Jacques Derrida’s Echopoiesis and Narcissism Adrift (L’échopoïèse et le narcissisme à la dérive de Jacques Derrida)

1Traduit de l’américain par Carlos Lobo
Les larmes font partie des éléments qui inondent et blessent les yeux, troublent la vue tout en rendant visible la larme elle-même. L’homophonie larme/l’arme [*] lie deux formes de déchirure. Les larmes sont des fluides et des lacérations qui empêchent l’œil de tout voir, ou même de voir quoi que ce soit ; de voir suffisamment pour croire. Au lieu d’une vue, ce que l’on voit ce sont des larmes. À travers les larmes, on ne voit que des larmes. À travers les larmes, on voit que l’on ne voit pas. Que veut dire le fait que l’on voit que l’on ne voit pas, de voir l’invisibilité sous la forme des larmes ? Y a-t-il un mode de vision qui soit le propre des larmes ?

2 « Larme », deux mots repliés en un seul graphème, indiscernables jusqu’à ce qu’ils soient proférés. Comment distinguer la larme (qui coule) et l’arme (qui déchire) ? Quelle différence entre ces deux formes de déchirure ? Chacune produit un voile qui m’empêche de voir, m’écarte de la perspective qui inviterait ma subjectivité au voyeurisme. Chacune m’éloigne de la réciprocité de la vision, d’une économie du voir qui me reviendrait à partir de vous. À travers les larmes, je ne vois que moi-même. (Les larmes dans les yeux sont aussi des miroirs liquides.) Ce que je vois à travers les larmes, ce sont des larmes. Moi-même reflété dans les liquides et les lacérations qui m’empêchent de voir au-dehors. En de tels retours, je ne suis plus au monde en tant que sujet voyant, en tant que sujet du visible. Et si je ne peux voir au-delà d’une visualité coupée, qui voit alors depuis ma place et à ma place ? Toi ? Est-ce que tu vois ? Les larmes instaurent-elle un autre point de vue en se substituant à moi ? Si une certaine histoire de la vision et de la visualité a été construite sur la base d’un sujet qui voit – « je vois », video – alors peut-on imaginer une autre histoire de la vision et de la visualité, une histoire seconde située dans ce que tu vois ? Une deuxième personne qui voit à ma place ? Une visualité en deuxième personne, « tu vois, vides », une visualité vide à côté du sujet.

3 Lors d’une apparition hallucinante dans le film expérimental de Ken McMullen, Ghost Dance (1983), Jacques Derrida invoque une dialectique spectrale : « cinéma plus psychanalyse égal science du fantôme [**] ». En langage algébrique, l’algorithme de Derrida va du cinéma et de la psychanalyse à la science du fantôme. Les interstices de cette équation sont désignés par le trope d’un « plus », le tissu qui relie chacune de ses variables [1]. La scène, tout aussi remarquable en raison de l’apparition de Derrida que pour son enseignement, met en jeu une constellation de termes définis par une algèbre d’additions et d’équivalences, A+B = C. En dépit de la certitude apparente de cette assertion comme de toutes les assertions formulaires, l’énoncé de Derrida ne quitte à aucun moment la sphère de la pure algèbre ; les variables restent sans références que ce soit au-dedans ou au-dehors de l’équation, suspendues en un état d’intense variabilité. Car la « science du fantôme » de Derrida n’est pas plus une solution discernable de cinéma plus psychanalyse, que de chacun de ces termes pris en eux-mêmes. Tout est laissé en suspens sans résolution ; une formule sans terme, destinée à tourner sans fin du côté de sa propre irrésolution. Néanmoins, la formulation de Derrida suggère un assemblage, un montage de scènes formant une séquence sans fin. Telle est la science des fantômes, la thèse de Derrida sur le cinéma toute entière (psychanalyse, science, et fantôme), avancée par Derrida de l’intérieur même de sa réflexion, est elle-même du cinéma. La spéculation de Derrida sur le cinéma a lieu dans une réflexion, son énonciation, dans un écho. Il est déjà ailleurs, happé par le cinéma qu’il imagine.

4 Derrida improvise une série d’interventions sur les technologies de la communication et leur relation aux fantômes lors d’une scène théâtralisée avec l’actrice Pascale Ogier [2]. « Le cinéma », dit Derrida, « lorsqu’on ne s’y ennuie pas, c’est cela, c’est un art de laisser revenir les fantômes ». C’est advenir à soi-même comme un autre, comme un fantôme en deuxième personne, « toi ». Je m’adresse à moi-même, cet autre soi qui se sépare de moi et me revient, en deuxième personne. Je nomme ce narcissisme « toi ». « Narcissisme à la dérive », dit ailleurs Derrida en se référant à la vidéo [3]. Dans ces fantômes, c’est moi-même que je vois à la dérive. Pour Derrida, le paradoxe de la science, de sa technique et de ses médias, est que loin de chasser les ombres, les fantômes (shadows, shades), la science les rappelle ; elle rend leur retour possible. Puisque les fantômes débordent le concept de la scientificité sur le modèle de l’objectivité et du réel, une science des fantômes constituerait une science en excès sur la scientificité. La science de Derrida au-delà de la science est déjà partiellement effacée, elle est tout autant une science fantôme qu’une science des fantômes.

5 À travers ses interventions sur le cinéma, Derrida semble articuler une théorie du film se produisant dans un film, sur un film, comme film : une théorie du film est indissociable de sa pratique. Les thèses de Derrida sur le film et les médias, ses hypothèses, proviennent de ce cadre, de l’endroit auquel elles sont destinées. Dans de rares mais décisives apparitions dans des films, à la télévision, et dans des vidéos, à quoi il faut ajouter ses nombreuses interviews filmées et enregistrées, Derrida transforme le caractère fréquemment biographique de ses prises de paroles en une théorie du cinéma, du film ou d’autres médias, de la photographie et de la phonographie au film et à la vidéo. S’il y a une théorie du film, si Derrida a réellement articulé une telle théorie, elle est performative, c’est-à-dire qu’elle a lieu en ayant lieu – une théorie du film propre au site qui advient sur l’écran. On pourrait tenir la théorie derridienne du fantôme pour un « métamorphormalisme » = fantôme plus forme plus philosophie plus film. À la fin et comme sa fin, il y a toujours Derrida lui-même, une théorie du cinéma incarnée, autobiographique et narcissique.

6 Le film est toujours inextricablement lié, dans le discours de Derrida, à la biographie, qui est à son tour hantée par la thanatographie, l’inscription de la mort à l’instant de la représentation. C’est-à-dire que le cinéma concerne l’inscription de la vie et de la mort, du vivant et du mort, mais aussi de l’être-en-vie et de l’absence qui hante toute phénoménologie de la vie. Entre chaque élément et leur médiation le cinéma devient possible. Il est le surcroît entre chacun d’entre eux. Derrida explique cette situation dans Ghost Dance. Parce qu’il joue lui-même dans un film, Derrida dit qu’il laisse le fantôme (sa voix et son image) parler pour lui. Il commande et prend sa place ; il lui cède, mais il devient lui et indique son retour. Ce retour est lié à son déplacement essentiel, perdu, pour ainsi dire dans l’image filmique et à l’occasion de l’image filmique, de son avènement. L’autre Derrida à l’écran, c’est une deuxième personne (toi) fantôme qui prend sa place. « Dès lors qu’on me demande de jouer mon propre rôle », dit-il, « dans un scénario filmique plus ou moins improvisé, j’ai l’impression de laisser parler un fantôme à ma place. » En jouant comme lui-même, en laissant un autre (voire même son propre autre) parler à sa place, Derrida cède au fantôme, lui permet de revenir à la place où il est et de le remplacer. Pas n’importe quel fantôme, dit Derrida, mais « mon propre fantôme », un fantôme qui ne revient qu’à lui. Cet échange de l’un pour l’autre, un autre propre, aussi bien que l’impropriété de l’un pour l’autre, fonde la théorie derridienne du film, son algèbre de fantômes.

7 La base de l’œuvre cinématographique commence, pour Derrida, lorsque le corps est déplacé et remplacé par des images et des sons qui lui sont néanmoins propres. Une deuxième personne apparaît. C’est ainsi que le film se construit : biographiquement, vie récrite avec la vie, se substituant à elle, avec un surcroît de vie. Le cinéma commence au moment où je commence à devenir toi. Prise par prise, scène après scène, la vie est remplacée par des fantômes qui ressemblent à la vie et la rachètent, pour reprendre le mot de Kracauer. Le cinéma est la réinscription de la vie en tant que retour à la vie. La biographie est inséparable au cinéma de la thanatographie, non seulement parce qu’elle signale à l’avance une absence à venir, qui est de fait déjà là, mais parce que le biographe scinde en plusieurs l’être unique (de là l’impossible science des fantômes). Là où il y avait l’un, il y a maintenant un autre. Un second un, une deuxième personne, toi. Pour Derrida, une théorie du medium, de sa spécificité, se forme en cette multiplicité irréductible ; le medium, c’est toujours des médias, tout comme une vie singulière est rendue possible par un agrégat de biographies et prend place dans le passage entre des vies.

8 Dans une scène du Derrida (2002) d’Amy Ziering Kaufman et Kirby Dick, Derrida commente le mythe d’Écho et de Narcisse, une histoire de prédilection qui revient dans toute son œuvre, une histoire qui permet à Derrida de réfléchir sur les conditions de son discours, assis le long d’un miroir et face à la caméra. En « insistant sur le traitement de l’image et non sur l’histoire d’amour dans le mythe d’Écho et de Narcisse », dit Derrida, « on y voit un mythe portant sur la relation entre l’image spéculaire et la voix, entre la vue et la voix, entre la lumière et la parole, entre la réflexion et le miroir ». Le mythe d’Écho et Narcisse fournit une illustration et une orchestration de la thèse filmique de Derrida, non seulement parce qu’il invoque l’image et la voix, la réflexion et la répétition, mais plutôt, parce que la structure dialectique présentée par le mythe – à commencer par la différence sexuelle – est résolue par une série d’incorporations fantomatiques. Le mythe raconte en particulier l’incorporation transgressive des corps à travers les genres, et échoue sur ses propres images et voix [4]. Il parle, selon Derrida, d’une métamorphose radicale.

9 À propos de la propension d’Écho à répéter les ultimes syllabes des paroles d’un autre, un sort qui, selon Ovide, lui est imposé alors qu’elle possède encore un corps (« son pouvoir langagier n’était pas [alors] différent de ce qu’il est aujourd’hui »), Derrida note qu’elle parvient, par « ruse », à « s’approprier » le langage de Narcisse [5]. « Elle parle de telle manière », écrit Derrida, « que les mots deviennent siens ». Elle déploie sa répétition par stratégie (ou peut-être de manière fortuite) pour produire un simulacre de conversation, une technique d’échange qui donne le résultat qu’elle recherche : « En répétant le langage d’un autre, elle signe son propre amour. En répétant, elle lui répond. En répétant, elle communique avec lui. Elle parle en son nom propre en se bornant à répéter ses mots à lui ». Une échopoïèse est à l’œuvre : effet obtenu dans le discours automatique d’Écho.

10 Pour Derrida, la répétition d’Écho porte la marque de sa propre singularité, qu’il nomme « intraduisibilité ». Ce qui est intraduisible dans l’imitation d’Écho, dit Derrida, c’est son amour (« ton amour », dit-il à la deuxième personne comme s’il parlait directement à Écho), exprimé dans (au-dedans et à l’intérieur) de la parole d’un autre. Dans sa lecture de Jean-Luc Nancy, Derrida écrit :

11

D’où la logique toute-puissance du narcissisme : non pas comme expérience du regard, mais comme le discours douloureusement ironique de l’aveu qui mime l’appropriation de l’inappropriable, toi, mon Écho, lorsque tu ruses, comme je le fais, avec le divin interdit, quand tu trompes pour parler en ton nom, et déclarer intraduisiblement ton amour, en faisant semblant de répéter la fin de mes phrases[6].

12 Le narcissisme que Derrida situe en Écho est étroitement lié à sa voix et à ses « ironiques » désappropriation et réappropriation qu’elle joue touchant la révélation de son amour, la déclaration forgée dans la langue (les mots et les paroles) d’un autre. Il est ironique, ou plus précisément peut-être témoigne d’une espèce d’ironie inversée ou réflexive, puisqu’Écho parvient à articuler, non en dissociant le soi de son expression, mais plutôt en retrouvant un soi dans les mots d’un autre. C’est en ce sens peut-être que Derrida se réfère à l’amour d’Écho comme intraduisible. L’expression de son amour n’est jamais un langage à quoi elle donne naissance ou qui trouverait son origine en elle : ce qui est sien, c’est déjà une reine Sprache d’une traduction fantôme sans logos.

13 Dans Voyous, Derrida développe l’usage de la répétition par Écho comme discours. Il écrit au sujet de l’autre langage d’Écho :

14

Écho laisse alors entendre, à qui veut l’entendre, à qui peut aimer à l’entendre, autre chose que ce qu’elle semble proférer. Bien qu’elle répète, sans simulacre, ce qu’elle vient juste d’entendre, un autre simulacre s’insinue alors pour soustraire sa réponse à la simple réitération. Elle dit de façon inaugurale, elle déclare son amour, elle appelle pour la première fois, tout en répétant le “Viens !” de Narcisse, tout en faisant l’écho d’une parole narcissique. Elle déborde d’amour, elle déborde de son amour les appels de Narcisse dont elle semble seulement reproduire la chute ou l’envoi[7].

15 L’« amour d’Écho déborde », dit Derrida, elle aime trop. Et même si elle répète « sans simulacre », un second simulacre qui restaure son discours « s’insinue ». Bien que Junon ait privé Écho de langage, elle lui a laissé sa voix. Écho est certes incapable de logos, de discours original, mais Écho est cependant capable de placer sa voix dans le langage d’un autre, « désobéissant ainsi », dit Derrida, « à l’injonction souveraine et en déjouant la tyrannie d’une déesse jalouse [8] ». Écho surmonte ainsi la forclusion du langage en étendant son corps et sa subjectivité à sa voix. De fait, la rhétorique d’Écho a toujours résidé dans sa voix, et non dans son langage [9]. Comme une ligne de mire, l’aptitude qui fait défaut à Écho réapparaît dans son échophonie, comme un surcroît d’oralité qui s’étend au-delà de son corps, ou plutôt qui étend son corps en profondeur dans les lieux où elle n’est pas ou finalement plus. Comme la parole répétitive d’Écho, une métonymie de la parole, révèle qu’il n’est pas nécessaire que le langage soit le sien, pour qu’il lui soit propre. On peut, selon Derrida, habiter le discours d’un autre, et le posséder, comme un fantôme, ou plutôt comme un médium, et le déployer au service de son expression. C’est là un trait de la pensée de Derrida et de son mode de communication. Comme Hélène Cixous le dit des langages déplacés de Derrida lui-même, « Je ne peux trop insister sur le fait que toute sa philosophie est un déplacement du langage de tous les jours [10] ». Comme le discours d’Écho, qui prend place dans et comme déplacement, ailleurs que dans le quotidien. Écho, sans aucun mot qui soit sien, et sans corps, parvient à maintenir sa subjectivité, qui, à la différence de celle de Narcisse, arrive à survivre. Elle survit à son corps et à son langage, devenant à la fin une subjectivité en excès, là sans être nulle part. Dans une de ses rares interviews sur le cinéma, « Le cinéma et ses fantômes », menée en 2001 et publiée dans les Cahiers du cinéma, Derrida reconnaît la voix comme un élément à part entière du cinéma :

16

La voix, au cinéma, n’ajoute pas quelque chose : elle est le cinéma, car elle est de même nature en tant qu’enregistrement du mouvement du monde. Je ne crois pas du tout à l’idée qu’il faudrait séparer les images – le cinéma pur – de la parole : ils sont de même essence, celle d’une “quasi présentation” d’un “lui-même là” du monde dont le passé sera, à jamais, radicalement absent, irreprésentable dans sa présence vive[11].

17 Au cinéma, la parole est déjà là dans l’image, un surcroît dans l’image depuis le dedans de l’image et non rajouté ensuite. La parole au cinéma est un écho originaire de l’image. Et l’image est déjà un élément du son. Le cinéma forge le plus qui rend apparente cette métonymie. Et si Écho peut posséder une autre parole, et si l’on se joue soi-même dans un film, comme le dit Derrida, alors n’est-il pas également possible que l’on possède sa propre parole comme celle d’un autre ? C’est-à-dire non seulement que je peux permettre à un autre de parler à ma place, de parler pour moi et à travers moi, mais que je peux également parler dans la voix d’un autre. Je peux utiliser la parole d’un autre comme la mienne, comme mon médium. Les deux vecteurs de dépossession phonique sont les mêmes. C’est peut-être ce qu’affirme Derrida lorsqu’il dit dans Ghost Dance : « Donc, si je suis un fantôme, si actuellement croyant parler de ma voix – précisément parce que je crois parler de ma voix, que je la laisse parasitée par la voix de l’autre, pas de n’importe quel autre, mais de mes propres fantômes – alors il y a des fantômes ». Ma parole, la parole que j’articule n’est mienne que dans la mesure où je crois qu’elle est mienne, même si elle est (comme c’est le cas avec tout langage) toujours d’abord celle d’un autre. Mais la scène de cinéma révèle cette condition, me transformant en un fantôme condamné, comme Écho, à parler la langue d’un autre.

18 Le mythe d’Écho et Narcisse, de la voix et de l’image, de l’expropriation et de la restitution, permet à Derrida de se rapprocher d’une théorie du cinéma articulée sans qu’elle soit proprement nommée. Car le cinéma que Derrida imagine est articulé en échophonie, et sans noms propres. Est à l’œuvre, dans cette théorie du cinéma, la disparition du nom propre, le signifiant secret d’un être unique. Une théorie du cinéma doit s’occuper de cette disparition et de ses images résiduelles. Celle de Derrida est un travail du deuil non seulement pour ceux, qui, dans la vie, ont été perdus et sont conservés dans le film, non pour un cinéma qui n’est plus, mais pour le procès même de restitution qui est à la fois travail du deuil et œuvre cinématographique [12]. (Il dit d’un autre film, dans lequel il apparaît, le D’ailleurs Derrida, de Safaa Fathy [1999], « C’est un film au sujet du deuil (la mort de chats, la mort de ma mère), et c’est un film en deuil de lui-même [13] »). Ce qui revient dans le mythe d’Écho et de Narcisse, c’est le geste du tourner – l’incapacité de Narcisse à « se détourner », un geste qui le délivrerait de sa fixation – comme un geste second qui transforme le sujet en un objet en renvoyant le sujet à un lieu essentiel de l’objectivité adéquate. Tourner et retourner, cela définit les métamorphoses et les retours de fantôme qui rendent possible le cinéma.

19 Écho et Narcisse sont tous deux des figures du désir exprimé dans les sons et les images l’un de l’autre, l’un l’autre. Non seulement un désir de l’un et de l’autre, mais en l’autre : le désir de l’autre véhiculé comme le sien propre. La dialectique du désir dans le mythe d’Écho et de Narcisse n’est pas la résolution du temps et de l’espace, de la vie et de la mort, de la voix et de l’image, de la désunion et de l’ordre, et de la différence sexuelle, mais plutôt la reconnaissance de l’altérité irréductible d’une subjectivité trouvée en toi. Une subjectivité que je trouve en toi, ma subjectivité perdue et trouvée (regagnée) en toi. Telle est la logique d’un narcissisme qui excède l’économie fermée d’une subjectivité aveuglante et assourdissante. Je vois et j’entends, et tour à tour, je suis vu et entendu, toujours en réflexion, en réponse, et dans le langage de l’autre, ton langage. C’est en toi, avant toi, que je me découvre moi-même ; que je me retrouve. « La mêmeté du moi-même s’instaure à partir de l’autre, comme si elle était seconde » par rapport à l’autre, dit Derrida en revenant sur Levinas [14]. J’arrive par tours et retours, réflexion et écho. « Ici », dit Derrida, « le fantôme, c’est moi ». Écho et Narcisse effectuent tous deux cela, en construisant un lieu de subjectivité radicale en tant qu’incarnations (et désincarnations) originaires cinématographiques. L’échopoïèse me permet d’être moi-même en tant que toi, de m’exprimer dans ton langage sans renoncement. Et mon narcissisme à la dérive me conduit à toi, et la découverte dans une réflexion sans forclusion, [de] l’altérité absolue, de l’extériorité absolue, et du désir absolu. De telles économies dans le tourner et retourner font le cinéma.

20 À la fin, à la fin de la différence sexuelle, de la différence en tant que telle en moi. Je suis porté dans l’interstice, comme un surplus de l’opération, un plus. Je survis à la vie sous la forme d’un autre, sous la forme de l’autre – image et voix – en toi. Au cinéma, je deviens une deuxième personne. Je suis résolu en toi, non comme une science de l’être unique ni comme le nom propre dont je signe et que je m’attribue ; mais comme la singularité extrême, en charge de la différence ; montage sans synthèse. Ni achevé ni nié, le montage est suspendu. Ni Écho ni Narcisse (ni quelque fantasmatique synthèse des deux), ni voix féminine ni image masculine, mais une nécessité qui enveloppe les deux et les lie ensemble dans le signe « plus ». Derrida est lui-même un tel plus, le médium qui incarne à la fois Écho et Narcisse. Réfléchissant sur sa présence dans ce film, il dit : « J’agis à la fois comme Écho et Narcisse, tout à la fois et en même temps ». Au milieu, médiateur entre Écho et Narcisse, voix et image, voix et images qui ne sont pas les siennes (ni les leurs), Derrida est entre Écho et Narcisse, leur médium. Écho plus Narcisse.

21 La théorie derridienne du film articule une spécificité du médium non au sens d’une infrastructure formelle ou technique (Clement Greenberg, Rosalind Krauss), mais plutôt au sens d’un lieu propre du médium, au milieu, comme un « plus », un médium spirituel dont la tâche est de rendre possible, via les angles de vue et l’échophonie, le passage radical de l’un à l’autre. La spécificité d’un médium qui véhicule. Dans ce scénario, Derrida est lui-même le médium, une figure qui intervient, mais qui est également marquée par l’intervention : par la spécifique non-spécificité de ce qui advient entre deux, le médium. C’est le lieu (toujours ailleurs, mais au milieu) où le sujet apparaît au moment où il disparaît, le lieu où la subjectivité fantôme prend forme. En transit, dans l’interstice, le lieu que Derrida a déjà assigné, depuis longtemps, à la subjectivité. C’est le cinéma. Et en ce sens, la pensée de Derrida a toujours porté sur le cinéma sous une forme ou une autre, l’appelant par son nom secret, et son deuxième prénom. Ni le premier, ni le dernier mot sur le cinéma, mais son inter-mot. Un écho, une réponse, chuchotés dans l’image et le langage, qui est toujours d’un autre. Une fin du cinéma découverte en plein milieu, la « science du fantôme » de Derrida a lieu dans le « plus » entre cinéma et psychanalyse.

22 Le cinéma offre à la pensée de Derrida une issue à l’économie restreinte de la subjectivité narcissique. Il met le narcissisme à la dérive, le livrant au monde, dans une économie générale du désir, un narcissisme en excès ou un narcissisme délivré. Et bien que le narcissisme revête une singularité inéluctable – moi – il y a en vérité, selon Derrida, de multiples narcissismes. Il écrit :

23

Narcissisme… ! Il n’y a pas le narcissisme et le non-narcissisme ; il y a des narcissismes plus ou moins compréhensifs, généreux, ouverts, étendus, et ce qu’on appelle le non-narcissisme n’est en général que l’économie d’un narcissisme beaucoup plus accueillant, hospitalier et ouvert à l’expérience de l’autre comme autre[15].

24 Selon la logique de Derrida, il n’y a pas d’autre condition que celle du narcissisme. Même le non-narcissisme, ou son antithèse, représente une forme plus « accueillante, hospitalière » de narcissisme, « qui est bien plus ouverte à l’expérience de l’autre comme autre ». Cet autre narcissisme ne barre pas la route à une rencontre avec un autre, avec l’autre – avec toi –, mais accueille cette rencontre. C’est peut-être ce que Bachelard nomme « narcissisme cosmique » : « le cosmos », dit-il, « est … clairement affecté de narcissisme [16] ».

25 Dans son hommage à Hélène Cixous, Derrida développe davantage cette conception d’un narcissisme qui se dépasse lui-même, un narcissisme en excès, qui atteint la limite absolue du narcissisme dans la rencontre d’un autre. C’est qu’il n’y a pas de dehors, pas d’au-delà du narcissisme : « Le narcissisme n’a pas de contraire, pas d’autre côté, pas d’au-delà », dit Derrida, « et l’amour de l’autre, le respect de l’autre, l’abnégation en faveur de l’autre n’interrompt aucun mouvement narcissique [17] ». En d’autres termes, aux limites du narcissisme, à sa fin, il y a déjà un narcissisme en excès dans lequel l’autre apparaît. Une image de l’autre, un écho.

26 Sans narcissisme, sans une perte initiale du soi dans l’image de soi-même, et sans réappropriation de ce soi perdu comme la reconnaissance de la différence – différance –, il ne peut y avoir de prise de conscience effective de l’autre en rapport à moi. Non la réappropriation de l’autre en tant que moi, mais la reconnaissance d’une altérité irréductible déjà en moi. Derrida dit :

27

Je crois que sans un mouvement de réappropriation narcissique, le rapport à l’autre serait absolument détruit, serait détruit d’avance. Il faut que le rapport à l’autre – même s’il reste dissymétrique, ouvert sans réappropriation possible – il faut qu’il esquisse un mouvement de réappropriation dans l’image de soi-même pour que l’amour soit possible, [par exemple][***]. L’amour est narcissique [18].

28 Sans narcissisme, dit Derrida, l’amour n’est pas possible. « L’amour est narcissique ». Et ailleurs : « Le narcissisme est la condition élémentaire de l’amour [19] ». Le narcissisme à la dérive, « accueillant, hospitalier », rend l’amour possible, en me laissant ouvert à l’autre, et à toi. L’amour apparaît dans le surcroît entre renonciation et réappropriation. Derrida étend cette logique dans Le Toucher au cas d’un amour partagé : « Il faut s’aimer, dit tout “je t’aime”, et sans cette auto-affection (impossible), sans l’expérience réfléchie de l’auto-affection impossible, sans l’épreuve de la possibilité de cette impossibilité, il n’y a pas d’amour. Il faut s’aimer [20][****] ». Pour aimer chacun, dit Derrida, nous devons nous aimer nous-même, un narcissisme ou une auto-affection partagés qui revient à l’autre, à un autre soi constitué dans une deuxième personne auto réflexive, « toi ».

29 « Alors », dit Derrida, « il y a des petits narcissismes, il y a de grands narcissismes, et il y a la mort au bout, qui est la limite [21] ». Le cinéma est le narcissisme qui me mène à toi. Dans le plus du plus de vie, relié par les angles de vue qui traversent l’espace et le temps, je te découvre toi. Là avant moi, et donc toi. Et dans cette découverte, je reviens à la vie. D’une manière propre au cinéma, toutes les unités et singularités impossibles se trouvent accomplies ici, en une échopoïèse et un narcissisme à la dérive. C’est le cinéma de Jacques Derrida, son don secret à moi, à toi .

Notes

  • [*]
    Akira Mizuta Lippit joue de l’homophonie entre « tear » (larme) et « to tear » (déchirer). On se souviendra de L’Eau des larmes, de Francis Ponge, qui insiste sur cette séparation et suggère une autre homophonie : « Pleurer ou voir pleurer gênent un peu pour voir : entre pleurer et voir s’insèrent trop de charmes » (Pièces, in Œuvres complètes, t. I, Éditions Gallimard, collection « La Pléiade », 1999, p. 740). Poussant le souci micrologique plus loin ou dans une autre direction, une autre possibilité eût été de nous engager dans la quasi-homophonie entre lame/larme, à plus ou moins une lettre (autre effet de + R) (« + R », La Vérité en peinture, Éditions Flammarion, 1978, p. 200). (N. d. T.)
  • [**]
    Derrida parle de « science du fantôme », là où l’anglais opte de préférence pour une « science of ghosts ».
  • [1]
    Peggy Kamuf rend ainsi la contradiction de l’expression française « plus d’un » et en particulier l’emploi par Derrida de ses propriétés sonores dans « The Ghosts of Critique and Deconstruction », in Book of Addresses, Stanford, CA, Stanford University Press, 2005, p. 219-237.
  • [2]
    La scène a été entièrement improvisée, selon Derrida, avec l’exception d’une ligne, que le réalisateur a demandée : « Je devais lui demander [à Pascale Ogier] », dit Derrida, « “Et vous ? Croyez-vous aux fantômes ?” C’est la seule chose que le réalisateur a exigé de moi ». (Jacques Derrida, Spectrographie, in Jacques Derrida and Bernard Stiegler, Echographies of Television, trans. Jennifer Bajorek [Cambridge, UK, Polity, 2005], p. 119). « La pré-production et production du film, aussi bien que sa postproduction ou sa vie après sont traversées par la dictée : “Et vous, vous croyez aux fantômes ?” ». Voire sous ce rapport, Akira Mizuta Lippit, « Derrida, Specters, Self-Reflection » in Ex-Cinema : From a Theory of Experimental Film and Video, Berkeley, University of California Press, 2012, p. 87-105.
  • [3]
    Jacques Derrida, « Videor » in Resolutions : Contemporary Video Practices, ed. Michael Renov and Erika Suderburg, trans. Peggy Kamuf, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996, p. 74. Les commentaires de Derrida se réfèrent à sa collaboration avec l’artiste vidéo Gary Hill, Disturbance (among the jars) (1988). [Titre français : « Dérive du narcissisme ».]
  • [4]
    Amy Lawrence construit son analyse des voix de femmes dans le cinéma hollywoodien classique sur le mythe fondateur d’Écho et Narcisse. Elle écrit : « L’histoire d’Écho et de Narcisse est le conte édifiant nous mettant en garde contre ce qui est conçu comme la séparation contre-nature et dangereuse du son et de l’image, de la femme et de l’homme, de l’entendre et du voir – oppositions qui à maints égards sont fondamentales pour les manières dont nous appréhendons ce qu’est un film. Écho et Narcisse sont tous deux ravis par la perception, soumis à des obstacles relevant de l’expression ou de la compréhension, et pour finir meurent de ces relations manquées ». (Amy Lawrence, Echo and Narcissus : Women’s Voices in Classical Hollywood Cinema, Berkeley, University of California Press, 1991, p. 2.
  • [5]
    Ovide, Metamorphoses, trans. Mary Innes, London, Penguin, 1955, p. 83. À suivre la version qu’Ovide donne de ce mythe, le sort d’Écho lui a été jeté par Junon comme punition pour l’avoir empêchée de prendre Jupiter sur le fait, lorsqu’il est venu à la montagne pour la tromper avec les nymphes. Elle a utilisé, « pour retarder la déesse, un flot sans fin de paroles, tandis que les nymphes fuyaient » (p. 83). La parole d’Écho n’est pas le résultat de sa désincarnation, mais la précède.
  • [6]
    J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Éditions Galilée, 2000, p. 327. [On Touching-Jean-Luc Nancy, trans. Christine Irizarry, Stanford, CA, Stanford University Press, 2005), p. 291.]
  • [7]
    J. Derrida, Voyous, Éditions Galilée, 2003, p. 10. [Rogues : Two Essays on Reason, trans. Pascale-Anne Brault and Michael Naas, Stanford, CA, Stanford University Press, 2005, xii.]
  • [8]
    J. Derrida, Voyous, Éditions Galilée, 2003, p. 10. [Rogues, xii.]
  • [9]
    Le « flot incessant de parole » d’Écho sert un but, qui est de retenir suffisamment longtemps Junon, pour que Jupiter puisse fuir, et les nymphes avec lesquelles il s’ébat, se disperser. C’est sa voix qui réalise cet objectif, non son logos.
  • [10]
    Hélène Cixous, Portrait of Jacques Derrida as a Young Jewish Saint, trans. Beverly Bie Brahic, New York, Columbia University Press, 2004, p. 59. « A modern mocking of the French » she continues « as clich » invoking the trope of the camera’s click (p. 59).
  • [11]
    Antoine de Baecque and Thierry Jousse, « Le cinéma et ses fantômes », in Penser à ne pas voir, Éditions de la différence, p. 327. [« Cinema and Its Ghosts : An Interview with Jacques Derrida » trans. Peggy Kamuf.]
  • [12]
    Dans un autre travail de deuil, pour Louis Marin, Derrida invoque le mythe d’Écho et de Narcisse : « Pourquoi donne-t-on ? », dit Derrida, « et que peut-on donner à un ami mort ? Et que se donne-t-on à soi même avec cette libéralité, lorsqu’on sait que la relation à soi-même, que Narcisse lui-même, ne se regarde que depuis le regard de l’autre, et se devance lui-même, répondant ainsi seulement de soi-même, seulement depuis la résonnance d’Écho… ? » (Jacques Derrida, « By Force of Mourning », in The Work of Mourning, ed. and trans., Pascale-Anne Brault and Michael Naas, Chicago, University of Chicago Press, 2001, p. 164).
  • [13]
    A. de Baecque and T. Jousse, « Cinema and Its Ghosts : An Interview with Jacques Derrida » trans. Peggy Kamuf.
  • [14]
    J. Derrida, « Donner la mort », in L’Éthique du don, Jacques Derrida et la pensée du don, Transition, Éditions Métaillé, 1992, p. 49-50. [The Gift of Death, p. 46.]
  • [15]
    J. Derrida, « Il n’y a pas le narcissisme (Autobiophotographies) », in PointsInterviews, 1974-1994, ed. Elisabeth Weber, trans. Peggy Kamuf and others, Stanford, CA, Stanford University Press, 1995, p. 199.
  • [16]
    Gaston Bachelard, L’Eau et les songes [Water and Dreams, p. 29]. Bachelard distingue narcissisme « égotique » et narcissisme « cosmique », ce dernier préfigurant la notion derridienne de narcissisme « hospitalier ».
  • [17]
    J. Derrida, H.C. for Life, That Is to Say…, trans. Laurent Milesi and Stefan Herbrechter, Stanford, CA, Stanford University Press, 2006, p. 115. Voir, Pleshette DeArmitt, « A Mighty Narcissism », in The Oxford Literary Review 36.2 (2014), p. 200-202. L’essai de DeArmitt s’ouvre ainsi : « Une décennie après le départ de Derrida devrions-nous maintenant, entre amis, admettre que Jacques Derrida était un puissant narcissique ? » (p. 200) (Je souligne). Derrida écrit lui-même : « À part moi, oserai-je dire que je ne connais personne qui soit aussi impossiblement narcissique qu’Hélène Cixous » (H.C. for Life, p. 115).
  • [***]
    L’expression entre crochet est omise dans la citation.
  • [18]
    J. Derrida, « Il n’y a pas le narcissisme (Autobiophotographies) », in Points de suspension, p. 212-213, je souligne.
  • [19]
    J. Derrida, H.C. for Life, p. 115.
  • [20]
    J. Derrida, Le Toucher, p. 327. [On Touching, p. 291, souligné par Derrida.]
  • [****]
    Là où traduction anglaise dit : « It is necessary for us to love ourselves-each-other : [“il faut s’aimer.”] », le texte original poursuit : « une autre chance de la grammaire française qui dit le transitif dans le réflexif, à même le réflexif, et les indissocie à jamais – si du moins il le faut, et si ça manque » (op. cit., p. 327).
  • [21]
    J. Derrida, « Il n’y a pas le narcissisme (Autobiophotographies) », op. cit. p. 213.