospitalité en 1996, séminaire à peu près contemporain d’« Un ver à soie », Derrida propose une lecture saisissante d’Œdipe à Colone. Il nous faudrait relire tout le développement au sujet d’Antigone dans Glas à partir de cette remise en perspective de toute la scène.

17

Dans cette tragédie des lois écrites et non écrites, avant de vivre l’expérience du dernier devoir à rendre à l’un de ses frères morts, Antigone endure et nomme cette chose terrible : être privée de la tombe de son père, privée surtout, comme sa sœur Ismène, du savoir quant à la dernière demeure du père. Et pire, en être privé par le père, selon le vœu du père lui-même. Selon un serment. Au moment de mourir, Œdipe enjoint en effet à Thésée de ne jamais révéler le lieu de sa tombe à quiconque, en particulier à ses filles. C’est comme s’il voulait partir sans même laisser une adresse pour le deuil de celles qui l’aiment. Il agit comme s’il voulait aggraver infiniment leur deuil, l’alourdir, même, du deuil qu’elles ne peuvent plus faire. Il va les priver de leur deuil, les obligeant ainsi à faire leur deuil du deuil. Connaît-on une forme plus généreuse et plus empoisonnée du don ? À ses filles, Œdipe ne donne même pas le temps du deuil, il le leur refuse ; mais par-là même il leur offre encore, simultanément, un sursis sans limite, une sorte de temps infini[14].

18 Cette fin d’Œdipe, est-ce une fin de la famille ? Oui et non. Oui, dans la mesure où en voulant mourir comme étranger absolu, Œdipe libère ses filles de l’obligation féminine de garder la sépulture familiale. Derrida trouve ce geste « généreux ». C’est un don, ayant pour effet d’interrompre de la manière la plus tranchante la linéarité du temps, qui est aussi, en l’occurrence, un temps généalogique. Non, cependant, car par ce geste même, il prive ses filles du droit au deuil fini. En les obligeant à faire le deuil du deuil, il leur donne le temps, un temps infini. La lamentation d’Antigone face à cette dernière volonté paternelle porte beaucoup de questions, voire « plus qu’une question », précise Derrida, « car une question ne pleure pas, mais c’est peut-être l’origine de toute question. Et c’est la question de l’étranger – de l’étrangère. Ces larmes [d’Antigone], qui les a jamais vues [15] ? ».

19 C’est ici, au moment précis où la question de l’étranger se pose, que je voudrais situer ce que j’ai vécu moi-même à la mort de mon père. Ses enfants, ma sœur et moi, ont découvert son testament dans le tiroir de son bureau quelques heures après son décès. Il nous ordonnait, à la suite de l’incinération de son corps, de disperser des cendres où que ce soit, pourvu que ce soit légal. Cela signifiait un refus de sa part de se laisser enterrer conformément aux rituels établis, dans la tombe de la famille. Il a voulu ainsi nous libérer d’un devoir familial qu’il trouvait fastidieux et absurde, d’une tradition qui s’est formée au Japon au croisement du culte des ancêtres, du bouddhisme, du confucianisme et de la politique d’État pour le contrôle de la population. Et il justifie ce refus de la sépulture au nom d’un certain cosmopolitisme. Il disait vouloir se tenir à la fin de sa vie à égale distance de différentes visions de la mort de toutes celles et tous ceux qu’il a rencontrés au cours de ses nombreux voyages d’affaire qui l’ont amené dans plus d’une cinquantaine de pays.

20 Je ne m’étendrai pas sur le détail de cette expérience personnelle extrêmement complexe, ni sur ce que m’inspire le testament de mon père qui me reste obscur et énigmatique. D’ailleurs il faut bien dire que la dispersion des cendres n’est plus une pratique rare dans le Japon d’aujourd’hui depuis sa légalisation de fait au début des années quatre-vingt-dix. Se pose néanmoins une question : maintenant que l’hypothèse de la fin de la sépulture telle qu’elle est connue jusqu’ici n’est plus exclue dans une aire culturelle comme la nôtre où l’incinération est dominante, sommes-nous en train de vivre la fin de la famille ? Ou bien, paradoxalement, une autre expérience familiale nous attend-t-elle à travers ces gestes de rupture ? Comment, au-delà de toutes les frontières culturelles qui nous séparent, la réflexion derridienne sur la fin d’Œdipe et sur le deuil du deuil, nous aidera-t-elle à méditer sur un tel avenir ? Il est temps de rappeler que Derrida a livré, dans un de ses derniers séminaires, des réflexions aussi insolites que celle-ci :

21

Même si elles ne se profèrent pas toujours à très haute voix, on peut donc entendre, venues des deux cultures ou des deux partis, les inhumants et les incinérants, une terrible accusation contre l’autre. Et c’est toujours une accusation d’inhumanité, sinon de crime contre l’humanité. Les inhumants accusent plus ou moins explicitement les incinérants d’être inhumains, puisqu’ils commettent ce meurtre ou ce suicide qui consiste à s’acharner contre l’intégrité d’un cadavre peut-être mort-vivant, et qui a encore droit à un temps, à de l’espace, voire à de l’espoir. Les incinérants, eux, accuseraient virtuellement d’inhumanité des inhumants qui laissent des cadavres et peut-être des morts-vivants pourrir, se décomposer et peut-être souffrir mille morts de plus au fond de leur trou, de leur fosse, comme des bêtes.[…], derrière ces accusations réciproques, disais-je, et plus encore dans notre modernité, il y a, dans le fond de la scène européenne, sur le théâtre historique et politique occidental, conscient ou inconscient, sur le théâtre de la mémoire, des fours crématoires et des fosses communes.
(Séminaire La Bête et le souverain, vol. II, p. 235-236)

22 Je voudrais maintenant conclure après trois remarques succinctes sur ce passage.

23 Ma première remarque concerne l’enjeu évident dans ce contexte du propre de l’homme. Derrida construit cette accusation réciproque virtuelle entre les « inhumants » et les « incinérants » sur la supposition selon laquelle le deuil est un propre de l’homme. Comme il est maintenant bien connu que certains animaux ne sont pas étrangers à l’expérience du deuil, on peut supposer que Derrida présente cette opposition comme a priori déconstructible. Mais je trouve la mise en scène même de cette supposition tout à fait pertinente dans la mesure où, au Japon aussi, donc au sein d’une culture crématiste, les partisans de la dispersion des cendres sont souvent accusés d’inhumanité parce qu’ils sont censés vouloir mettre un terme à la tradition immémoriale sur notre archipel de l’ensevelissement respectueux des restes humains, qu’ils soient inhumés ou incinérés. Et leurs adversaires font appel de plus en plus souvent à des arguments sur le propre de l’homme.

24 Deuxièmement, la question implicite dans ces lignes et que Derrida nomme dans un paragraphe qui les suit de près est de savoir lequel des deux modes de traitement du cadavre est le plus apte à favoriser un deuil dit « normal ». Dans son livre récent, Les Os, les cendres et l’État, le sociologue Arnaud Esquerre fait état de l’importance de ce critère dans un débat parlementaire français qui aboutit en 2008 à l’adoption à l’unanimité d’une loi ayant pour but de restreindre la mobilité des urnes, d’imposer une limite stricte à l’appropriation des cendres du défunt par les proches, et de réaffirmer un caractère plus public que privé des restes d’un citoyen de la République. Et certains psychanalystes ont tenu un rôle prépondérant dans cette décision [16]. Tout se passe donc comme si cette partie du séminaire de la Bête et le souverain avait prévu une telle régression au sein de la classe politique, et déplacé à l’avance toute la problématique.

25 Troisièmement, et je termine là-dessus, je vous rappelle que cette controverse plus ou moins fictive forgée par Derrida – qu’il qualifie lui-même de « mi-comique, mi-tragique » – est située dans un double contexte supplémentaire : l’imminence de la guerre en Iraq, qui commence le 20 mars en 2003, et la mort de Maurice Blanchot survenue le 20 février, suivie de son incinération. D’où l’allusion au « théâtre historique et politique occidental », aux « fours crématoires » et aux « fosses communes ». Il est indéniable que la décision de mon père aussi a été prise dans l’ombre d’une guerre qui l’a marqué pour toute sa vie.

26 Mais tout en reconnaissant qu’il est obligé selon la législation actuelle de choisir entre ces deux possibilités qu’il considère comme prises aussi profondément l’une que l’autre dans la même aporie, dans la même auto-immunité, Derrida ne renonce pas à rêver. Il se demande donc dans la séance du 12 mars :

27

Pourquoi n’y aurait-il que deux ordres ? Pourquoi seulement deux ? Pourquoi deux partis en démocratie ? Rien n’est moins démocratique que de limiter le nombre des partis à deux, comme c’est le cas, en fait, sinon en droit, chez nos belliqueux alliés anglo-saxons. […] Ne peut-on en effet imaginer et voir venir une autre époque de l’humanité où, demain, l’on ne traiterait plus les cadavres ni par incinération ni par inhumation, ni par la terre ni par le feu ? La démocratie à venir n’y gagnera-t-elle pas, à ouvrir encore davantage le spectre des choix possibles ? […]
Faut pouvoir rêver.
Faut pouvoir rêver. Pour penser un peu, faut pouvoir rêver[17].

28 Est-ce que Derrida, à cet ultime moment de son chemin de la pensée, rêve encore de quelque « famille » avec un supplément de sépulture, si monstrueuse et inhumaine qu’elle puisse être ? Voilà la dernière question à laquelle je voulais en venir. Un colloque international n’est-il pas aujourd’hui, plus que jamais, un moment de rêver, ensemble, pour penser, sans céder pour autant à la tentation de cette « téléologie à la première personne du pluriel » ?

Notes

  • [1]
    Jacques Derrida, Marges, Éditions de Minuit, 1972, p. 144.
  • [2]
    Voir Benoît Peters, Derrida, Éditions Flammarion, 2010, p. 300-301.
  • [3]
    Jacques Derrida, Glas, Éditions Galilée, 1974, p. 186-187.
  • [4]
    Ibid., p. 166.
  • [5]
    Ibid., p. 187.
  • [6]
    Idem.
  • [7]
    Jacques Derrida, Glas, op.cit., p. 211.
  • [8]
    Voir Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfinEntretien avec Jean Birnbaum, Éditions Galilée, 2005, p. 37.
  • [9]
    Voir Jacques Derrida, « Circonfession » in Jacques Derrida (avec Geoffrey Bennigton), Éditions du Seuil, 1991, p. 62 sq. et p. 92 ; Jacques Derrida, Mémoires d’aveugleL’autoportrait et autres ruines, Réunion des musées nationaux, 1990, p. 23 sq.
  • [10]
    Jacques Derrida, « Un ver à soie – Points de vues piqués sur l’autre voile », in Voiles (avec Hélène Cixous), Éditions Galilée, 1998, p. 46-47.
  • [11]
    Jacques Derrida, Feu la cendre (Cio’che resta del Fuoco), édition bilingue, tr. Stefano Agosti, Sansoni Editore, 1984, p. 14, p. 30.
  • [12]
    Ibid., p. 8.
  • [13]
    Ibid., p. 26.
  • [14]
    Jacques Derrida, De l’hospitalité (avec Anne Dufourmantelle), Éditions Calmann-Lévy, 1997, p. 86-87.
  • [15]
    Ibid., p. 101.
  • [16]
    Voir Arnaud Esquerre, Les Os, les cendres et l’État, Éditions Fayard, 2011.
  • [17]
    Jacques Derrida, Séminaire : La Bête et le souverain, volume II (2002-2003), op.cit., p. 325-326.